Revue littéraire — 31 octobre 1838



REVUE
LITTÉRAIRE.

Le public demande de la critique, et il a raison, puisqu’il n’y en a plus guère. Mais il ne sait pas combien ce qu’il demande est difficile, et, osons le dire, impossible presque aujourd’hui, pour une multitude de causes qui tiennent à l’état même de la société et à la constitution de la littérature. Depuis huit ans, c’est-à-dire depuis la révolution de juillet, les écoles littéraires se sont trouvées dissoutes comme les partis politiques, et il ne s’en est pas refait d’autres. Des individus remarquables, des talens nouveaux se sont produits, mais sans appartenir à aucun groupe existant, sans représenter aucune opinion, aucune doctrine fixe et saisissable. Les talens plus anciens, et des plus éminens, qui appartenaient à des groupes et à des doctrines considérables sous la restauration, se sont trouvés tout d’un coup sans protection et comme jetés hors de leur cadre : ils n’ont plus su se tenir, et en voulant continuer à se déployer, ils sont vite arrivés à n’être plus eux-mêmes. Ceux qu’on croyait des chênes, tant qu’il y avait dans la société des murs de clôture qui semblaient les gêner, n’ont plus été en plein vent que des arbres bientôt pliés et brisés. Ainsi M. de La Mennais, qui, lorsqu’il était encore à la Chesnaye, voulait prendre pour cachet un chêne brisé par le tonnerre, avec cette devise : Je romps et ne plie pas, a vu réaliser son défi ; et cette haute, cette noble nature peut méditer aujourd’hui autour de son chêne en éclats. Il s’est passé, chez M. de Lamartine, depuis peu d’années, une révolution intérieure, semblable et analogue à celle qui a eu lieu dans M. de La Mennais : c’en est l’exact pendant si l’on tient compte de la différence de leurs talens et de leurs natures. Le cadre de la restauration avait été et semblait devoir être à tout jamais celui de M. de Lamartine. Les rayons étaient réciproques : le poète semblait à l’aise et y était doucement maintenu. Ce cadre venant à lui manquer, il s’est dilaté outre mesure, sans plus de limites, et à la manière des gaz élastiques dont il se rapproche par l’éthéré de sa poésie. Il est curieux de remarquer, sur ces deux grands talens légués par la restauration, l’influence et la réaction des deux talens les plus remarquables entre ceux de formation plus récente. Le rapprochement philosophique et littéraire de l’auteur des Paroles d’un Croyant et du peintre magnifique de Lélia n’a rien eu de plus inattendu, de plus caractéristique par rapport à l’époque, que le soudain et profond reflet que vient de jeter la manière de M. de Balzac sur toute une partie souterraine de la Chute d’un Ange par M. de Lamartine. Tout ceci est pour dire que les écoles littéraires sont dissoutes depuis huit ans, que les limites et les garanties de caractère autour des plus nobles talens ont cédé brusquement ou graduellement à je ne sais quelle force de choses confondante et dissolvante. Cette confusion et ce tourbillon sont le signe même de la nouvelle période littéraire. Ce qui manque dans les œuvres, le point d’appui et d’arrêt, où donc la critique le trouverait-elle ?

Sans doute, le bon sens élevé a toujours moyen de juger : même à défaut d’œuvres bien assises et harmonieuses, on pourrait se prononcer, regretter, désirer, indiquer son blâme ou son espérance. Dans la conversation, on le fait souvent : la critique, sous cette forme, ne cesse pas. D’où vient qu’on ne la recueille pas sincèrement, qu’on hésite, qu’on recule, et qu’il y a souvent si loin entre ce qui se dit de judicieux, de vivement senti, et ce qu’on imprime ?

C’est que, pour la critique imprimée et publiée, il faut certaines conditions extérieures indispensables, indépendamment même du jugement formé qu’on peut avoir in petto. Nous les rangerons un peu au hasard : il suffit que nous les fassions rapidement apprécier. Et d’abord le critique intègre, indépendant, a besoin de l’anonyme, non pas pour en abuser contre les auteurs, mais pour que les auteurs n’abusent pas de lui. Or, les nécessités du prospectus, de la gloriole littéraire combinée avec l’industrie et avec la concurrence, ont conduit à signer de tous les noms et prénoms les plus minces jugemens.

Le critique a besoin de n’être pas isolé, de n’être pas seul à sa table, plume en main, au premier carrefour venu ; il a besoin d’être dans un ordre de doctrines, au sein d’un groupe uni et sympathique qui le couvre, dans lequel il puise à tout instant la confirmation ou la rectification de ses jugemens ; car souvent il ne fait autre chose pour les sentences qu’il rend qu’aller autour de lui au scrutin secret, en dépouillant toutefois les votes avec épuration et intelligence. Or, il arrive qu’en fait, le critique, depuis huit ans, cherche à grand’peine un tel groupe conseiller et protecteur. Le journal de la restauration dans lequel s’est faite la meilleure, la plus intelligente et la plus loyale critique, le Globe, présentait essentiellement cet avantage d’un groupe uni par la même éducation philosophique, par les mêmes antécédens et les mêmes impulsions d’esprit. La Revue des deux Mondes, venue à un moment où cette faculté de jeune et active union était déjà perdue, a essayé du moins d’en ressaisir et d’en sauver les débris. Elle y a réussi, ce semble, avec quelque honneur : à l’unité plus étroite qui n’était point possible, elle a cherché à substituer, comme dédommagement, la conciliation et l’étendue. Au milieu de tout ce qu’on croit avoir obtenu de résultats louables en ce sens, la critique, à proprement parler, on l’avoue, n’a pas toujours eu assez de place ni de suite. On n’a pas jugé toutes choses : on a choisi souvent, on a évité. Quand on a abordé quelque écrivain, on s’est attaché parfois à le peindre plutôt qu’à critiquer ses ouvrages. Il y a eu pourtant à cela bien des exceptions fermes, énergiques, et plus d’un auteur ne serait pas, je le crois bien, de cet avis, qu’il n’y a pas eu assez de critique jusqu’ici dans la Revue des deux Mondes.

Quoi qu’il en soit, si on n’en a pas donné constamment, selon le désir du public, c’est, pour revenir aux difficultés des conditions, qu’en ce qui concerne la littérature proprement dite, le rôle de juge va se compliquant singulièrement. Les poésies, les romans sont arrivés à un tel degré d’individualité, comme on dit, à un tel déshabillé de soi-même et des autres ; le style, à force d’être tout l’homme, est tellement devenu non plus l’ame, mais le tempérament même, qu’il est à peu près impossible de faire de la critique vive et vraie sans faire une opération inévitablement personnelle, sans faire presque de la physiologie à nu sur l’auteur ou parfois de la chirurgie secrète ; ce qui frise à tout moment l’offensant.

Et puis l’industrie, qu’on retrouve de nos jours à chaque pas sous une forme ou sous une autre, intervient, se glisse entre chaque article, solliciteuse ou menaçante. Pour mieux m’expliquer là-dessus, je n’ai qu’à transcrire les lignes suivantes que je trouve dans un volume inédit de pensées : « Quand on critique aujourd’hui un auteur, un poète, un romancier, il semble qu’on lui retire le pain, qu’on l’empêche de vivre de son industrie honnête, et l’on est près de s’attendrir alors, de ménager un écrivain qui ne produit que pour le vivre et non pour la gloire. Mais au moment même où l’on adoucit la critique et où l’on essaie quelque éloge mitigé, ce mendiant si humble se relève et veut la gloire, — oui, la gloire, et la première, la suprême, pas la seconde, car il se croit in petto le génie de son siècle. Qu’est-ce donc ! pauvre critique ! que faire ? Critiquer un auteur, voilà que c’est à la fois comme si l’on cassait les vitres à la boutique d’un industriel, et comme si l’on frappait avec insulte la grotte de cristal d’un dieu ! »

On continuerait encore long-temps sur ces difficultés et ces épines de la critique, mais nous nous en tiendrons là, d’autant que ce dernier point nous mène assez droit à la récente publication de M. de Balzac.

§ i. — ROMANS ET POÉSIE.

ÉTUDES DE MŒURS AU xixe SIÈCLE. — LA FEMME SUPÉRIEURE, LA MAISON NUCINGEN, LA TORPILLE, par M. de Balzac[1]. — Les deux volumes sont précédés d’une préface qui n’en fait pas la portion la moins saillante. L’auteur, en parlant des trois nouvelles qu’il recueille et qu’il appelle trois fragmens, s’excuse de ce qu’on y trouvera d’incomplet, d’irrégulier, et se rejette au long sur les nécessités matérielles qui le commandent. Après un parallèle détaillé entre lui et Walter Scott, à qui il dit qu’il ne se comparera pas ; après avoir opposé les chefs-d’œuvre de l’art italien à nos peintures et sculptures de pacotille, il ajoute : « Le marbre est si cher ! l’artiste aura fait comme font les gens pauvres, comme la ville de Paris et le gouvernement qui mettent des papiers mâchés dans les monumens publics. Eh ! diantre, l’auteur est de son époque et non du siècle de Léon X, de même qu’il est un pauvre Tourangeau, non un riche Écossais. Toutes ces choses se tiennent. Un homme sans liste civile n’est pas tenu de vous donner des livres semblables à ceux d’un roi littéraire. Les critiques disent et le monde répète que l’argent n’a rien à faire à ceci… Rubens, Van-Dick, Raphaël, Titien, Voltaire, Aristote, Montesquieu, Newton, Cuvier, ont-ils pu monumentaliser leurs œuvres sans les ressources d’une existence princière ? J.-J. Rousseau ne nous a-t-il pas avoué que le Contrat social était une pierre d’un grand monument auquel il avait été obligé de renoncer ? Nous n’avons que les rognures d’un J.-J. Rousseau tué par les chagrins et par la misère… » Après avoir quelque temps continué sur ce ton, l’auteur s’attache à une phrase échappée à M. de Custine dans son livre sur l’Espagne : « En France, dit le spirituel touriste, Rousseau est le seul qui ait rendu témoignage par ses actes autant que par ses paroles à la grandeur du sacerdoce littéraire ; au lieu de vivre de ses écrits, de vendre ses pensées, il copiait de la musique, et ce trafic fournissait à ses besoins. Ce noble exemple, tant ridiculisé par un monde aveugle, me paraît, à lui seul, capable de racheter les erreurs de sa vie… Il y a loin de la dignité d’action du pauvre Rousseau à la pompeuse fortune littéraire des spéculateurs en philantropie, Voltaire et son écho lointain Beaumarchais… » M. de Balzac, après avoir, non sans raison, remarqué que cette sévérité contre les auteurs qui vendent leurs livres siérait mieux peut-être sous une plume moins privilégiée à tous égards que celle de M. de Custine, se donne carrière à son tour, se jette sur les contrefaçons, agite tout ce qu’il peut trouver de souvenirs à la fois millionnaires et littéraires : la conclusion est qu’à moins de devenir riche comme un fermier-général, on se maintient mal-aisément un grand écrivain. Les impressions que causera cette préface seront très diverses, et il y en aura de toutes sortes, à la vue de pareilles assertions. Pour nous, l’impression a été surtout pénible : cette longue discussion de la pauvreté et de la richesse d’un écrivain nous a semblé triste. Eh ! sans doute, l’argent, dans la vie et dans le talent de l’écrivain, pèse pour quelque chose. Mais à la pauvreté hautaine, étalée et presque cynique de Jean-Jacques, à la délicatesse de haut goût et un peu aristocratique de M. de Custine, à cette longue demande d’indispensables millions et de liste civile littéraire par M. de Balzac, je ne veux opposer, comme vérité, tact et dignité, qu’une page d’un écrivain bien compétent : « En vous rappelant sans cesse, écrit quelque part M. de Sénancour, que les vrais biens sont très supérieurs à tout l’amusement offert par l’opulence même, sachez pourtant compter pour quelque chose cet argent qui tant de fois aussi procure ce que ne peut rejeter un homme sage. Pour dédaigner les richesses, attendez que vous ayez connu les années du malheur, que de longues privations aient diminué vos forces, et que vous ayez vu, dans la pauvreté, le génie même devenir stérile, à cause de la perpétuelle résistance des choses, ou de la faible droiture des hommes. Il vous sera permis de dire alors que rien d’incompatible avec le plus scrupuleux sentiment de notre dignité ne trouverait une excuse dans l’or reçu en échange ; mais vous saurez aussi que des richesses loyalement acquises seraient d’un grand prix, et vous laisserez la prétention de mépriser les biens à ceux qui, ne pouvant s’en détacher, s’irritent contre une sorte d’ennemi toujours victorieux. » Voilà le cri à demi étouffé d’une nature haute que la pauvreté comprime : mais, cela dit, il faut se taire. Il le faudrait surtout, lorsque, recherché du public, on peut, en quelques semaines de travail, se procurer ce qui eût suffi à l’année d’un grand écrivain frugal d’autrefois. Oh ! pourquoi de tels discours ? Pourquoi initier le public à ces misères que la fierté dérobe si elles sont vraies ? Cette préface de M. de Balzac a le malheur de ressembler, au style près, à l’une des nombreuses préfaces de Paul et Virginie.

Nous ne parlerons pas des deux premières nouvelles, la Femme supérieure, déjà publiée dans un journal, et la Maison Nucingen, à laquelle, sans doute à cause d’un certain argot dont usent les personnages, il nous a été impossible de rien saisir. Les acteurs qui reviennent dans ces nouvelles, ont déjà figuré, et trop d’une fois pour la plupart, dans des romans précédens de M. de Balzac. Quand ce seraient des personnages intéressans et vrais, je crois que les reproduire ainsi est une idée fausse et contraire au mystère qui s’attache toujours au roman. Un peu de fuite en perspective fait bien. Une partie du charme consiste dans cet indéfini même. On rencontre un personnage, un caractère dans une situation ; il suffit, s’il n’est pas le personnage essentiel, qu’il soit bien saisi : il aide à l’effet, et on ne se soucie pas de le suivre ensuite à perpétuité dans ses recoins. Presque autant vaudrait, dans un drame, nous donner la biographie détaillée, passée et future, de chacun des comparses. Grâce à cette multitude de biographies secondaires qui se prolongent, reviennent et s’entrecroisent sans cesse, la série des Études de Mœurs de M. de Balzac finit par ressembler à l’inextricable lacis des corridors dans certaines mines ou catacombes. On s’y perd et l’on n’en revient plus, ou, si l’on en revient, on n’en rapporte rien de distinct.

La plus intéressante des trois nouvelles, la seule même qui le soit, s’intitule la Torpille. Ce n’est pas un autre sujet que la courtisane amoureuse :

Et son amour me fait une virginité.
La cheville ouvrière de la conversion est une manière de personnage mystérieux qui, jusqu’à la fin, a tout l’air d’être un honnête jésuite espagnol, et qui se trouve, au démasqué, n’être qu’un de ces sublimes roués dont l’auteur a une escouade en réserve. Le portrait, la description de la personne et de la vie de la Torpille (c’est l’odieux nom de la pauvre fille perdue) accusent ces observations profondes et fines particulières à l’auteur, et respirent une complaisance amollie qui s’insinue bientôt au lecteur, si elle ne le rebute tout d’abord : c’est là un secret et comme un maléfice de ce talent, quelque peu suborneur, qui pénètre furtivement, même au cœur des femmes honnêtes, comme un docteur à privautés par l’alcôve. L’amour, au sein de la courtisane de dix-huit ans, est analysé chatouilleusement. Quand le jésuite, qui la veut rendre digne de son jeune parent et protégé, l’a mise au couvent, le voile d’innocence ignorante et les restes secrets d’impudeur dans cette jeune fille sont poursuivis et démêlés comme les moindres veines sous-cutanées, comme les profonds vaisseaux lymphatiques par le préparateur anatomique habile et amoureux du cadavre. Il y a une page (450, 460) sur la passion du poète, amant de la courtisane, sur son amour qui vole, bondit, rampe ; et cette page me résume et me figure tout ce style même, qui ressemble souvent au mouvement brisé d’une orgie, à la danse continuelle et énervée d’un prêtre de Cybèle. Des mœurs telles qu’elles ressortent de ces prétendues peintures du jour, sont-elles réelles ? Elles sont du moins vraies en ce sens, que plus d’un, aujourd’hui, les rêve. Or, il n’est pas inutile de savoir même les rêves et les cauchemars d’une époque, comme disait Chapelain (en cela plus spirituel que de droit), de même que les médecins s’inquiètent quelquefois des rêves de leurs malades pour les mieux connaître.

À côté des portions bien observées, qu’exprime un style trop complice de son sujet, l’auteur a laissé échapper de singulières inadvertances : en un endroit, Marion Delorme se trouve être une courtisane du XVIe siècle, par opposition à Ninon, qui est du XVIIe ; ailleurs, la vie de Mazarin est donnée comme bien autrement dominatrice que celle de Richelieu, lequel meurt à la fleur du pouvoir : cela devient fabuleux. Je ne sais pourquoi M. de Balzac a gâté le mot charmant qu’il cite de Mme de Maintenon. On avait mis dans un beau bassin propre de Versailles des poissons qui bientôt y mouraient : « Ils sont comme moi, disait-elle, ils regrettent leur bourbe ; » ce que M. de Balzac paraphrase ainsi : « Ils regrettent leurs vases obscures. » Eh bien ! il a dans son expression, là même où l’on ne peut le contredire par une autorité historique, beaucoup de ces sortes d’impropriétés : ce style, sans cesse remué, s’allanguit et s’étire. Mais prenons garde, en le trop décrivant, de l’imiter.


La Thébaïde des Grèves, reflets de Bretagne, poésies, par M. Hippolite Morvonnais[2]. — En quittant le romancier raffiné de la Torpille, on ne saurait passer dans un monde plus différent. Ici l’air est pur ; nous sommes aux grèves des mers, en Bretagne, dans ce que le poète appelle sa Thébaïde, c’est-à-dire dans le manoir de la famille et au sein des joies intimes ou des douleurs d’une ame restée simple et chrétienne. M. Morvonnais a fait dès long-temps une étude approfondie et toute filiale de Wordsworth, de Crabbe, et lui-même il peut se dire à son tour le Lackiste des mers. Le volume qu’il publie contient ses propres impressions et les cantiques de son cœur dans la solitude d’un veuvage que remplit un souvenir aimé. La poésie de M. Morvonnais est abondante, cordiale, salubre pour ainsi dire, pleine d’images heureuses et particulières de la nature, féconde en effusions mystiques : le fond a beaucoup de richesse et de fertilité ; la forme en est souvent indéterminée et quelque peu inculte. Cette poésie doit ressembler au manoir même et au paysage qu’elle décrit : une végétation forte et plantureuse, d’odorantes senteurs qui s’en exhalent, des herbes hautes qui envahissent (même dans ce qu’on appelle jardin) les sentiers mal dessinés ; une source qui coule dans un lit peu tracé et en déborde souvent. Rarement il y a un tableau terminé dans ces poésies, le cantique revient toujours et recommence ; c’est comme une redite patriarcale, biblique, qui a son charme, qui a aussi sa satiété. Ce qui est vrai du peu de composition de l’ensemble, ne l’est pas moins pour le détail du style : la phrase ne finit pas, le vers enjambe sur le vers et sur la strophe, sans qu’il en résulte beauté ni mouvement. Il y a des aspérités agrestes, il y a des duretés armoricaines. Et pourtant tout cela est bien d’un poète, d’un chantre de famille et de coin du feu, d’un peintre de landes et de bruyères. Les âmes tendres et naïves se plairont à l’entendre et retiendront son nom entre ceux d’aujourd’hui qui cheminent aux mêmes sentiers. Voici une pièce qui, en justifiant nos éloges, ne fera sentir qu’à peine ce que nous critiquons :

À L’ENFANT.

Enfant, tes jeux sont doux à mon cœur paternel,
Mon chant intérieur monte vers l’Éternel
Quand j’entends tes pas dans les salles,
À cette heure où le jour s’éteint mystérieux ;
Lorsque le vieux château, décrépit glorieux,
Nous cache ses tours colossales.


Le seul bruit de tes pas ravive dans mon cœur
Des souvenirs tout pleins d’une exquise douceur
De repos et de rêverie.
Marche donc, mon enfant, image du passé ;
Ranime mon esprit qui, voyageur lassé,
Se traîne vers l’hôtellerie.

L’hôtellerie est loin, et le ciel est chargé.
Oh ! qui m’enseignera le chemin ombragé,
[3] Car il fait chaud sous les nuées !
Le chemin ombragé, c’est toi, mon bel enfant,
Toi plus doux à mon cœur que le soupir du vent,
Ou le bruit des mers refluées.

Tout s’en va, mon cher ange, avec le flot des jours :
L’homme voit au tombeau descendre ses amours
Et ses espoirs les plus superbes.
Tu me tombas alors des trésors du Seigneur,
Comme un épi doré que trouve le glaneur
Dans un champ dépouillé de gerbes.

Ton fracas me rappelle à de charmans tableaux,
Aux jours où je faisais retentir mes sabots
Sur le parquet large et sonore.
J’eus une mère, enfant, un père, comme toi,
J’eus une aïeule aussi qui cultivait ma foi,
Bien-aimés que je pleure encore.

J’éveillais le logis avant le point du jour.
Toute bouche pour moi n’avait que miel d’amour,
Que caressantes gronderies.
De mon humeur fantasque on craignait les courroux ;
Et j’aurais, en jouant, toujours aimé de tous,
Brisé glaces et pierreries.

Sur mon front de cinq ans, j’avais toujours des fleurs ;
Le temps, comme une plume, emportait les douleurs
Et de mon corps et de mon âme ;
Une rose en avril me jetait en transports ;
De la vie en mes sens abondaient les trésors ;
Je voltigeais comme une flamme.

Tels qu’un rayon de mai, tous ces trésors ont fui ;
Les heures de santé sont rares aujourd’hui ;
Il a neigé sur la montagne ;

Mais j’ai, pour me charmer, ma lyre, don du ciel ;
J’ai l’amitié, ce vase aux flots d’or et de miel ;
Mais j’ai la mer et ma Bretagne.

J’ai la vieille Bretagne avec ses bruits si beaux,
Ses maisons du Seigneur, au milieu des tombeaux,
Comme des mères de famille
Assises au milieu de leurs enfans aimés,
Au soir d’un de ces jours où les cieux allumés
Ont chauffé le fer des faucilles.

J’ai les amis venant en automne au manoir ;
J’ai, devant le foyer, les lectures du soir,
Et l’étude des saintes choses ;
J’ai, quand le vent gémit dans le long corridor,
La prière dans l’ombre et de beaux songes d’or
Sur la couche où tu te reposes.

Que M. Morvonnais consente à faire entrer l’art pour quelque chose dans ses préoccupations solitaires ; qu’en étudiant les Lackistes avec amour, il ne se borne pas à eux et ne s’y oublie pas jusqu’à laisser tout rivage. En France, on n’arrive au beau qu’avec des lignes terminées. Plus il avancerait dans le secret de l’art, et plus ses poésies, toujours vraies, paraîtraient naturelles. En réalisant ainsi le vœu de l’amitié, il élargirait le cercle des amis et gagnerait un public.


Les Premières feuilles, poésies, par M. Stanislas Cavalier[4]. — C’est le début d’une jeune ame qui obéit à sa sensibilité, à son amour de la nature, à ses rêves d’avenir. Ces sortes d’impressions, à un certain moment, sont communes à toutes les ames : le poète les a rendues pour son compte avec simplicité et mélodie. Ce qu’on pourrait lui reprocher, c’est de ne pas les avoir montrées assez particulières, et d’être trop resté dans une des variations générales du thème lamartinien. Mais le poète s’excuse d’avance ; il n’est pas né dans un pays de caractère, il n’a pas rêvé, enfant, aux grèves de l’Océan ; il n’a eu pour premier horizon que d’immenses plaines où le regard n’avait pas même de collines où se poser :

Et je n’eus pour parfums, dans ces plaines sans sites,
Que la senteur des blés et que l’odeur des foins,
Que le souffle embaumé des blanches marguerites,
Ou les exhalaisons d’autres fleurs plus petites
Aux rebords des chemins.

Depuis lors, il est vrai, il a vu Rome, il s’est bercé au golfe de Baïa ; mais il vient un peu tard pour redire ce que les Méditations ont chanté. Ce qu’il faut conseiller à M. Stanislas Cavalier, après ce premier essai qui est comme un voyage de curiosité et une visite émue dans le monde de poésie, c’est de choisir, s’il se peut, quelque endroit non occupé, ne fût-ce qu’aux rebords des chemins, de le marquer pour sien, et de le féconder assez pour avoir le droit de dire : Ceci est à moi ! car le tien et le mien, c’est la première loi de l’art.

La littérature de poésies et de romans modernes, la plus épineuse et la plus chatouilleuse de toutes, ayant peu donné depuis quelque temps, nous sommes heureux d’aborder une critique plus positive sur des œuvres qui du moins ont un fond dans le passé.

§ ii. — LITTÉRATURE DU MOYEN-ÂGE.

Le livre du très chevalereux comte d’artois et de sa femme[5]. — Aux époques voisines encore des origines chrétiennes, les mystérieuses odyssées des hommes qui avaient soumis la Gaule à la foi, semblaient seules destinées à amuser la facile curiosité du peuple, et la légende, qui n’est, à vrai dire, que le roman chrétien, fut long-temps la source unique où s’inspira l’imagination des conteurs. Plus tard, les traditions nationales, les souvenirs éclatans du règne de Charlemagne enfantèrent de barbares épopées, où les guerriers, comme les saints dans la légende, semblaient avoir reçu du ciel une puissance surhumaine. Les preux de l’empereur d’Occident terrassaient les Sarrasins, comme les apôtres des Gaules avaient terrassé le démon. Le poème, ainsi que la légende, eut des croyans, et le roman historique, qui flattait les instincts guerriers du temps, s’enrichit bientôt des traditions galliques et saxonnes, recueillies par les Anglo-Normands, et, plus tard, de tous les souvenirs des croisades.

Aux XIIe et XIIIe siècles surtout appartient, dans ce genre, toute une littérature féconde et complète, trop long-temps étudiée au seul point de vue linguistique. L’école bénédictine, qui savait et a fait tant de choses, avait prêté peu d’attention à ces premiers monumens de notre langue, peut-être à cause de leur cachet tout profane et de la nature de certains détails, qui répugnaient à sa piété, tout en intéressant sa science. Ces précieux débris du passé ont enfin été remis en lumière ; on a fouillé les XIIe et XIIIe siècles pour y chercher des épopées chevaleresques, de naïfs ou malicieux romans ; mais la curiosité érudite semble, dans ces recherches, s’être imposé volontairement des bornes. La critique des introductions et des préfaces s’est éprise pour les poètes d’un enthousiasme quelquefois peu mesuré. Elle a dédaigné à tort les prosateurs, sans chercher si l’œuvre n’était point souvent moins imparfaite et d’une plus attachante lecture, sous les formes plus simples et mieux arrêtées de la prose. Elle s’est en quelque sorte bornée aux deux premiers siècles de la formation de notre langue, sans voir, comme l’avait fait dans ses limites la critique du XVIIe et surtout du XVIIIe siècle, si les temps plus rapprochés de nous n’avaient pas produit d’œuvres meilleures.

Nous ne saurions donc trop louer M. Barrois d’avoir publié le charmant récit du XVe siècle, qui a pour titre : le Livre du très chevalereux comte d’Artois et de sa femme. La fraîcheur du style et l’originalité de la pensée qui fait le fond du récit, placent l’auteur inconnu de ce roman parmi les plus gracieux prosateurs de notre ancienne langue. Une pensée toute bienveillante a dicté ce livre au romancier ; c’est, dit-il, pour faire passer le temps en joie à ceux qui aiment les plaisantes lectures des anciennes histoires. Et certes, dans les rares loisirs de leur vie active et rude, les bourgeois du XVe siècle ont, nous n’en doutons pas, oublié plus d’une fois, à ce naïf récit, les faintises qui trop grièvent nature. Le comte d’Artois, le héros du roman, était, au temps passé, un chevalier accompli, plaisant à Dieu et aux hommes, et habile à toutes les vaillances. Un jour il se rendit à Boulogne, à une joute d’armes. Là, comme partout, il fut vainqueur ; mais là aussi, comme toujours, dans les tournois et les romans de chevalerie, la fille du comte de Boulogne jeta sur lui son œil et le blessa au cœur. L’auteur, après avoir dit avec une grace charmante les premières impressions de cet amour, raconte bientôt comment le comte d’Artois épousa la fille du duc de Boulogne, en sa ville d’Arras. Les noces furent splendides et durèrent quinze jours. Mais si vif qu’ait été l’amour du comte d’Artois, on le vit bientôt triste, rêveur et souvent appuyé aux fenêtres de son hôtel, pour songer. C’est que, depuis le jour des noces, plusieurs mois s’étaient écoulés, et qu’il avait perdu l’espoir de voir naître un héritier de son nom. Tout à coup une idée bizarre se présente à son esprit. Il abandonne sa femme et la prévient qu’il ne reviendra près d’elle que sous ces trois conditions : « C’est assavoir qu’elle fust ensainte de ses œuvres sans son sceu, et qu’elle eust de son gré son cheval, que moult amoit, sans qu’il en sceust riens, et qu’il luy eust donné son dyamant sans en rien scavoir… ainsois demoura en son propous, et détermina en soy le jour de son despartement. » Le comte prit donc avec lui ses hommes d’armes les plus déterminés, et, sans s’émouvoir du grand deuil et des tristes lamentations de sa femme, il se rendit d’abord à Paris pour voir, en passant, le roi de France ; puis il chevaucha vers l’Espagne, brisant des lances dans les tournois, et toujours prêt à se jeter au plus âpre de la mêlée, à courir les batailles les plus périlleuses et les plus félonnes, pour défendre la faiblesse ou la vertu. Aussi le commun peuple, qui admirait ses exploits, courait après lui en criant : « Bien vive la fleur de chevalerie ! » Mais tandis que le vaillant seigneur poursuivait ainsi ses aventures, la comtesse sa femme pleurait souvent, et bientôt, impatiente du veuvage, elle partit elle-même en habit dissimulé, et se mit en quête de son mari qu’elle regrettait si piteusement. Son adresse la servit à merveille ; le comte la choisit, sans la reconnaître, pour son valet de chambre, et, grâce à une ruse nouvelle, la première et la plus difficile des conditions imposées pour le retour du comte fut bientôt accomplie : les deux autres ne pouvaient tarder à l’être, car la comtesse avait engin subtil et langue attractive. Elle obtint le diamant, le cheval ; la maison d’Artois eut un héritier, et la dame, heureusement réunie à l’époux qu’elle aimait, vécut doucement tout le temps que Dieu lui destinait, heureusement renommée par toutes les seigneuries lointaines et voisines, bénie de ses vassaux. Et quand la mort l’ôta de ce monde avec le comte son mari, il fut fait, pour le repos de leurs ames, de belles et pieuses fondations.

Le Livre du très chevalereux comte d’Artois est, en somme, un modèle du genre. Sa place est marquée, dans notre vieille littérature, près des romans du Comte de Poitiers, de Berthe et du Petit Jehan de Saintré. Les proportions en sont justes, le récit rapide ; il s’y rencontre un côté de naïve élégie, où le sentiment est toujours vif et vrai, et les formes pleines de fraîcheur. L’action, bien que chargée de quelques récits de combats d’un moindre intérêt, marche cependant avec rapidité, et s’enchaîne toujours avec art, et les tableaux des mœurs de l’époque sont partout nettement touchés. M. Barrois, en publiant ce livre à ses frais, a donné une nouvelle preuve de son amour éclairé de l’histoire et des arts. Ce noble emploi d’une grande fortune est un exemple qu’il convient de signaler, tout en désespérant de le voir souvent suivi. La préface qui précède ce roman, pourrait peut-être, dans ses vingt-quatre pages, apprendre un peu plus ; mais si M. Barrois ne nous semble pas avoir approfondi ses recherches, il n’a du moins rien épargné pour donner à ce livre une rare perfection typographique. Le public lettré prendra un vif plaisir à la lecture de cette gracieuse production du XVe siècle, et à l’examen des dessins qui accompagnent le texte. Les miniatures au simple trait, exacte reproduction des enluminures du manuscrit original, représentent les fiançailles du comte d’Artois, son mariage, ses vaillantes rencontres, ses rendez-vous d’amour, le baptême de l’héritier tant souhaité de sa maison. On y trouve quelques détails qui ne sont point sans curiosité. M. Barrois signale entre autres, et avec raison, comme une singularité, la figure représentant la bénédiction nuptiale. Ici, des canons, montés comme des télescopes et évasés comme des tromblons, sont braqués contre les Sarrasins ; là, des demoiselles et le comte d’Artois causent dans un salon royal qui n’offre, pour tout ameublement, qu’un banc circulaire et deux cages sont des oiseaux et un écureuil. Presque partout, dans les miniatures de combats, on voit sur les derniers plans des villes ceintes de remparts, au-dessus desquels regardent deux ou trois têtes casquées, un peu moins grosses, sans doute par respect pour la perspective, que les têtes du premier plan, mais d’un volume presque égal encore aux maisons et aux tours.


Mystère de saint Crespin et saint Crespinien[6]. — Le défaut le plus sensible et le plus grave de presque tous les écrits du moyen-âge, composés soit en latin, soit en langue vulgaire, est une uniformité fatigante, une longueur diffuse et toujours disproportionnée à l’intérêt du sujet. Je ne veux pas seulement faire allusion ici à ces interminables épopées chevaleresques et à leurs innombrables branches, je ne veux pas seulement parler de ces volumineuses chroniques où, pour retracer quelques évènemens de son temps, l’écrivain ne manque jamais de remonter à la création du monde, mais encore de ces longs traités ascétiques, de ces immenses commentaires du Cantique des Cantiques, qu’on retrouve chez tous les mystiques latins, et surtout des compositions théâtrales pour lesquelles nos aïeux semblent avoir eu une patience à toute épreuve. Sans remonter, en effet, bien haut et aux origines mêmes des mystères, on sait que, sous Henri IV, Hardy composa les Amours de Théagène et de Chariclée, en huit journées, et que, sous Louis XIII, Durier donna en deux journées les Amours de Leucippe et de Clitophon ; on jouait réellement ces pièces dans le temps indiqué par le titre. Ces sortes de représentations avaient aussi lieu en province ; on y donnait, disent les éditeurs de la pièce de saint Crépin, des mystères sur un théâtre construit au milieu des rues, dans les occasions solennelles, lors du passage des souverains, le jour des fêtes patronales, pendant les processions faites en actions de grâces d’une victoire, pour demander au ciel quelque faveur, ou pour le prier de détourner quelque fléau. Dans l’Histoire d’Abbeville de M. Louandre, on trouve un passage curieux sur ces divertissemens dramatiques. « Un trompette à cheval parcourait les rues pour appeler les acteurs et annoncer au peuple l’approche de la représentation. Le maire et les échevins assistaient à ces mystères et se faisaient apporter à dîner dans leur hourt (échafaud), aux frais de la commune. Pendant la pièce, les gardes de jour et de nuit et les sergents de la vingtaine veillaient à la sûreté des portes de la ville et parcouraient les rues pour empêcher les noises, les débats ou larchins. » Mais je ne veux pas refaire ici l’histoire des mystères du moyen-âge et me demander s’il faut en fixer l’origine aux pélerins des croisades ou à l’année 1398, comme le veut De La Rue, ou à ce petit drame du XIe siècle, les Vierges sages et les Vierges folles, publié par Raynouard, ou encore au Jeu de l’Antechrist, édité par Pez. Le duc de La Vallière, les frères Parfait, Beauchamps et tous les historiens du théâtre en France, M. Le Roy dans ses Études sur les Mystères, M. Jubinal dans la préface de ses Mystères inédits du quinzième siècle, MM. Dessalles et Chabaille dans l’introduction du livre dont nous rendons compte, et plus récemment, M. Villemain en un spirituel article du Journal des Savans, ont tour à tour et diversement donné d’intéressans détails sur les compositions dramatiques du moyen-âge. Il serait peu intéressant de répéter ce qu’ont dit ces différens écrivains, et j’aime mieux attendre la suite du livre si curieux de M. Magnin sur les Origines du théâtre en Europe.

Nous disions tout à l’heure que le manque de proportion dans le cadre et de mesure dans les détails, outre l’imperfection de l’art et du langage, et la grossièreté des procédés, caractérisaient surtout les productions du moyen-âge et leur enlevaient presque toute valeur littéraire, pour ne plus leur laisser qu’une valeur historique. Cela est si vrai, que les compositions vraiment intéressantes par la naïveté et la grace de la forme, par la finesse des pensées, sont justement celles qui sont les plus courtes. Dans le roman, Berthe aux grands pieds, malgré ses longueurs, quelques courtes histoires en prose, comme le petit Jehan de Saintré, ou Gérard de Nevers ; dans les poésies, quelques délicieuses romances, et des fabliaux charmans ; dans la prose latine, le court mais sublime traité de l’Imitation de Jésus-Christ, ne sont-ils pas, à cause même de leur peu d’étendue, les écrits de ce temps qui ont conservé le plus de valeur ? Raynouard, qui s’occupait de cet idiome des troubadours si poétique et dont les monumens sont moins nombreux que ceux de la langue des trouvères, avait parfaitement compris cela ; il ne publiait que des fragmens choisis. Les éditeurs, de plus en plus nombreux, des productions de la langue d’oïl ne pensent pas ainsi et semblent dédaigner ces anthologies, ces flores, ces analecta que ne rejetaient pas les anciens. Je n’ai point toutefois le courage de me plaindre de cette abondance, qui a bien aussi ses avantages, si elle a ses inconvéniens, puisque, après tout, il sera toujours plus commode de consulter les textes imprimés que les manuscrits.

Le mystère publié par MM. Dessalles et Chabaille, d’après un manuscrit inédit des Archives du royaume, avait cela de remarquable, « qu’au lieu d’être joué par les confrères de la Passion, comme la plupart des mystères connus, il était représenté par une troupe particulière, par une société d’ouvriers qui, tous les ans, se réunissaient pour célébrer la gloire de leurs patrons. » La confrérie des cordonniers de Notre-Dame paraît l’avoir joué en 1458 et 1459, et la composition peut en remonter au commencement du XVe siècle. L’auteur, très versé dans l’étude des livres saints, était sans doute un ecclésiastique.

Les deux frères Crespin et Crespinien suivirent saint Denis à son départ de Rome et vinrent exercer à Soissons la profession de cordonnier. Quand l’empereur Maximien passa dans cette cité, il voulut les forcer à renoncer au christianisme, et sur leur refus, il les abandonna au préfet des Gaules, Rictius Varus, qui les envoya au martyre. Cette persécution se rapporte à l’année 287.

C’est d’après cette donnée historique que l’auteur du mystère a exécuté son drame, divisé en quatre journées. La première de ces journées ne nous est pas parvenue dans le manuscrit incomplet des Archives ; mais il semble probable qu’elle était remplie par les miracles, les prédications et les pieux exercices des deux saints personnages, comme par les conversions que leur foi active accomplissait à Soissons. En effet, au début de la seconde journée, Rictiovaire annonce l’arrestation des deux apôtres chrétiens, qui ne tardent pas à être condamnés à mort ; mais auparavant les bourreaux les accablent, sur la scène, de tourmens et de supplices atroces, pendant qu’en martyrs héroïques ils essaient, par de religieux sermons, de convertir leurs persécuteurs à la religion nouvelle. On leur enfonce alors, et toujours avec d’horribles détails, dont ne s’effrayaient pas les spectateurs de ce temps, de longues alènes dans les chairs. Le prévôt encourage ainsi les officiers du supplice :

Avant tirans ! je vous supplie,
Par nos dieux ! ne vous faingnez mie
À ces alesnes leur bouter
Aus mains, pour plus les tourmenter,
Jusquez au manche au bout des doys.

La Vierge Marie, touchée de ces douleurs, supplie le Christ de jeter un regard de compassion sur Crespin et Crespinien. Aussitôt Gabriel et Raphaël descendent sur terre, et les alènes s’échappent miraculeusement des plaies des martyrs, pour aller frapper les bourreaux qui meurent de leurs blessures et sont bientôt emportés par le diable. Le prévôt croit alors à un enchantement et donne aux deux martyrs de nouveaux bourreaux. On les jette donc dans l’Aisne ; mais un miracle les sauve encore, et ils sont reconduits en prison.

Alors commence la troisième journée. Dieu, la Vierge, Gabriel, Raphaël, viennent en personne consoler Crespin et Crespinien. Dieu leur dit :

Amis, ne soyez esbahis,
Car je suis Dieu de paradis
Qui vous viens icy visiter ;
Vos tourmens trestous apporter
Vous ayderay, n’en doubtez mie.
En la fin en ma compaignie
Serés noblement hostelés
Et de couronnes couronnés.

Après cette scène singulière, les deux martyrs sont condamnés à périr en une chaudière remplie de plomb fondu et d’huile bouillante. Un des tirans ou bourreaux dit en plaisantant horriblement Crespin :

Sà, maistre, nous vous baignerons ;
Entrés en ce beau baing icy…

Mais Dieu n’abandonne pas les apôtres. La chaudière éclate et tue Rictiovaire et les exécuteurs de ses lâches cruautés. Belzébuth vient aussitôt pour s’emparer de leurs ames :

En enfer vous en fault venir
Avec tous les diables d’enfer,
Où vous serés plus fort que fer
Tourmentés : desservi l’avés.
— Destourbet, cestui-là prenez
Et moi cestui…

Arrive alors Maximien, qui leur fait en vain des offres séduisantes ; ils refusent, et comme Dieu les juge dignes de la couronne du martyre, on leur tranche la tête ; puis une bonne femme les ensevelit pieusement.

La naïve et curieuse pièce paraîtrait devoir finir ici, d’après nos habitudes théâtrales ; mais les infatigables spectateurs du XVe siècle ne pouvaient pas se contenter de si peu. Il y a encore une journée consacrée à la représentation des joies de Crespin et de Crespinien dans le ciel, et des miracles accomplis sur leur tombeau.

Ce mystère, publié avec un grand soin par M. Chabaille (déjà connu par son excellent Supplément au roman de Renart), et par M. Dessalles, n’a pas un grand intérêt linguistique ; mais il jette un nouveau jour sur les mœurs dramatiques de nos pères, si simples, si bizarres et si grossières. On ne possédait jusqu’ici qu’un très petit nombre de mystères imprimés, et en livrant à l’impression le Saint Crespin, les éditeurs ont rendu un vrai service, non-seulement à l’histoire de notre ancienne littérature, mais encore à celle des croyances et des habitudes du moyen-âge. Comme le disait avec raison Raynouard, au moment où nos dramaturges, par les pas rétrogrades qu’ils font faire à la muse du théâtre, sont près d’arriver au point d’où nos aïeux étaient partis, en ouvrant la carrière dramatique, il est intéressant, sous tous les rapports, d’étudier ces singulières œuvres théâtrales ; on ne saurait donc trop encourager ceux qui se livrent à ces ingrates et utiles reproductions.


Le Roman du roi Flore et de la belle Jeanne[7]. — Malgré sa ressemblance avec plusieurs autres romans du moyen-âge, avec le Roman de la Violette, par exemple, malgré un plan assez vulgaire, cette courte composition en prose, qu’il faut rapporter au XIIIe siècle, est un petit chef-d’œuvre de grace et d’élégance. M. Michel a raison de dire, dans les quelques lignes qu’il a mises au-devant du texte, que la littérature des trouvères ne peut rien placer au-dessus de ce conte, sinon le fabliau d’Aucassin et Nicolette et le Roman du comte de Ponthieu. Je vais essayer de donner une simple et rigoureuse analyse de cette charmante publication, sans nullement prétendre à rien garder ici de la délicieuse naïveté de l’original.

Le roi Flore d’Ausai, qui fut bon chevalier et gentilhomme de haut lignage, avait pris pour femme la fille du prince de Brabant ; mais il ne pouvait avoir d’enfans, ce qui le contrariait beaucoup, et pour se distraire il courait les tournois. Dans la marche de Flandre et de Hainaut demeurait aussi un seigneur, grand amateur de passes d’armes et père de la plus belle demoiselle qui fût en tout le pays. Mais les joutes l’occupaient seules, et il ne songeait point à marier sa fille. Sa femme le lui reprochait souvent, et elle dit à l’écuyer de son mari, qui s’appelait Robin, d’en faire comme elle des plaintes à son maître. Le seigneur répondit qu’il voulait bien marier sa fille, et qu’il la lui accorderait même comme au plus digne. — Tiens, lui dit-il, voici mon gant, je te donne cinq cents livrées de ma terre avec ma fille. — Quand le chevalier fut de retour en son manoir, il annonça à sa femme qu’il venait d’accorder leur fille à l’écuyer Robin. La dame, en colère, jura que jamais l’écuyer ne serait son gendre, et que sa fille pouvait prétendre à un plus noble et plus riche parti. Elle s’enferme alors dans sa chambre, fait venir ses parens et les supplie d’user de toute leur influence pour déjouer ce projet d’alliance. Ils y consentent et vont trouver le chevalier qui leur répond : « Vous aimez ma fille, vous êtes riches et de haut lignage, eh bien ! donnez-lui quatre cents livrées de terre, je romprai le mariage et n’y songerai dorénavant que d’après votre conseil. » Sur le refus des parens, les fiançailles ont lieu, et Robin, pour être plus digne de sa femme, veut devenir chevalier ; l’ordre lui est conféré, et désormais il se nommera Robier. Mais Robier a un pèlerinage à accomplir à Saint-Jakeme ; il part avant de consommer le mariage, et un chevalier nommé Raoul, qui est là présent, lui dit : Je vous ferai kous avant ke nous revegniés, et il parie sa terre contre celle de Robier qu’il réussira auprès de la jeune dame. Le pèlerin maintient le pari et part néanmoins fort tranquille, car sa femme est de trop haute extraction pour lui méfaire. Robier parti, la dame prie Dieu chaque jour qu’il lui ramène son mari, et de son côté Raoul ne cesse d’aviser aux moyens de séduire la belle fiancée. Il s’adresse donc à la vieille qui la servait et lui donne 40 sous pour acheter une robe, afin qu’elle l’aide dans ses amours. Dès-lors la vieille médit du mari et répète tant de fois l’éloge de l’amant que la dame commence à sentir l’aiguillon de la chair. Raoul revient vers la vieille et lui demande des nouvelles. — J’ai parlé en votre faveur, répond-elle. — Parlez encore, dit le chevalier ; on ne réussit pas dès l’abord, et tenés veschi xx sols por akater une penne à vostre sourcot. La dame cependant restait inflexible, quand on apprit que le seigneur Robier revenait dans huit jours. La vieille alors dit à Raoul qu’elle l’introduirait dans la salle du bain, et elle tint sa promesse. Raoul entre dans la chambre, saisit dans ses bras la jeune dame qui résiste ; comme il l’entraînait, ses éperons s’embarrassèrent dans les draperies du lit, et il tomba. La dame prit une buse, en frappa le seigneur Raoul au milieu du visage, et lui fit une plaie large et profonde ; mais le chevalier félon avait remarqué une petite tache noire que la dame avait à son corps, et il résolut de s’en servir comme d’une preuve auprès du mari. Le dimanche suivant, le seigneur Robier arrive, et on invite Raoul qui s’excuse, disant qu’il est malade. Le mariage se consomme, et Robier va rendre visite à Raoul, qui prétend avoir gagné son pari, à tel signe, dit-il, que la dame a une petite tache noire à son sein. Convaincu de l’infidélité de sa femme, le mari prend son palefroi et part pour Paris. La dame, toute dolente, se met aussi en route après s’être déguisée en écuyer ; mais elle rencontre son seigneur à la tombe Ysoré, près de Paris, et elle l’aborde pour lui demander où il va. Sans la reconnaître, il répond qu’il ne sait. La dame lui dit se nommer Jean, et lui demande s’il veut la prendre à son service comme écuyer. Robier accepte, et la dame paie à dîner et le logis à son époux, auquel il ne restait plus que trois sous, et ils arrivèrent ainsi à Marseille. Cependant ils couraient depuis sept ans, et le seigneur Raoul possédait toujours la terre de Robier ; mais il tomba malade, et tout effrayé de sa déloyauté, il appela son chapelain et lui conta comment il avait calomnié la dame. Le chapelain lui ordonna, s’il voulait recouvrer la santé, d’aller en Terre-Sainte. — Ici le romancier s’interrompt tout à coup en disant que l’histoire se tait sur la suite de cette aventure, et qu’il retourne au roi Flore d’Ausai, dont il a parlé au début.

Le roi Flore d’Ausai et sa femme, désolés de ne point avoir d’enfans, font chanter messes. La reine appelle même un ermite et se recommande à ses prières, d’autant plus vivement que les barons du royaume engageaient son mari à la répudier, pour prendre une autre femme. L’ermite lui conseille de se retirer dans une abbaye, parce qu’il faut, avant tout, qu’elle obéisse à son mari et à ses barons. Elle se résigna, et après avoir long-temps pleuré avec le roi qui l’aimait beaucoup, malgré cette séparation, elle se retira dans un monastère. Le roi Flore prit une autre femme, la garda pendant trois ans, mais ne put jamais non plus en obtenir un héritier. — Ici le récit est brisé de nouveau et le romancier revient à Robier et à son écuyer qu’il avait laissés à Marseille.

Les voilà donc dans cette ville ne sachant trop comment se créer des ressources ; mais la dame se met à faire pain françois, et à tenir hôtellerie pour héberger les bonnes gens. Ses affaires prospérèrent à tel point, qu’en quatre ans elle gagna, après avoir bien vêtu et nourri son seigneur, plus de trois cents livres. Cependant Raoul, ayant cédé aux conseils de son chapelain, se met en route pour la Terre-Sainte, après avoir toutefois, en passant à Marseille, fait confidence du motif de son voyage à la dame qu’il n’eut garde de reconnaître. Son voyage terminé, Raoul repassa de nouveau à Marseille et logea encore dans l’hôtel de Robier, qu’on nommait alors l’Hôtel François ; puis il retourna en son pays où son chapelain lui demanda si personne ne s’était enquis du but de son voyage. Il répondit que oui, à Marseille, à Acre et à Jérusalem, et il ajouta qu’on lui avait même persuadé de rendre sa terre à monseigneur Robier, si jamais il en avait nouvelles. Certes, c’est un bon conseil, dit l’ermite, suivez-le. — Sept ans s’étaient passés depuis que Robier et sa femme étaient à Marseille ; ils avaient gagné près de six cents livres à héberger les bonnes gens, et Robier, cédant aux instances de sa femme dans laquelle il voyait toujours son ancien écuyer Jean, se mit enfin en route pour son pays. Arrivé là, il appelle Raoul en duel, et alors le faux écuyer va trouver une de ses cousines et lui raconte tout ce qui s’est passé. La belle Jeanne, après s’être fait étuver, reprend ses habits de femme et retrouve en même temps sa première beauté qui était grande. Le jour de la bataille arriva, et après de grands coups d’épée parés et rendus, Raoul, le chevalier félon, fut contraint de demander merci. Robier était tout fier de sa victoire, mais d’un autre côté la tristesse l’accablait, car il ignorait le sort de son écuyer Jean qu’il n’avait plus revu. Quand la dame apprit que son mari avait triomphé dans cette rencontre, elle se fit reconnaître de son père et de sa mère, puis de son mari qui la retrouva avec l’enivrement de son premier amour, et qui fut grandement émerveillé de n’avoir pas reconnu son écuyer déguisé. Après dix ans de bonheur inaltérable, le comte mourut et fut mis en terre avec honneur et la dame garda saintement sa veuveté.

Le romancier revient alors au roi Flore d’Ausai, dont la seconde femme, toujours stérile, était morte. Mais alors le roi Flore jura qu’il n’aurait plus de femme, à moins qu’elle ne fût aussi belle et aussi bonne que la première. Un chevalier, qui était présent, lui dit qu’il connaissait une dame qui n’avait point sa pareille au monde, et qui, pour aller chercher son seigneur, avait couru jusqu’à Marseille, si comme il a esté dit et conté par devant. Le roi flore répondit au chevalier qu’il choisirait volontiers une telle femme. Le chevalier, alors, alla trouver la dame et lui dit de venir vers le roi Flore, qui voulait la prendre pour épouse. Jeanne répondit que le roi n’était pas galant et que ce n’était point à elle de se déranger. Enchanté de ce fier refus, le roi Flore épousa la dame et en eut un fils. — Le roman se termine comme toujours par la bonne mort des acteurs.

Tel est le Roman du roi Flore et de la belle Jeanne ; j’ai voulu en donner une analyse détaillée et complète, parce que c’est une des gracieuses productions de la littérature du moyen-âge. Ce calque n’a pu reproduire sans doute la finesse des détails, et il ne laisse que trop voir les grossiers défauts de la composition, la maladresse de ces deux intrigues mêlées, on ne sait pourquoi, l’invraisemblance des moyens et l’inexpérience de l’écrivain. Mais, en revanche, on ne saurait trop louer, pour le temps, la délicatesse exquise de langage qui distingue le romancier, la précision rare de sa phrase, la culture de son style, la mesure et la proportion de son plan, le voile de grace qu’il jette sur les détails les plus cyniques, et la connaissance vraie qu’il montre des sentimens humains. Ce roman, publié, avec une grande pureté de texte, par M. Francisque Michel, auquel on doit souhaiter d’être toujours aussi heureux dans le choix de ses publications du moyen-âge ; ce roman, dis-je, a dorénavant sa place marquée parmi les meilleures productions de notre ancienne littérature, et il vient s’ajouter dans la pensée aux charmantes compositions de Gérard de Nevers et du Petit Jehan de Saintré.


Lettre sur un manuscrit de la bibliothèque de Berne, suivie de pièces sur les métiers du xiiie siècle[8]. — En rendant compte dans la Revue de la Collection des Documens pour servir à l’Histoire de France, on a eu occasion de parler avec détails du curieux Livre des Métiers d’Étienne Boileau. Les pièces insérées par M. Jubinal à la suite de la Lettre sur un manuscrit de Berne, se rattachent aux métiers du XIIIe siècle, et sont à peu près de la même date que le livre de Boileau. Plusieurs recueils antérieurs de poésies des trouvères, entre autres les Dictons populaires de M. Crapelet, contenaient déjà des morceaux analogues ; mais il est encore curieux d’observer, en cette occasion, les bizarres et puérils procédés d’une poésie en enfance, de voir de quels singuliers et simples sujets elle s’inspirait dans ses récits.

Le premier des cinq servantois, publiés par M. Jubinal, a pour sujet les changeors, et paraît être de Jean de Choisi. C’est une simple énumération des personnes auxquelles les changeurs sont indispensables, le marchand et le pèlerin, par exemple. La seconde pièce est plus curieuse et s’adresse aux cordonniers. Eh ! se demande le poète, que faire sans souliers ? l’avarice elle-même ne s’en peut passer, les vœux de voyages à pieds nus en dispensent seuls les ermites, et il faut des chaussures à ceux même qui ont des robes de soie et d’écarlate. Sans cela pourrait-on partir pour guerroyer, pourrait-on surtout aller outre-mer et à Saint-Jacques en pèlerinage ? Le poète développe longuement toutes ces raisons, et il arrive, en terminant, à demander l’aumône pour lui :

De coi il face refaitier
Ses solers, s’il en a mestier.

On le voit, ces pièces étaient destinées à être chantées en public, et le plus souvent, sans doute, devant les artisans dont elles célébraient l’état. Le pauvre jongleur implorait ensuite la pitié de ceux qui l’avaient écouté. En parlant prochainement des œuvres du trouvère Rutebeuf, nous aurons occasion d’examiner au long la condition des poètes au moyen-âge et d’exposer quelques-unes des singularités qui s’y rapportent.

La pièce des tisseranz est une énumération analogue, où l’on peut étudier le grossier et simple procédé des jongleurs qui ne se mettaient pas en grands frais d’imagination. Chaque métier est déclaré tour à tour le plus utile et le plus noble, et des raisons bizarres et naïves sont accumulées pour le prouver. Ainsi que faire sans les tisseranz ? Le marchand dans les foires n’ira pas au-devant du chaland mal vêtu ; mais au contraire :

Et soiez bien certain
N’a si mauvais vilain
Ne si enduresté,
Se il avoit biaux dras,
Chascuns ne l’apelast
Et diroit : « Achetez ! »

Dans ce servantois, le poète insinue fort spirituellement qu’on ferait bien de lui donner de quoi se vêtir. Pour apprécier, dit-il, l’utilité des tisserands et goûter le charme d’une robe, il faut n’en avoir pas eu durant l’hiver, et au ton dont il dit cela, on voit que le malheureux jongleur avait dû subir l’épreuve.

Le morceau suivant, en l’honneur des bochiers, paraît, par la crudité et l’accumulation de détails techniques, dignes de quelque abattoir, avoir été destiné exclusivement aux bouchers du moyen-âge. Le poète raconte longuement à quoi servent toutes les parties du corps des animaux immolés. Chaque morceau du porc est cité à son tour :

Et des boiox fait-en endoilles.

La soie de cet animal elle-même n’est pas oubliée ; elle sert, dit le poète, à coudre les chaussures et le cuir. Il en est de même du bœuf ; de ses cornes,

On en fait peignes pour peigner,
Et lanternes por cler véoir.

Puis vient le mouton, avec sa laine, et sa peau dont on fabrique des gaînes, des gants et des bourses.

L’éloge des cordiers est le dernier des servantois publiés par M. Jubinal. À qui les cordes ne servent-elles point ? se demande le trouvère. Le meunier dans son moulin, le bedeau pour sa cloche, s’en pourraient-ils passer ? Sans cordes, le maçon rendrait-il son mur droit, le marin aurait-il des câbles ? Et que deviendraient les soufflets des forgerons, les filets des pêcheurs, et les longes des charretiers ? Comment descendrait-on le vin à la cave ? Comment pendrait-on les larrons ?

Je ne sais, mais il me paraît curieux d’étudier les inspirations intéressées de ces simples poètes du XIIIe siècle ; si l’art s’est perfectionné depuis et n’est pas demeuré dans cette barbarie naïve, les mœurs ont changé aussi de leur côté. Pas un poète d’aujourd’hui, même dans le besoin, ne songerait sans doute à avoir recours à la pitié des différens métiers ; mais, en revanche, si un poète malheureux se résignait à louer quelque industrie de notre temps, trouverait-il, comme au moyen-âge, un marchand qui écoutât ses vers et surtout qui en achetât les feuilles ? J’en doute, et je dirais volontiers avec Calpurnius :

Frange, puer, calamos et inanes desere musas.


Fragmens d’Épopées romanes du xiie siècle, traduits et annotés par Edward Le Glay[9]. — M. Edward Le Glay, un de ces jeunes travailleurs qui, en province, suivent avec ardeur le mouvement de recherches historiques et poétiques vers le moyen-âge, a eu l’idée de donner des échantillons de nos richesses épiques et des extraits de poèmes traduits en français moderne, et lisibles pour tous, mais traduits avec simplicité, avec rigueur, et non pas affadis à la Tressan. La lecture, en effet, des vieux poèmes dans leurs textes des XIIe et XIIIe siècles ne laisse pas d’être pénible, et quoiqu’elle ne demande qu’une étude préalable assez courte que des littérateurs sont tenus de faire, c’est un travail qu’on ne peut exiger des autres artistes également épris du moyen-âge, et qui ont souvent besoin de l’aborder. Le volume de M. Le Glay indique parfaitement son objet, et des choix ainsi faits des principaux poèmes trouveraient leur usage. On y lit trois épisodes d’un roman du XIIe siècle, dont Raoul, comte de Cambray vers 940, est le héros. Ce roman, encore inédit, doit être bientôt publié chez Techener, d’après le manuscrit original de la Bibliothèque du Roi (numéro 8201). Un autre fragment donné par M. Le Glay est la Mort de Bègues de Bélin, tirée du poème ou de la Chançon des Lohérains, dont M. Paris n’a publié qu’une partie. Ces divers morceaux ont de l’intérêt, de la naïveté et de la vigueur, bien que M. Le Glay, dans ses préfaces, soit en général porté à s’en surfaire un peu le mérite littéraire ; mais, dans le genre d’études qu’il poursuit, c’est là un aiguillon plutôt qu’une illusion. Quoique nous pensions que des traductions et des choix, comme vient d’en faire M. Le Glay, fussent agréables et utiles, il est à croire qu’on ne les poursuivra guère très loin ; ceux qui en seraient capables ne sauraient se tenir à un travail trop facile pour eux ; c’est à donner les textes même qu’ils sont bientôt conduits. Nous engageons donc M. Le Glay à ne pas reculer devant cette publication des manuscrits originaux : il est appelé à prendre place lui-même parmi ces modernes éditeurs philologues qu’il loue extrêmement, et qu’il y a lieu peut-être de surpasser.

§ III. — PHILOSOPHIE.

Recherches sur la vie, les ouvrages et les doctrines de Henri de Gand, par M. François Huet[10]. — Brucker, Tennemann, Tiedemann, Buhle, Dugald-Steward, M. de Gérando, Ritter et bien d’autres avec eux ou après eux ont tenté, à leur manière et pour leur part, d’écrire l’histoire de la philosophie. Les uns ont concentré leurs études dans l’antiquité, les autres dans les temps modernes ; quelques-uns ont embrassé le développement complet des systèmes spéculatifs ; mais, malgré de louables efforts, jamais la philosophie du moyen-âge, c’est-à-dire le singulier synchronisme de la scholastique et du mysticisme, n’a été jusqu’ici l’objet d’une étude approfondie et complète. Je dis plus, un pareil travail n’est pas possible, à moins d’efforts surhumains, tant que des monographies consciencieuses, tant que des dissertations spéciales et particulières n’auront pas successivement éclairé les diverses parties de ce labyrinthe vaste et compliqué. Dans son remarquable travail sur le conceptualisme, M. Cousin, à propos d’Abélard, a commencé en maître cette désirable série d’études. Mais, malgré l’importance de la querelle des nominalistes et des réaux, qui n’est au fond que l’éternelle querelle de l’idéalisme et de l’empirisme, toute la philosophie du moyen-âge n’est pas là, et il y a autre chose entre saint Thomas et Duns Scot qu’entre Guillaume de Champeaux et l’auteur du Sic et non. Le livre de M. François Huet sur Henri de Gand restitue la vie inconnue et la doctrine d’un docteur illustre du moyen-âge, dont le rôle intellectuel a été important au XIIIe siècle, et qui depuis a été indiqué à peine par quelques rares historiens de la philosophie. Par les recherches de M. Huet, le nom de Henri de Gand a désormais une place assurée au premier rang dans les annales de la scholastique.

Henri Goethals naquit vers 1217 dans la seigneurie de Mude, aux environs de Gand, d’un père chevalier qui avait combattu à Bouvines. Il suivit à Cologne les leçons d’Albert-le-Grand, puis il revint à Gand donner le premier enseignement public de théologie et de philosophie. Mais son intelligence l’appelait naturellement à l’université de Paris, où il vint prendre ses degrés. La réputation qu’il s’acquit dès l’abord dans ces luttes logiques, dans ces combats de l’esprit, où toutes les difficultés de l’argumentation étaient accumulées, lui fit conférer officiellement le titre de docteur solennel, ce qui est consigné dans une bulle fort curieuse d’Innocent IV, retrouvée par M. Huet, et qui nomme Henri protonotaire apostolique, avec des pouvoirs s’étendant non-seulement à Paris et sur tous les diocèses de France, mais encore sur celui de Tournay. Une pareille distinction envers un simple disciple, qui n’avait pas trente ans, n’étonne pas à une époque où saint Thomas enseignait la théologie à vingt-cinq. Mais, on le sait, l’Université de Paris au XIIIe siècle n’était pas exclusivement agitée par les conflits scholastiques de la parole, mais aussi par des dissensions intérieures. La grande querelle des ordres mendians divisait alors les esprits, et Henri de Gand, comme les autres docteurs, fut naturellement appelé à donner son avis. Conciliateur modéré, il n’approuva pas les violences de Guillaume de Saint-Amour, mais d’un autre côté il fut loin de soutenir la cause des moines avec Albert-le-Grand, saint Thomas et saint Bonaventure. Il vit que les ordres mendians, forts de la faveur populaire et de la protection des rois, comme le dit M. Huet, illustrés par la science de leurs docteurs, assez puissans pour faire des papes, marchaient rapidement à la domination universelle ; il vit qu’ils voulaient substituer partout leurs chaires à celles de l’Université, leur autorité à celle des prêtres ordinaires et établir de toute manière leurs priviléges abusifs. « Une guerre en forme s’était élevée ; il y avait de chaque côté un arsenal complet d’argumens, ici seize et là vingt-six. Henri combattit au premier rang dans ce tournoi d’un nouveau genre ; il répliquait, dupliquait et répliquait encore. » Quoi qu’il en soit, et malgré ces formes bizarres d’argumentation, il y avait là autre chose qu’une dispute d’école ; Henri de Gand s’aperçut que l’envahissement des ordres mendians tendait à modifier l’institution même de l’église. Aussi plus tard le concile de Trente adopta des conclusions analogues à celles du Docteur solennel. La doctrine libérale qu’Henri avait soutenue à propos de la querelle de l’Université, il la soutint partout, sous d’autres formes, dans ses écrits. Ainsi il montre, à un endroit, que le mélange de vie active et contemplative dans le prélat est plus parfait, plus favorable à la charité, que la vie purement contemplative des moines. Les idées exclusives de son temps le trouvent rarement pour partisan : il condamne énergiquement le duel, il regarde la dîme comme une obligation du droit positif humain et non du droit évangélique ; sa théorie sur les rapports des évêques et du pape n’a pas été dépassée par la pragmatique de saint Louis. De plus, en philosophie, malgré son juste respect pour le génie de saint Thomas, il maintient la liberté de discussion contre l’enthousiasme servile et absurde des thomistes. Dans le triple point de vue de la politique, de la religion et de la science, Henri de Gand s’est donc montré un esprit net et droit, élevé au-dessus des préventions de son époque. Il mourut d’une fièvre violente en 1293, après avoir enseigné la philosophie dans le collége récemment fondé par Robert Sorbon, et il fut enterré dans la cathédrale de Notre-Dame de Tournay. Depuis, le nom du Docteur solennel est tombé dans un complet oubli, quoique l’ordre des servites l’ait réclamé à tort parmi ses membres. Archange Giani, qui a fait l’histoire de cet ordre, s’élève avec violence contre ceux qui osent avancer une opinion contraire, et Scarparius, professeur de théologie à Ferrare, dans son édition de Henri, en 1646, prend le ton du dithyrambe, dans la même intention. Cela pourtant se passait au temps de Descartes ; c’est que les ordres monastiques, dit fort bien M. Huet, restaient seuls dépositaires de l’esprit du moyen-âge.

On a trois ouvrages imprimés de Henri de Gand ; deux sont philosophiques, la Summa theologiæ, qui comprend un système assez complet de théodicée chrétienne, et les Quotlibeta vulgo aurea, où diverses questions de théologie, de philosophie, de physique, de discipline casuistique et de politique même, sont tour à tour résolues. Le troisième ouvrage, intitulé : Liber de scriptoribus illustribus, est destiné à faire suite à l’écrit analogue de saint Jérôme, continué par Sigebert, moine de Gemblours. Il contient de curieux jugemens sur Fulbert de Chartres, Abélard, saint Bernard, Guillaume de Saint-Amour, Pierre Lombard, Jacques de Vitry, saint Thomas, Richard de Saint-Victor, Gauthier de Châtillon et quelques autres écrivains de cette époque. Les documens contemporains, et les jugemens du temps sur la littérature du XIIIe siècle sont trop curieux à recueillir pour que cet opuscule ne soit pas un élément indispensable de l’histoire littéraire du moyen-âge.

Avant d’aborder la doctrine philosophique de Henri de Gand, M. Huet jette un coup d’œil général sur la scholastique, et s’interroge sur la bizarre alliance de la philosophie mystique avec une forme aussi sévère, aussi subtile, que celle des argumentations du moyen-âge. Comment saint Bonaventure n’excluait-il pas Pierre Lombard ? Comment le mot de l’école n’est-il pas ici applicable : Expressio unius est exclusio alterius. L’unité manque dans la scholastique, puisque tour à tour Platon et Aristote, les néoplatoniciens, les doctrines orientales, trouvèrent des partisans, à côté de l’ascétisme chrétien. Mais, si l’unité n’est pas dans les doctrines, elle se manifeste dans la forme qui leur est commune ; car le langage de cette philosophie est toujours péripatéticien. L’idéalisme ne peut dès-lors apparaître que sous des formules habituelles à l’empirisme. « Le deuxième caractère général de la scholastique, selon M. Huet, c’est sa méthode. Une question étant donnée, les scholastiques commencent par exposer le sic et non, les argumens pour et contre ; ils font connaître ensuite les solutions qu’ils adoptent, quelquefois après les avoir fait précéder d’éclaircissemens et de distinctions verbales ; enfin ils reprennent un à un les argumens opposés à leur thèse, et y font une réponse catégorique. On voit que la méthode des scholastiques est purement logique, qu’ils sont armés pour le combat, non pour la recherche de la vérité. » M. Huet montre ensuite quelle force il fallut à la philosophie du moyen-âge pour résister aux tendances empiriques de sa forme. Aussi elle y céda quelquefois. Duns Scot, par exemple, établit que nous ne pouvons connaître Dieu que par abstraction, comme saint Thomas l’avait déjà donné à entendre ; et nous verrons tout à l’heure Henri de Gand nier l’innéité des idées. Cependant Mazzonius a peut-être eu raison d’avancer que Henri fut le seul scholastique vraiment platonicien, et, à coup sûr, Duns Scot ne s’est pas trompé, en disant : In Henrico semper quiddam sublime et venerandum.

M. Huet expose, dans un ordre logique fort ingénieux, les diverses opinions éparses dans les ouvrages du Docteur solennel. Il commence par traiter des rapports de la raison et de l’autorité, et ce lui est une occasion pour démontrer que la raison a toujours gardé sa place dans cette philosophie du moyen-âge qui n’a pas toujours été, comme on le pense à tort, l’esclave de la théologie, ancilla theologiæ. « Henri de Gand n’admet point, entre la raison et la foi, dit M. Huet, cette opposition imaginaire que rêvent, jusque dans le sein de l’église, des esprits secrètement malades de scepticisme. Il existe chez lui un accord complet entre la vérité naturelle et la vérité révélée. » Voici quelques propositions qui montreront combien le Docteur solennel professait une doctrine large et hardie pour son époque : « L’obéissance de la foi engendre le fidèle à l’intelligence de l’Écriture ; mais lorsque l’esprit se trouve ainsi en rapport direct avec la vérité, la position du fidèle change ; il ne croit plus à l’Écriture, à cause de l’église, mais à l’église, à cause de l’Écriture. » Et ailleurs : « Il faut consulter la raison pour savoir si nous devons, de préférence, nous en rapporter à l’Écriture ou à la raison. »

M. Huet traite ensuite de la science et de la certitude, selon Henri de Gand. La vérité d’une chose consiste dans une conformité et une certaine équation, selon le degré de perfection qui convient à sa nature, avec le modèle parfait qui lui correspond dans l’essence divine. En Dieu la vérité n’est plus un rapport entre l’objet et le sujet de la connaissance, la vérité est substantielle ; la chose connue et l’être qui connaît ne peuvent plus être distingués. Ce sont là les expressions de Henri de Gand. Comme lui, Descartes et Leibnitz ont cru que l’esprit humain, même à son insu, ne pouvait acquérir la vérité que par le concours de Dieu. L’homme ainsi éclairé d’en haut, dit le Docteur solennel, n’aperçoit pas la clarté au moyen de laquelle il aperçoit tout le reste.

Dans la théorie de la connaissance, Henri de Gand ne s’élève plus à cette hauteur, et l’influence de la forme péripatéticienne se fait évidemment sentir. On sait que la théorie des espèces sensibles de Leucippe et de Démocrite, modifiée par Aristote, qui reconnaissait une influence active de l’esprit dans la production des connaissances, fut communément adoptée au moyen-âge ; Henri de Gand, pour échapper à ces conséquences, tout en niant l’innéité des idées, fut forcé d’avoir recours à sa théorie de l’illumination divine et même au développement spontané. Mais c’était flotter d’un pôle à l’autre, d’Aristote à saint Augustin. Il est à remarquer qu’une objection formulée dans les derniers temps avec grand bruit, par l’école écossaise, n’avait pas échappé à Henri de Gand. Ce passage est de la plus haute importance ; je laisse parler M. Huet : « Si nous connaissons les objets par leurs images ou par leurs idées, il y a donc un intermédiaire entre l’esprit et la nature ; c’est le monde des idées et non pas le monde de la réalité que nous connaissons… Mais il n’en résulte pas que la connaissance humaine soit illusoire ; car si l’objet direct de la connaissance est bien l’image de la chose, comme cette image n’est qu’un signe naturel au moyen duquel l’esprit passe à la chose signifiée, la connaissance ne s’arrête pas à l’image et atteint par elle à la réalité. Les espèces intelligibles sont les signes des réalités, comme les mots le sont des idées. Henri de Gand oppose, comme on le voit, au scepticisme la véracité naturelle de nos facultés de connaître. Au fond, l’école écossaise ne se tire pas autrement d’une difficulté inhérente à la nature des choses. »

En considérant les universaux en Dieu et dans la nature, Henri de Gand s’élève au platonisme le plus pur. Comme les idées de Platon, les universaux ont une triple existence ; ils résident dans l’homme comme raison de la connaissance, dans la nature comme essences réalisées, en Dieu comme dans leur source première. Mais il n’y a que les choses naturelles qui aient des idées propres en Dieu, et non les individus, les relations, les conceptions purement logiques qui ne sont pas dégagées de toute limitation et élevées à l’absolu. Pour Henri de Gand, auquel Tennemann a prêté des idées qu’il n’a jamais eues, l’intelligence de Dieu est donc le monde intelligible de Platon, la région des possibles de Leibnitz. Après ces théories fondamentales, M. Huet suit Henri de Gand sur le terrain des détails ; il cite de lui une admirable page sur l’éternité de Dieu, des pensées politiques fort indépendantes, et il relève plusieurs de ses contradictions.

Désormais le Docteur solennel trouvera sa place dans l’histoire de la scholastique entre la mort de saint Thomas, en 1274, et l’arrivée de Duns Scot, au commencement du XIVe siècle. Comme eux, il n’a pas eu le bonheur d’être adopté pour chef par un ordre célèbre ; mais le beau travail de M. Huet le rend à l’histoire de la philosophie. Ces excellentes Recherches, qui se distinguent par une saine érudition, un style net et ferme, des vues élevées, et où l’on pourrait seulement reprendre quelques assertions exclusives et absolues, méritent de servir d’exemple et d’inspirer de pareils travaux sur saint Thomas, Duns Scot et les autres philosophes du moyen-âge. Henri de Gand sera désormais associé à leur souvenir. Son esprit original et indépendant, que le procédé géométrique de la scholastique ne retint que rarement et seulement par des formules banales dans les régions inférieures de l’empirisme, est souvent parvenu à une grande hauteur spéculative. Le nom du Docteur solennel n’est pas perdu pour la science.


Manuel de philosophie, par Henri-Auguste Matthiœ, traduit de l’allemand par M. Poret[11]. — Le livre du professeur Aug.-Henri Matthiœ est le résumé fidèle des doctrines de Kant. La Critique de la raison pure et la Critique de la raison pratique, ces deux grands traités qui, depuis cinquante ans, sont le point de départ de tous les systèmes philosophiques en Allemagne, ont été reproduits dans le manuel de M. Matthiœ, sous leur forme la plus concentrée. Toutefois, dans ce programme destiné à servir de base à l’enseignement des gymnases, l’auteur a négligé un autre traité de Kant, la Critique du Jugement, croyant à tort, selon nous, que l’esthétique ne rentrait point dans le cercle des études philosophiques.

En admettant que la philosophie ait une partie empirique, Kant et ses successeurs n’ont point assez tenu compte des idées qui nous étaient fournies par l’expérience. Les connaissances a priori, d’évidence rationnelle, sont pour l’école allemande toute la philosophie. Pour cette école, l’étude philosophique par excellence est celle qui peut nous conduire à la connaissance des idées de cause, de temps, d’espace, de bien et de beau, c’est-à-dire, à nous mettre en rapport, par la pensée, avec le nécessaire, l’inconditionnel, l’absolu.

Certes, nous croyons, avec l’école de Kant, que la science des plus hautes vérités métaphysiques est la première des sciences, mais ces hautes vérités que nous entrevoyons quelquefois, nous a-t-il été donné de les posséder tout entières, et une philosophie qui s’occupe exclusivement de l’évidence rationnelle ne court-elle pas quelque risque de se consumer dans une stérile spéculation ? Ajoutons que cette philosophie présuppose une étude préparatoire fondée sur l’expérience, l’étude de l’homme considéré non point seulement dans ses rapports avec l’objet de ses connaissances, quel qu’il soit, mais encore comme sujet ; et pour ne citer qu’un exemple, c’est par le principe de causalité, apparent dans notre conscience, que nous arrivons à l’idée de cause première. Or, la philosophie de Kant, réduite aux proportions d’un livre élémentaire, devait avoir pour base la psychologie. Aussi, M. Matthiœ a fait à la psychologie une large part dans son enseignement. C’est d’abord l’intelligence avec tous ses pouvoirs, connaissance du moi, du non-moi matériel, mémoire, etc. ; puis c’est la sensibilité, la théorie des affections et des désirs, etc. M. Matthiœ a rejeté la volonté dans sa métaphysique. Après la psychologie vient la logique qui est le système des lois et des principes de l’intelligence. Enfin, M. Matthiœ place à la fin de sa philosophie, après la métaphysique, la morale, la théorie des droits et des devoirs, qui est pour lui la philosophie pratique. On le voit d’après cette esquisse rapide, nous retrouvons ici les divisions de la philosophie enseignée dans nos écoles. Au premier aspect on pourrait se méprendre, si, dès son point de départ, et dans le cours de l’ouvrage, l’auteur n’avait subordonné toute la philosophie à la métaphysique.

M. Poret, dans une préface écrite avec sagesse, et qui rappelle en quelques endroits la netteté d’exposition de M. Jouffroy, s’étonne de l’immense crédit qu’ont obtenu, dès leur apparition en France, les doctrines écossaises. Il regrette que les doctrines allemandes ne jouissent pas de la même popularité, et il attribue à des causes qui, nous le croyons, ne sont point les seules bonnes, l’espèce d’opposition qu’a rencontrée dans les esprits français l’introduction des systèmes venus d’outre-Rhin.

En Angleterre, après Locke qui avait exagéré le principe de la sensation, après Hume qui avait poussé le scepticisme jusqu’à ses dernières limites, le bon sens revendiqua ses droits, et il y eut réaction dans la philosophie. Reid et Dugald-Stewart se firent alors les organes de la révolution nouvelle. D’un autre côté, l’Allemagne, dans la dernière moitié du dernier siècle, avait vu naître une philosophie en tout adaptée à son esprit spéculatif. Dans sa retraite de Kœnigsberg, pendant les veilles d’un demi-siècle, Kant médita sur les questions les plus élevées, mais en même temps les plus obscures de la philosophie.

En France, la philosophie de Condillac, qui avait continué le système de Locke, régnait sans contradiction ; mais comme la philosophie de Condillac ne pouvait être le dernier mot de la science, on se remit, en France, à la recherche de nouveaux principes. Il y avait, au commencement de notre siècle, des rapports fréquens entre la France et l’Allemagne ; et toutefois, les regards des philosophes ne se tournèrent point de ce côté. Un louable instinct nous fit chercher en Écosse une doctrine qui jusqu’alors n’avait point eu d’éclat, qui était concentrée dans les écoles de Glasgow et d’Édimbourg ; mais cette doctrine, basée sur le bon sens, répondait peut-être mieux aux besoins de ceux qui voulaient des principes plus arrêtés, moins contestables, que les spéculations de Kant et de Fichte. Cependant, à cette époque, la philosophie de Kant avait eu un immense retentissement en Allemagne, et cela à cause de son but. Mme de Staël a dit : « Le caractère distinctif de la littérature allemande est de rapporter tout à l’existence intérieure, et comme c’est là le mystère des mystères, une curiosité sans bornes s’y attache. » Ce que Mme de Staël a dit de la littérature s’applique bien mieux encore à la philosophie allemande. Kant eut bientôt, dans toutes les parties de l’Allemagne, de fervens disciples. Le champ de l’imagination est vaste, et ce noble penchant qui nous porte vers la recherche des hautes vérités, mais souvent aussi des vérités qui nous ont été cachées par Dieu même, a poussé les disciples de Kant à une sorte d’enthousiasme et de poésie, qui les amène aux abîmes sans fond du panthéisme. La France, qui voulait travailler sur de nouvelles bases, avait donc à opter entre les doctrines de l’école écossaise et celles de l’Allemagne, et elle choisit cette philosophie du bon sens qui n’est pas à coup sûr le dernier mot de la science, mais qui est un excellent début pour passer aux abstractions plus élevées, mais moins sûres de l’ontologie.

Quoi qu’il en soit, tant de nobles esprits se sont exercés sur les grands problèmes de la métaphysique, et ont dépensé dans cette étude tant de patience et tant de génie, qu’aujourd’hui nous ne saurions rester étrangers à leurs immenses travaux. Si le livre traduit par M. Poret ne peut sans danger être mis, dès l’abord, entre les mains de la jeunesse de nos écoles, il doit devenir le manuel indispensable de tous ceux qui ont déjà, par devers eux, quelques connaissances philosophiques.

§ IV. — HISTOIRE.

Recherches historiques sur la véritable origine des Vaudois et sur le caractère de leurs doctrines primitives[12]. — Le christianisme avait à peine rallié quelques hommes à ses croyances, que déjà l’hérésie s’agitait dans son sein. On mourait pour la foi nouvelle, mais on disputait sur le dogme ; et les inquiétudes du doute se trahissaient sous mille formes, près des convictions les plus vives, tantôt comme un vague souvenir des cultes antérieurs, tantôt comme une tradition des doctrines de la philosophie antique, ou bien encore comme une éclatante protestation du sens individuel contre l’autorité. Un intérêt puissant s’attache à l’étude de ces luttes religieuses ; mais, quelle que soit l’abondance des documens, cette étude restera toujours incomplète : les vainqueurs seuls nous ont appris le combat ; l’hérésie, tout en attaquant l’église, tremblait encore devant sa puissance, et cherchait souvent pour ses doctrines le mystère et le secret des initiations. L’église, à son tour, proscrivait tout souvenir menaçant pour son unité et sa puissance. De là l’obscurité qui couvre l’origine de la plupart des sectes hétérodoxes ; de là aussi cette absence de toute critique, ces passions haineuses, qui ne se décèlent que trop souvent dans les historiens ecclésiastiques.

L’Orient, rêveur et mobile, fut, dans la primitive église, le foyer le plus ardent de l’hérésie, comme il avait été le berceau de la foi. Quand il doute, les négations sont vives, hardies et descendent jusqu’au fond même du dogme ; c’est l’unité trinitaire, c’est la substance elle-même qu’il attaque ou veut dégager de ses voiles : ainsi Manes, ainsi Arius. L’Occident, au contraire, quand il doute à son tour, se rapproche de la discussion purement philosophique ; quelquefois même il s’en tient exclusivement aux enseignemens pratiques, aux applications de la morale usuelle, ou à des questions sociales. Ainsi le Breton Pelage, ainsi, au XIIe siècle, Valdo le bourgeois de Lyon.

L’origine des sectes vaudoises, leurs doctrines, ont été également contestées. Les protestans ont vu dans Valdo, le prédicant du midi, un précurseur de Luther, une sorte de messie de la réforme qui liait le radicalisme religieux du XVIe siècle aux doctrines primitives de l’église. Ils ont assigné aux Vaudois une antiquité plus haute, pour donner à leurs propres idées la sanction du temps et un cachet plus austère d’épuration et de vérité, en les rapprochant de plus près des âges primitifs. C’était l’application de cette maxime qui fut celle de la plupart des sectaires : Id verius quod prius. L’auteur anonyme des Recherches sur la véritable origine des Vaudois s’est appliqué surtout, dans son livre, à démontrer que cette hérésie a spontanément pris naissance dans le XIIe siècle, qu’on n’en retrouve aucune trace dans les âges antérieurs, et qu’il n’existe, entre elle et l’église naissante, aucune affinité de principes dogmatiques ou moraux. Ce livre est moins une étude d’histoire qu’une œuvre exclusive de controverse religieuse ; c’est un essai de réfutation dirigé contre les écrivains qui, à diverses époques et même de notre temps, ont tenté de justifier les Vaudois ou de flétrir les persécutions qui les frappèrent dans le moyen-âge ; mais l’auteur, catholique ardent, a toujours écrit sous l’impression de sa prévention religieuse. Sous le rapport de la critique historique, ce livre laisse beaucoup à désirer. La forme en est diffuse, l’expression embarrassée, les déductions fort contestables ; mais il offre du moins quelque intérêt comme recherches et instrumenta. Les pièces justificatives, réunies à la fin du volume, résument en quelques pages les opinions les plus saillantes des écrivains ecclésiastiques du moyen-âge sur Valdo, ses disciples, leurs mœurs et leurs croyances. Saint Bernard, Alain de Lille, Pierre de Polichdorf, Guillaume de Puy-Laurens, Pierre de Vaux-Cernay, les lettres d’Innocent III, Léger, sont cités tour à tour. Mais ces sources historiques sont-elles toujours pures, impartiales ? doivent-elles être acceptées d’une manière absolue. Nous sommes loin de le penser. Nous reconnaissons, avec MM. Michelet et de Montalembert, les élémens de troubles, d’immoralité et de désordre que les hérésies du XIIe siècle jetèrent dans le midi de la France ; mais nous pensons qu’il convient, pour être juste, d’isoler complètement Valdo et ses disciples, dans la première manifestation de leurs doctrines, de ces truands qui passaient leurs journées assis au soleil et ne se levaient que le soir pour aller mendier ou piller. C’était un vague besoin de liberté sauvage qui portait ces ardentes populations à récuser le joug de l’église. Chez Valdo, au contraire, c’était le besoin senti d’une réforme déjà urgente. La société religieuse tendait ouvertement à la domination temporelle ; le clergé opposait à l’affranchissement communal une résistance inquiète, et toutes les richesses affluaient vers l’église, par les remords, les terreurs d’une autre vie, ou la piété envers les morts ; mais ce que l’église gagnait si vite en puissance temporelle et en richesse, elle le perdait en puissance morale, et sans prêter au bourgeois de Lyon des théories fortement conçues, il convient cependant de reconnaître en lui de généreux instincts ; il déclara coupables d’homicide les papes qui excitaient les princes à faire la guerre, il protesta contre la peine de mort, alors même que le pape Lucius III, dans une bulle de 1184, révélait la première idée du formidable tribunal de l’inquisition. Il réclama encore pour tous les chrétiens la liberté de l’enseignement religieux, quand les hommes éminens du clergé eux-mêmes reprochaient amèrement aux prêtres le peu de soin qu’ils prenaient de l’instruction du peuple. Enfin, quand la cupidité était partout, dans le haut clergé qui dévorait, comme on disait au XIIe siècle, l’héritage du Christ, dans la noblesse qui d’une main donnait au clergé et le dépouillait de l’autre, dans toutes ces hordes de cotereaux, de tisserands, de routiers, qui pillaient l’église, le serf et le bourgeois, Valdo jetait son or aux malheureux et proclamait la pauvreté évangélique.


L’art considéré comme le symbole de l’état social, par M. Louis Dussieux[13]. — À ce titre prétentieux et emphatique, on ne soupçonnerait certes pas une brochure de moins de cent pages, destinée à établir dans de simples tableaux synoptiques l’histoire des beaux-arts en France. De notre temps, il ne faut pas s’effrayer des titres ; à mesure qu’on tient moins, il semble qu’il faille promettre davantage, et qu’on doive se résigner à ne trouver, dans beaucoup des livres qu’annonce chaque semaine le Journal de la Librairie, qu’une étiquette sonore, et quelquefois aussi, j’en conviens, de spirituelles épigraphes. Les anciens, et nos aïeux encore, n’alléchaient pas de la sorte la curiosité publique, qu’ils savaient néanmoins satisfaire ; c’est que les gens vraiment riches n’ont pas tant de luxe dans leur livrée. De pareilles réflexions ne s’appliquent qu’en partie à la brochure dont je parle en ce moment, brochure qui n’est pas sans utilité au fond, et dont l’idée première est louable. Malgré son peu d’étendue, cet opuscule mérite l’examen. De nombreux et graves défauts, qui sont ceux de plusieurs jeunes écrivains enthousiastes d’aujourd’hui, et qu’il importe de signaler, des erreurs dont il faut se garder, quelques qualités qu’il serait injuste d’omettre, le recommandent à l’attention de la critique.

Dans deux chapitres de seize pages, destinés à servir d’introduction, l’auteur traite de l’état de la société depuis Jésus-Christ jusqu’à Grégoire VII et Philippe-Auguste, et de la sculpture, de la peinture et de la musique, depuis le IVe siècle jusqu’au XIe siècle. C’est toujours la même tendance à la généralisation précipitée et vide, au titre ambitieux et exagéré. M. Dussieux semble avoir beaucoup cultivé Herder et Vico ; les utopies sociales de Saint-Simon, les théories progressives des humanitaires, l’enthousiasme orphique de certains archéologues qui ne parlent que rosaces, ogives et absides, et qui comprennent mieux que personne ce poème de pierre qu’on appelle une cathédrale, tout cela paraît être en fermentation dans l’esprit de M. Dussieux ; mais ce mélange incohérent n’est pas encore arrivé chez lui à l’état de fusion, et ne constitue pas une doctrine suivie. De là l’impossibilité de déductions sérieuses et logiques ; de là une bouffissure qui peut bien employer les grandes expressions de synthèse sociale, d’industrialisme, et s’éloigner de la langue de Bossuet et de Montesquieu par des mots tels que spiritualisation et matérialisation, mais qui n’est qu’une parodie du vrai style de l’historien.

Je ne voudrais pas relever toutes les assertions hasardées de l’opuscule de M. Dussieux. Il en est une pourtant qu’on ne peut passer sous silence. En parlant de l’invasion des barbares, l’auteur dit : « Voici venir Alaric, Genseric et Attila, le fléau de Dieu ! Que de villes ruinées, que de populations anéanties et fauchées ! que de monumens détruits ! Ah ! laissez-les faire. Dieu veille sur le monde (saint Prosper). Il se sert d’eux comme de fléaux pour détruire ses persécuteurs ; l’invasion est une expiation, et il y aura invasion tant que tout ce qui est et aura été païen ne sera pas anéanti. » Et plus loin : « L’empire grec n’a été renversé qu’en 1453 par les Turcs. Ce débris de l’empire romain une fois anéanti, les invasions cessent. En effet, qu’auraient eu à détruire les barbares ? Leur mission était finie. » Ces phrases, surtout pour un amateur des arts, me paraissent d’un optimisme historique très naïf. Autant vaudrait dire, si la comparaison n’était triviale, que les barbares ont fait comme le chlorure de chaux, qui ne se dégage qu’autant qu’il est nécessaire, afin de se combiner avec les miasmes pestilentiels et les neutraliser. Sans croire que la civilisation moderne tire exclusivement sa source du monde romain, sans se placer au point de vue exclusif de Gibbon, et en maintenant seulement ce qu’il y a de vrai dans les opinions émises par M. Fauriel, il est permis de sourire d’une pareille admiration pour les barbares et leur mission providentielle.

Je n’aime pas davantage, je l’avoue, des phrases absolues comme celle-ci : « Sous Philippe-le-Bel, le pape, souffleté par l’ambassadeur du roi, perd son rang de chef du monde. » Comme si, malgré son incontestable importance, ce seul fait d’un pape, frappé par un envoyé français, était à la fois le commencement et le terme de l’affaiblissement du pouvoir pontifical ! C’est une des plus bizarres et des plus fâcheuses manies de notre temps que de tirer ainsi les généralités historiques des moindres circonstances et non de l’ensemble des faits, et d’élever par là le détail isolé à l’état d’affirmation théorique.

Après les jugemens hasardés viennent les erreurs : ainsi Milton mis au XVIe siècle, à côté du Tasse et de l’Arioste. Il serait ridicule sans doute de faire de cette note bibliographique l’errata d’une brochure ; et d’ailleurs comme les tableaux de M. Dussieux embrassent l’architecture et la sculpture, la peinture, la gravure et la musique, nous ne pourrions le suivre sur le terrain des faits, dans chacune des subdivisions de son travail. Il paraît toutefois convenable de contredire quelques-unes de ses assertions sur l’histoire spéciale de la musique, parce que les erreurs qu’il répète ne sont pas nouvelles et traînent depuis long-temps dans tous les abrégés et dans tous les manuels. C’était justement là une raison pour M. Dussieux de recourir aux sources mêmes. Les travaux d’analyse et de résumé ne sont bons qu’à la condition d’une science complète des faits ; car pour choisir avec intelligence, il faut tout connaître, jusqu’aux détails. C’est pour cela que les livres élémentaires sont si dépourvus de valeur en général.

M. Dussieux a-t-il vu que les troubadours empruntèrent aux traditions populaires les anciennes cantilènes d’origine hébraïque et grecque ? Le plainchant n’avait rien de commun avec la musique hellénique, et les noms des modes, renouvelés des Grecs (comme dorien, phrygien, etc.), ne sont venus qu’au XVIe siècle. Le plain-chant d’origine hébraïque est une vieille erreur qui doit tomber devant la réflexion toute simple que les nouveaux chrétiens avaient trop d’horreur des juifs et des païens, pour leur emprunter les chants de louange de Dieu. Il n’est pas plus vrai, bien qu’on l’ait dit plus souvent encore, que l’Italien Guido ait inventé la gamme en 1022. Guido, au contraire, s’est servi du système de Pythagore ; il a créé la manière de trouver les intonations par un moyen tout-à-fait semblable au méloplaste de nos jours. À la ligne suivante, M. Dussieux fait de Francon un Parisien, tandis qu’il était de Cologne. De plus, Francon ne fixa pas le rhythme, mais la mesure, ce qui est bien différent. Un peu plus loin, l’introduction de la sacquebutte, qui n’eut lieu qu’au XVIe siècle, est fixée au XIIe. Cela est aussi inexact que les orgues à huit cents tuyaux de la même époque ; il ne faudrait pas se fier ainsi aux exagérations de certains écrivains ; on a sur ce point des renseignemens précis, les orgues d’alors étaient fort simples et dans l’enfance. En abordant le XIIIe siècle, M. Dussieux commet un anachronisme de deux cents ans ; l’école gallo-belge ne s’est montrée qu’avec Dufay au XVIe siècle. En outre, elle n’a pas inventé le contre-point, car les motets et les rondeaux d’Adam de la Halle sont en véritable contre-point, puisque les valeurs sont inégales à chaque partie. Qu’est-ce encore que le violon remplaçant le rebec au XIVe siècle ? La viole ou vielle du Xe siècle n’était pas autre chose que le violon dans son enfance, et le rebec lui-même n’était qu’une espèce de violon, qui ne disparut pas au XIVe siècle, car Rabelais en parle encore.

Je n’ai pas le loisir de relever ainsi une à une les erreurs de M. Dussieux, et de le combattre sur les détails comme je l’ai combattu sur les généralisations. On voit que, dans tout ce qu’il dit sur la musique, il a eu souvent recours, non aux sources primitives, mais à cette fausse érudition de seconde main, si fréquente de notre temps. Il eût été prudent cependant de se garder un peu plus de la science de M. Fétis, qui est à l’archéologie musicale ce que M. Capefigue est à notre histoire nationale, et ceci est loin d’être un compliment. Je pourrais noter aussi des inexactitudes dans les autres parties du travail de M. Dussieux, qui paraissent avoir été rédigées pourtant avec plus de soin et de meilleures informations. Quoi qu’il en soit, l’idée de faire en abrégé, pour les beaux-arts, ce que M. Las-Cases avait accompli pour l’histoire, était heureuse, et l’opuscule de M. Dussieux, malgré son insuffisance et ses défauts, n’en a pas moins une certaine utilité.


Précis de l’Histoire du droit civil en France, par M. Poncelet[14]. — Au moment où l’attention générale se porte sur la réforme et le perfectionnement de l’étude du droit dans les diverses Facultés de France, et où l’on songe à rendre enfin à notre pays ces fortes études dont les étrangers empruntent la première source à notre Cujas et à notre Dumoulin, tandis que nos jeunes juristes sont obligés, aujourd’hui, d’aller le plus souvent apprendre en Allemagne, sinon la partie pratique, au moins la partie scientifique et théorique de la législation ; dans un pareil moment, disons-nous, l’histoire du droit acquiert un intérêt nouveau. À ne considérer exclusivement que la France, les matériaux du droit écrit et coutumier sont nombreux, les monumens de toute sorte abondent ; mais les travaux exécutés dans les deux derniers siècles n’ont guère avancé la science. Que de jour cependant l’histoire elle-même, l’histoire des institutions et des mœurs, ne recevrait-elle pas d’une étude approfondie du droit français dans ses modifications et ses phases diverses ! Le jeune et savant Klimrath, dont on a distingué les travaux sur les Olim et sur les Coutumes, avait amassé de nombreux documens qu’il eût sans doute (à en juger par les écrits trop peu nombreux qui nous restent de lui) su mettre en œuvre avec perspicacité et conscience ; mais l’espérance qu’on pouvait fonder sur son ardeur scientifique et sur son érudition active a été déçue par une mort prématurée. Les comités historiques, créés près le ministère de l’instruction publique, ont songé à l’impression des curieux documens laissés en manuscrit par Klimrath ; nous ne saurions trop approuver cette résolution, et en publiant le Précis de l’Histoire du Droit civil en France, d’après le cours de M. Poncelet, un avocat distingué, M. Rapetti, a prouvé qu’il s’acquitterait avec intelligence du classement difficile des textes légués par Klimrath et des travaux préliminaires qu’exigera la publication qu’on doit lui confier.

À côté de Klimrath, d’autres essais ont été tentés, parmi lesquels il faut mettre à part l’Histoire du Droit français de M. Laferrière, qui a fait créer pour cet écrivain une chaire à la Faculté de Rennes. En attendant que nous puissions parler à loisir de cette œuvre importante, il est convenable d’examiner le Précis de M. Poncelet, qui aura, par sa brièveté même, une influence puissante et bien plus directe sur l’enseignement de nos écoles, et par là sur l’avenir de la science.

On aperçoit dans ce livre une vive image de la génération de notre droit, c’est-à-dire trois élémens divers, les Gaulois, les Romains, les barbares, concourant, sous l’action immédiate de l’église et de la royauté, à la formation de deux droits distincts, le droit écrit et le droit coutumier, bientôt après confondus en un seul et unique droit qui est celui de notre Code civil. Tel est le caractère de la civilisation française, sensible surtout dans l’histoire de sa législation : les mœurs n’y prédominent point, mais les idées.

Le Précis peut servir d’introduction au livre de M. Laferrière, et même le compléter en certains points. Ainsi on y trouve une exposition des lois barbares qui manque dans l’ouvrage de M. Laferrière. Les coutumes y sont traitées moins dans la question de leur origine que dans le contenu même de leurs dispositions. En revanche, l’extrême brièveté de la partie qui concerne les ordonnances fait penser que l’auteur s’est remis du soin de les expliquer sur les développemens que M. Laferrière a donnés à cette portion de l’histoire du droit. Toutefois il ne paraît point que les rédacteurs du Précis se soient inspirés du remarquable travail de M. Laferrière, ni pour la forme, ni pour les idées. En effet, on remarque, dans ce résumé, la recherche plutôt que l’habitude d’un style plus simple et plus clair, une étude plus amoureuse des antiquités du droit, et, avec une certaine retenue philosophique, des idées plus arrêtées sur les causes du progrès de notre législation. L’œuvre de la civilisation française y est presque exclusivement rapportée à l’église. Selon M. Poncelet et M. Rapetti, c’est l’église qui, la première, réalise un ordre social après les désastres de l’invasion. Les Gaulois, les Romains, les barbares, les uns sauvages par corruption, les autres par inexpérience de la vie civile, ne sont qu’une horde prête sans cesse au meurtre et au pillage. La féodalité s’empare d’eux et les enchaîne à la terre. Mais ce gouvernement passager et nécessaire n’est qu’un expédient contre l’extrême anarchie. Vaincus retrempés par la souffrance, vainqueurs dont la force s’exalte par le triomphe, c’est dans l’église qu’ils retrouvent d’abord une cité. L’église tempère la domination des maîtres, vivifie l’esclavage des serfs, oppose au fait incessant de ces inégalités sociales le dogme plus incessant encore de la fraternité ; elle sanctifie le mariage, et par le mariage la famille, et elle substitue enfin aux vengeances atroces qui constituaient toute la justice pénale des premiers temps, le principe de l’expiation par le repentir. C’est elle aussi qui organise une administration de la justice, qui réveille dans les paisibles discussions de ses tribunaux la première science du droit ; c’est elle qui investit le propriétaire et le père de famille de la faculté de tester, et qui institue les actes de l’état civil.

Selon le Précis, la royauté n’a fait que prendre en sous-œuvre la civilisation née de l’église. Forte du concours des communes affranchies, elle tend d’abord à séculariser cette civilisation déjà assez forte pour prospérer de sa propre vie. De là ces grandes luttes des pouvoirs temporel et spirituel. Victorieuse sur ce point, la royauté française commence, sous l’inspiration libre de l’église dont elle est la fille aînée, son œuvre particulière. Garder pure et intacte la civilisation créée par le christianisme, la perfectionner, défendre contre les attaques du dehors et les scissions du dedans l’intégrité du territoire, fondre toutes les diversités locales en une fructueuse unité, et pour cela abaisser les seigneurs, effacer aux provinces les actes de leur indépendance primitive, tout soumettre à un seul pouvoir, à une seule loi, telle est, au dire de M. Poncelet et de M. Rapetti, l’œuvre que la royauté française a glorieusement accomplie depuis Philippe-Auguste jusqu’à Louis XIV ; en sorte que pour faire prévaloir d’une manière complète cette égalité civile que la fraternité chrétienne avait déposée dans les lois, cette unité nationale si péniblement élaborée par la monarchie, il a suffi à la révolution de 1789 de souffler sur quelques fantômes d’inégalité civile et de diversité nationale, depuis long-temps sans vie réelle.

Tel me paraît être l’enseignement un peu systématique que ce livre s’efforce de mettre en lumière. Il est à regretter que des idées, exclusives sans doute pour plusieurs, à coup sûr très utiles à discuter, et qui souvent appellent la contradiction, soient enfermées, sans développement aucun, dans quelques mots, où une concision affectée se joint à d’étroites limites pour déguiser aux yeux les paradoxes. En résumé, cet ouvrage montre l’histoire du droit français dans le développement des mœurs, des idées et des faits de la politique. Cette donnée supérieure est empruntée à l’école historique allemande, mais avec une intelligente modification, à savoir pour la France, comme nous l’avons dit, la prédominance des idées sur les mœurs. La science du droit se met enfin en communication avec les grands esprits qui ont montré l’histoire de la civilisation française. Ces tentatives nouvelles, sur lesquelles nous aurons occasion de revenir avec détail à propos de M. Laferrière, ne sont donc plus de vaines promesses ; elles inspirent directement un Précis destiné à la jeunesse des écoles, elles vont droit au plus fort de l’ignorance qu’il faut instruire ; elles sèment là où il peut y avoir récolte. Toutefois il est un reproche grave que nous avons déjà laissé pressentir, et qu’il faut adresser à ce travail, c’est de renfermer trop d’idées et trop peu de mots. Il manque évidemment d’espace et de développemens. Le profit qu’on en peut tirer nécessite une attention trop suivie et déjà une certaine culture. L’abréviateur, par sa forme aphoristique, paraît s’être moins préoccupé d’être utile que d’être complet. Mais dans un livre destiné à l’enseignement, il faut savoir faire le sacrifice de son érudition, émietter, pour ainsi dire, ses idées, et, au risque de paraître superficiel, s’efforcer de ne dire que ce qui peut être compris au début et au seuil même de la science.


Histoire de Châtillon, par M. Gustave Laperouse[15]. — Ce livre a été écrit par un jeune homme de vingt ans, et il a en effet tous les défauts et tous les mérites du début. Un généreux enthousiasme, quelquefois poétique, une ardeur et un coloris de style, assez inhabitués aux historiens de province qui écrivent si grossièrement en général, viennent s’y mêler à une naïve inexpérience et à une évidente précipitation. Mais ce travail, toutefois, n’est pas à rejeter complètement, car l’auteur perdra sans doute, avec l’âge, ce que son imagination a de hasardé, et il ne pourra en même temps qu’augmenter et rendre meilleures des qualités que l’étude et la persévérance ont grand besoin de mûrir. Quelques parties du livre de M. Laperouse ajoutent même au grand travail de Dom Plancher sur la Bourgogne, et apportent des éléments dès à présent nécessaires à l’histoire de cette province, devenue populaire par l’ouvrage de M. de Barante.

Il y a dans nos annales trois époques principales où les chroniques particulières des villes du nord et du milieu de la France acquièrent véritablement de l’importance et deviennent une source indispensable de l’histoire générale. La défense de la liberté individuelle dans l’établissement des communes, la défense de la liberté nationale dans la lutte contre l’invasion anglaise, la défense de la liberté et des traditions religieuses dans la Ligue, voilà les trois grands faits auxquels se rattachent presque toujours les évènemens importans des cités du moyen-âge et de la renaissance. Le beffroi et la cloche contre le seigneur, les murailles contre l’étranger, l’église contre l’hérésie et la politique de la réforme, tel est donc le cercle habituel de l’histoire des localités : tel est, par conséquent, le développement des principaux faits qui se rapportent à Châtillon.

Avant la commune qui y fut établie en 1208 et en 1213, la série des évènemens racontés par M. Laperouse n’a guère trait à des circonstances importantes. À l’époque romaine, l’épisode si connu de Sabinus et d’Éponine, rattaché tant bien que mal au sujet ; plus tard, l’histoire de Gérard de Roussillon que l’auteur emprunte au curieux travail de M. Fauriel sur les épopées, inséré dans cette Revue ; la légende de saint Vorle, empruntée aux Bollandistes et à une homélie d’Aganon ; les pieuses traditions d’un long séjour de saint Bernard ; des textes intéressans sur l’organisation féodale et les diverses juridictions ; le siége que Philippe-Auguste, irrité des exactions du duc de Bourgogne, met devant Châtillon ; le long récit que Guillaume-le-Breton fait de ce siége dans sa Philippide : voilà ce qu’il y a de plus remarquable dans le livre de M. Laperouse, avant qu’il en soit arrivé à l’établissement municipal, concédé par Eudes III, et à la curieuse résistance du clergé contre la commune.

À cette occasion l’auteur use d’une théorie assez peu claire sur les villes de lois antérieures aux communes et dont il veut retrouver l’origine au-delà du IXe siècle. Les textes, par malheur, ne viennent guère à l’appui de cette opinion vague qui ne s’appuie ni sur les idées émises par M. Thierry, ni sur les idées absolues adoptées par Raynouard, et qui ne les concilie point non plus, en les absorbant les unes dans les autres, comme l’a fait M. Guizot.

La guerre des Anglais et la Ligue fournissent encore à M. Laperouse des détails curieux ; mais avec Louis XIV arrive l’abolition des municipalités électives et la création des maires à titre d’office. Dès-lors Châtillon, comme presque toutes les villes de France, perd son importance historique ; on arrive vite à la révolution et de là aux temps tout-à-fait modernes, aux diverses célébrités châtillonnaises de notre époque, à MM. Rolle, Nisard, Lacordaire et au maréchal de Raguse.

Il y a de graves défauts dans le livre de M. Laperouse. Le style, qui ne manque toutefois ni de vivacité ni de chaleur, se ressent beaucoup trop des mauvaises influences littéraires d’aujourd’hui. Ainsi, selon la manière faussement modeste de M. Hugo, l’auteur ne manque pas, dans sa préface, de dire en parlant de lui : Celui qui écrit cela, etc. Le passé n’est plus tout simplement ce qu’on le savait être, c’est l’Herculanum du moyen-âge, etc. Remarquons, à cette occasion, que s’il y a encore beaucoup de découvertes précieuses à faire, beaucoup de ruines à relever dans l’histoire, il faut aussi se garder, comme cela arrive souvent de notre temps, de prendre pour des recherches neuves et inconnues des choses qui peuvent intéresser, à son début, une intelligence jeune et naïve, amassant l’érudition, mais qui sont toutefois des lieux communs pour la science. M. Laperouse me paraît de plus se laisser trop prendre à certaines formules, exactes en quelques points et familières à un grand historien, mais devenues vulgaires par l’abus ; il n’est pas bien neuf, par exemple, de répéter toujours ces mots : L’élément romain, l’élément germanique, etc. Les textes aussi auraient pu être mieux précisés, mieux indiqués, et l’auteur aurait dû éviter de citer des autorités aussi peu sérieuses que le Musée des Familles.

Quoi qu’il en soit, l’Histoire de Châtillon mérite quelques encouragemens ; car l’auteur est très jeune, et il a révélé, dans ce premier travail, une ardeur trop généreuse et trop louable, pour qu’on ne l’engage pas à persévérer dans une voie où, pour réussir, peut-être, il ne lui manque que plus de patience et d’expérience, avec moins d’imagination.


Histoire de la Saintonge et de l’Aunis par M. Massiou[16]. — Depuis quelques années, on a tenté de louables efforts sur tous les points de la France, pour sauver de l’oubli nos antiquités nationales. Beaucoup de provinces et de villes ont recueilli leurs souvenirs et raconté leur histoire. On a fait revivre, dans toute leur réalité, ces duchés, ces comtés, ces mairies du moyen-âge qui ont défendu, pendant tant de siècles, leur indépendance locale contre les progrès de l’unité nationale. De nos jours, où toutes les vieilles traditions s’effacent, où l’on a oublié les rivalités qui existaient jadis de province à province, de ville à ville, il faut se hâter d’interroger les précieux mais rares documens qui ont échappé à nos innombrables révolutions. Chaque province, chaque cité retrouvera ainsi, par le souvenir, son existence propre, ses mœurs, sa langue, et jusqu’à ses haines et ses affections.

Aujourd’hui, en nous reportant vers le passé, nous ne nous préservons point assez des préoccupations du présent, et nous sommes presque tentés de sourire en songeant que pour émouvoir fortement nos ancêtres, il a suffi de la bulle d’un pape ou de la charte d’un baron. Et pourtant, les contestations qui s’élevaient de monastère à monastère, la lutte qui s’engageait entre le seigneur et ses paysans, pour un four banal, un moulin, un péage, les combats qu’on livrait dans l’intérieur des villes à un comte ou à ses officiers, afin d’obtenir des priviléges et des franchises, étaient pour les hommes du moyen-âge de graves affaires et des évènemens mémorables. Mais ce n’est point tout encore : l’histoire des localités n’a pas seulement pour but de satisfaire une vaine curiosité, de répondre à de vagues sympathies ; elle doit avoir un résultat plus élevé, celui de jeter sur l’histoire générale de nouvelles lumières. Les bénédictins ne négligeaient pas les histoires particulières, et les immenses travaux de Félibien, de Lobineau, de Morice, de Calmet et de Vaissette, sont devenus le complément indispensable des grandes collections consacrées à l’histoire générale de la France. On ne saurait donc trop encourager les hommes qui se dévouent avec persévérance à ces longues, mais souvent aussi à ces pénibles études. Le livre de M. Massiou est à tous égards digne du succès, même en dehors de l’Aunis et de la Saintonge ; c’est que l’auteur sait beaucoup et raconte bien, et que de plus l’Aunis et la Saintonge ont été le théâtre d’évènemens importans pour la France entière.

M. Massiou a divisé son histoire en plusieurs parties distinctes. Les quatre volumes publiés embrassent les deuxième et troisième périodes, et contiennent tous les évènemens qui se rattachent, de près ou de loin, à l’histoire de l’Aunis et de la Saintonge, depuis le mariage d’Éléonore de Guienne jusqu’à la révocation de l’édit de Nantes. M. Massiou qui a réservé, pour l’introduction de son long ouvrage, tous les faits antérieurs au second mariage d’Éléonore, s’est aussi proposé de poursuivre son histoire depuis 1685 jusqu’à nos jours. Nous examinerons ces volumes dès qu’ils auront paru.

L’année 1152 est mémorable pour la France. Ce fut alors qu’après un scandaleux divorce, la fille des anciens chefs du midi porta en dot à Henri Plantagenet le riche héritage des provinces d’outre-Loire, qu’elle enlevait à Louis VII, son premier mari. Les hommes du midi ne s’inquiétèrent point d’abord de la décision du concile de Beaugenci ; peu leur importait qu’Éléonore, leur souveraine, fut reine de France ou d’Angleterre. Ils espéraient seulement conserver, sous la suzeraineté plus nominale que réelle de leurs nouveaux chefs, toute leur indépendance. Mais quand ils virent arriver dans leurs provinces si riches et si peuplées les ministres des rois d’Angleterre, les collecteurs des taxes qui essayaient de grossir par leurs extorsions les revenus de l’échiquier royal, le mécontentement fut général, et la lutte devint imminente entre les hommes des deux bords de la Loire. On se souleva de toutes parts dans le Poitou, l’Aunis, la Saintonge, le Limousin et la Gascogne ; les chroniqueurs et les troubadours n’eurent qu’une voix pour maudire la domination étrangère. Il faut remarquer ici que, dès le XIIe siècle, il y avait déjà rapprochement entre les populations du midi et le roi de France. Louis VII était pour ces populations un roi presque national. « Réjouissez-vous, Aquitaine et Poitou, s’écriait un chroniqueur contemporain au moment où la guerre éclata entre les Plantagenets et les Capétiens, le sceptre du roi du nord s’éloigne de vous, et déjà le roi du midi s’avance avec son armée, tenant en main son arc et ses flèches. » Cependant les hommes d’outre-Loire conservèrent long-temps l’espoir de sauver leur indépendance. On les voyait prendre parti tantôt pour le roi d’Angleterre, tantôt pour le roi de France ; ils cherchaient à les affaiblir l’un par l’autre et croyaient ainsi échapper à leur domination. Enfin le roi de France l’emporta. Philippe-Auguste, il est vrai, rencontra des obstacles insurmontables, lorsqu’il tenta la conquête des provinces méridionales de la France : mais déjà, au commencement du XIIIe siècle, le mélange s’opérait entre les populations des deux bords de la Loire, et l’on peut dire que, dès le règne de saint Louis, la conquête du midi était assurée aux rois de France.

Toutefois l’esprit d’indépendance qui avait animé ces provinces pendant tant de siècles, ne devait pas disparaître subitement. Plus d’une fois il se manifesta pendant la grande lutte de la France et de l’Angleterre. C’était par une dernière protestation contre la domination du roi de France, et non par sympathie pour l’Angleterre, que les hommes du midi prêtèrent secours à Henri III, à Edouard III et au Prince Noir.

Enfin, au milieu du XVe siècle, les Anglais furent chassés du royaume. Le besoin d’une défense commune rapprocha bientôt les provinces, et la France, unie dans toutes ses parties, forma une masse compacte et homogène. À la fin du règne de Charles VII, toutes les provinces indistinctement reçurent du roi, sans manifester d’opposition, des gouverneurs, des prévôts, des baillis et des collecteurs d’impôts. Si parfois une sédition éclate encore sur quelque point de la France, on ne voit plus les villes et les provinces réclamer les droits d’une antique nationalité. La levée des tailles, quand elles sont oppressives, devient pour les localités, comme pour Paris, centre de la monarchie, la cause ordinaire de ces soulèvemens. La grande révolte de La Rochelle, sous François Ier, était une énergique protestation contre l’impôt de la gabelle, qui était devenu intolérable. Dès-lors les provinces ont perdu le caractère qui leur était propre, et leur histoire se confond avec celle de la monarchie. Toutefois, la grande révolution du XVIe siècle, la réforme religieuse, arrêta pour un instant le travail de l’unité de la France, et les doctrines de Calvin, en se concentrant dans nos provinces du midi de la Loire, semblèrent réveiller encore une fois dans l’Aunis et la Saintonge le vieil esprit d’opposition et les souvenirs de l’ancienne indépendance.

Tels sont les évènemens que M. Massiou a racontés dans la seconde partie de son livre ; il a su intéresser vivement, parce qu’il a combiné dans de justes proportions l’histoire des localités avec l’histoire générale de la France. De plus, M. Massiou fait un excellent usage des documens contemporains qu’il traduit avec intelligence et qu’il analyse avec clarté. Plusieurs de ses récits sont écrits d’un style rapide, animé et plein de vigueur : je recommande, par exemple, le récit de la bataille de Taillebourg.

La troisième période de l’Histoire d’Aunis et de Saintonge commence avec les premières guerres de religion, au XVIe siècle. Dès l’origine, la Saintonge, et principalement l’Aunis et La Rochelle, sa capitale, devinrent le foyer des doctrines nouvelles. Les villes du littoral de l’Océan avaient toujours conservé avec l’Angleterre des relations commerciales, et c’était par ces villes que les réformés recevaient les secours intéressés d’Élisabeth. L’Angoumois, la Saintonge et l’Aunis offraient un asile assuré aux calvinistes persécutés. Les catholiques n’étaient pas assez puissans pour combattre la réforme dans ces provinces, et, en 1573, La Rochelle, défendue par La Noue, résista avec succès, pendant un siége long et meurtrier, à toutes les forces de l’armée royale.

M. Massiou a remarqué avec raison que, dans les premiers temps des guerres de religion, le calvinisme n’avait point été populaire en France, et qu’il n’y avait eu que des batailles de gentilshommes. Mais bientôt, la réforme ayant fait de rapides progrès parmi le peuple, il fallut aussi lutter contre les villes. Il y eut alors une réaction dans le parti catholique, et l’on vit s’organiser, sur tous les points de la France, cette vaste confédération qui fut appelée sainte ligue. Cependant la victoire ne devait rester ni aux calvinistes ni à la ligue. Ce fut le parti des modérés, des politiques, comme on disait, qui l’emporta ; il plaça sur le trône Henri IV, rusé monarque qui n’avait jamais été un zélé calviniste, et qui, après son abjuration, ne devint pas un bon catholique. Nous devons dire ici que, suivant nous, M. Massiou a mal apprécié la ligue. Il y avait, jusqu’à un certain point, dans la réaction catholique, quelque chose de plus national que dans le calvinisme. Les réformés, qui recevaient de l’Angleterre des secours en argent et en soldats, songèrent plus d’une fois à démembrer la France. Ici, nous ne tombons point dans l’exagération. On sait que, sous Louis XIII, ils tentèrent, en coupant la France en plusieurs cercles, de former une vaste confédération de toutes les cités calvinistes, et d’opposer cette république nouvelle à l’unité monarchique. Ils arrêtaient ainsi le progrès et anéantissaient d’un coup le travail des siècles, l’assimilation lente et successive de toutes les provinces. M. Massiou dit, en parlant du siége de La Rochelle par Richelieu : « La plupart des grands seigneurs, qui voyaient dans la métropole du calvinisme le dernier boulevart de l’indépendance nationale et le dernier frein de l’absolutisme royal, combattaient à regret contre elle, pressentant que la chute de cette cité républicaine serait le signal de leur asservissement. » Nous ne croyons plus aujourd’hui que le système monarchique du règne de Louis XIII ait été nuisible aux vrais intérêts de la France ; nous ne croyons pas non plus que la chute de La Rochelle ait porté un coup funeste à l’indépendance nationale. La prise de La Rochelle par Richelieu sauva la France en sauvant la royauté. La France, en tant que nation, tira de grands avantages de la ruine d’un parti qui (je mets de côté la question religieuse) était dangereux par ses doctrines politiques. La prise de La Rochelle fut un des évènemens qui contribuèrent le plus à constituer la stricte unité de la France, sous Louis XIV. Je ne veux justifier ici ni les atteintes portées à la liberté de conscience, ni les persécutions suscitées aux calvinistes par l’intolérance religieuse ; c’est pourquoi je trace, entre la conduite de Richelieu et celle de Louis XIV qui révoqua iniquement et sans cause l’édit de Nantes, une ligne de démarcation profonde. Louis XIV avait exagéré le système de Richelieu, et à coup sûr l’ordonnance de 1685, restera toujours comme une page honteuse dans l’histoire du grand roi.

Nous ne pouvons, dans cette revue bibliographique, pousser plus loin l’examen du livre de M. Massiou. L’Histoire de l’Aunis et de la Saintonge est un ouvrage à distinguer dans un temps où l’on oublie trop les vieilles méthodes et où l’on induit souvent à priori sans étudier à fond les faits. Autrefois, on ne procédait point de la sorte ; on travaillait avec lenteur, avec ce calme de l’esprit qui est si précieux à la science ; on amassait par devers soi des trésors d’érudition, et c’est alors seulement qu’on osait tirer les conclusions et qu’on écrivait. Un demi-siècle de méditations et de veilles, au fond d’une cellule, dans le silence du cloître, n’était quelquefois pas trop, aux yeux d’un bénédictin, pour rédiger un bon ouvrage. De nos jours, au contraire, on a hâte d’en finir avec les recherches ; on ne passe plus par le particulier pour arriver au général et aux synthèses hasardées. Cette tendance fâcheuse vers une généralisation prématurée a porté un coup funeste à la vraie science, et c’est à peine si, au milieu de l’entraînement général vers cette déplorable manière, la voix de quelques-uns des vrais maîtres peut encore se faire entendre. Mais, avec tout le talent possible, les excès n’ont qu’une influence momentanée, et déjà nous avons d’éminens exemples d’une saine réaction. On n’en veut ici pour preuve que le livre de M. Massiou, qui s’est préservé avec sagesse de tous ces écarts. M. Massiou n’a point dédaigné l’étude des faits, il a dépouillé avec attention, avec persévérance, nos grandes collections historiques, il a fouillé dans nos archives, il a enfin consumé bien des heures dans l’examen difficile et aride des chartes et des vieux titres. Aussi, je le répète, malgré quelques imperfections et quelques longueurs, l’Histoire de la Saintonge et de l’Aunis, qui n’aura pas moins de huit à dix volumes, a sa place marquée au-dessus de beaucoup d’ouvrages moins modestes, dont le succès peut être plus bruyant, mais sera à coup sûr moins durable.


Histoire de l’éloquence politique et religieuse en France, par M. Géruzez[17]. — Le tableau de la littérature française au XVe et au XVIe siècle, dans son côté le plus actif, le plus puissant, dans la tribune politique, la chaire et le théâtre, tel est l’objet de ce livre. L’auteur, avant d’aborder le fond même de son sujet, esquisse, en remontant souvent dans le passé, la situation morale et politique de cette grande époque placée sur la limite indécise du moyen-âge et de la société moderne. Il montre l’idée de la réforme éclatant, dès le XIIe siècle, en de menaçantes tentatives, la papauté travaillant elle-même à sa ruine, la renaissance des lettres aidant à l’insurrection religieuse. Dans ses études sur l’éloquence politique, M. Géruzez ne se borne pas seulement à juger les orateurs au point de vue littéraire ; il examine les doctrines, les théories, et cherche, avant tout, à mettre en lumière les opinions et les passions du temps. Ainsi, aux états-généraux de 1484, les trois ordres se dessinent nettement, chacun dans son attitude. Mais il nous semble que M. Géruzez a exagéré, outre mesure, la valeur oratoire de ces harangues où l’aphorisme cicéronien remplace le verset biblique. Quelques hommes de sens et de courage signalèrent, il est vrai, des abus réels ; mais leur éloquence, peu faite aux luttes parlementaires, leur opposition incomplète ou exagérée pour le temps n’amena que des réformes partielles et peu profondes. La preuve immédiate de ce fait se rencontre dans la querelle qui fut émue le jour même de la clôture des sessions. On demanda par qui seraient supportés les frais de cette grande assemblée nationale. « Par le tiers-état, répondit la noblesse. Mon devoir n’est pas de payer, mais de me battre. — Par le tiers-état, répondit à son tour le clergé. Je prie pour le royaume, et ne lui dois pas d’impôts. » Le chancelier fut consulté. « Je plains le peuple, dit-il, mais cette fois encore, je le crains bien, ce peuple sera l’âne qui portera le bagage de tous. » Du reste, les luttes de la tribune politique ne se présentent que comme un fait exceptionnel dans l’histoire de l’ancien gouvernement de la France. Sa forme même ne pouvait les admettre. Mais chaque jour, dans une autre tribune plus puissante alors, dans la chaire chrétienne, la parole propageait d’utiles enseignemens, provoquait de sages réformes. Ces prédicateurs du XVe siècle, qui attaquaient avant Luther les bénéfices et les indulgences et proclamaient sous le règne de Louis XI que la liberté seule est de droit divin, méritaient, certes, un souvenir dans cette même université de Paris, où la plupart d’entre eux avaient enseigné le droit canon et les cas de conscience. Leurs sermons laissent percer, à travers des croyances fortes, quelque chose de la verve cynique de Rabelais, et leurs attaques sans cesse renouvelées contre les magistrats corrompus, dont les robes rouges sont teintes du sang des pauvres, contre l’église, où le mal est partout, ce besoin vague de garanties plus formelles, de libertés plus étendues, cette impatience de toute inégalité sociale, font pressentir déjà, sous une forme barbare encore et dans la sphère même de l’orthodoxie, le grand mouvement qui doit bientôt s’accomplir. Calvin monte à son tour dans la tribune religieuse. M. Géruzez, dans le jugement qu’il a porté de ce chef de la réforme française, a su se défendre sainement de l’enthousiasme ou de la prévention. Il reconnaît, dans le prédicant de Genève, une intelligence active et forte, mais un cœur sec et dur, une ambition sans limites du pouvoir et de la renommée, et il signale les contradictions fréquentes du réformateur, qui écrit un traité de la clémence, fait brûler Servet, et réclame pour lui-même l’infaillibilité qu’il refuse au souverain pontife. Sévère à l’égard de Calvin, parce qu’il est juste, M. Géruzez garde cependant une pitié vive pour les martyrs de sa foi. Que la persécution parte de Genève ou du Louvre, il s’en indigne et la flétrit, parce qu’il a la conscience de ce respect qu’on doit toujours aux hommes rares qui donnent leur vie pour une conviction.

Le supplice d’Anne Dubourg, qui meurt en répétant au bourreau : Je suis chrétien, et prêche, du haut de son bûcher, la tolérance aux calvinistes, la vie si pure de l’Hôpital, ont donné à ce livre le texte de curieuses leçons. On lira surtout avec intérêt les pages d’études neuves en certains points de vue, que l’auteur consacre à l’admirable et cynique odyssée du curé de Meudon. « Panurge, dit M. Géruzez, c’est l’opposition au XVIe siècle. Panurge se taira quand un ordre nouveau se sera assis sur les ruines de la féodalité. Quand Pantagruel sera Louis XIV, Panurge demeurera muet ; il ne reprendra la parole qu’au moment où la monarchie s’ébranlera sur ses fondemens, et alors il trouvera un nouveau parrain. Ce parrain, ce sera Beaumarchais, et Panurge se nommera Figaro. » Le XVIe siècle, buveur, sceptique, bouffon, mais triste encore, se révèle tout entier dans les mystères horrifiques de la chronique de Pantagruel, et M. Géruzez a surpris plusieurs fois avec bonheur le secret de ces mystères.

Le travail de M. Géruzez est-il complet, et toujours suffisamment approfondi ? Ne pourrait-on pas lui reprocher, avec raison, de n’avoir exclusivement étudié les sermonnaires qu’au point de vue du rhétorisme, d’en avoir même omis plusieurs ? Ses aperçus sont ingénieux, mais ils se perdent parfois en filets assez minces, et sa pensée, alors un peu timide comme sa phrase, hésite et louvoie autour du sujet. Appelé à la difficile mission de suppléer M. Villemain à la Faculté des Lettres de Paris, M. Géruzez remplit depuis cinq années sa tâche avec persévérance. La partie de son cours qu’il publie aujourd’hui mérite l’attention par l’élégance soutenue du style, et par l’importance d’un sujet aussi neuf que curieux.


Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands, nouvelle édition, par M. Augustin Thierry[18]. — La critique n’a plus à juger cette histoire. Sa destinée est faite et sa place marquée au premier rang des plus beaux livres. Dans ce drame de la conquête, on retrouve, en effet, près de l’érudition qui épuise les textes, près de la critique élevée qui les éclaire d’un jour nouveau, l’art qui les colore, et rend aux hommes du passé, aux individus comme aux races, leur physionomie particulière, leurs passions et leurs instincts. Un intérêt toujours soutenu s’attache à cette lutte d’une province contre un royaume, et la philosophie comme l’histoire a plus d’un enseignement sévère à recueillir dans le récit de cette merveilleuse expédition de Guillaume, où se révèle, pour la dernière fois, l’instinct des conquêtes territoriales. D’aventureuses peuplades se rencontrent déjà bien avant l’invasion romaine, dans cette puissante Angleterre que la tradition des anciens jours nommait la contrée aux vertes collines, les unes venues à travers l’océan germanique, les autres de la côte sud-ouest des Gaules. Les Romains, à leur tour, plantent les aigles impériales chez les Bretons séparés du reste du monde ; ils oppriment l’île pendant quatre cents ans, et ne la quittent, disent les annales des Logriens, que pour aller repousser, sur le sol même de leur pays, les invasions des hordes noires. Avec les Romains paraissent les Saxons, les hommes aux longs couteaux, les Alamans ou les hommes par excellence, les Franks, rudes aux combats. Les races primitives et les races étrangères se mêlent, s’égorgent, se multiplient sur ce sol labouré par tant de guerres, et pour faire comprendre, dans le XIe siècle, les résistances prolongées ou les soumissions faciles à la conquête de Guillaume, pour expliquer ces lois, ces haines, ces priviléges qui doivent se continuer jusqu’à notre temps, le grand écrivain fait revivre, dans leurs origines mêmes, avec un admirable sentiment du passé, toutes ces hordes qui seront plus tard un célèbre peuple ; ses recherches savantes éclairent ainsi, sur l’un de ses points les plus importans, la question, encore indécise, des diverses variétés de l’espèce humaine en Europe, et des grandes races primitives auxquelles ces variétés se rattachent.

Les causes de l’expédition normande, la régularisation de la conquête, la destinée politique des Anglo-Normands, la destinée parallèle des Anglo-Saxons, la fusion des langues, des mœurs et des peuples, telles sont, on le sait, les hautes questions que se pose tour à tour M. Thierry ; c’est là le côté philosophique et profondément original du livre, comme le récit en est aussi le côté vraiment épique. On suit avec une sorte d’effroi, et toujours avec un triste sentiment de pitié pour ces temps de désordres et de ravages, ces migrations inquiètes, ces luttes sans repos qui traînent après elles l’esclavage ou la mort, ces misères des vaincus qui gardent sous leur joug l’impérissable amour de la patrie. Traditions populaires, traditions religieuses, chroniques saxonnes ou normandes, chants nationaux sur les victoires ou les défaites, légendes des saints, M. Thierry a tout interrogé, et de mille faits puisés aux sources mêmes, et toujours étudiés avec une rare sagacité d’érudition, il a reconstruit, vivant et tout barbare, un passé plein de vérité et de poésie.

La cinquième édition de l’Histoire de la conquête a été soumise à une révision sévère, et a reçu dans les notes et dans les pièces justificatives de notables accroissemens. Irréprochable sous le rapport typographique, elle est enrichie de vignettes qui reproduisent, avec une scrupuleuse vérité de costumes, les scènes les plus saillantes du récit, et la célèbre tapisserie de Bayeux. Le recueil de ces vignettes est un véritable atlas archéologique. La popularité du beau livre de M. Thierry nous dispensait, dans ces quelques lignes, de toute analyse ; mais les grands travaux entrepris par l’illustre historien nous donneront plus tard l’occasion de rendre un hommage plus étendu à ce noble martyr de la science, et de mieux caractériser son talent.

§ v. — SCIENCES.

Histoire des sciences mathématiques en Italie, par M. Libri[19]. — La lecture de ce livre inspire deux sentimens qu’il est trop rare de trouver unis ; non-seulement elle fait admirer l’érudition variée, solide, discursive, les vues élevées, les ingénieux aperçus du grand mathématicien qui a écrit ces pages, mais aussi elle fait vivement aimer l’auteur inspiré par tant d’idées généreuses. L’Histoire des Sciences Mathématiques en Italie n’est pas l’exposition sèche et spéciale des variations et des progrès des sciences exactes dans cette noble contrée, depuis la première introduction de l’algèbre parmi les chrétiens jusqu’à la mort des derniers disciples de Galilée ; c’est plutôt l’histoire du génie scientifique dans ses rapports avec les autres élémens du développement intellectuel. Il y a dans chaque volume deux parties bien distinctes ; la première est consacrée à une exposition générale du développement propre des sciences mathématiques, de l’influence qu’elles ont exercée sur les lettres et sur les arts, et de l’influence réciproque qu’elles en ont subie ; la seconde s’adresse exclusivement aux hommes spéciaux et comprend des notes explicatives et souvent des fragmens et des traités inédits publiés d’après les manuscrits de la Bibliothèque du roi et des autres dépôts littéraires. Ce livre a donc le rare mérite de ne pas s’être fait d’avance un public isolé, mais d’être intelligible à tous dans son texte, sinon dans ses pièces justificatives ; il introduit dans les sciences historiques des élémens tout nouveaux et désormais indispensables, c’est-à-dire l’influence des mathématiques sur la civilisation.

La France, on le sait, n’est pour M. Libri qu’une patrie adoptive, et c’est avec une noble et fière pitié pour la vieille terre des arts et de la science accablée sous le despotisme autrichien, c’est avec un juste orgueil pour tout ce passé intellectuel, que M. Libri reporte ses regards et ses études sur l’Italie, Italia lacerata, Italia mia, comme le dit, avec Magalotti, l’épigraphe du livre. Si l’illustre mathématicien dédie son ouvrage aux amis qu’il a laissés en Italie, il n’a pas oublié qu’après les malheureux évènemens politiques auxquels il a été généreusement mêlé, la France, cette mère commune des idées et de la civilisation, alma mater, qui a toujours une place à offrir parmi ses enfans au génie exilé, lui a presque immédiatement ouvert l’Institut et la Faculté des sciences. M. Libri exprime ses sentimens à cet égard avec une simplicité vraiment touchante : « Malgré mes efforts, dit-il à la fin de sa préface, je sens combien je suis resté au-dessous de mon sujet. Peut-être ceux à qui j’offre cet ouvrage avaient-ils espéré davantage de moi ; mais qu’ils songent que, livré aussi à d’autres travaux, j’ai été forcé, par la perte de mes manuscrits, de recommencer toutes mes recherches, et que je les ai terminées en peu de temps dans un pays où les ouvrages italiens sont fort rares ; qu’ils songent surtout que j’ai travaillé dans l’exil, loin de tout ce que j’aimais le plus, loin de tout ce qui avait animé mes premières années, et que les distinctions si flatteuses et les honneurs si peu mérités dont on m’a comblé en France n’ont pu qu’adoucir les regrets qui me reportent si souvent vers le pays où je suis né. » M. Libri songe à Michel-Ange travaillant tantôt aux fortifications de Florence, tantôt aux fresques du Jugement Dernier ; à Machiavel écrivant ses chefs-d’œuvre au sortir d’une conspiration avortée ; à Campanella expiant par la torture et vingt-sept années de cachot ses efforts contre le despotisme espagnol en Italie, et, d’après ces glorieux exemples des maîtres, il rêve pour sa première patrie un nouveau et vif développement intellectuel, qui lui rendrait peut-être cette énergie que les séductions du plaisir, le scepticisme du cœur, le manque d’une forte volonté et surtout le découragement qui suit d’infructueuses tentatives, ont, à son sens, amollie et fatiguée.

M. Libri croit à la poésie, il croit surtout à cette force morale qui ne s’éteint jamais complètement chez les peuples, mais dont les variations expliquent les progrès ou la décadence de la gloire littéraire des nations. Ce point de vue supérieur, ces grandes pensées, fort rares dans les livres de science, animent l’ouvrage de M. Libri et lui donnent un caractère original et propre. L’ardeur politique du citoyen y apporte aussi une vie nouvelle ; l’auteur est préoccupé de cette idée que la démocratie et l’esprit commercial peuvent s’allier avec les plus sublimes créations de l’imagination et de l’esprit ; il cite l’exemple du brevet d’apothicaire accordé à Dante et de ce petit marchand de Pise qui donna l’algèbre aux chrétiens, et il se demande si Léonard de Vinci sans habits en hiver, si Colomb revenant enchaîné de l’Amérique, si Tasse à l’hôpital, attestent la protection si vantée des grands et des princes. Mais, à côté de ces sentimens, fort naturels chez un homme qui a vu de près le despotisme, le souvenir toujours prochain du bûcher de Jordano Bruno et de la persécution de Galilée, n’a-t-il pas inspiré à M. Libri des préventions évidentes contre le christianisme ? La théorie qu’il propose pour le déluge, et qui s’appuie sur les savantes et sceptiques leçons de M. Letronne ; ses insinuations contre l’influence du pouvoir pontifical sur les lettres, sa partialité pour la civilisation romaine, qui s’inspire de Gibbon, et qui semble ne pas toujours reconnaître les bienfaits nouveaux apportés par la religion nouvelle, m’en paraissent une preuve convaincante. Dans la position qu’il a prise, M. Libri ne s’est-il pas placé un peu trop exclusivement au point de vue de l’Italie, où s’opère lentement et sous le joug de l’étranger cette révolution intellectuelle qu’un gouvernement facile a rendue plus prompte chez nous au XVIIIe siècle ? Je n’aurais pas le courage de blâmer une conviction inspirée par d’aussi nobles sentimens que l’amour sincère de la patrie opprimée ; mais pour nous, qui, libres de toute influence sacerdotale, avons passé par la haine de la théocratie, puis par l’indifférence, avant d’arriver à l’impartialité, nous ne comprenons plus ces préventions. Quoi qu’il en soit, et malgré ce reproche de vivacité un peu injuste à l’égard du christianisme, le livre de M. Libri respire à toutes les pages une morale austère et élevée, qui pourrait paraître à quelques-uns inspirée par l’Évangile.

Ce qui intéresse singulièrement dans le livre dont nous avons à parler, c’est le progrès sans bornes des sciences exactes. A-t-on surpassé Phidias dans les arts et Homère dans la poésie ? La philosophie elle-même ne revient-elle pas encore à l’étude de Platon et d’Aristote ? Il n’en est pas ainsi des mathématiques, et elles offrent le vrai tableau du progrès indéfini à travers les générations, qui recueillent l’héritage scientifique et le lèguent à leurs fils, perfectionné encore. L’origine des sciences en Italie se perd dans les cosmogonies antiques, et la civilisation des Étrusques en offre la première trace incontestable. Par malheur, les inscriptions étrusques sont écrites de droite à gauche, comme les idiomes sémitiques, et nous ne connaissons que l’alphabet, et non la langue. Quant aux chiffres, ils ressemblent beaucoup à des chiffres romains renversés. Il n’y a là qu’incertitudes et ténèbres, même dans les calculs chronologiques, car l’année, chez les anciens Italiens, n’était pas de même durée dans chaque ville, et les mois variaient de seize à trente-neuf jours. On a parlé, il est vrai, de la science fulgurale des prêtres étrusques, qui auraient connu les paratonnerres. Mais leurs menaces de la foudre, malgré le témoignage de Pline, de Tite-Live et de Zozime, étaient du charlatanisme, et il n’y faut pas plus croire qu’aux aérostats que supposerait l’excursion aérienne de Dédale. L’ouvrage de Lydus, De Ostentis, publié par M. Hase, dément cette supposition, et montre que les Étrusques ne cherchaient à préserver leurs vaisseaux de la foudre que par des voiles en peaux de phoques. D’ailleurs, les Étrusques n’étaient pas entièrement dépourvus de connaissances scientifiques ; un fragment de Labéon, cité par Lydus, montre qu’on avait alors sur le foyer central de la terre les mêmes idées qu’aujourd’hui. La chimie et la mécanique devaient aussi jouer un certain rôle chez un peuple qui découvrait les voûtes à voussoir, inconnues à l’ancienne Grèce et à l’Égypte, qui exécutait des statues de cinquante pieds de long, et des peintures qui ont pu parvenir jusqu’à nous. Cependant, tandis que l’imitation des Grecs triomphait chez les Étrusques, la science d’observation, la méthode expérimentale, et, par suite, l’arithmétique et la géométrie, étaient cultivées dans le sud de l’Italie. Les recherches des pythagoriciens sur les vibrations des corps sont les plus anciennes expériences de physique qui soient parvenues jusqu’à nous, et les premières notions sur la nature du soleil, sur la sphéricité et la rotation de la terre, sont siciliennes. Au reste, c’était l’enfance de la science ; les pythagoriciens se formaient de bizarres idées sur certains points : ainsi, Philolaüs croyait à un soleil de verre, le grand citoyen Empédoclès à deux soleils. Archytas, le maître de Platon, le célèbre général, avait, il est vrai, commencé à appliquer la géométrie à la mécanique, et essayé le premier de résoudre le problème de la duplicité du cube ; mais les conquêtes des Romains, plus occupés de guerres que de sciences, arrêtèrent ces progrès. Archimède, dont Leibnitz disait : « Ceux qui sont en état de le comprendre, admirent moins les découvertes des plus grands hommes modernes ; » Archimède, né l’an 467 de Rome, fut tué, malgré Marcellus, par un soldat de la ville éternelle, comme si le génie de la science n’avait pu s’accorder avec le génie des conquêtes. Ce savant était arrivé à mesurer les espaces curvilignes dans la quadrature de la parabole et à préparer le calcul des limites, qui prépara à son tour l’analyse moderne. Le rapport entre la sphère et le cylindre, la difficile et ardue synthèse du traité des spirales, l’invention des centres de gravité, d’où dépend la statique, doivent aussi se rapporter à lui. Mais ses machines, sa défense de Syracuse et sa mort rendirent surtout populaire ce grand géomètre, qui paya aussi son tribut à la tyrannie, puisque (et on n’a jamais relevé ce fait) il construisit, selon Athénée, un vaisseau destiné aux plaisirs honteux d’Hiéron.

Mais Rome soumettait le monde à un empire, et négligeait toujours les sciences ; on est étonné d’apprendre que le nom des heures ne fut introduit, dans la ville du peuple-roi, qu’après la loi des douze tables. Les mathématiques étaient si peu avancées, que les jurisconsultes commettaient une erreur sur la surface du triangle équilatéral, et que Sulpicius Gallus, prédisant les éclipses, était regardé comme un prodigieux savant. On ne trouve guère d’autre trace de la culture de la physique chez les Latins, que certains vers de Lucrèce, entre autres ce remarquable passage sur la chute des graves :

Nullam rem posse sua vi
Corpoream sursum ferri, sursumque meare
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Plus tard, César écrivit un livre sur l’astronomie et réforma le calendrier, et les sciences firent quelque progrès sous Auguste. Mais l’esprit de Rome n’était pas scientifique. On ne connut bientôt d’autres mathématiciens que les astrologues, tour à tour chassés et rappelés par la superstition des empereurs. Les Questions naturelles de Sénèque, et l’Histoire naturelle de Pline, fournissent pourtant quelques notions curieuses à M. Libri sur l’état des connaissances des Romains. On y trouve trace d’observations attribuées vulgairement à des savans modernes, ainsi le développement de l’électricité par la chaleur, le grossissement que produisent les globes de verre par réfraction, les prismes, la diminution de la chaleur dans les hautes régions atmosphériques, la différence de densité entre les diverses parties des comètes, et le refroidissement produit par l’évaporation. Malgré ces observations fort incomplètes, les sciences mathématiques et naturelles n’étaient pas en progrès. Galien raconte, dans un de ses écrits, que des cordonniers et des teinturiers balançaient sa réputation médicale. Le christianisme, occupé de la conquête du monde, ne songeait guère à la science, et quelques débris rares se conservaient encore dispersés çà et là. Le souvenir de la belle Hipathia, moins célèbre par ses livres sur l’analyse indéterminée que par la mort sanglante que des chrétiens lui firent subir dans les rues, et quelques écrits de Diophante jetèrent à peine un faible éclat à Alexandrie. Les invasions des Goths et des Huns furent loin d’amoindrir l’ignorance universelle. L’astrologie elle-même, dit M. Libri, était une erreur trop savante pour Attila ; il cherchait l’avenir dans les fissures de certains os qu’il faisait calciner. Toute la science se réfugia dans les deux livres de géométrie tirés par Boëce d’Euclide, et les chrétiens ne connurent rien de plus en mathématiques avant les Arabes. Les irruptions des Lombards, la courte et brillante apparition de Charlemagne, furent des phases nouvelles de cette décadence scientifique. Les chrétiens ne conservèrent plus les premières notions du mouvement des astres que parce qu’il fallait déterminer le jour de Pâques.

Avant d’arriver aux Arabes, qui se répandirent sur le monde avec Mahomet, et à leur influence sur le développement scientifique, M. Libri entre dans des détails extrêmement curieux et pleins de sagacité, sur la source orientale des sciences grecques, qu’il suit dans Aristote et dans cette école alexandrine qui brilla pendant huit siècles, sur les traductions arabes des ouvrages grecs, et les commentaires d’Avicenne, Nassir-Eddyn et Averroës et sur Bagdad, devenu un instant le centre du monde civilisé. Mais de qui les Arabes avaient-ils reçu l’algèbre ? cette science remonterait-elle à l’analyse indéterminée de Diophante ? Alors où Mohammed-ben-Musa aurait-il pris la méthode algébrique ? M. Libri établit avec une grande lucidité et une grande puissance de démonstration, que c’est aux Hindous, dont nous avons adopté les chiffres au XIIe siècle, qu’il faut faire remonter la glorieuse découverte de l’algèbre. Deux traités récemment publiés, l’un de Brahmegupta, l’autre de Baschara Acharia, l’établissent formellement. Il est fort curieux de voir que la solution trouvée par Euler était connue depuis dix siècles aux Indes. Les Hindous avaient d’ailleurs des tables des sinus, et des instrumens énormes en maçonnerie, pour l’observation des astres ; ils mesuraient le temps par des clepsydres, et ils possédaient les théorèmes fondamentaux de la trigonométrie sphérique. M. Libri, avec une rare impartialité, respecte les traditions et restitue les découvertes à leurs vrais auteurs. Ainsi il faut rendre à ces mêmes Chinois qui croyaient voir un lapin dans la lune, la boussole, la poudre, apportée en Europe par les Mongols, et peut-être aussi l’imprimerie. Quant aux Arabes, ils ont conservé la science des Grecs et des Hindous ; s’ils se sont laissé entraîner par leur imagination aux sciences occultes, il faut remarquer que l’alchimie a précédé la chimie, et que la propriété admirable des nombres nous a peut-être valu l’algèbre.

Ici se termine la vaste introduction de M. Libri. Après toutes ces révolutions, dit-il, après tant de barbarie, on retrouve encore l’Italie. On la verra désormais placée à l’avant-garde de la civilisation, diriger, pendant plusieurs siècles, la marche intellectuelle de l’Europe. Nous pourrions suivre plus loin M. Libri ; mais nous aimons mieux attendre les volumes suivans, pour entrer avec lui dans le sujet spécial de son livre : l’histoire des mathématiques en Italie depuis la renaissance des lettres jusqu’à la fin du XVIIe siècle. Cet ouvrage, écrit d’un style vif, qui ne se ressent que fort rarement de l’origine étrangère de l’auteur, nourri de recherches et de vraie science, est d’une fort attachante lecture ; on prend à suivre l’histoire de ces révolutions scientifiques, de ces grands génies tour à tour persécutés ou triomphans, le même intérêt que l’auteur prend lui-même à la raconter.


Sans donner une idée complète du développement des lettres depuis quelques mois, ce bulletin suffit cependant à constater les différentes tendances de la littérature de ces derniers temps. Pour apprécier dans son ensemble la valeur de ces publications fort diverses, il faut y rattacher les livres importans auxquels la Revue a déjà consacré un examen spécial, comme le Tableau de la Littérature au dix-huitième siècle de M. Villemain, et l’Essai sur la Métaphysique d’Aristote de M. Ravaisson, et ceux dont elle n’a pas encore parlé, comme les Journaux romains de M. Victor Le Clerc et les Origines du Théâtre moderne de M. Magnin. Ces ouvrages, remarquables à tant de titres, montrent, ainsi que les écrits moindres que nous avons examinés dans ce bulletin, combien depuis quelque temps les travaux sérieux et surtout les livres d’histoire et de philosophie prédominent sur les autres parties de la littérature. On est frappé de ce résultat quand on parcourt avec quelque attention le Journal de la Librairie, publié chaque semaine à Paris. La poésie y figure à peine çà et là dans les tentatives volontiers malheureuses de quelques disciples des Orientales et des Méditations ; quand les maîtres y prennent place, ils ne s’y montrent guère en progrès, et il y a presque aussi loin des Feuilles d’Automne aux Voix intérieures que de Jocelyn à la Chute d’un Ange. D’un autre côté, la littérature romanesque, qui s’est tristement réfugiée dans le feuilleton, comme en un dernier asile, n’apparaît guère dans le Journal de la Librairie que pour des réimpressions de fragmens déjà disséminés dans les journaux quotidiens. Le public trouvera sans doute que les morceaux de M. Alfred de Musset et les romans de George Sand interrompent presque seuls et avec quelque succès le gaspillage bavard des écrivains d’imagination ; mais ce n’est pas à nous de le dire. Quoi qu’il en soit, les travaux graves ont tenu le premier plan cette année, et semblent devoir le conserver encore en 1839. Tandis qu’au Théâtre-Français, Mlle Rachel ramène la foule aux drames sévères de Corneille et de Racine, plusieurs grands ouvrages dont la publication sera prochaine, les Lettres sur les Mérovingiens, de M. Augustin Thierry, le Grégoire VII, de M. Villemain, les Origines de la Littérature française, de M. Ampère, l’Hippocrate, de M. Littré, continueront sans doute ce désirable retour vers la saine littérature et les études sérieuses. Dans cette appréciation du mouvement de la presse, il ne faut pas oublier les réimpressions. Une seconde édition des Mélanges philosophiques, de M. Jouffroy, augmentée d’un nouveau et admirable morceau sur la méthode à suivre pour résoudre le problème de la destinée humaine, une troisième édition des Fragmens, de M. Cousin, augmentée d’un nouveau volume, sur lequel nous aurons occasion de revenir, sont surtout à noter. Quant aux réimpressions d’ouvrages anciens, il est juste de mettre à part les magnifiques éditions de saint Jean Chrysostôme et de saint Augustin, et aussi la nouvelle collection des Mémoires sur l’Histoire de France, de M. Michaud. Malgré le caractère un peu commercial de cette dernière publication, il faut la distinguer des entreprises industrielles, comme le Panthéon littéraire, dirigé par M. Aimé-Martin, qui a cru, en digne auteur des Lettres à Sophie, devoir faire entrer les œuvres de Lantier parmi les chefs-d’œuvre de l’esprit humain.

  1. vol. in-8o, chez Werdet, 18, rue des Marais-Saint-Germain.
  2. vol. in-18, chez Gabriel Roux, 2, rue des Beaux-Arts.
  3. Locution des paysans de Bretagne.
  4. vol. in-8o, chez Eugène Renduel, 3, rue Christine.
  5. vol. in-4o avec 18 vignettes, publié par M. Barrois. Chez Techener, place du Louvre, 12.
  6. vol. in-8o, publié par MM. Dessalles et Chabaille, chez Silvestre, rue des Bons-Enfans, 30.
  7. vol. in-12, publié par M. Francisque Michel, chez Techener, place du Louvre, 12.
  8. vol. in-8o, publié par M. Achille Jubinal, chez Pannier, rue de Seine, 23.
  9. In-8o, chez Techener, 12, place du Louvre.
  10. vol. in-8o, chez Paulin, rue de Seine, 33. — Gand, chez Leroux.
  11. vol. in-8o, chez Joubert, rue des Grès, 14.
  12. vol. in-8o, chez Périsse, rue du Pot-de-Fer.
  13. Grand in-8o, chez Durand, rue des Grès, 3.
  14. vol. in-8o, chez Joubert, rue des Grès, 14.
  15. vol. in-8o, chez Leclerc, rue de Sorbonne, 5. — Châtillon, chez Cornillac.
  16. vol. in-8o, 2e et 3e partie, chez Pannier, rue de Seine, 23. — La Rochelle, chez Mareschal.
  17. vol. in-8o, chez Angé, rue Guénégaud.
  18. vol. in-8o, 5e édition illustrée, chez Tessier, quai des Augustins.
  19. Chez Renouard, rue de Tournon, 6. — Tomes I et II, in-8o.