Revue littéraire - 14 juillet 1841

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REVUE LITTÉRAIRE.

DE LA DÉMOCRATIE CHEZ LES PRÉDICATEURS DE LA LIGUE,
PAR M. CHARLES LABITTE.

L’érudition, pour s’élever à la dignité de la science, doit, avant tout, donner à ses recherches un but utile, et, pour ainsi dire, pratique ; mais, par malheur, c’est là précisément ce qu’elle néglige d’ordinaire. Pourquoi se préoccuper du passé, si l’étude doit rester sans profit pour la vie actuelle ? N’est-ce pas trop déjà du présent et des inquiétudes de l’avenir ? Qu’importe que les comtes d’Artois aient ajouté aux armes des ducs de Nevers un lambeau de gueule de trois pièces chargé de neuf châteaux d’argent, que tel manuscrit illisible d’un trouvère inconnu soit écrit sur parchemin ou sur papier, que Louis VII ait donné, aux kalendes de juin ou d’août, trois arpens de vignes à l’abbaye de Saint-Germain ? L’histoire et la vie ne sont pas là. Il ne suffit pas, pour qu’une charte mérite notre attention et nos respects, que le temps en ait effacé les lettres, ou qu’elle porte, au bout de trois fils de soie verts ou rouges, un morceau de cire vermoulue. Si nous remuons les cimetières pour interroger les morts, que la question, du moins, vaille la peine de les réveiller. Or, ce qu’il faut chercher avant tout dans le passé, c’est le côté humain, c’est le secret de ces passion éternelles qui se raniment çà et là plus ardentes aux époques maladives des sociétés, c’est le mot de ces misères publiques qui travaillent la barbarie comme la civilisation, c’est l’histoire de la lutte toujours renaissante des intérêts et des devoirs, du droit et de la force. C’est donc une heureuse inspiration quand on s’inquiète des vieux temps, d’explorer de préférence les époques de crise et de rénovation ; car, à côté du drame, on trouve là l’enseignement sérieux, et l’esprit est mieux disposé à juger le présent avec calme et justice, quand il a vu, dans le spectacle du passé, les déplorables excès où l’entraînement du combat jette souvent les hommes d’élite et les natures même les plus généreuses.

À ce titre, le XVIe siècle a surtout droit d’intéresser. Jamais, en effet, dans les temps modernes, sans en excepter 89, les passions irrésistibles qui font les révolutions ne se sont produites avec plus de violence et d’énergie. C’est la guerre civile et la guerre religieuse, la guerre de la plume et de l’épée, l’avènement tumultueux des idées modernes, la résistance désespérée d’une société qui va finir. Dans les croyances, fanatisme furieux, scepticisme exagéré ; dans les mœurs, licence inouie ; l’église prêche le meurtre et tue ; les huguenots, qui prêchent la tolérance, déterrent, à défaut d’autres victimes, les morts catholiques pour les brûler. On insulte le pape, mais on respecte le diable. On nie le dogme, mais on croit aux sorciers. Le sujet est varié, l’historien peut choisir.

M. Labitte, en étudiant à fond l’un des côtés de cette grande époque, a rendu un véritable service aux saines études historiques, et son travail a mis en lumière une masse de faits peu connus et souvent mal appréciés. L’Histoire de la Prédication pendant la ligue n’est point une monographie restreinte ; c’est, pour ainsi dire, l’histoire des institutions de la sainte union. En effet, les prédicateurs, dans ces jours de troubles, jouent le rôle le plus actif ; le forum leur appartient. Ils intriguent dans les conseils, reçoivent le mot d’ordre de Rome ou de Madrid, sonnent le tocsin de paroisse en paroisse, et tirent au besoin des coups d’arquebuse par les créneaux des clochers. « Tout mon mal vient de la chaire, » écrivait Henri IV, et Mme de Montpensier disait avec raison : « J’ai fait par la bouche de mes prédicateurs plus qu’ils ne font tous ensemble avec leurs armées. » Les historiens ont souvent parlé de leurs violences. Cependant personne jusqu’ici, n’avait abordé dans les détails l’étude de leur vie et de leurs sermons ; les historiens spéciaux de la chaire eux-mêmes, Bail et Romain Joly leur ont à peine consacré quelques lignes, et tout restait à faire. Mais la tâche était rude, car il y avait dans les recherches matérielles seules de quoi lasser la patience d’un moderne bénédictin. M. Labitte n’a point reculé, et nous le félicitons de son courage, car, à l’aide de ces sermons qui donnent souvent à la curiosité la moins exigeante à peine une phrase par volume, il a fait un livre d’un intérêt élevé et soutenu, et qui, par le choix des textes, la justesse des analyses et la sûreté des appréciations, suffit à faire juger définitivement le rôle du clergé français dans les affaires de la sainte union, rôle triste quand il n’est pas odieux.

Avant d’arriver au sujet même de son livre, et étudier, dans les chaires de Paris et de la province, l’influence des prédicateurs sur la politique et les affaires publiques au temps de la ligue, M. Labitte parcourt rapidement l’histoire de l’enseignement parénétique, pour y trouver, dans les temps antérieurs, les antécédens de doctrines manifestées au XVIe siècle. Il remonte jusqu’aux origines. Les apôtres de la Gaule se tiennent dans les hautes sphères de la morale et du dogme, ils annoncent comme saint Paul le Dieu inconnu ; ils combattent l’esclavage et rachètent les captifs ; ils prêchent la charité et fondent des hospices, ou partagent, comme saint Martin, leur manteau avec les pauvres qui sont nus ; ils luttent contre l’hérésie, mais ils commandent l’amour et le pardon et les hérétiques ne sont encore à leurs yeux que des étoiles tombées du ciel. Ces hommes puissans par la parole et la vertu donnaient au besoin leur sang en témoignage de leur foi, et ils persuadèrent. Mais le christianisme ressemble à ces vieux monumens que chaque génération dégrade à son tour. Du VIIIe au XIe siècle, la foi et les hautes vertus pratiques se perdent dans la barbarie. Au temps d’Agobard, les prêtres ont oublié l’oraison dominicale, le peuple a oublié le signe de la croix ; alors la parole évangélique est sans éclat et sans écho. Ce n’est qu’avec Pierre de Celles, avec Hugues de Saint-Victor, avec saint Bernard, que le Verbe chrétien a reconquis sa puissance ; la prédication, à cette époque, présente un double caractère, elle est active et contemplative ; elle fait les croisades ou se recueille dans le cloître, pour expliquer le Cantique des cantiques à ces moines dont le cou s’est retiré en arrière à force de regarder le ciel. Malheureusement le mysticisme a bientôt replié ses ailes ; les extases des amours célestes ne remplissent pas tous les abîmes des cœurs, et Satan, sous les traits d’une nonne, s’introduit souvent dans la cellule du prieur et de l’abbé, comme il allait, déguisé en courtisane, tenter saint Antoine dans sa grotte. Le clergé s’est enrichi, les moines de Cluny n’attendent plus en carême, pour rompre le jeûne, que les premières étoiles se lèvent au ciel. Les évêques négligent la chaire et l’office divin pour la chasse, et comme les chanoines du Lutrin qui laissaient à des chantres gagés le soin de louer Dieu, les dignitaires ecclésiastiques délèguent à des prêcheurs salariés la mission d’annoncer la parole divine. On prêche pour de l’argent, et ainsi que le dit un trouvère :

Danz denier et les granz sermons.

La parole évangélique se dégrade avec la foi qui s’altère. Clémangis, Gerson, d’Ailly, réclament en vain pour la chaire cette réforme qu’ils avaient demandée pour la discipline ecclésiastique, et qui eût prévenu peut-être, si elle se fût accomplie, l’insurrection de Luther et de Calvin. Les prédicateurs, en vivant de la vie du monde, en se mêlant à ses passions, en avaient pris la licence. Le désordre des mœurs passa dans leur parole, et Boccace, pour justifier ses contes, invoqua le cynisme des sermons. Vincent Ferrier rendit un instant à l’enseignement parénétique sa rigidité primitive ; mais l’apôtre espagnol s’adressait au peuple : il avait besoin, pour se faire écouter, de lui parler de choses actuelles, de descendre au détail de sa vie pratique et bourgeoise. Il acheva de séculariser la prédication, et après lui les sermonnaires, pour mieux captiver l’auditoire, ne tardèrent point à mêler à leurs discours des allusions aux affaires du temps. Dès les premières années du XVe siècle, la politique active fait irruption dans la chaire. Les Armagnacs et les Bourguignons ont des prédicateurs à leurs gages. On s’approche de la ligue. L’opposition de certains membres du clergé au pouvoir, à la royauté, à la papauté même, devient patente, et se traduit publiquement par des paroles qui se traduisent elles-mêmes en actes. Jacques-le-Grand, prêchant devant Charles VI, avait osé dire que le roi est vêtu du sang et des larmes du peuple. Jean Petit, en se déclarant l’apologiste du meurtre du duc d’Orléans, avait posé le premier dans la chaire la doctrine du tyrannicide : « On peut tuer pour Dieu et dans l’intérêt général ; on peut tuer pour le roi. » Tel est son thème. La ligue dira : « Il faut tuer le roi ! » Là sera le progrès. En France, ces sorties contre le pouvoir restèrent impunies. Maillard put sans danger s’attaquer à Louis XI, et répondre à Olivier-le-Daim qui menaçait de le jeter à la Seine : « Va dire à ton maître que j’irai plus vite en paradis par eau que lui avec ses chevaux de poste. » Guillaume Pépin proclama du haut de la chaire, sans que personne en fût ému, que la royauté est l’œuvre du Diable, et que la liberté seule est de droit divin. Mais les papes furent plus sévères que les rois de France. Pie V envoya d’un seul jour vingt-deux prédicateurs aux galères, parce qu’ils se mêlaient de politique, et la mort de Connecte et de Savonarole atteste que la cour de Rome réservait sa pitié et ses pardons pour les ames du purgatoire. Après avoir ainsi montré dans Jacques-le-Grand, dans Petit, dans Maillard, Pépin, etc, les aïeux catholiques des prédicateurs du XVIe siècle qui proclamèrent, les uns la souveraineté populaire, les autres le meurtre politique, M. Labitte cherche la part que les réformés ont à réclamer dans la propagation et la défense des doctrines de la ligue. C’est une curieuse étude, où toutes les assertions sont justifiées par les textes les plus précis.

Le premier pamphlet ouvertement démocratique du XVIe siècle fut écrit par un évêque anglais, réfugié à Strasbourg, Jean Poynet, qui fuyait l’inquisition de la reine Marie. Poynet absout le tyrannicide et le déclare un acte juste et conforme au jugement de Dieu. Sa théorie ne tarda point à recevoir une application, et Poltrot, qui avait tué le duc de Guise, fut pleinement justifié par les protestans. Le radicalisme calviniste lança bientôt, par la plume d’Hotman, un manifeste plus célèbre, le Franco-Gallia, qui avait pour but d’établir, à l’aide de preuves tirées de l’histoire nationale, que le principe de l’hérédité est un principe faux et dangereux, et que les peuples ont toujours droit de se choisir un roi. Directement ou d’une manière détournée, on saisissait ainsi toutes les occasions de déconsidérer la royauté. En 1575, l’auteur de la France Turquie demanda que la reine mère fût enfermée dans un couvent. Il établit de plus la théorie du refus de l’impôt. Les esprits les plus calmes eux-mêmes se laissaient entraîner sur cette pente rapide, et Bodin, qui défendait la monarchie pure, absolvait en certains cas le régicide. Ce n’étaient là cependant que des affaires d’avant-garde. Le calviniste Hubert Languet parut à son tour armé du Vindiciæ contra tyrannos, qu’il signa Junius Brutus. Les sujets sont-ils dispensés d’obéir au prince qui leur commande quelque chose de contraire à la loi de Dieu ? Est-il permis de résister à un souverain qui veut enfreindre cette loi et qui ruine l’église et l’état ? Quelles sont les armes légitimes de la résistance ? Telles sont les questions générales que se pose Junius Brutus, qui n’admet que la souveraineté populaire pour principe du gouvernement. Le prince, dit-il, n’est pas le délégué de Dieu, mais son humble vassal. Brutus, il est vrai, concède à l’Éternel quelques droits électoraux. Il l’admet au scrutin, lui permet de présenter son candidat, de déposer son vote, mais la nomination définitive appartient au peuple. Quand il est investi du pouvoir par la volonté nationale, le monarque, sous peine d’être déclaré tyran, doit se contenter d’un rôle tout-à-fait modeste. S’agit-il de la paix, de la guerre, d’un traité, d’un impôt, et même d’une dépense imprévue, ce roi, qui n’a point l’initiative, doit consulter les chambres, cameræ ordinariæ, et c’est le devoir des chambres d’avoir pour lui de la sagesse, de la prévoyance, de l’économie ; car, dans la religion politique dont Languet donne le catéchisme, ce n’est pas le pape qui est infaillible, mais le concile seulement. La conclusion du livre est toute pratique et peut se résumer ainsi : Le monarque légitime, c’est-à-dire celui qui a été élu par le peuple, n’est justiciable que des états. L’usurpateur est justiciable du poignard. Cette dernière maxime a été de notre temps appliquée à Napoléon, comme cela se voit, à propos de George Cadoudal, dans les vies des héros vendéens, publiées, je crois, par la Société des Bons Livres. M. Loriquet doit aussi en avoir touché quelque chose dans son Histoire de France, curieux travail qu’on a tort d’oublier, et dont je conseille la lecture à messieurs les professeurs d’histoire qui s’amusent à refaire en Sorbonne un piédestal à Loyola et à son institut.

Le livre de Languet et les traités du même genre ne sont plus connus aujourd’hui que des bibliophiles ; mais la Servitude volontaire de la Boétie a conservé quelques lecteurs. C’est une déclamation contre le pouvoir, quel qu’il soit, et cette opiniâtre volonté de servir si avant enracinée dans les hommes. Quant à la conclusion pratique, la Boétie n’en donne aucune. En 1579, le poète écossais Buchanan reprit en sous-œuvre le thème d’Hotman et de Languet, et le De Jure regni eut en France le plus grand retentissement, car les beaux esprits aimaient à retrouver dans cette œuvre la théorie du régicide embellie d’un latin cicéronien et de toutes les aménités de la rhétorique. Ce fut là le dernier manifeste de la démocratie calvinienne.

Les protestans, en émettant, en soutenant ces doctrines, avaient-ils été sincères ? Réclamaient-ils l’égalité, l’allégement, au profit du peuple, des charges publiques, et surtout des charges féodales ? S’occupaient-ils de préparer aux classes souffrantes de la société un meilleur avenir ? Non. L’idée s’était mise cette fois au service des passions et des intérêts. Les écrivains démocrates travaillaient au profit de l’aristocratie. Telle est du moins l’opinion de M. Labitte, et, quand on a lu son livre, il est difficile de ne pas se ranger à son avis. La politique radicale passe, suivant les évènemens, d’un pôle à l’autre. Ainsi Hotman, qui avait proclamé la souveraineté populaire quand il s’agissait de renverser Charles IX, se déclare dans le De Jure successionis pour la succession linéale, parce qu’alors il s’agit de faire régner Henri IV. C’est l’histoire de certain journal réclamant après 1830 le suffrage universel.

Nous savons les antécédens de la ligue, voyons le rôle de ses prédicateurs ; c’est un spectacle à la fois grotesque et impie. Les premiers symptômes sérieux de l’union se manifestèrent, on le sait, en 1576. Dans un conseil tenu à Rome, il fut décidé que les prêtres dans la chaire et le confessionnal devaient s’élever contre les priviléges accordés aux sectaires, et empêcher qu’ils n’en jouissent ; ordre fut donné aux curés de dresser le recensement de tous les hommes en état de porter les armes, afin de renverser le roi et de l’enfermer dans un couvent. Nous voilà, dès l’abord, revenus au temps de Chilpéric. Les passions remuantes et basses d’un clergé corrompu répondirent à cet insolent appel du saint-siége. Maurice Poncet, curé de Saint-Pierre-des-Arcis, commença l’attaque. Henri III, dans sa retraite aux Feuillans, s’était mêlé de prêcher, et on l’avait vu paraître à la tête d’une procession, vêtu d’un sac et les reins serrés d’une ceinture garnie de têtes de mort. Dans d’autres circonstances, Poncet eût vanté ces mystiques folies comme une marque d’humilité royale. Il n’y vit cette fois qu’un acte d’hypocrisie, et du haut de la chaire de Notre-Dame il conseilla au roi de ne point porter la discipline à sa ceinture, mais sur ses épaules, et de s’en étriller, attendu qu’il l’avait bien gagné. Poncet avait raison sans doute, mais fallait-il attendre, pour blâmer, un ordre du Vatican ? Henri III, qui n’osait ni pardonner ni punir, fit conduire le prédicateur dans une abbaye de Melun, sans autre mal que la peur qu’il eut en y allant d’être jeté à la Seine. Les attaques continuèrent et n’en devinrent que plus vives. Le mardi du carnaval de 1583, Henri III avait couru sous le masque, avec ses mignons, les rues de Paris. Rose, son prédicateur ordinaire, qui depuis dix ans tolérait, sans jamais dire un mot, des scandales plus grands encore, s’émut tout à coup d’une pieuse colère, et tonna dans sa chaire contre le monarque. Bientôt moines, bacheliers en théorie, maître es-arts crottés, furent appelés à la croisade. On convoqua le ban et l’arrière-ban des couvens et des sacristies. Les prédicateurs Roucher, Prévost, Launnay, Pelletier, Guincestre, Rose, Hamilton, tous les marmitons et les soupiers de la Sorbonne, comme dit l’Étoile, organisèrent le comité des archi-ligueurs, s’emparèrent des chaires, et des paroles passèrent bientôt aux actes. Ces tribuns en surplis et en camail endossent la cuirasse et baptisent en pleine église le pot de fer sur la tête. À la journée des barricades, ils marchent au premier rang, avec quatre cents moines et huit cents écoliers. Ils tirent des coups d’arquebuse, chantent des psaumes, et font sonner la charge en criant : Allons prendre frère Henri de Valois dans son Louvre. Le meurtre des Guise vint compliquer la situation ; les précicateurs firent jurer au peuple qu’il verserait jusqu’à la dernière goutte de son sang pour venger les princes ; les Parisiens, étourdis par ces déclamations violentes, eurent bientôt le feu à la tête et le fer aux mains, et plus de cent mille personnes rangées en procession et tenant des cierges parcoururent les rues en criant : Dieu éteigne la race des Valois !

Les révolutions se ressemblent toutes ; qu’elles s’accomplissent au nom des passions et des intérêts, ou au nom de la liberté et de la justice. Quand le flot s’est une fois soulevé, il arrive toujours une heure fatale, où l’écume seule surnage, où l’idée morale disparaît, où la modération devient le seul crime. Cette heure était venue pour la ligue. L’enseignement religieux avait complètement disparu de la chaire. On ne prêchait plus l’Évangile, parce qu’il était trop connu et que chacun le savait ; et, comme le disait un magistrat du XVIe siècle, cette distance qui sépare le cœur de l’honnête homme du couteau du scélérat, était de jour en jour moins grande. Guincestre insultait en chaire le président de Harlay, et quelques jours après de Harlay et soixante membres du parlement étaient mis en prison. Au milieu de tous ces désordres, le peuple mourait de faim ; mais la démocratie des ligueurs se souciait peu de ces misères. Les prédicateurs mangeaient le chapon gras, et faisaient piller les meilleures maisons de la ville pour avoir leur part du butin.

Les violences contre Henri III allaient toujours croissant. Boucher le traitait de Turc, de magicien, de harpie, de diable ; les plus réservés parlaient de l’enfermer dans un cloître, et Mme de Montpensier portait toujours une paire de ciseaux pour lui faire une couronne de moine. Les outrages de la chaire, cependant, ne pouvaient suffire à contenter les haines. On eut recours aux pamphlets, et les prédicateurs payèrent encore de leur plume. Boucher, le boutefeu, le trompette, se mit à l’œuvre, et dans le De justa Henrici tertii abdicatione, il fouilla la Bible et l’histoire pour absoudre, pour glorifier le tyrannicide, et démontrer à l’aide des anagrammes qu’Henri III était indigne de la couronne, et de la moindre pitié, attendu que l’on trouvait dans ses noms : O Deus ! Verè ille antechristus ! Ô le Judas ! Vilain Hérodes ! dehors le vilain, et : crudelis hyena.

Jacques Clément se chargea d’appliquer les théories. À la mort de Henri de Valois ordre fut donné par les seize aux prédicateurs de justifier l’assassin, de prouver que le Béarnais ne pouvait monter sur le trône, et que tous ses partisans devaient être excommuniés. Les curés de Paris se conformèrent de tout point à ces instructions, le régicide fut glorifié comme un acte saint, et le pape donna son approbation. Dès ce moment, toutes les haines, toutes les fureurs, se reportèrent sur le Béarnais. Henri IV, à la prise de Vendôme, avait fait pendre le cordelier Robert Chessé, qui s’était mis à la tête d’un vaste complot organisé à Tours contre la vie du feu roi, et que les habitans de Vendôme eux-mêmes avaient signalé comme le principal auteur de la révolte de leur ville. La ligue inscrivit Chessé sur son martyrologe, et appela sur Henri IV les vengeances du peuple et de Dieu. Des missionnaires étrangers, dont le plus célèbre fut Panigarolle, évêque d’Asti, étaient mêlés à toutes ces luttes. Les seize, le pape, Philippe II, donnaient tour à tour le mot d’ordre, et, comme le dit M. Labitte, « c’était un spectacle impie, que celui de tant d’idées générales, de tant de théories diverses, ici monarchiques, là républicaines, mises de la sorte au service des passions, répudiées ou prônées selon les chances des partis. » À toutes ces injures, à tous ces efforts des factions, Henri IV avait répondu par des victoires. Les chefs de la sainte union et leurs agens, les prédicateurs, n’en devinrent que plus actifs. On ne comptait plus dans Paris que trois curés de paroisse, qui prêchassent la paix et se souvinssent de l’Évangile C’étaient les curés de saint-Méry, de Saint-Eustache et de Saint-Sulpice. Le 8 mai 1590, Henri IV vint mettre le siége devant Paris. Les prédicateurs, aidés du légat Gaetano et de l’ambassadeur espagnol Mendoza, organisèrent la résistance. Pendant la durée du siège, ils prêchèrent deux fois par jour, et, comme ils étaient bien munitionnés de vivres, ils exhortaient avec une ardeur singulière le peuple à supporter la faim. Mais ce pauvre peuple, qui avait épuisé ses ressources, murmurait. On avait mangé tous les chevaux, les ânes, les cuirs et les chiens. On commençait à vouloir manger du pain, et le duc de Parme arriva fort à propos pour tirer d’embarras nos prêcheurs, qui touchaient eux-mêmes à la fin de leurs provisions et de leurs argumens.

Malgré la levée du siége, la ligue perdait chaque jour du terrain. La division s’était mise dans le camp du clergé parisien. Les uns penchaient vers l’Espagne, d’autres vers Mayenne, quelques-uns voulaient un gouvernement municipal composé de petits bourgeois et de théologiens. Mais s’il y avait division dans les sympathies politiques, la haine contre Henri IV était unanime. On ne pouvait le vaincre par les armes, on l’attaquait avec le mensonge et la calomnie. On invoquait contre lui et contre ses partisans la doctrine du tyrannicide. Rose demanda une saignée de la Saint-Barthélemy, et le curé Aubry offrit de marcher le premier pour égorger les politiques. Le pape, cette fois encore, donna son approbation, et les prédicateurs, qui commençaient à désespérer du triomphe, eurent recours à ces mesures de terreur, à ces mesures extrêmes, qui sont les derniers efforts d’un pouvoir qui va tomber. Ils proclamèrent la loi des suspects, firent des visites domiciliaires, organisèrent la délation, instituèrent des chambres ardentes, et firent mettre à mort le président Brisson. C’était servir à souhait la cause de Henri IV ; la Ménippée acheva de tuer, à force de ridicule et de bon sens, une cause qui travaillait elle-même, par ses excès, à sa propre ruine, et la conversion du Béarnais lui porta les derniers coups. Boucher essaya cependant de prolonger la résistance. Il prononça dans l’église Saint-Méry Neuf Sermons sur la simulée conversion de Henri IV, qu’il livra bientôt après à l’impression. On n’avait jamais déversé plus de fiel et d’injures. Henri de Bourbon, dit Boucher, entre autres aménités, n’est qu’un hypocrite, — et c’est là la moindre insulte. — C’est un trompeur de nonnains, un Caligula, un Néron ; il est grand moqueur, grand paillard et grand avare. Il fait le lion à Paris et le renard à Rome ; et pour avaler la grace du Saint-Esprit, il lui faut le sucre d’un royaume. Ses partisans valent-ils mieux ? Qui le soutient ? Parmi les magistrats, des larrons de finances ; parmi les évêques, d’ignorans buveurs qui ont à leur table les reliques de Rabelais ; parmi les docteurs, des joueurs de cartes ; toutes les mauvaises humeurs du royaume se sont rangées à cette apostume. Boucher s’indigne de la paix qu’il prévoit et qu’il redoute, il défend de prier pour elle et la déclare inique, et à la veille de l’édit de Nantes il demande l’inquisition. Toutes ses sympathies sont acquises à Philippe II, et sa politique générale n’est autre chose que l’alliance d’une démocratie hypocrite et de la théocratie, avec cette réserve détournée toutefois, que la théocratie gardera le grand rôle, et que le peuple sera soumis à l’église comme le corps à l’esprit. En d’autres termes, il veut la république, même sous la présidence du diable, pourvu que le diable consente à baiser la mule du saint père. Jean Porthaise, dans des sermons publiés sous les mêmes titres que ceux de Boucher, soutient le même thème. Il engage l’église à tirer contre Henri IV les couteaux spirituels et matériels, les fidèles à ne jamais faire la paix avec les hérétiques, et surtout avec le roi, attendu qu’il suivait plusieurs cultes et pratiquait une polygamie de Turc.

Porthaise et Boucher avaient en quelque sorte résumé dans ces sermons les dernières théories de la ligue. C’était la partie dogmatique, le manifeste, la dernière manœuvre de la grande guerre. Les escarmouches duraient encore, il est vrai ; sur plusieurs points de la province, et dans quelques églises de Paris, les prédicateurs essayaient de ranimer la lutte ; mais leur temps était passé. Garin avait beau crier dans son église : « Quand bien même le Béarnais aurait bu toute l’eau bénite de Notre-Dame, je ne croirais pas sa conversion sincère. » Le peuple l’écoutait encore, mais par pure curiosité. Henri IV d’ailleurs venait d’être sacré à Chartres, et les ligueurs, dans ces extrémités, étaient réduits à espérer un meurtre providentiel. Dans l’égarement des dernières fureurs, ils tentèrent même de corrompre Gabrielle d’Estrées pour l’engager à tuer le roi, qu’ils appelaient Holopherne ; mais Gabrielle ne se laissa point tenter par la gloire de Judith. Henri IV entra enfin dans Paris, fort heureusement pour le bien du royaume. Il proclama en faveur des prédicateurs l’oubli du passé, et pour toute justice se contenta d’en exiler trois ou quatre, en compagnie de quelques bedeaux et sacristains, dans des abbayes bien rentées. On vit alors ce qui se voit souvent en temps de révolution ; quelques-uns de ces prêcheurs qui avaient combattu le plus vivement, furent les premiers à chanter le Te Deum. Ceux qui eussent arquebusé Henri IV avec grande satisfaction quelques mois auparavant, quittèrent la pertuisane et prirent le goupillon pour le bénir et l’asperger au passage. Les plus habiles demandèrent des pensions, qu’ils obtinrent ; c’est là de l’histoire moderne. Ils avaient tous du reste fini leur rôle, et les plus heureux furent encore, après tout, ceux qui étaient tombés, pendant la lutte, avant la défaite ; la mort les avait sauvés de l’apostasie.

Je regrette, dans cette exposition rapide et bien incomplète, de n’avoir pu suivre M. Labitte à travers tous les détails de son livre, car c’est surtout par ces détails, par mille faits rassemblés çà et là, dans les mémoires, dans les sermons, les pamphlets, les pièces diplomatiques, qu’on peut juger de l’esprit qui animait les ligueurs. Le travail est complet. La biographie, l’histoire politique, la bibliographie et l’histoire littéraire s’y prêtent une mutuelle lumière, et l’auteur a porté çà et là, sur les évènemens généraux et sur les hommes, des jugemens souvent neufs et toujours piquans. M. Labitte, dans une conclusion ferme et concise, résume au point de vue historique le but, les moyens, les conséquences de ce grand mouvement du XVIe siècle, que le président Hénault appelle l’évènement le plus singulier peut-être qu’on ait jamais lu dans l’histoire. La ligue, a-t-on dit, a donné à la France l’unité politique comme conséquence de l’unité religieuse ; mais le réveil de l’esprit municipal, mais les gouvernemens locaux, ne sont-ils pas là pour témoigner que l’union, en tendant au fédéralisme, préparait au royaume une organisation pareille à celle des cantons suisses ou des républiques italiennes ? Ses théories démocratiques étaient-elles sincères ? M. Labitte ne le pense pas, car elle les avait empruntées au calvinisme, et pour le calvinisme la démocratie n’était qu’une question de circonstance, une machine de siége qu’on devait briser la brèche ouverte. Qu’on se souvienne des faits. Par qui la réforme, dans l’origine, est-elle appuyée en Allemagne ? par la petite noblesse, qui cherche à se soustraire au contrôle de ses princes. Puis, quand elle a gagné du terrain, quels sont ses nouveaux soutiens ? ces princes eux-mêmes, qui l’adoptent à leur tour comme un instrument contre l’empire. Ni la réforme ni la ligue ne cherchaient à introduire l’égalité, et sans l’égalité qu’est-ce que la démocratie ? L’union n’avait-elle pas pour but direct de ruiner, au nom d’un dogme politique qui n’avait pas sa foi, le pouvoir établi, pour servir les projets d’avénement de la maison de Lorraine, puis ceux de Philippe II ? Grace à cette lutte commencée au nom de la religion, continuée dans l’intérêt des Guise, et habilement dirigée par l’ambition d’un roi étranger, l’or de l’Espagne faillit réaliser ce que la politique armée de Charles V n’avait pu faire. Comme mouvement catholique, la ligue doit-elle être justifiée ? non, car elle manque également de logique et de but désintéressé. Elle commence contre un roi vainqueur des huguenots à Jarnac et à Montcontour, et elle s’acharne en finissant contre un roi nouvellement converti. L’indépendance même du saint-siége eût été compromise par son triomphe, qui eût fait du pape un châtelain de l’Escurial. Il faut reconnaître toutefois que la ligue a été utile au catholicisme, en aidant, par sa résistance à la réforme, la victoire du parti politique sur les huguenots. Malgré ces faits précis, malgré ses excès, ses doctrines subversives, la ligue a été réhabilitée de nos jours. Mais il faut prendre garde. Quand il s’agit de littérature, les réhabilitations hasardées et absolues sont innocentes, et, comme le dit M. Labitte, elles ne blessent que le goût. Qu’on élève Rutebeuf au-dessus d’Horace, cela ne fait tort à personne, pas même à Horace. Que M. Ozanam nous dise que les Nibelungen soutiennent le parallèle avec les œuvres d’Homère, et que les adieux de Siegfrid et de Chriemhild peuvent se comparer aux adieux d’Andromaque, nous nous permettrons tout simplement de ne pas être de son avis, comme bien d’autres, tout en l’engageant néanmoins à « tenter de continuer ses explorations en continuant de descendre le cours du temps, » et en lui tenant compte de son « noviciat » et des difficultés d’un travail où il s’engage seul « sur les traces encore peu familières de la philologie d’outre Rhin, au risque de se perdre, comme Varus, dans les bois, les marais et les brouillards. » En histoire, les réhabilitations ont une portée plus sérieuse. Il ne s’agit pas seulement de chercher l’originalité en prenant à tâche de contredire toutes les opinions reçues, et de louer parce qu’on a blâmé. On excuse une erreur de date, mais on n’excuse pas une opinion qui, tout en blessant la vérité, outrage en même temps la morale. M. Labitte insiste avec raison sur ce point. Darmès été jugé hier, et nous glorifions la ligue, qui a armé, qui a béni Jacques Clément, qui a mis le couteau, par ses traditions, aux mains de Ravaillac. Nous demandons que la peine de mort soit effacée de nos codes, nous rimons des idylles humanitaires, et nous glorifions la ligue, qui a justifié la Saint-Barthélemy. Nous parlons de tolérance et nous glorifions la ligue, qui a proscrit toute liberté de conscience, qui a voulu l’inquisition. Sainte et glorieuse ligue ! disait au commencement de cette année même M. l’abbé Lacordaire, dans cette chaire de Notre-Dame où, depuis Guincestre et Boucher, aucune voix ne s’était élevée pour évoquer les sanglans souvenirs de l’union, et l’éloquent dominicain ajoutait : « Quand on sauve la nationalité d’un peuple, tous les crimes vont se perdre dans la gloire. » Lorsque les septembriseurs égorgeaient les prisonniers de l’Abbaye, ils travaillaient aussi à leur manière à sauver la nationalité française. Je doute fort néanmoins que M. Lacordaire fasse, aux stations du prochain carême, l’oraison funèbre des septembriseurs. Il y aurait cependant, entre les deux apologies, une certaine relation logique. N’est-il pas déplorable de voir ainsi les hommes du clergé les plus éminens en talens et en vertus disposés à rentrer toujours, d’une manière plus ou moins détournée, dans l’arène de nos passions politiques ? Ils devraient se souvenir cependant de ce verset, connu même des profanes : Quand on sème du vent, on récolte des tempêtes. N’est-il pas déplorable qu’en dehors du clergé des hommes d’un esprit étendu et d’une instruction solide, comme M. Lenormant, se laissent prendre à ces dangereux paradoxes, et qu’ils proclament, à propos du saint-office ou de la Saint-Barthélemy, la théorie des rigueurs salutaires ? Quelques pas encore, et les plus honnêtes gens du monde, les érudits les plus inoffensifs, en arriveront à dire du catholicisme ou du progrès ce que Saint-Just disait à propos de la liberté : C’est une rose qui fleurit dans le sang. Du reste, c’est là une manière de voir qui ne date pas d’hier, et M. de Pibrac, le très moral auteur des quatrains, trouvait aussi la Saint-Barthélemy fort de son goût.

Singulière époque, que celle où nous vivons ! On assure que nous sommes en progrès, que l’humanité marche vers le pôle de l’avenir, et cependant il me semble qu’en bien des points nous ne sommes guère plus sages que nos turbulens aïeux de la ligue. Justifier leurs folies et leurs crimes, n’est-ce pas avouer implicitement qu’on les imiterait au besoin ? n’est-ce pas retomber à leur niveau ? C’est à se croire parfois au XVIe siècle. Même impatience de ce qui est, même aspiration vers un avenir nouveau, même confusion dans les croyances politiques ou religieuses, et, comme au temps de la Ménippée, quand l’un veut de la pluie pour ses choux, l’autre veut du soleil pour ses blés.


Histoire de la Formation de la Langue française, par M. J.-J. Ampère. — Depuis le président Fauchet jusqu’à La Tour-d’Auvergne, l’étude des origines et des vicissitudes de notre langue a préoccupé vivement la curiosité des érudits ; mais les philologues n’avaient donné jusqu’à présent que des solutions très incomplètes, et le plus souvent contestables. Dans ses prédilections d’helléniste, Henri Estienne, ce maître prodigieux, ne reconnaissait que la langue grecque comme source légitime et directe du français moderne. Ménage, plus ouvert, admettait le latin comme branche collatérale dans cette généalogie des mots ; mais son horizon, ainsi que le panorama de Rome, était borné par les sept collines. Bullet, pour citer un nom moins connu (car la philologie ne donne pas toujours la gloire), Bullet fit table rase du grec et du latin, et se jeta tête baissée dans le monde celtique, et après une longue pérégrination, il finit par se retrouver au pied de la tour de Babel. Pour les esprits moins aventureux, l’analyse éternelle du fameux serment de Louis-Le-Germanique était le dernier mot de la science. On s’arrêtait comme les voyageurs au cap Nord, ubi deficit orbis. Pourquoi donc, après tant d’essais, aucune œuvre complète n’avait-elle encore été réalisée ? C’est que la critique, la méthode, la connaissance suffisante des langues antiques et modernes, des langues de l’Inde et de l’Europe, ont manqué généralement aux philologues. Heureusement l’Allemagne, qui malgré sa poésie rêveuse, a le génie du rudiment, s’est inquiétée de cette dégradation, et sur le champ tant de fois labouré de la grammaire générale, elle a creusé des sillons profonds ; elle a poussé, comme Alexandre, ses conquêtes jusqu’à l’Indus. La linguistique a fait révolution, et la France a pris part au mouvement. Déjà Raynouard avait parlé de nouvelles voies, mais, avec son tour d’esprit absolu, il n’avait vu que la France du midi et il avait fait servir une admirable science de détails à la défense d’une hypothèse qui n’a guère plus de solidité que les rêveries de Henri Estienne ou de Bullet. Il appartenait à M. Ampère de réhabiliter parmi nous la philologie justement décriée. En suivant dans un vaste travail d’ensemble notre culture littéraire, il a étudié la langue, à travers ses développemens, dans son enfance, sa puberté, son âge mûr, et pour en écrire l’histoire, il n’a point élevé tout système exclusif sur quelques phrases recueillies au hasard sur des monumens d’une date douteuse, sur les lettres à demi effacées d’une inscription runique ; il a vu par lui-même, il a contrôlé par sa propre autorité les textes latins, provençaux, picards ; il a analysé, en comparant les idiomes les plus divers, les principes généraux de la transformation des langues, et il est arrivé de la sorte à poser des principes sûrs, des règles incontestables, qu’il a lui-même rigoureusement respectées.

Dans une introduction rapide, qui est à elle seule un morceau capital et qui résume à grands traits d’immenses lectures, M. Ampère trace l’histoire de notre littérature du moyen-âge, du moment où la langue vulgaire commence à devenir l’instrument actif de la pensée. C’est un curieux spectacle que cette lutte de deux langues, l’une décrépite et l’autre dans l’enfance ; et, tout en suivant avec un vif intérêt les progrès de cet idiome barbare qui deviendra l’admirable organe de Bossuet et de Molière, on ne peut s’empêcher de plaindre cette langue puissante du passé qui a subi tant de dégradations, qui est tombée de Cicéron aux Casuistes, et qui, chassée enfin de la philosophie et de l’histoire, après s’être réfugiée dans l’église, n’a plus trouvé pour asile que le thème et la thèse.

Lorsqu’il arrivé à l’histoire primitive de la langue française, M. Ampère laisse sagement de côté la question tant de fois débattue de l’origine du langage ; il cherche à établir avant tout la filiation et la parenté des idiomes qui ont formé notre vocabulaire et notre syntaxe. Or, quels sont, dans cette syntaxe, les élémens qui dominent ? Sans nul doute les élémens latins ; il en est de même dans le vocabulaire. La langue française est d’origine latine avant tout ; mais l’échange perpétuel des idées entre le peuple, les émigrations, les invasions qui passent, la conquête qui prend racine sur le sol, le commerce qui met en jeu les intérêts, ont apporté tour à tour à cette source première des affluens qui l’ont grossie. La Grèce, qu’on retrouve au berceau de toutes les civilisations de l’Europe antique, avait mis le pied sur la terre gauloise ; la Grèce a donc sa part à réclamer dans nos richesses lexicographiques, mais cette part est bien minime, si l’on s’attache aux mots qui nous ont été légués directement, par l’antiquité, si on retranche tous les emprunts de la science moderne, et tout ce que donne la décadence byzantine par les rapports des croisades et par les relations mercantiles. L’Allemagne peut à bon droit réclamer davantage. M. Dietz a compté dans notre langue plus de mille mots qui sont sans nul doute de provenance germanique, et M. Ampère fait remarquer qu’on retrouve, dans ces radicaux d’outre-Rhin, le cachet âpre et sauvage des mœurs tudesques. Les Allemands, dont la vie s’écoulait dans les joies des combats ou la colère de l’ivresse, nous ont donné un grand nombre de termes de guerre, de mots tristes, et presque toutes les dénominations féodales. C’est ainsi que la civilisation se reflète dans le langage, et en considérant de la sorte la philologie au point de vue de l’histoire, en lui demandant, non-seulement des élémens pour la grammaire, mais des enseignemens sur les mœurs et les institutions, on l’élève à la hauteur d’une science utile et sérieuse. C’est là d’ailleurs le procédé habituel de M. Ampère, qui, tout en sachant donner une large place au détail, agrandit son sujet par des rapprochemens ingénieux, par des vues neuves et philosophiques. La partie du livre qui traite des étymologies est curieuse et attrayante au dernier point, ce que l’on n’attendait pas assurément du sujet. On peut dire que M. Ampère a constitué une véritable méthode dans cette science étymologique qui prête si facilement aux erreurs et qui était tombée auprès des esprits positifs dans un juste discrédit.

Nous regrettons de ne pouvoir suivre ici dans le détail la science vraiment inépuisable de M. Ampère. On lui doit cette justice que peu de livres de notre temps attestent une connaissance aussi sérieuse du sujet, et présentent, sur un thème vieilli, un aussi grand nombre de vues perçantes et nouvelles. Tous les travaux entrepris jusqu’à ce jour sur l’histoire de notre langue n’étaient, à vraiment parler, que des essais, fort savans quelquefois, mais n’embrassant que des points restrictifs de la question, et le plus souvent dénués de méthode et de critique. M. Ampère a enfin donné un livre complet, approfondi, chose rare à notre époque de dispersion, un livre où le détail est traité avec une patience et une exactitude qui peuvent défier Péterson ou Meister, et qui offre de plus ce qui manque souvent aux érudits allemands, l’élévation, et ce qui leur manque toujours, la finesse et l’esprit.


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