Revue littéraire — 29 février 1832


ALI LE RENARD,
OU
LA CONQUÊTE D’ALGER.
PAR EUSÈBE DE SALLE.[1]


Ce n’est précisément ni un roman ni une histoire. Qu’est-ce donc ? Vraiment, je n’en sais rien. Ce n’est pas au moins que je m’inquiète beaucoup de la classification et de la distinction des genres. Je ne suis pas de ceux qui excommunient un homme, s’ils ne peuvent dès les premières pages deviner si un livre appartient de droit à la poésie ou à l’histoire, si l’auteur, en prenant la plume s’est proposé le drame ou la satire, la comédie ou la rêverie, s’il a voulu simplement raconter de son mieux ce qu’il a vu et senti, sans y mettre du sien, ou s’il a pris seulement un épisode de sa vie réelle comme Mozart ou Rossini prennent un thème, comme Raphaël et Léopold Robert prennent une figure italienne, usant d’ailleurs de la liberté du musicien et du peintre, modifiant à son gré, selon sa fantaisie, le type ou le thème qu’il a choisi. Le système administratif de Napoléon n’a rien à faire avec l’art et la poésie ; demandez-moi si Rembrandt est un peintre d’histoire : je n’aurai qu’une réponse à vous faire ! Aimez-vous la peinture ? Si vous insistez, je vous demanderai des nouvelles de vos enfans, ou je vous proposerai une tasse de thé. Cervantes, Jean-Paul et Sterne ne rentrent, que je sache, dans aucune des catégories de Lebatteux, Marmontel et Laharpe, et je les en félicite pour ma part. Mieux vaut cent fois dérouter les catégories que les inventer.

Je ne veux donc pas chicaner M. Eusèbe de Salle sur la réalité ou la poésie de son livre. Réel ou poétique, historique ou romanesque, pourvu qu’il instruise, intéresse ou amuse, tout sera dit.

L’auteur d’Ali-le-Renard avait assisté à la conquête d’Alger comme interprète de l’armée, et sa position spéciale l’avait mis en relation avec les principaux acteurs. Il a recueilli, surpris, et subi peut-être des confidences. Il est revenu en France avec un riche bagage de souvenirs de toutes sortes, confus et entassés pêle-mêle, dont il ne pouvait pas lui-même apprécier nettement la valeur et la véracité.

L’expédition d’Afrique avait déjà deux historiens, M. Merle et le général Desprez. Ni l’un ni l’autre, à ce qu’il semble, n’avaient prétendu embrasser le récit complet de la campagne. Le secrétaire du maréchal Bourmont, avec l’esprit et la finesse qu’on lui connaît, s’était contenté de raconter des anecdotes. Il s’était renfermé dans le cercle de ses habitudes familières, sans présenter aucune vue générale. Le général Desprez n’avait traité que la question militaire. Il avait pris l’histoire du même côté que Polybe et Jomini, et son livre, malgré le sérieux intérêt qu’il inspire, était plutôt écrit pour l’armée que pour le public.

Le sujet, comme on voit, n’était pas épuisé : il restait encore une belle place à prendre, l’histoire ou la poésie. Or la lecture d’Ali-le-Renard démontre jusqu’à la dernière évidence que ni l’une ni l’autre ne sont acquises à M. Eusèbe de Salle. Son livre est une perpétuelle mystification. Tantôt c’est le roman qui prend le dessus et s’autorise de l’histoire. Au moment où le lecteur attend et demande légitimement le développement d’une scène, l’auteur coupe court par impuissance, et l’on sent qu’il fermerait la bouche à toutes les réclamations qu’on serait en droit de lui faire par ces simples paroles, qui n’ont aucune valeur sur les lèvres du romancier : les faits que j’ai recueillis ne vont pas plus loin. Comme si l’imagination, cette faculté divine, ne devait pas tout savoir, comme s’il était permis au poète de s’arrêter devant l’ignorance. Tantôt, et c’est pire encore, au moment où l’histoire s’agrandit involontairement sous la plume du narrateur, quand elle revêt à son insu un caractère ample et majestueux, quand la réalité modèle sa parole et la force à s’élargir, et à s’élever, l’auteur, comme si ses yeux étaient éblouis, comme s’il ne pouvait mesurer et embrasser d’un regard ce qu’il a vu et ce qu’il rapporte, rapetisse et amesquine les faits, les mutile et les rétrécit pour les ramener aux proportions de son roman. Il abrége une bataille pour entamer la biographie d’une héroïne, qui n’a de nouveau que le nom qu’il lui donne, et qui ressemble d’ailleurs à toutes les héroïnes que nous avons vues depuis Paccard et Ducray-Dumesnil jusqu’aux mystères d’Udolphe ; et je ne veux établir aucune comparaison entre M. Eusèbe de Salle et Anne Radcliffe. Ailleurs il abandonne un personnage de sa création, dont la vie commence à peine, dont le caractère n’est encore qu’incomplètement dessiné, pour rentrer dans le catalogue et l’enregistrement des faits et des dates. La campagne d’Alger attend encore un historien et un poète.

Quant au style d’Ali-le-Renard, je serais vraiment fort embarrassé de vous le définir. Si l’espace ne me manquait pas, je citerais ; mais, à défaut de citation, je peux vous dire du moins que la phraséologie de M. Eusèbe de Salle m’a rappelé tour-à-tour les plus pauvres pages de Gonzalve de Cordoue, de Bliomberis, des Incas et de Bélisaire. Je dis les plus pauvres pages, car Florian et Marmontel n’auraient pas écrit Ali-le-Renard ; mais l’auteur d’Ali imite volontiers les images pastorales du premier et l’emphase oratoire du second.

C’est pourquoi Ali-le-Renard, qui m’a fort et franchement ennuyé, pourrait bien réussir auprès d’une certaine classe de lecteurs, pour qui le style n’est rien, que le roman fatigue et que l’histoire embarrasse, et cette classe de lecteurs est malheureusement la plus nombreuse.



SOUVENIRS SUR MIRABEAU,
ET SUR LES DEUX PREMIÈRES ASSEMBLÉES LÉGISLATIVES, PAR ÉTIENNE DUMONT (DE GENÈVE).[2]


Ce livre intéressant et consciencieux est un complément nécessaire à tout ce qui a été écrit sur Mirabeau, et doit entrer pour beaucoup dans le jugement définitif qu’on portera des ouvrages, des discours et du caractère de cet homme célèbre. L’auteur, M. Dumont, de Genève, esprit honnête et juste, peu vif, peu varié, mais instruit, appliqué et spirituel à force de bon sens, à la manière écossaise, vint en France à l’époque de la révolution, et y eut avec l’illustre personnage des relations intimes d’amitié et de collaboration, dont il rend compte dans ces Souvenirs. Une grande candeur, une parfaite sincérité et une circonspection qui cherche avant tout l’exactitude, respirent dans cet écrit posthume comme dans la vie entière de M. Dumont. Ce n’est pas du tout, comme un de nos plus spirituels critiques, qui d’ailleurs a bien le droit de parler de Mirabeau, l’a dit un peu légèrement, ce n’est pas un Genevois empesé qui voudrait nous en faire accroire, en se donnant comme l’alter ego du grand orateur. M. Dumont ne se présente lui-même que comme l’un des obscurs faiseurs que Mirabeau savait mettre en œuvre : il confirme avec plus de précision et par de piquans et authentiques détails, ce qu’on savait déjà sur cette habitude de plagiat et d’emprunts perpétuels à laquelle Mirabeau s’est abandonné constamment depuis les Lettres à Sophie, qui sont pleines de pages pillées, jusqu’à son dernier discours sur les successions, lu à l’assemblée nationale par M. de Talleyrand, et qui fut composé par M. Reybaz. Malgré tout ce qu’une pareille révélation a de fatal pour l’enthousiasme, l’idée qu’on doit prendre de Mirabeau en est plutôt rectifiée que rapetissée. M. Dumont a fort bien compris et exprimé que l’homme qui savait atteler de la sorte et diriger, pour ainsi dire, du geste ou du fouet tant d’hommes remarquables, n’en était que plus extraordinaire lui-même. Nous renvoyons au livre pour plus de détails, et nous regretterons que la mémoire de M. Dumont, dans sa nudité trop métaphysique, ait omis d’en réunir et d’en fixer un grand nombre, dont les circonstances, il l’avoue, lui étaient échappées déjà, quand il se mit à rédiger ces Souvenirs. Quoi qu’il en soit, il en a dit assez pour ramener à une réalité vivante cette forte figure de Mirabeau, dont on est si porté aujourd’hui à faire un type colossal, un trophée gigantesque comme de Napoléon et d’autres grands hommes, qu’on amplifie sans mesure. Littérairement, je ne suis pas fâché que quelques-uns des discours qu’on admire sous son nom ne soient pas de lui. Le génie oratoire de Mirabeau se liait intimement au débit, au ton, à l’éclat de la voix, aux admirables apostrophes qu’il ne devait qu’à sa passion du moment. Quant au reste, ce sont des membres épars : le chef y manque, et l’on n’est pas bien sûr de savoir à qui ils appartiennent.



CONTES BRUNS,
PAR UNE TÊTE À L’ENVERS.[3]


Ce recueil de contes est très inégal. Il y a telle page écrite avec une grande inexpérience ou un mépris réel peut-être des formes les plus ordinaires du langage, mais où se révèle une imagination assez riche, ardemment colorée, un grand talent de conteur, un art assez savant pour suspendre et ralentir la marche d’un récit, pour envelopper l’attention du lecteur dans les ambages d’une fable habilement ourdie ; telle autre où les périodes les plus harmonieusement arrondies essaient vainement, comme les lignes d’une armée sans profondeur, de masquer la pauvreté du sujet, quelquefois même l’absence du sujet. Parfois il arrive que toute cette bijouterie de style n’enchatonne que du verre au lieu de rubis, que toutes ces tentatives adroites, toutes ces coquetteries lascives n’aboutissent qu’au désappointement. On croit manger un fruit et l’on mord dans la cendre. Puis arrivent des pages plus nues et plus désertes encore qui ne contiennent ni paroles ni pensées.

L’érudition curieuse aurait beau jeu à étudier les Contes bruns, si quelque circonstance inattendue leur donnait la même importance qu’au requiem de Mozart. Mais les indiscrétions volontaires de l’éditeur ont mis d’avance la critique sur les traces de la vérité. Le secret de la comédie a été si mal gardé, qu’on sait aujourd’hui la signature de tous ces contes, mieux et plus sûrement peut-être que s’ils étaient signés.

Et puis, quand les conversations ne seraient pas venues en aide à la patience de l’analyse, il n’eût pas fallu vraiment une pénétration bien vive et bien sagace pour deviner la valeur de ces inconnues : à la seconde ligne de l’équation le problème aurait été résolu.

Dans une conversation entre onze heures et minuit, et le grand d’Espagne, on reconnaît sans peine le conteur en titre des revues, qui ne rappelle jamais, même lointainement le Mateo Falcone, Tamango, ni le Curé de Bereinx ou les Souvenirs militaires de Hanau ; mais à qui on ne peut contester une habileté positive à exciter l’intérêt, à serrer les chaises sous le manteau de la cheminée. À vrai dire, le talent de l’auteur de Sarrasine sent l’opium, le punch et le café ; rarement son imagination ressemble à la poésie. Il ne soupçonne pas les plus simples secrets du style, mais il sait son métier. Il sait faire un conte comme on sait faire un habit ou une maison. Quand il rencontre une donnée, il la mène à bout et l’épuise comme font les cochers de fiacre ou de cabriolet d’un cheval qu’ils achètent pour l’achever. Son art que je ne veux pas nier n’a peut-être pas d’existence littéraire ; jusqu’à présent le succès l’absout.

Les deux morceaux que nous avons nommés ont tous les défauts et toutes les qualités de l’auteur : seulement je dois dire que, dans le Grand d’Espagne, j’ai éprouvé plus de dégoût que de terreur, en lisant les détails de l’accouchement.

L’Œil sans paupières me semble une maladroite copie de Tam O’Shanter, mais on dirait que la ballade de Burns a été corrigée, tamisée, criblée, triée, épluchée, par un comité académique, composé de MM. Suard, Laharpe et Morellet. Une bonne Fortune est un conte intéressant, mais où l’intérêt est quelque peu entamé par le luxe emphatique des paroles. Les mots égorgent les idées. Les trois Sœurs sont une pâle élégie.

Je ne veux rien dire de Sara la Danseuse, des Regrets et de la Fosse de l’Avare. De telles pages sont au-dessous de la critique. Ce n’est pas même ennuyeux ou mauvais : c’est tout simplement nul et plat.

Tobias Guarnerius est un calque laborieux et obscur du Violon de Crémone.

Les Contes bruns, valent mieux que bien des livres auxquels on a fait un succès.

La Tête à l’envers, dessinée par Johannot, est bien inventée, mais la gravure de Thompson est d’une mollesse désespérante. Je m’assure que le dessin ne devait guère ressembler à l’épreuve que nous en avons.


LE QUATERLY REVIEW ET BÉRANGER.


Le Quarterly Review est en Angleterre, comme chacun sait, l’organe le plus pur, l’expression la plus complète de l’ultrà-torisme. Art, science ou poésie, il ne daigne rien considérer ou juger qu’à distance et de toute la hauteur de son aristocratie. D’un pareil point de vue, il y a pour la critique, il faut le dire, peu de chances d’impartialité, de discernement et d’intelligence, et le noble Aristarque, qui de ses sublimes sommets, braquant sa lorgnette sur ces infiniment petits qu’on appelle des poètes ou des artistes, s’avise ensuite de peser leurs œuvres et leurs vies, court fréquemment le danger de se méprendre lourdement et de faire casser son arrêt par d’universels sifflets. Ainsi advient-il maintes fois au Quarterly Review. Son numéro de janvier contient, par exemple, sur les poésies de Béranger un article fort étendu et fort développé, dans lequel, tout en reconnaissant pleinement le génie du poète, il censure néanmoins sa conduite et ses principes politiques, trouve étrange qu’il ait osé traiter avec irrévérence le de qui précède son nom, et s’étonne excessivement qu’un homme, né dans la classe la plus obscure de la société, ait pu faire des odes, qu’il a su élever au niveau des chefs-d’œuvre poétiques de sa langue. Au surplus, observe avec profondeur l’ingénieux écrivain du Quarterly Review, cette perfection pourrait s’expliquer par la lenteur extrême du travail de M. Béranger, qui souvent emploierait des heures entières à la composition d’une strophe.

Il y a dans ces considérations, ces reproches et ces étonnemens du critique, une candeur de niaiserie qui désarme et fait tomber des mains le fouet dont on s’apprêtait à le fustiger. D’autres se sont d’ailleurs déjà chargés de lui donner les étrivières ; quant à nous, en vérité, nous lui faisons grâce. Seulement nous tenons à honneur que ce soit un journal anglais (l’Examiner, feuille fort spirituelle et fort piquante, bien que des plus plébéiennes) qui ait fait immédiatement justice des inepties et de la fatuité du très haut et très puissant Quarterly Review. Cette correction suffit. Il serait par trop plaisant qu’il fallût chez nous discuter sérieusement et châtier de pareilles fadaises, et qu’il fût besoin de faire en France l’apologie de Béranger, lui qui, du petit nombre de ceux que nos vicissitudes politiques n’ont jamais vus spéculer sur leurs titres à la reconnaissance du pays, demeuré fidèle à sa conscience et à sa pauvreté, l’ami constant et désintéressé de la liberté, nous a montré dans le Chansonnier tout à-la-fois le poète national et l’un des plus dignes et des plus beaux caractères de l’époque.


LES MORTS BIZARRES,
PAR M. E. LEGOUVÉ.[4]


Ne me parlez pas de l’hérédité de la gloire et de l’illustration ; j’accepterai sans répugnance toutes les hérédités que vous voudrez, celles de la royauté, de la pairie, de la magistrature, telle autre même qu’il vous plaira d’inventer. Quant à la gloire et au génie, respectez-les, je vous en prie, et ne tentez pas de les soumettre aux lois vulgaires qui gouvernent la société civile. Instituez des dynasties, fondez des pépinières de législateurs, donnez les tribunaux en patrimoine à quelques familles privilégiées ; je laisse à d’autres le soin de blâmer et de plaindre de pareils désastres. Mais pour ma part je proteste, en ce qui concerne l’art et la poésie, contre le vieil adage qui traîne depuis quelques siècles dans toutes les syntaxes : tel père, tel fils.

Voyez les Vernet ! Ils se sont transmis régulièrement et immuablement l’héritage de leur talent, depuis Joseph jusqu’à Horace, nous avons eu des marines, des chasses et des batailles ! À la bonne heure ; mais entre tous les trois, en est-il un seul qui puisse prétendre au génie ? De bonne foi, je ne le crois pas. Le savoir de la famille est une véritable profession qui s’étudie, s’apprend et se pratique, la persévérance aidant, voilà tout.

Mais après Britannicus et Phèdre nous avons eu le poème de la Grâce. Voltaire a laissé plusieurs douzaines d’enfans, et nous n’avons qu’un Zadig.

J’invoquerais au besoin le témoignage des physiologistes, si mes négations n’emportaient pas avec elles une part suffisante d’évidence et d’authenticité. Ouvrez Haller ou Magendie, Chaussier ou Bichat, Meckel ou Gall, et vous ne tarderez pas à vous convaincre, par d’excellentes raisons, que, dans la plupart des cas, il y a cent contre un à parier que le fils d’un homme du premier ordre sera un homme médiocre.

Je l’avouerai donc sans détour et sans feinte ; en ouvrant les Morts bizarres de M. Ernest Legouvé, j’étais désagréablement préoccupé des idées que je viens d’indiquer. La réputation, si populaire il y a quelque vingt ans, du Mérite des femmes, que je ne veux pas juger en ce moment, m’inspirait une répugnance réelle et facile à concevoir. Bien que je sois loin d’attribuer un haut mérite à la mort d’Henri iv, non plus qu’à l’espèce de tragédie élégiaque qui s’appelle Epicharis et Néron, je ne pouvais toutefois me défendre d’une réflexion pénible. Je suis assuré, me disais-je, de rencontrer dès les premières pages une servile imitation de la versification de feu Legouvé, d’amoureuse mémoire. J’aurai pour me récréer l’éternel et monotone balancement de l’hémistiche et de la période ; je me rappelais le début du poème qui a valu au chantre des femmes un si rapide empressement, et qui ne ressemble pas mal à l’exorde épique indiqué par Boileau :

Je chante le vainqueur des vainqueurs de la terre.

Ajoutez à ces préventions bien naturelles que M. Ernest Legouvé a eu le malheur d’être couronné par l’Académie, et aujourd’hui l’Académie malgré les quelques noms illustres qui figurent sur ses registres, mais qui siègent rarement, ne vaut pas même un couplet. Elle est condamnée à mourir d’impuissance et d’oubli.

J’ai donc lu les Morts bizarres avec la plus grande attention. La pièce couronnée, l’Invention de l’imprimerie, justifie malheureusement toutes mes critiques anticipées. C’est la plus faible du volume, c’est, à s’y méprendre, le nombre académique du Mérite des femmes, une sorte de moyenne proportionnelle entre Esmenard et Baour-Lormian. Je n’aime pas la mort de Charles-Quint, ni celle du duc de Clarence. Ces deux poèmes, qui ne sont précisément ni des drames, ni des odes, laissent dans l’esprit une impression vague et incomplète. Je ne parle pas du choix des sujets ; car sans nul doute une exécution plus hardie et plus pleine absoudrait la pensée de l’auteur.

J’ai distingué deux morceaux qui présagent un meilleur avenir, un travail plus large et plus délicat, une intelligence plus fine de la poésie, une plus savante initiation aux secrets de l’art. Phalère et la première partie de Pompéi, révèlent dans M. Ernest Legouvé le goût du recueillement et de la rêverie, sans lesquels il n’y a pas de poésie chaste et vraie. Je blâmerai dans Phalère quelques plaisanteries de mauvais goût et vulgaires, et aussi plusieurs anachronismes. J’aime la comparaison de Desdemona et de Pompéi, du Vésuve et d’Othello. Les sixains où se développe cette similitude valent mieux que tout le reste du recueil. La suite de la pièce contient quelques pages assez vives et assez tristes, qui tiennent bien au sujet. Mais il est impardonnable, en 1832, après les travaux rhythmiques d’André Chénier, de Victor Hugo, Lamartine, Alfred de Vigny et Sainte-Beuve, de faire encore des vers libres, de ceux qu’on appelait aux temps de l’abbé Delille dithyrambiques, et sous Dorat, de la poésie fugitive. Le vers libre est tellement impossible aujourd’hui, que si Lafontaine revenait, il ne pourrait pas se le permettre.

En résumé les Morts bizarres indiquent un esprit timide et consciencieux. Ce qui manque, c’est le souffle et l’essor. Mais il y a parfois un grand bonheur d’expression, concise et compréhensive, où la pensée est habilement et solidement sortie. Nous conseillons à M. Legouvé de s’essayer dans l’ode ou l’élégie, pour apprendre et pratiquer le rythme et le nombre qui nous sont venus de Pindare et de Sapho, par l’entremise d’Horace, de Ronsard et de Baif, et que tout récemment la nouvelle école poétique a remis en honneur ; ou, si l’ode et l’élégie ne lui suffisent pas, qu’il tente le récit ou l’action, le poème ou le drame, et qu’il se contraigne aux vers familiers, trop rares dans son volume.


LE COIN DU FEU D’UN HOLLANDAIS,
PAR PAULDING[5].


Au train que suivent les choses, on ne peut guère prévoir où s’arrêtera le mouvement désordonné de la littérature contemporaine. À voir comme l’adultère, le viol et le parricide se multiplient et se prodiguent sur la scène et dans les romans, on se demande avec une inquiétude bien naturelle quelles ressources l’imagination pourra invoquer dans dix ans, et si l’on prenait à la lettre la question telle que je la pose, je défierais le plus hardi d’y faire réponse.

Mais heureusement la poésie n’est pas si malade qu’on pense. Il lui arrivera ce que l’histoire des soixante siècles évanouis nous montre à de nombreux intervalles ; elle se renouvellera par une réaction. Il y a quelques années, un critique distingué, à qui la science philosophique doit une réelle reconnaissance, présageait l’épuisement et l’agonie du roman historique, et annonçait en même temps le retour ou l’avènement du roman de passion, des simples récits de la vie ordinaire, où les scènes du monde les plus indifférentes en apparence acquièrent par la délicatesse de l’analyse une valeur inestimable. Il prévoyait qu’Ivanhoe après avoir trouvé en Russie, en Allemagne, en Italie et en France des copistes plus ou moins habiles, céderait le pas à des poèmes plus actuels, satiriques ou dramatiques selon le caractère personnel de l’artiste, mais dont le cadre et les personnages appartiendraient à notre temps. Et en effet la satiété des lectures archéologiques devait amener la réhabilitation de miss Edgeworth et de madame de Souza. On a fini comme on devait s’y attendre par se blaser sur les gantelets et les cottes de mailles, les tournois et les passes d’armes. Belinda et Adèle de Senanges vont reprendre dans les salons et les journaux l’estime qu’ils méritent.

Quoique le nouveau roman de Paulding ne se rattache pas directement à la réaction que j’indique, et que l’ennui de nos lectures ne soit pour rien à coup sûr dans la composition du Coin du feu d’un Hollandais, cependant, je l’avoue, je me suis reposé avec joie dans ce récit fait de rien à ce qu’il semble, j’ai respiré avec bonheur cette atmosphère paisible et sereine, où les personnages vivent à l’aise et pour eux-mêmes, et développent à loisir toutes les faces de leur caractère. Catalina et Sybrandt, entre lesquels se commence et s’accomplit tout le drame du livre, m’ont rappelé la lutte et les coquetteries de Benedick et Béatrice. Mais cette analogie accidentelle de Paulding et de Shakespeare n’est pas même un souvenir. C’est un épisode vrai, autrement envisagé, sous un autre climat, avec d’autres mœurs, et des ressorts différens.

En poursuivant cette lecture, j’éprouvais successivement toutes ces douces et précieuses impressions qu’on ne saurait éviter en contemplant un paysage du Ruysdael. Je me sentais enlevé à toutes les tracasseries dont la journée est remplie. Il se faisait autour de moi un profond et solennel silence. Ma poitrine s’élargissait, ma vue devenait plus vive et plus nette. Mes yeux apercevaient un horizon harmonieux, mais sans parure et sans emphase, moins amoureux de l’effet que Turner ou Claude Lorrain.

Toute la fable de Paulding repose sur les évolutions successives par lesquelles passe un jeune homme timide et embarrassé près de la femme qu’il aime, mais courageux et hardi quand il s’agit de la sauver, tremblant et n’osant lui prendre la main, mais voyant de sang-froid la mort à deux doigts de lui. Il y a peut-être dans l’analyse de ce caractère une délicatesse tatillonne et microscopique qui rappelle la monographie du hanneton de M. Straus. Mais puisqu’on a pardonné à Leibnitz de commencer son histoire du duché de Brunswick par un chapitre de géologie, on aurait mauvaise grâce à blâmer les scènes curieusement étudiées où Paulding met en relief cet accident réel de la pensée humaine.

Le style de la traduction est élégant et souple, chose trop rare dans les traductions de ces sortes d’ouvrage.

Je conseillerai volontiers la lecture du Coin du feu comme une promenade au mois de mai, sur la pelouse, au lever du soleil.


M. Émile Lecomte, libraire-éditeur, rue Sainte-Anne, n. 32, vient de publier la sixième et dernière livraison d’un ouvrage précieux à plusieurs titres, commencé il y a quelques années par M. Aimé Chenavard, et composé de dessins d’ameublemens, de décorations intérieures et de tapis. Ce recueil unique et qui retrace sous une forme piquante et sévère les principales époques de l’art, doit être suivi d’une seconde partie qui lui servira de complément. C’est pour les artistes et les gens du monde un sujet d’études profitable.

  1. Deux vol. in-8o. Chez Charles Gosselin, ornés de vignettes dessinées par Tony Johannot, et gravées sur bois par Porret.
  2. Genève, Cherbulliez. Paris, Gosselin et Bossange.
  3. Chez Urbain Canel et Guyot. 1 vol. in-8o, orné d’une vignette, dessinée par Tony Johannot, et gravée par Thompson.
  4. 1 volume in-18 chez Fournier, rue de Seine.
  5. Un vol. in-8o, chez Fournier, rue de Seine.