Revue littéraire — 30 avril 1841

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REVUE LITTÉRAIRE.

ÉTUDES SUR LES RÉFORMATEURS CONTEMPORAINS,
PAR M. LOUIS REYBAUD.

Destinée sociale, par M. Victor Considérant. — Exposition de la science sociale, par M. de Pompery. — Introduction à l’étude de la science sociale, par M. Paget. — Le Fou du Palais-Royal, par M. Cantagrel. — Publications diverses de l’École sociétaire.

Les siècles agités qui doivent aboutir à quelque grande révolution voient toujours apparaître des utopistes, des prophètes et des sauveurs de toutes nuances. Plusieurs messies couraient le monde un peu avant l’époque où le christianisme détermina une des plus profondes modifications qu’aient subies les sociétés humaines. La crise de transition qui rattache le moyen-âge aux temps modernes produisit de hardis sectaires dont les hérésies dogmatiques cachaient assurément des plans de réforme radicale. De nos jours, les régénérateurs sont plus nombreux que jamais, et leur ambition va souvent jusqu’au délire. Ils ne tendent à rien moins que refondre d’un seul jet la religion, la morale, les lois, les usages, les sentimens, les idées, à substituer, en un mot, une humanité de leur façon à celle qui occupe présentement le globe. Serions-nous à la veille de ces rudes commotions qui font entrer les peuples en des voies nouvelles ? Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’une reconstruction fondamentale, si elle doit avoir lieu, ne sera certes pas le fait des ouvriers que nous avons pu voir à la tâche. Il ne faut pas se dissimuler toutefois que dans cette fièvre d’innovations, dans ces mouvemens maladifs dont nous sommes témoins, dans la facilité avec laquelle des doctrines subversives et incohérentes trouvent des sectateurs, il n’y ait des symptômes graves et affligeans. Il était vraiment utile de les étudier, et M. Louis Reybaud a rendu un service dont les gens sensés lui tiendront compte en publiant sa remarquable appréciation des réformateurs contemporains.

Les lecteurs de la Revue des deux Mondes n’ont pas oublié les intéressantes biographies consacrées aux chefs de trois écoles qui ont éclipsé les autres en ces derniers temps, Saint-Simon, Charles Fourier, Robert Owen. Précédée d’une introduction qui expose l’origine et l’enchaînement des utopies antérieures, résumée par une réfutation vigoureuse des vieux sophismes que les novateurs ne se lassent pas de rajeunir, enrichie de pièces piquantes et de recherches bibliographiques sur les travaux des socialistes, la trilogie historique présentée par M. Reybaud est devenue un livre complet[1] : c’est une idée habilement distribuée dans un bon cadre, circonstance à noter aujourd’hui que le sentiment des proportions est si rare dans les compositions littéraires. Je ne puis mieux faire apprécier les difficultés de la tâche que M. Reybaud a choisie, qu’en transcrivant quelques lignes de son avant-propos : « Les hommes, dit-il, que nous avons nommés socialistes, en empruntant ce mot à l’Angleterre pour en user avec discrétion, ces hommes ont un cachet particulier qui ne permet pas de les classer et de les confondre dans une catégorie consacrée. Ils n’aspirent pas à une seule science, mais à toutes. La vie actuelle et la vie future ; Dieu et l’homme, la terre et le ciel, tout est de leur domaine. Ils parcourent le cercle entier de nos relations, et sont à la fois philosophes, législateurs, révélateurs religieux, organisateurs politiques et industriels, moralistes, philantropes et économistes. » Il n’est pas nécessaire de faire ressortir tout ce que l’étude des caractères de cette trempe peut offrir d’intérêt. On comprendra aussi le sentiment de discrétion qui m’empêche d’insister sur le mérite et le légitime succès d’une œuvre publiée en grande partie dans cette Revue. Je dirai seulement, et sans crainte d’être désavoué, que M. Reybaud a déployé tout à coup une intelligence des grands problèmes moraux et économiques, une aptitude à la discussion, et des qualités littéraires qui ont marqué son rang parmi les écrivains vraiment distingués de nos jours.

Les Études déjà connues de nos lecteurs ont mis en relief personnellement les réformateurs contemporains. L’analyse des conclusions qui couronnent le livre va nous conduire à un examen comparé des théories et à une appréciation de quelques ouvrages émanés de l’école fouriériste. Je crois juste, avant tout, d’établir nettement un fait sur lequel la narration de M. Reybaud glisse trop légèrement : c’est que Henri, duc de Saint-Simon, ne doit pas encourir la responsabilité des doctrines professées en son nom par une secte devenue célèbre. Saint-simon, penseur profond, philosophe sincèrement religieux, croyait que le christianise avait été détourné de ses voies et réduit à l’impuissance par des directeurs inintelligens ou corrompus. Le temps était venu, disait-il, de lui rendre la vitalité, en réalisant politiquement cette parole évangélique : « Aimez-vous les uns les autres, » c’est-à-dire en appliquant tous les efforts sociaux à l’amélioration du sort matériel des classes souffrantes. Les moyens proposés par le réformateur étaient un grand déploiement d’activité industrielle, un classement judicieux des travailleurs, une répartition plus équitable des profits, et enfin le contrôle d’un pouvoir hiérarchique dans le genre de celui qui fonctionnait avec tant d’énergie pendant les beaux siècles de l’église. Sans m’expliquer présentement sur la valeur pratique de cette combinaison, je ferai remarquer qu’elle n’était pas subversive de la morale religieuse, qu’il n’entra jamais dans la pensée du duc de Saint-Simon de se donner comme un nouveau Messie, et qu’au contraire l’ouvrage qu’il écrivit à son lit de mort, la dernière formule de sa théorie politique, peut être considérée comme une adhésion sincère au dogme fondamental du christianisme. Qu’il soit donc bien entendu que Saint-Simon est toujours hors de cause quand on fait le procès de ceux qui ont usurpé son nom et dénaturé ses principes en essayant de féconder ses idées.

Le grand but généralement avoué par les novateurs est l’émancipation des goûts sensuels, la réhabilitation de la chair, opprimée, disent-ils, par le spiritualisme chrétien. Le christianisme, dont le nom intervient aujourd’hui à tout propos, constitue une grande et mystérieuse science qu’on prend trop rarement la peine d’approfondir. M. Reybaud cède lui-même à un préjugé lorsque, frappé de la conformité des idées de Saint-Simon avec la loi évangélique, et cherchant à se rendre compte de la différence qui peut exister entre les deux doctrines, il ajoute que le christianisme prescrit l’abnégation et la privation, tandis que Saint-Simon conclut à la satisfaction et à la jouissance. Il y aurait en effet lieu à protester contre une loi qui ordonnerait d’une manière absolue la mortification et la souffrance. Le détachement des biens terrestres, la résignation dans les maux, la résistance aux entraînemens de la passion, sont des lieux communs de morale dont les docteurs chrétiens, je l’avoue, ont particulièrement abusé. Mais il ne faut pas chercher le christianisme dans les écrits souvent désavoués des mystiques ou de quelques prêtres ignorans. Il faut l’étudier sévèrement dans les actes des conciles et dans l’histoire, et là on voit que le christianisme, loin de faire une loi de la contrainte douloureuse, a lutté pendant les treize siècles de son existence active pour l’amélioration matérielle du sort des peuples, qu’il a anathématisé plusieurs sectes qui s’imposaient la misère et la privation sous prétexte de pauvreté évangélique ; qu’enfin à aucune époque on n’a exclu de la communion chrétienne ceux qui jouissaient convenablement d’un bien-être honnêtement acquis.

Cette prétendue nécessité d’affranchir la chair et de rendre l’essor aux instincts comprimés, est donc au fond la pensée génératrice des utopies contemporaines. C’est pour que chacun puisse assouvir ses appétits sensuels, et réaliser les jouissances de ses rêves, que les saint-simoniens combinent leur féodalité industrielle. Le principe d’éducation, aussi vieux que le monde, qui tend à féconder les bons instincts et à réformer les instincts réputés mauvais, est une erreur, suivant Fourier ; c’est le vrai péché originel qui a déchaîne sur l’humanité le crime et la misère. Combiner les sociétés de telle façon que toutes les cupidités obtiennent satisfaction pleine et entière, telle est la grande découverte que Fourier se flatte d’avoir faite, et dont ses nombreux disciples poursuivent ardemment la réalisation. L’homme, dit à son tour M. Owen, n’est ni bon ni méchant par nature ; la condition où il prend naissance, l’éducation qu’il reçoit, les influences qu’il subit, déterminent en lui des penchans qui deviennent irrésistibles. Il est donc absurde et odieux de le rendre responsable de ses actes ; les châtimens et le mépris sont des injustices, de même que les distinctions et les récompenses sont des abus ; tous les hommes, égaux en moralité et en valeur personnelle, apportent en naissant des droits égaux ; la conclusion pratique de cette doctrine est le communisme, c’est-à-dire la mise en commun et le partage égal de tous les biens et avantages de ce monde.

Je le répéterai : malgré les dénégations obstinées et inconcevables des novateurs, la conséquence fatale de ces diverses théories est le renversement des deux institutions sans lesquelles nous ne concevons plus aujourd’hui l’existence des sociétés, le mariage et la propriété : le mariage, qui contrarie les entraînemens sensuels ; la propriété individuelle, qui est pour chacun la mesure des jouissances auxquelles il peut prétendre. Les régénérateurs, je le sais, n’aiment pas qu’on transporte la discussion sur ce terrain ; ils s’y trouvent mal à l’aise. Les plus candides se font illusion de bonne foi, et se paient de sophismes pour se persuader à eux-mêmes qu’ils ne portent pas atteinte aux principes tutélaires. Les esprits pénétrans et trop énergiques pour reculer devant les conclusions évitent cependant de les formuler, et se retranchent dans une réserve commandée, disent-ils, par les préjugés de la foule. Cette politique est prudente, sinon généreuse. L’expérience en a déjà été faite : la reconstitution de la famille et de la propriété est l’épreuve définitive dans laquelle ont échoué toutes les théories aventureuses qui promettaient le renouvellement de l’ordre social. On peut s’en convaincre en parcourant cette galerie de portraits qui, sous la main habile de M. Reybaud, sont devenus des tableaux d’histoire

Lorsque les doctrines saint-simoniennes firent explosion, il y eut, dans le public un mouvement de curiosité sympathique. Il était difficile de ne pas s’intéresser à des hommes qui se présentaient avec la double séduction de la jeunesse et du talent, sacrifiaient à leur foi les avantages du présent ou les promesses de l’avenir, bravaient le martyre du ridicule pour faire triompher une doctrine ainsi résumée : amélioration du sort physique, moral et intellectuel de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. Il se trouva heureusement des esprits sévères pour rappeler que l’intention ne justifie pas toujours les moyens. Un cri d’alarme retentit jusqu’au sein de l’assemblée nationale, où les Saint-Simoniens furent accusés de prêcher la communauté des biens et la communauté des femmes. Sous le poids de cette dénonciation, les chefs de la réforme éprouvent le malaise que cause une flétrissure. Ils ont hâte de protester contre le projet qu’on leur attribue : leur intention, disent-ils dans un manifeste, n’est pas d’abolir la propriété, mais seulement de modifier les moyens par lesquels elle se transmet ; et quant au mariage, au lieu de le répudier, ils prétendent le réhabiliter en préparant une union plus vive et plus sincère entre les époux. Cette réponse évasive n’était qu’un palliatif pour calmer les inquiétudes de la foule ; mais elle n’était pas une solution qu’on pût offrir à la foi des adeptes. La controverse s’établit donc au sein du collége saint-simonien sur la grande question de l’affranchissement de la femme, et le seul résultat de la discussion est une rupture entre les deux chefs de l’école, M. Bazard et M. Enfantin. Ce dernier déploie toute sa puissance de fascination, toute la subtilité de son esprit pour éviter les explications positives, pour assoupir les scrupules et atténuer le mauvais effet des dissidences. Un jour enfin, à cette demande formulée nettement par M. Olinde Rodrigue : Tout enfant pourra-t-il, dans la société saint-simonienne, reconnaître et nommer son père ? M. Enfantin oublie sa réserve jusqu’à répondre que la femme seule devait être appelée à se prononcer en cette grave question. Aussitôt le scandale fait éclat, et des défections nombreuses entraînent la déroute complète du saint-simonisme.

L’expérience n’est pas moins fatale à la doctrine d’Owen. Chef d’un vaste établissement industriel, le réformateur anglais achète au prix de sa fortune la confiance de ses ouvriers, il combat leurs mauvais penchans avec la persévérance la plus ingénieuse, établit des écoles pour l’enfance, des secours pour les infirmités, des récréations après le travail, associe chaque ménage au bénéfice d’une économie bien entendue, élève enfin les ames qu’il dirige à ces sentimens de sérénité et de douce expansion auxquels dispose le bien-être. Cette merveilleuse transformation séduit un instant la société anglaise : on ne daigne pas voir qu’elle est l’œuvre de la patience, du zèle affectueux, du désintéressement, en un mot des vertus évangéliques contre lesquelles le réformateur s’élève si ridiculement dans ses écrits. On ne remarque pas que le beau résultat obtenu par M. Owen est moins favorable à sa propre théorie qu’à l’ancien état de choses, puisqu’il y a à New-Lanark, non pas une communauté réelle, mais un capitaliste et des salariés, un entrepreneur désintéressé et des ouvriers laborieux. Par une illusion fort excusable, le philantrope anglais ne voit dans la colonisation de New-Lanark qu’une tentative préparatoire, et il se promet des merveilles d’une réalisation pleine et entière de ses principes. Il se rend en Amérique pour y fonder, à ses risques et périls, un établissement où doit régner l’égalité parfaite et la communauté absolue. Un programme aussi séduisant ne manque pas son effet, et le réformateur voit accourir à lui cette partie maladive des populations que M. Reybaud a vivement caractérisée, « les ames enthousiastes et mobiles, les existences déclassées et suspectes, qui s’agitent toujours à l’entour de la nouveauté. » Cette fois encore, les qualités sympathiques de M. Owen exercent une certaine influence, et pourtant le miracle annoncé reste imparfait : le régime de la communauté ne peut s’établir franchement, et le mouvement s’arrête faute de ressorts dans cette étrange association, à laquelle on avait enlevé le mobile ordinaire, l’intérêt personnel, sans le remplacer par un autre principe d’action puisé dans les sentimens religieux.

L’école fondée par Fourier n’a pas encore subi l’épreuve de la réalisation. Elle a vu les naufrages des saint-simoniens et des owenistes, et elle manœuvre pour éviter le double écueil contre lequel viennent échouer ordinairement les novateurs. Elle s’épuise en démonstrations pour établir que la propriété est respectée dans le phalanstère, puisque, suivant le vœu du maître, les bénéfices réalisés en commun sont attribués au capital, au travail et au talent, et que tout propriétaire doit recevoir un dividende proportionné à l’étendue et à la valeur des terres par lui engagées dans l’exploitation. M. Paget va même jusqu’à affirmer que, quoique les terres ainsi concédées dussent être cultivées dans l’intérêt général, le propriétaire en titre ne serait pas privé du plaisir qu’on trouve à faire valoir son domaine, à y exécuter des travaux de toutes sortes et de capricieux changemens ; qu’au contraire, « il jouira à ce sujet d’un essor vingt fois plus libre et plus complet que dans notre état actuel de morcellement où il éprouve toujours de nombreuses contrariétés[2]. » J’ai peine, je l’avoue, à saisir cette explication : j’ai de même cherché vainement à comprendre à quoi servirait le capital mobilisé dans cette association où le salaire serait aboli, où chacun serait rétribué par sa participation aux avantages de la communauté, où nul ne prêterait ses services à autrui qu’autant qu’il s’y trouverait poussé par l’effet de l’attraction passionnée ? Ne pourrait-il pas arriver que le capitaliste peu attrayant ne trouvât pas à se faire servir, tandis que son voisin, sans capital, recevrait les soins empressés des pages et des pagesses[3] ? Il y a là une difficulté que je ne chercherai pas même à éclaircir : la constitution de la propriété ne peut être appréciée que relativement à celle de la famille. Or, quelle sera la loi du mariage dans le nouveau monde rêvé par Fourier ?

Une doctrine qui pose en axiome la légitimité des désirs, qui déclare que les misères humaines n’ont pas d’autre cause que la lutte engagée par les moralistes entre la passion et le devoir, une telle doctrine ne peut guère se concilier avec ce qu’on appelle dans l’école le mariage exclusif. Fourier, plein de cette conviction fiévreuse qui touche à la monomanie, n’était pas homme à s’effaroucher des conséquences. Suivons-le donc dans ces régions fantastiques où il se plaisait à vivre ; renonçons, s’il le faut, à cette réserve de langage qui est pour le civilisé[4] un indice du respect de soi-même, tâchons de connaître enfin la loi du mariage dans la septième période de la vie humanitaire[5], période où le mécanisme sociétaire commence à fonctionner, et qui pourtant ne doit être pour le genre humain que l’aurore du bonheur. C’est Fourier qui parle[6] et nous fait les honneurs de son nouveau monde :

« La liberté amoureuse commence à naître, et transforme en vertus la plupart de nos vices, comme elle transforme en vices la plupart de nos gentillesses. On en établit divers grades dans les liaisons amoureuses ; les trois principaux sont : 1o  les favoris et favorites en titre, 2o  les géniteurs et génitrices, 3o  les époux et les épouses. Les derniers doivent avoir au moins deux enfans l’un de l’autre, les seconds n’en ont qu’un, les premiers n’en ont pas. Ces titres donnent aux conjoints des droits progressifs sur une portion de l’héritage respectif. Une femme peut avoir à la fois, 1o  un époux dont elle a deux enfans, 2o  un géniteur dont elle n’a qu’un enfant, 3o  un favori qui a vécu avec elle et conserve le titre. Plus de simples possesseurs qui ne sont rien devant la loi. Cette gradation de titres établit une grande courtoisie et une grande fidélité aux engagemens. Une femme peut refuser le titre de géniteur à un favori dont elle est enceinte ; elle peut aussi, dans un cas de mécontentement, refuser à ces divers hommes le titre supérieur auquel ils aspirent. Les hommes en agissent de même avec leurs diverses femmes. Cette méthode prévient complètement l’hypocrisie dont le mariage est la source… Enfin les titres conjugaux ne s’acquièrent que sur des épreuves suffisantes, et, n’étant pas exclusifs, ils ne deviennent pour les conjoints que des appâts de courtoisie et non des moyens de persécution. »

Les continuateurs de Fourier ont-ils adopté ce singulier code conjugal, ou bien, s’ils le désavouent, par quelle combinaison l’ont-ils remplacé ? La lecture des nombreuses publications de l’école sociétaire ne répond pas à cette question d’une manière décisive. Mme Gatti de Gamond a la prétention de concilier le régime harmonien avec la morale consacrée, et rêve un phalanstère où doit régner une régularité monacale. Les désordres qui affligent notre société, dit-elle, n’ayant pas ordinairement d’autre cause que la misère, seront bannis d’un monde où l’aisance deviendra si générale, que chacun pourra placer légitimement ses affections sans descendre à des calculs d’intérêt. Mais on assure que Mme Gatti de Gamond est aujourd’hui à la tête d’une petite église puritaine, en dissidence avec le centre principal de la propagande. Quant aux docteurs de la grande église, ils sont d’une réserve assez suspecte sur tout ce qui se rapporte aux liens de famille. M. Paget, dont l’esprit lucide et la parole sincère ne consentiraient pas à obscurcir les problèmes pour en cacher les difficultés, se retranche dans un silence absolu, M. de Pompery proteste de son respect pour les sentimens de famille, et repousse énergiquement le soupçon d’immoralité qui poursuit les fouriéristes. On jugera ce que vaut au fond sa profession de foi que je vais transcrire, par les mots qu’il a lui-même soulignés. « De ce que nous légitimons les passions, il n’en faut pas conclure à l’étourdie que nous légitimons leurs excès, et que nous ne reconnaissons pas la nécessité présente de la contrainte physique, de la contrainte morale et de la contrainte religieuse… Nous maudissons les excès de la passion, tant qu’une organisation supérieure de la société à laquelle nous travaillons de tous nos efforts n’en permettra pas l’essor juste, complet, normal et équilibré. C’est alors seulement que l’homme sera LIBRE et franc de tous liens[7]. » Dans les dialoguesM. Cantagrel a gaspillé beaucoup de verve et d’esprit, le fou du Palais-Royal parle assez souvent de ménage, mais de mariage point. On interroge enfin l’écrivain que M. Cantagrel a appelé dans le livre cité plus haut, le saint Paul de la nouvelle religion, et on n’obtient pas un seul mot de M. Considérant en réponse à la question sur laquelle un débat franc et précis aurait dû préalablement s’établir ; à la dernière page seulement on note[8], et en forme de post-scriptum, les lignes que je vais rapporter : « On appelle équilibres majeurs ceux qui sont tirés du jeu des deux passions d’ordre majeur, amitié et ambition, et qui sont relatifs surtout à l’ordonnance et à la hiérarchie des intérêts industriels. Les équilibres mineurs sont ceux que fournissent les deux affectives mineures, amour et famille. Ces derniers équilibres ne pouvant être établis d’emblée au début de l’harmonie, parce qu’ils reposent sur des mœurs loyales et autres dispositions inconnues aux civilisés, dispositions qui ne viendront que comme conséquences de l’organisation régulière et sériaire des affaires du mode majeur, nous nous abstiendrons d’en parler ici. Du reste, les principes généraux de ces équilibres sont les mêmes que ceux qui concernent le majeur. Nous renvoyons leur étude à l’ouvrage où nous traiterons les questions de haute harmonie. » Ainsi l’école sociétaire ne daigne pas encore nous révéler les sublimités qu’elle nous prépare : nous sommes trop intelligens pour les saisir, trop déloyaux pour les accepter ! ne serait-ce pas plutôt que la doctrine n’ose pas s’avouer, ou bien qu’elle ne se comprend pas elle-même ?

S’il était nécessaire de démontrer que la métaphysique n’est pas une science vaine, il suffirait de rappeler l’exemple du fouriérisme. Une seule erreur de métaphysique détermine dans la pratique les plus déplorables aberrations. Toutes celles des phalanstériens découlent de ces six mots qu’ils ont fait graver sur la tombe de leur maître : « Les attractions sont proportionnelles aux destinées. » Le commentaire de cette formule, par M. de Pompery, est la critique la plus maligne qu’on en puisse faire. « Tout être, dit-il[9], homme, plante, animal ou globe, a reçu une somme de forces en rapport avec sa mission dans l’ordre universel. » Ainsi les forces libres et actives de l’ame humaine sont assimilées aux forces esclaves et passives de la nature inanimée ! Hommes, animaux, plantes et corps célestes, étant assujettis à une loi fatale, on a tiré cette conclusion : puisque les astres s’attirent, les hommes doivent également s’attirer ; pourquoi se fatiguer à peser la moralité des actions, réglementer la propriété et le mariage. ? Qu’on mette les hommes en des conditions convenables d’attraction, et l’harmonie s’établira nécessairement sur la terre, de même qu’elle existe déjà dans les cieux. Persuadé que l’attraction est une loi providentielle à laquelle tous les êtres créés doivent obéir mécaniquement, on est arrivé tout naturellement à légitimer les passions humaines dont le libre essor est la condition de l’équilibre universel. Cet aveuglement, tout étrange qu’il est, devient pour les phalanstériens une sorte de justification. Il explique comment des hommes honnêtes, je n’en doute pas, et consciencieux, se vouent à la propagation d’une erreur des plus funestes ; il fait comprendre leur colère naïve au reproche d’immoralité. Leur optimisme est très sincère, je le veux croire, lorsqu’ils affirment qu’une liberté illimitée ne saurait produire le mal. Assurer que l’homme en état d’attraction peut s’égarer ne les choque pas moins que si on avançait que les planètes peuvent sortir de leur voie et courir capricieusement dans l’espace. L’homme harmonien, au contraire, sera beaucoup plus moral qu’auparavant, puisqu’il concourra à l’accomplissement de la volonté divine. « Il faut croire, s’est-on dit, que Dieu fait bien tout ce qu’il fait ; donc que l’homme ou ses passions sont bonnes, puisque les passions sont les forces qui le constituent. » Qu’on ne m’accuse pas de prêter à des adversaires une argumentation déraisonnable ; j’ai cité les propres paroles de M. de Pompery[10].

Ce n’est pas sans embarras qu’on se trouve forcé de rappeler à des hommes graves ce qu’ils savaient fort bien lorsqu’ils avaient seize ans et qu’ils étaient écoliers. Les passions et les instincts que Dieu a donnés à l’homme ne sont par essence ni bons ni mauvais ; ce sont seulement des ressorts au moyen desquels l’homme manifeste sa liberté, use ou abuse, fait le bien ou le mal relativement à la loi qui lui a été enseignée, et aux lumières morales qui sont en lui. Prescrire l’amortissement complet des passions serait une ineptie que jamais aucune religion n’a commise ; renoncer à les diriger dans leurs écarts serait une extravagance non moins choquante et beaucoup plus dangereuse. Il y a pour l’ame comme pour les organes corporels un état sain et un dérèglement qui constitue l’état morbide. Dans son tableau du système passionnel tracé d’après Fourier, M. Considérant admet douze passions fondamentales qui sont par elles-mêmes fort innocentes ; mais que ces mêmes passions soient excitées, et elles se changeront en vices. Le désir légitime d’assurer son bien-être touche à l’avarice ; l’ambition effrénée ne sera plus qu’un odieux despotisme ; l’amour immodéré se dégradera jusqu’à la débauche ou deviendra en s’aigrissant de la jalousie, de la haine[11]. Se maintenir autant que possible à l’état sain, telle fut en tout temps l’étude des sages, et la morale n’est pas autre chose qu’une sorte d’hygiène appropriée à ce but. Imaginer un ordre de choses dans lequel les mouvemens de l’ame ne seront jamais désordonnés, affirmer que les passions ne tomberont jamais à l’état maladif, c’est soutenir une prétention aussi insensée que serait celle d’abolir les maladies et les infirmités corporelles.

Tel est pourtant le principe générateur du système phalanstérien. Les passions, ose-t-on nous dire, ne deviennent des vices dans le monde civilisé que parce qu’elles sont contrariées. Mais il en sera tout autrement dans un monde où chacun s’adonnera à l’occupation de son goût et changera de travail vingt fois par jour s’il a le goût du caprice, où nul individu ne sentira les atteintes du besoin, où nulle cupidité ne sera limitée, nul amour-propre humilié. Je ne puis comprendre, je l’avoue, une combinaison assez parfaite pour réaliser ces merveilles. Vous supprimez le mariage exclusif ; mais tous les désirs seront-ils nécessairement en correspondance ? La femme qui voudra reprendre sa liberté n’excitera-t-elle jamais la colère de son mari ? et le mari volage ne froissera-t-il plus la femme aimante ? Ne verra-t-on jamais les perfidies, les rivalités entre les prétendans ? Y aura-t-il attraction aussi vive pour la vieillesse et la laideur que pour la jeunesse et la beauté ? Comment empêchera-t-on les jalousies entre les maris de divers grades, entre les femmes inégales en droits, entre les enfans issus de ces accouplemens croisés ? Dans l’ordre des intérêts matériels, mêmes difficultés. On admet le capital transmissible et représenté par des actions, mais a-t-on prévu le cas où un capitaliste astucieux et rapace accaparerait presque toutes les valeurs représentatives d’un phalanstère ? La fortune qu’on daigne lui laisser ne serait qu’une dérision, si elle ne lui procurait pas quelques avantages interdits aux autres ; et s’il fait sentir quelque supériorité, n’excitera-t-il jamais l’envie ? Le jour où un seul de nos vices aura fait irruption dans un phalanstère, il ouvrira la porte à toutes les misères de l’état civilisé, et alors qu’adviendra-t-il de cette harmonie où le devoir, le dévouement sont systématiquement proscrits, où n’existe aucun moyen de contrainte matérielle ? Aux objections de ce genre, qu’on pourrait multiplier à l’infini, les disciples de Fourier opposent une réponse qui tranche le débat. Ils nous disent : Vous intervenez dans notre monde, civilisés que vous êtes, avec les préjugés et la corruption du vôtre. Vous oubliez que l’effet du régime sociétaire sera de changer complètement le milieu où s’exerce l’activité humaine, et que de nouvelles influences modifieront essentiellement l’humanité elle-même.

Je retournerai contre vous cet argument et je vous dirai : Lorsque vous vivez par l’imagination dans vos phalanstères, et que vous y fontionnez vous-mêmes comme un des rouages du mécanisme général, vous ne vous sentez pas portés à faire abus d’une liberté sans contrepoids. Vous ne craignez pas de décheoir jusqu’à certains dérèglemens ; votre conduite antérieure et vos sentimens éprouvés vous en assurent. Mais vous êtes dupes d’une étrange illusion. Ne voyez-vous pas que vous entrez aujourd’hui dans le phalanstère avec un ensemble de sentimens et d’idées qui sont précisément votre sauve-garde ; que malgré votre révolte, vous êtes encore sous l’empire d’une loi morale qui vous a pénétrés et qui vous gouverne à votre insu ? la langue que vous parlez, et qui commande une certaine retenue à votre esprit, les convenances que vous subissez, les mouvemens généreux qui vous sont habituels, vos sympathies pour les actes louables, vos répugnances pour d’autres actes réputés malhonnêtes, mille influences inaperçues, quoique de tous les instans, ont agi sur vous dans l’état social, et ont enrichi votre nature. Votre éducation, pour tout dire en un mot, vous préserve des conséquences de vos doctrines ; cette civilisation que vous calomniez avec tant d’amertume, vous garantit contre le désordre de vos propres idées. Vous lui devez, non pas seulement votre tendance morale, mais votre constitution physique. Si vous avez l’honneur d’appartenir à une race qui domine les autres ; si vous possédez cette ampleur de facultés, dont vos écarts même sont la preuve, ce n’est pas là un simple effet du hasard. Il a fallu qu’avant vous des générations fortes et naïves s’inclinassent sous le joug des principes sévères, sachez-le bien, et sachez aussi qu’en rejetant aujourd’hui ces principes, vous reniez le plus pur du sang de vos pères.

J’admettrai donc qu’un phalanstère fondé présentement, avec des hommes imbus de l’éducation sociale, pourrait fonctionner avec régularité et décence. Mais qu’arrivera-t-il lorsque apparaîtront des générations dégagées de tout frein, et élevées dans cette conviction, que la seule faute possible serait de résister à l’impulsion du désir ? J’entends les fouriéristes s’écrier qu’alors seulement commencera l’âge d’or promis à l’humanité ; alors l’attraction passionnée, ne rencontrant plus d’obstacles, produira l’harmonie universelle ; l’équilibre sera si parfaitement établi, que les écarts deviendront impossibles, que le mal n’existera plus sur la terre ! Certes, si la formule de Fourier devait enfanter tant de belles choses, ce serait trop peu que de le placer sur la ligne de Newton, comme font ses disciples : il serait plus qu’un homme et mériterait des autels. En effet, le philosophe anglais n’a pas inventé ; il a observé et raconté ce qui était avant lui. Fourier, au contraire, est créateur : il indique ce qui doit être, ce qui sera. Ici une objection se présente. S’il a été dans l’intention de Dieu, comme on nous le dit, que les hommes fussent nécessairement bons et heureux, pourquoi sont-ils devenus malheureux et méchans ? Si l’équilibre des passions est une loi divine et humanitaire, pourquoi les passions ne se sont-elles pas attirées mécaniquement dès l’origine ? L’harmonie ne pouvait s’établir que dans un milieu convenablement disposé ; je l’accorde ; mais je ne puis comprendre pourquoi Dieu, qui, assure-t-on, n’a pu vouloir que le bonheur des hommes, n’a pas créé sur-le-champ le milieu favorable ? Il n’a pas attendu Newton pour ordonner l’attraction sidérale : avait-il besoin de Fourier pour combiner l’attraction passionnée ?

La genèse des phalanstériens essaie de résoudre cette difficulté : « Dans la première période du monde appelée Édénisme, dit M. Considérant, la propriété territoriale individuelle n’existe pas ; les amours ne sont pas enchaînés par des convenances sociales et des préjugés ; la surabondance des richesses naturelles sur les besoins prévient les luttes d’intérêts[12]. » Toutefois l’harmonien n’était pas encore réalisable, parce que les ressources matérielles se trouvaient insuffisantes. La pénurie se fait donc sentir chez les peuples de la première période, et aussitôt « l’égoïsme surgit, la société se dissout….. l’affection de famille survit seule au naufrage de toutes les autres affections : elle devient base étroite et exclusive de la société. Voilà l’inauguration du ménage en couple, et de ce jour l’humanité entre dans l’incohérence par la sauvagerie[13] » Après s’être débattu dans la sauvagerie, le genre humain arrive, par le patriarcat et la barbarie, à la civilisation, état présent des sociétés. C’est pendant ces périodes douloureuses qu’on commence à fausser le jeu des passions, à enchaîner l’essor du désir. Il était nécessaire, dit M. Considérant, que l’humanité passât par une crise pour conquérir des instrumens de force et de puissance ; « l’enfantement des arts, des sciences et de l’industrie s’opère pendant des périodes incohérentes qui ne peuvent produire ni le bonheur ni l’harmonie, puisqu’elles ont pour mission de créer cette industrie et ces sciences qui en sont les moyens et les matériaux[14]. » Maintenant que l’effort des siècles a créé les élémens d’une abondance assez grande pour assouvir le genre humain, il faut passer par une période transitoire appelée garantisme, pour réaliser le mécanisme phalanstérien qui doit concilier la liberté de la pure nature avec les raffinemens de l’extrême civilisation ! Il y a du vrai dans cette théorie. Il est évident que le premier âge, où la passion ne connaissait pas de frein, eût été impuissant à se perpétuer ; que c’est seulement dans des conditions de lutte, et en vertu d’un effet moral, que les intelligences ont commencé à fleurir, qu’on a fait toutes ces merveilleuse découvertes qui ont amélioré le sort de l’homme. Jusqu’ici on peut s’accorder. Mais admirez la conclusion. Il faut aujourd’hui que l’humanité se hâte d’abandonner le régime moral auquel elle doit toutes ses conquêtes, pour rentrer sous celui dont la stérilité a été tristement éprouvée. Voilà comme on raisonne assez ordinairement dans le fouriérisme.

La pierre de touche qui sert à éprouver les promesses dorées des novateurs est le sentiment moral ; toute doctrine qui le choque n’a pas d’avenir. Je ne reconnaîtrai avec M. Reybaud, dont l’impartialité touche à l’indulgence, que les travaux des utopistes contemporains n’ont pas été sans utilité. Leur sympathie pour les classes souffrantes, les misères qu’ils ont dévoilées, ont fait sentir, même aux cœurs égoïstes, la nécessité de faire descendre le bien-être dans les rangs inférieurs et trop souvent sacrifiés des populations ; ils ont développé l’émulation industrielle. Saint-Simon a proclamé le respect de l’autorité et les avantages de la subordination. Owen, apôtre d’une égalité impossible et d’une tolérance périlleuse, a donné par compensation de nobles exemples. Fourier a certainement avancé la solution du problème qui est à l’ordre du jour, la théorie de l’association qui doit remédier aux abus du morcellement et de la concurrence. D’autres points de détail, indiqués par M. Reybaud, pénétreront avec le temps dans nos mœurs et dans nos lois ; ce sont là d’incontestables services, et pourtant les écoles auxquelles on en est redevable sont tombées ou tomberont. C’est qu’elles blessent ce mystérieux instinct du bien et du convenable qui se trouve au fond des populations européennes ; c’est qu’on n’a pu s’intéresser à des réformes économiques dont le succès eut coïncidé avec un déplorable abaissement moral.

Pour une des trois sectes que nous avons vu naître, le livre de M. Reybaud est déjà de l’histoire ancienne. La comédie saint-simonienne a eu le dénouement que chacun sait. Avec le costume apostolique, les acteurs ont quitté l’allure théâtrale, le ton dogmatique, le regard inspiré. Seulement les principes émis par Saint-Simon, sur l’urgence de restituer au catholicisme des moyens d’action appropriés à l’état des sociétés modernes, ont engagé quelques esprits solides dans un ordre d’idées et de recherches, qui peut-être un jour auront du retentissement. Des trois socialistes contemporains, M. Robert Owen est le seul vivant ; si l’on comptait au nombre de ses disciples tous ceux qui professent la doctrine sauvage du communisme, ceux qui croient que tous les bimanes ont des droits égaux aux biens de ce monde, abstraction faite de leur valeur individuelle, le réformateur anglais disposerait d’une clientelle malheureusement nombreuse. Mais M. Owen est un expérimentateur plutôt qu’un théoricien ; sa doctrine, qui se réduit à nier l’empire de la religion et des lois, a si peu de consistance, qu’on hésite à le considérer comme chef d’école. L’influence qu’il conserve sur la classe ouvrière, il la doit à ses antécédens généreux, à son caractère sympathique ; le plus convaincu de ses admirateurs, c’est lui-même, à n’en pas douter. Dans un manifeste, publié l’année dernière, et traduit par M. Reybaud, l’inventeur du système de religion et de société rationnelles, c’est ainsi qu’il se qualifie, parle avec une rare complaisance de son dévouement, de ses lumières, de ses succès et de ses divers écrits, et notamment du Nouveau Monde moral, « livre qui manquait au genre humain. » Il y a un an environ que M. Owen sollicita et obtint du ministère anglais la faveur d’être admis en présence de la reine. Cette présentation officielle d’un homme qui se fait honneur de professer le renversement des lois divines et humaines, fut dans le parlement l’objet d’un blâme auquel le manifeste répond ainsi : « Un mot maintenant sur ma présentation à sa majesté la reine. Je le demande, qui d’entre nous trois a été le plus honoré de cette visite ? ou d’un homme de près de soixante-dix ans, qui a employé plus d’un demi-siècle à acquérir une rare sagesse, avec la seule pensée de l’appliquer aux créatures souffrantes, et qui, pour arriver à la réalisation de ses desseins, s’est assujetti à s’habiller comme un singe, et à fléchir le genou devant une jeune fille charmante sans doute, mais sans expérience ; ou bien d’un ministre qui engagea ce vieillard à subir ces formes de l’étiquette et qui ensuite, dans un discours plein d’absurdités, désavoua presque un acte dont il était le promoteur, un acte qui, quelque jour peut-être, comptera comme le fait le meilleur et le plus important de son administration ; ou bien enfin de la jeune fille devant laquelle un septuagénaire a plié le genou ? Quant à moi, je ne tiens point à honneur d’avoir été présenté à aucun être humain, quel qu’il soit. » Malgré la haute opinion que le philantrope anglais a de lui-même, et qu’il exprime avec cette candeur qui la ferait pardonner, tout porte à croire qu’il ne laissera pas après lui des traces durables.

Quant à la doctrine de Fourier, elle est présentement l’objet d’une propagande très active. M. de Pompery nous apprend que la science sociale est crue et acceptée aujourd’hui par quelques milliers d’intelligences ; qu’indépendamment des deux recueils périodiques dont elle dispose à Paris, elle aura bientôt une feuille quotidienne ; qu’elle a pour organes, dans les départements, huit journaux accrédités ; que d’autres journaux, à Londres, à New York, à Madrid et à Lisbonne, reçoivent ses inspirations ; qu’enfin, avant peu, une expérience pratique sera tentée dans le Portugal. Des démarches très actives, dit-on ; sont faites en France pour appliquer à une grande exploitation la théorie sociétaire ; enfin les journaux annonçaient, il y a peu de jours, que trois cents familles de Bordeaux partaient pour l’Amérique, avec l’intention d’y fonder un phalanstère.

Les livres consacrés à la propagation de l’harmonie annoncent en général cette chaleur d’ame qui, bien dirigée, fait éclore le talent et l’alimente. Je reprocherai aux phalanstériens d’abuser de la liberté accordée aux novateurs de produire parfois des mots nouveaux. La sévérité et les répugnances de la langue commune offrent un moyen de contrôle dont chacun a besoin pour apprécier la justesse de son esprit : on doit se défier des idées qui ne peuvent pas être exprimées par le vocabulaire qui suffit à tout le monde. Lorsque les doctrines craignent de se comprendre et cherchent, pour ainsi dire, à s’éviter elles-mêmes, elles tombent dans le jargon et le mysticisme ; c’est ce qu’on a pu constater vers le déclin de l’école saint-simonienne. Je n’ai pas remarqué que les doctrines de Fourier eussent été développées ou modifiées par ses disciples. L’introduction de M. Paget n’est qu’une analyse exacte jusqu’au scrupule de l’un des écrits du révélateur. M. Paget est particulièrement chargé d’exposer le plan économique et industriel du système. La discussion métaphysique paraît attribuée à M. de Pompery, dont le ton est élevé et l’argumentation subtile. Le Fou du Palais-Royal s’adresse aux gens du monde Ce livre a la vivacité et le piquant nécessaires pour tenir en éveil les esprits paresseux. Il ne faudrait pas toutefois que l’auteur s’exagérât la valeur philosophique de son œuvre. La forme dialoguée, qui a beaucoup de charme est la moins concluante ; cette forme laisse trop sentir qu’on peut se ménager facilement la victoire quand on est maître du terrain, et qu’on commande la manœuvre de ses adversaires. Le socialisme transcendant, les problèmes de haute harmonie, sont du ressort de M. Considérant. Il règne dans la Destinée sociale un ton provocateur qui ruinerait le livre, si l’auteur n’avait pas eu la prudence de dire, dans la préface du second volume, que l’humeur colérique et sauvage qu’il a manifestée ne lui est pas naturelle, qu’elle n’est de sa part que l’effet d’un calcul, et qu’il en est de même pour les bizarreries et les digressions qu’il se reproche tout le premier. Il est évident que M. Considérant a voulu brusquer le public pour s’en faire remarquer. Il y avait un moyen plus digne et plus sûr de captiver l’attention : c’était de multiplier les pages rapides, colorées, et vraiment séduisantes, car on en trouve de ce genre dans la Destinée sociale[15], et on les relit avec d’autant plus de plaisir, qu’on se félicite de sentir parfois dans le style la jeunesse qui est souvent trop apparente dans les idées.

Les novateurs ont recruté beaucoup d’adhérens ; je ne m’en étonne pas : ils font une critique violente de tout ce qui existe et promettent un bonheur ineffable « qui doit se répandre comme un embrasement sur la terre », dès qu’on aura adopté leurs systèmes. Cette manœuvre est celle de la plupart des hommes politiques dont le but principal est leur avancement personnel ; mais elle me semble peu digne de ces philosophes qui, ne voulant amener que le règne du bien, devraient, avant tout, donner l’exemple de la bonne foi. Est-il loyal d’enregistrer toutes les misères, d’aigrir toutes les plaies en les exposant au grand jour ? Le mal existe dans l’ordre actuel, qui le nie ? Mais n’y a-t-il pas des compensations ? Ne serait-il pas juste de faire la part du bien ? En bonne conscience, ce n’est pas absolument qu’il faudrait juger les sociétés, mais relativement et par comparaison à ce qui a existé en d’autres pays et à d’autres époques. L’amélioration progressive des choses de ce monde est le ressort de l’activité humaine ; si les utopies, réalisées par enchantement, nous donnaient tout à coup le bonheur absolu, ce serait l’immobilisation de l’humanité ; la satisfaction certaine, entière, immédiate des désirs, si elle était possible, deviendrait un supplice infligé à l’homme. En dépit du sens commun, ces promesses de félicité idéale ont toujours fait impression sur les esprits malades ou irréfléchis. Je ne suis donc pas surpris que les réformateurs de nos jours aient trouvé des adeptes, et, à l’égard des fouriéristes, mon seul étonnement est qu’ils ne soient pas plus nombreux. Lorsqu’on s’aventure à les suivre dans l’un des huit cent mille palais qu’ils bâtissent sur le globe, et que, de leur point de vue, on se représente cette vaste mécanique dont les pièces sont des êtres humains ; lorsqu’on voit fonctionner cet engrenage de toutes les passions, qu’on s’arrête au tableau de cette ivresse perpétuelle, de cette saturation facile de tous les égoïsmes, on finit par éprouver une sorte de vertige, une hallucination que j’ai moi-même ressentie par instans, je l’avoue, et à laquelle on succomberait, si on ne ressaisissait pas au plus tôt certains principes à l’aide desquels on se relève. Aux chimères des régénérateurs, à leurs promesses décevantes, opposons des paroles vraiment éloquentes et pleines d’un sentiment élevé qui règne constamment dans les conclusions de M. Reybaud[16] : « Où irions-nous, grand Dieu ! si on ne nous laissait que nos vices, en nous enlevant jusqu’au sentiment de nos dernières vertus ? Ainsi, tout ce qui a jusqu’ici commandé l’estime de la foule, l’honneur, l’héroïsme, le désintéressement, la pauvreté noblement soufferte, la probité irréprochable, le respect de la foi jurée, le détachement, le dévouement au pays, à la famille, toutes ces qualités, qui résultent de l’éducation de l’âme, de la volonté, de la réflexion, ne seraient plus que des sentimens vains, des titres sans valeur, contestables, arbitraires, des puérilités indignes de louanges ! Dans aucune des sociétés que l’on nous façonne, il n’y a de place pour ces mérites qui sont le résultat d’un travail et souvent le produit d’un grand combat. On promet à l’homme de le rendre heureux, mais d’un bonheur passif, inerte, indépendant de ses efforts. Nous sommes fatalement condamnés à la félicité terrestre, et chercher des vertus en dehors de nos instincts, c’est résister à nos destinées. Il est à craindre que nos sociétés ne perdent, au contact de ce singulier enseignement, le peu de honte et de pudeur qui leur reste… Il est temps d’oublier les systèmes fantastiques pour un système réel ; pour le formuler en peu de mots, il suffirait de renverser les termes des trois théories que nous avons parcourues, et de reconnaître comme instrumens nécessaires du progrès social, l’autorité dans l’ordre moral, et surtout l’autorité de l’exemple ; dans l’ordre économique, la liberté. »

Un dernier mot sur les disciples de Fourier. Il ne faut pas se flatter de les ébranler par la discussion. Le langage des faits est le seul qu’ils daigneront écouter ; l’expérience seule se fera comprendre. Par une étrange inconséquence, ces mêmes hommes qui déïfient l’humanité commencent par destituer la raison humaine. Le mépris qu’ils font de tous les arts qui ont pour but de régulariser l’exercice de la pensée, éclate souvent dans les écrits qui émanent de leur école, et particulièrement dans ceux de M. Considérant. Certes, dit-il, ce ne sont pas les querelles théologiques et politiques, ni les vanités idéologiques, métaphysiques et contradictoires de la philosophie et de la morale, qui ont fait jamais avancer de beaucoup l’odomètre social. L’odomètre, il est bon qu’on le sache, est un instrument qui pourrait servir à mesurer le progrès. Il me semble que, pour avoir le droit de mépriser une science, il faut prouver qu’on la domine. Si on émettait, devant les savans de l’école sociétaire, la prétention de réformer les mathématiques dans un langage qui trahît l’ignorance des procédés et des résultats de cette science on serait sans doute accueilli avec un sourire de pitié. Les phalanstériens ne s’exposeraient-ils pas à quelque chose de semblable, si leur conviction sincère ne commandait pas des égards ? Mais à quoi bon prolonger la discussion contre des adversaires qui se contentent d’opposer des affirmations absolues au raisonnement individuel comme au témoignage unanime des siècles antérieurs ? Vienne donc pour eux le jour de l’expérience ; celui du désenchantement ne tardera pas à le suivre. Après le naufrage de leurs idées, nous verrons les disciples de Fourier, comme les saint-simoniens, chercher un refuge au sein de cette société qu’ils veulent détruire ; ils en obtiendront, comme leurs devanciers, les avantages qui sont bien rarement refusés aux hommes de vigueur et de talent, et comme eux encore, ils oublieront aisément qu’en des jours de vertige ils ont ébranlé des idées respectables, semé autour d’eux le doute et l’aigreur, inquiété des intérêts et dérangé des existences.


A. Cochut.
  1. Un vol. in-8o, 2e édit. ; chez Guillaumin, galerie de la Bourse, 5.
  2. Introduction à la science sociale, pag. 104.
  3. Tels sont les noms donnés par Fourier aux membres des groupes qui se livreront par goût aux soins domestiques et réaliseront dans la phalange la domesticité indirecte et passionnée.
  4. Les mots civilisés et civilisation, qui s’appliquent au régime actuel des sociétés, sont presque toujours employés en mauvaise part dans les écrits de l’école sociétaire.
  5. Fourier et ses disciples partagent l’existence de l’humanité en plusieurs âges, qui doivent correspondre aux âges de la vie individuelle. L’humanité est encore dans son enfance, qui se subdivise en sept périodes. Nous sommes maintenant dans la cinquième de ces périodes, qui est celle de la civilisation. La période suivante sera celle de la transition, et conduira au septième âge, où l’harmonie sociétaire commencera à être réalisée. L’humanité sortira enfin de l’enfance pour entrer dans l’adolescence, la virilité, etc., pendant lesquelles on jouira d’un bonheur ineffable. Mais viendront ensuite la vieillesse, la décrépitude et la mort du genre humain. La vie totale de l’humanité sera de 80,000 ans.
  6. Fourier, Théorie des quatre mouvemens, édition de 1808, pag. 169 et suiv. — Nous empruntons au livre de M. Reybaud cette citation, rejetée dans les pièces justificatives, avec d’autres extraits piquans des ouvrages de Fourier.
  7. Exposition de la science sociale, pag. 15.
  8. Destinée sociale, à la fin du second volume, pag. 350.
  9. Exposition de la science sociale, pag. 29.
  10. Ouvrage déjà cité, pag. 15.
  11. Les transitions de ce genre sont appelées, dans la langue du fouriérisme, des récurrences de sentiment.
  12. Destinée sociale, tom. Ier, pag. 146.
  13. Pag. 152.
  14. Pag. 148.
  15. Ouvrez, par exemple, le second volume, à la page 182.
  16. Études sur les réformateurs, pag. 308 et suiv.