Revue littéraire, 1860/02

Revue littéraire, 1860
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 26 (p. 253-256).


Hygiène philosophique de l’Ame, par M. le Dr P. Foissac[1].


L’âme a ses maladies comme le corps, et comme le corps également elle a son hygiène. Quel plus vaste champ peut être ouvert aux méditations du moraliste, et quel sujet plus fécond peut exercer sa sagacité ? A vrai dire, cette étude n’est pas nouvelle elle fait depuis des siècles le fonds des enseignemens religieux et des préceptes de la philosophie ; mais ce fonds éternel de la morale se rajeunit sans cesse avec l’homme lui-même, comme son esprit, ses, idées, ses mœurs, comme les points de vue incessamment variés d’où il envisage la vie avec ses obligations et son but. On peut donc être nouveau en abordant ce vieux thème, il suffit d’être de son temps.

Comme l’indique le titre de l’ouvrage de M. Foissac, c’est dans la morale pratique qu’il a puisé ses inspirations et qu’il cherche les règles de son hygiène. Sa méthode consiste à passer successivement en revue les diverses phases de la vie, les passions dominantes qui l’occupent et trop souvent la remplissent, et à trouver pour chaque situation les conditions du vrai bonheur. Dans toute société où les rangs sont marqués d’avance, les grandes agitations, les grandes rivalités dans la poursuite de la fortune ou du pouvoir sont le partage d’un petit nombre d’hommes qui ont à la fois l’avantage et le fardeau d’une position sociale privilégiée ; tous les autres sont voués à une vie humble, mais aussi plus calme, et les leçons de désintéressement, d’humilité, les grands remèdes, applicables seulement aux grands maux, sont pour eux parfaitement superflus : c’est d’enseignemens plus modestes qu’ils ont besoin, et le catéchisme, avec les dix commandemens de Dieu, renferme tout ce qui leur est utile pour la direction de la vie. Dans une société comme la notre, où tous les chemins sont ouverts à tous, soit vers la richesse, soit vers les honneurs, là aussi le plus grand nombre se trouve engagé dans la lutte des passions et des intérêts, et par conséquent exposé aux maladies de l’âme, dont cette lutte est ou le symptôme ou la cause même. Les préceptes de la philosophie morale trouvent donc aujourd’hui une application beaucoup plus étendue ; ils sont d’une nécessité beaucoup plus générale. La foule est grande en effet de ceux qui sont engagés dans la mêlée de la vie publique et qui se plaisent à en courir les vicissitudes. Ils ont libre carrière pour poursuivre les buts les plus divers, mais aussi ils ont à compter avec les hasards dont la route est semée, et, à côté de tant d’aspirations généreuses, combien peu de succès accomplis ! que de superbes élévations suivies de pénibles chutes ! que de reviremens du sort, et, jusque dans les fortunes les plus constantes, que de soucis et de labeurs pour éviter le danger de ces perpétuelles oscillations de notre société démocratique, où les établissemens en apparence les mieux assis s’écroulent plus vite encore qu’ils ne se sont formés !

Ce n’est donc point une pensée qui ne soit plus de saison que d’écrire sur les maladies morales et sur l’hygiène de l’âme. En homme qui a étudié l’antiquité, mais qui connaît aussi le présent, M. Foissac a parfaitement compris son sujet. Pénétré de Plutarque et de Cicéron, le plus moderne des anciens, il a su joindre aux préceptes puisés dans leurs écrits les maximes que les écrivains religieux des deux derniers siècles ont répandues sur tout ce qui touche à la discipline des consciences, ainsi que les leçons que peut inspirer le spectacle si varié et si instructif du temps présent. De nombreux appels faits à la biographie et à l’histoire donnent à son enseignement l’autorité de l’exemple. Malheureusement quelques-unes des maladies dont traite cet ouvrage sont bien près d’être incurables, et sont de celles dont pour la plupart les malades ne désirent pas être guéris. Quel est notamment l’ambitieux qui voudra sincèrement renoncer à l’ambition ? Il n’ignore pas toujours les biens qu’il sacrifie en perdant le repos de l’âme pour se livrer à l’ardente poursuite de l’objet de sa passion ; néanmoins la force des choses, lorsqu’elle devient plus puissante que sa volonté, peut seule le retenir ou l’arrêter, et alors même combien il est rare qu’elle ait le pouvoir de lui faire reconnaître et accepter sa défaite ! Il ne cède qu’en faisant vœu de ne laisser aucune occasion de ressaisir la fortune et de recommencer l’expérience infructueuse. Son principal bonheur est dans l’agitation même qu’il se donne à défaut de la joie du succès, et il n’échangerait pas ses fatigues, et ses tourmens d’esprit pour toutes les satisfactions paisibles d’une vie obscure et retirée. Notre moraliste nous rappelle le cardinal d’Amboise près de mourir, disant au religieux qui le servait : « Frère Jean, je voudrais bien avoir été toute ma vie le frère Jean ! » Il cite de même les paroles de Colbert également au lit de mort, et n’attachant plus de prix aux louanges que Louis XIV lui faisait parvenir. Cependant il est permis de croire que ce sont là des propos de mourans, et il était bien tard pour ceux qui avaient tant sacrifié à l’ambition durant toute leur carrière de s’en montrer rassasiés et revenus au moment de quitter la vie. Charles-Quint s’y était pris plus tôt ; mais ne sait-on pas qu’à peine entré dans le monastère de Saint-Just, il regrettait le trône ? M. Foissac cite un mot de Henri IV qu’on ne saurait lire, nous l’avouerons, sans se sentir vivement porté à réfléchir sur la valeur réelle des choses et l’avantage relatif des existences. « Le plus heureux des Français, disait ce souverain avec la finesse qui lui était habituelle, et en y joignant l’expression d’un sentiment de mélancolie qu’il puisait dans les circonstances au milieu desquelles il se trouvait placé, le plus heureux des Français est celui qui, possesseur de dix mille livres de rente, n’a jamais entendu parler de moi. » Cette réflexion, il faut bien le reconnaître, est d’une vérité et d’une sagesse profondes ; elle a en outre à nos yeux le mérite de s’appliquer assez bien à l’état social qui est le nôtre, et dont nous parlions tout à l’heure. Cette grande facilité, offerte à chacun, d’aspirer à tout crée une surexcitation, un besoin de s’accroître et de s’élever, qui est l’inconvénient placé à côté de l’avantage dans les sociétés démocratiques, et si la somme des biens s’augmente, celle des maux suit la même proportion. Il est donc utile, il est essentiel que cette soif d’être et d’avoir soit tempérée par une juste appréciation de ce qui constitue le vrai bonheur, et que l’idée qu’on le trouve dans la possession de la richesse et des honneurs ne vienne pas à se trop généraliser. Ce serait un mal, non-seulement pour ceux auxquels il n’a pas été donné de forces suffisantes et de chances assez heureuses pour atteindre un tel but ; ce serait aussi un mal pour la société, car ces souffrances deviennent des dangers, et il serait important que bien des gens consentissent à admettre, avec Henri IV, que l’on peut être heureux avec dix mille livres de rentes dans un coin bien retiré du pays, où le bruit des luttes et des agitations politiques ne parviendrait jamais.

Si donc l’ouvrage de M. Foissac ne doit pas convertir à ses préceptes toute cette classe de malades qui seraient désolés de cesser de l’être, nous sommes persuadés que la lecture ne peut qu’en être salutaire, et que ceux-là mêmes qu’il ne saurait convaincre y pourront trouver de précieuses consolations dans les désenchantemens et les déceptions dont les ambitieux, moins que personne, ne sauraient rester exempts. Nous n’avons d’ailleurs envisagé cet ouvrage que par un seul côté. Tandis que l’auteur y passe en revue toutes les grandes maladies de l’âme, nous nous sommes bornés à parler de l’ambition. Nous n’avons voulu qu’indiquer rapidement le genre d’intérêt que nous avons trouvé, pour notre part, dans ce livre. Dans la variété des points de vue qu’il embrasse, il offre matière à d’amples réflexions sur les différentes conditions de la vie, et nous ne saurions terminer sans ajouter que nous ayons emporté de cette lecture une impression qu’il n’appartient qu’aux saines maximes et aux bons écrits de laisser après eux.


V. DE MARS.


Système de guerre moderne, ou nouvelle tactique avec les nouvelles armes. — Le colonel du 6e régiment de lanciers, M. le baron d’Azémar, vient de publier sous ce titre deux études qui forment un traité intéressant et varié de l’art militaire à notre époque. Les modifications profondes apportées dans nos armes, l’introduction des fusils rayés dans tous les régimens d’infanterie, l’apparition du nouveau canon qui a joué un rôle si important dans la campagne d’Italie, ont vivement préoccupé les tacticiens. Une foule de problèmes vient naturellement se poser devant tous les esprits sérieusement adonnés à l’art militaire. Une révolution est imminente dans cet art, envahi comme tous les autres par les progrès du siècle. Quelle sera cette révolution ? Comment la préparer et la conduire ? Telles sont les questions dont le colonel d’Azémar s’est préoccupé. Avec une ingénieuse érudition et de patientes recherches, il a réuni les opinions exprimées sur cette matière par les hommes compétens, et il a soumis ces opinions à une analyse pleine de clarté et de vigueur. Officier de cavalerie, le colonel d’Azémar devait porter une attention particulière sur ce qui intéresse son arme dans la révolution subie par les instrumens de guerre. Un grand nombre de militaires ont conçu et exprimé la crainte que le rôle si brillant de la cavalerie ne vînt à s’effacer et presque à disparaître au milieu des feux rapides et sûrs que l’on obtient des armes à longue portée. On se représente avec difficulté en effet ces charges immortelles, qui ont fait la gloire de la cavalerie française, s’exécutant, avec l’énergie et la précision qu’elles surent autrefois réunir, devant des lignes de tirailleurs armés de carabines rayées, ou en présence de batteries pouvant couvrir de projectiles toutes leurs approches à d’immenses distances. Le colonel d’Azémar répond à ces objections par un appel, qui sera certainement entendu, à toutes les ressources d’intelligence et de coup d’œil dont un commandant de cavalerie doit disposer. Plus que jamais, le terrain devra être l’objet d’une utile et rapide étude. Il faudra que la cavalerie joigne dans ses attaques l’imprévu à la célérité. On se rappelle la disposition particulière du champ de bataille qui donna à la charge de Marengo une si foudroyante efficacité. Aucun accident du sol, aucun bouquet de bois, ne devront être négligés par la cavalerie, dont tous les mouvemens seront marqués au caractère de la soudaineté et de la surprise. Des inspirations heureuses, un redoublement d’application et de science, peuvent donc obvier aux difficultés que créent les armes nouvelles. Puis enfin, comme l’a dit un ordre du jour de l’armée d’Italie cité par le colonel d’Azémar, les armes de précision ne sont redoutables que de loin, et depuis bien longtemps la furie française a su mieux que toutes les inventions du génie moderne pratiquer l’art d’abréger les distances. Cette grande qualité de notre armée continue à résider dans notre cavalerie. La charge si opportune du 4e chasseurs d’Afrique à Balaclava, le brillant combat de Koughil, et tout récemment enfin, dans cette grande bataille de Solferino, des charges fournies par divers régimens avec autant d’à-propos que d’intrépidité, prouvent que de nombreux et brillans chapitres peuvent s’ajouter encore à l’histoire de notre cavalerie. Tous les militaires liront avec intérêt les études du colonel d’Azémar. C’est une œuvre qu’il leur est indispensable de connaître, et que consulteront aussi, en dehors de l’armée, les esprits sérieux, préoccupés des grands problèmes sur lesquels reposent en définitive les destinées des peuples.

P. de Molènes.

  1. Paris, 1 vol. in-8o, chez Baillière, rue Hautefeuille, 19.