Revue littéraire - 31 mars 1849

(Redirigé depuis Revue littéraire, 1849/04)

REVUE LITTÉRAIRE.




LES LIVRES, LES THÉÂTRES.




C’est un des privilèges de l’esprit que son luxe puisse survivre aux catastrophes qui compromettent ou amoindrissent la richesse publique. S’il est sujet à des éclipses passagères, si le bruit de l’orage et le cri de la rue le condamnent un moment au silence, une fois ce moment passé et le calme revenu à la surface, on est tout surpris de voir renaître ce qu’on croyait éteint. Même, par une généreuse condition de sa nature, l’esprit peut trouver alors jusque dans ses blessures un élément de force et de vie. Comme dans la fable antique, chaque goutte de sang peut s’animer, devenir à son tour un combattant nouveau, prêt à se mêler à la lutte. Tout ce qui attaque le bon sens du pays, offrant matière à discussion, inspirant les sages non moins que les fous, révèle des ressources inconnues, met au jour des idées inexplorées, fait découvrir l’objection à côté du mensonge, l’antidote à côté du poison, et concourt ainsi au déploiement des forces intellectuelles, à l’instant même où ces forces semblent près de succomber à un double péril, aux révolutions qui multiplient les sophismes, et aux sophismes qui éternisent les révolutions.

Nous avons été frappé dans ces derniers temps d’une analogie assez piquante. Dans le monde, dans les salons qui se rouvraient, le haut bout était occupé, après tout, par les mêmes distinctions, les mêmes supériorités sociales que nous étions accoutumés à voir figurer au premier rang. Les visages et les noms, le langage et les manières avaient peu changé. Seulement, auprès de ces anciens élémens de civilisation mondaine apparaissait l’élément nouveau, le nom ou l’homme qui faisait date, qui ne se serait pas trouvé là sans les derniers événemens, et dont la présence insolite nous avertissait qu’il s’était passé récemment quelque chose d’extraordinaire. Un fait du même genre se produit dans la littérature après une secousse révolutionnaire. Les premières places, celles où le regard se reporte avec une prédilection sympathique et studieuse, sont à peu près remplies par les mêmes hommes, les mêmes idées, les mêmes images : la recherche du beau et du vrai, de l’art sérieux et sincère, parlent la même langue, tournent vers les mêmes hauteurs les mêmes esprits d’élite ; mais, tout auprès, se rencontre le livre qu’on pourrait appeler le parvenu de la révolution nouvelle, celui qui a puisé sa raison d’être dans le mouvement de la pensée publique, entraînée vers certains points par les illusions, les exigences, les besoins ou les passions du moment. Pamphlet, réfutation ou paradoxe, ce genre de livre ne saurait manquer dans ces jours critiques où l’intelligence est amenée, par le vertige de l’imprévu, à ne plus rien regarder, ni comme inadmissible, ni comme incontestable ; et, si nous osions nous permettre une épigramme contre notre temps, nous ajouterions qu’on peut prendre une idée plus ou moins favorable du bon sens et du bonheur d’un pays ou d’une époque, suivant l’importance qu’on y donne aux écrits de cet ordre, aux questions qui s’y traitent, aux dangers qui s’y révèlent, aux intérêts qui s’y agitent.

Le socialisme est au premier rang de ces questions dont on ne saurait méconnaître l’inquiétante actualité. À en croire M. Considérant, le socialisme serait même plus qu’actuel : il aurait seul le privilège de vivre, au milieu de gens semblables à ce personnage d’un roman de chevalerie, qui, dans le feu de l’action, ne s’apercevait pas qu’il était mort. Voilà où nous en sommes, nous tous, grands et petits, qui essayons de juger les théories du phalanstère et les traditions de Fourier. Dans son livre intitulé le Socialisme devant le vieux Monde ou le Vivant devant les Morts, M. Considérant veut prouver aux adversaires de son système qu’ils sont des fantômes, des spectres, et que la phalange seule est vivante au milieu de toutes ces catacombes. On pourrait peut-être répondre à M. Considérant :

Les gens que vous tuez se portent à merveille !


Convenons au moins que c’est là une manière d’argumenter aussi concluante que facile. Démontrer à son contradicteur qu’il a tort, quelle misère ! c’était bon pour ce vieux monde qui inspire à M. Considérant tant de dédain. Les raisonneurs de l’autre monde s’y prennent autrement ; ils délivrent un acte mortuaire en bonne et due forme à quiconque n’apprécie pas aussi bien qu’eux l’excellence de l’attraction passionnelle et de l’harmonie hongrée. Voilà donc qui est convenu. Tous les hommes dont nous avions l’habitude de compter pour quelque chose le jugement et les lumières ne vivent plus que d’intention ; ce sont des ombres de discoureurs qui nous font entendre une ombre de raisonnement. Je comprendrais, je l’avoue, ce mépris superbe pour les coryphées de la sagesse humaine sous la plume d’un Bossuet, d’un Pascal, préoccupés du contraste de la petitesse et du néant des conseils humains avec la grandeur, la toute-puissance divine révélée par la mystérieuse immensité des événemens ; mais lorsqu’on a borné jusqu’ici l’efficacité magistrale de son enseignement à proposer aux néophytes de l’assemblée nationale de leur infuser, au moyen de trois séances de nuit, les beautés de la doctrine fouriériste, il semble qu’on devrait aller un peu moins vite dans cette vaste hécatombe, et accorder un sursis à des hommes qui pourraient bien montrer qu’il leur reste encore quelque souffle de vie, ne fût-ce qu’en nous apprenant, à nous moquer des phalanstériens.

Quoi qu’il en soit, les folies socialistes et communistes ont trouvé un critique aussi judicieux qu’érudit dans la personne de M. Sudre, auteur d’une Histoire du Communisme. M. Sudre ne prouve pas à ses antagonistes qu’ils sont morts ; mais, ce qui vaut mieux, il leur prouve qu’ils vivaient en d’autres temps, sous d’autres noms, cachant sous d’autres formules les mêmes absurdités, et qu’au lieu d’être une phase nouvelle dans le développement progressif et continu de l’humanité, le communisme est tout simplement un nouvel accès d’une maladie déjà connue. On a dit souvent qu’il n’y avait qu’une manière d’avoir raison, qu’il y en avait plusieurs de se tromper ; cela est vrai sans doute, et pourtant, même dans l’erreur, que de rapprochemens et d’analogies ! Que de fois l’esprit humain, en se croyant novateur, n’a fait que retrouver un ancien sillon, souvent repris, souvent abandonné ! Voilà ce qui ressort très nettement du livre de M. Sudre. Ses recherches ont un autre avantage : en nous montrant le germe et l’origine du communisme dans certaines législations, certaines philosophies antiques qui ne nous apparaissent qu’à travers l’idéal de nos enthousiasmes de collége, et que nous sommes parfois tentés de glorifier pour l’amour du grec et du latin, elles nous apprennent à nous rendre un compte plus précis et plus sévère des notions du vrai et du faux, du bien et du mal, que l’histoire fait passer sous nos yeux, et à nous laisser moins séduire par ces prestiges que le lointain, les noms illustres, les œuvres de génie, les souvenirs de la Grèce ou de Rome exercent sur les esprits les plus solides.

C’est encore bien près des régions où s’agitent les problèmes du socialisme que nous rencontrons le nouvel écrit de M. Veuillot : L’Esclave Vindex. Sous la forme piquante d’un dialogue entre cet esclave, dont la statue en bronze est dans le jardin des Tuileries, et le marbre du Spartacus placé à quelques pas, M. Veuillot résume à sa façon la lutte des satisfaits et des mécontens dans cette longue et ardente guerre de ceux qui n’ont pas et qui veulent avoir contre ceux qui ont et qui voudraient garder. Le champ est large, et l’auteur y a moissonné une foule de bonnes vérités, de rudes épigrammes. Jamais peut-être il n’avait été si bien servi par son style incisif et mordant dont nous avons souvent reconnu la saveur âpre et saine. Tout en constatant les qualités de cet écrit, tout en avouant que les argumens de M. Veuillot sont de bonne guerre et ses armes de bonne trempe, doit-on conclure que ses conclusions rigoureuses soient sans danger dans un temps comme le nôtre ? Nous ne le croyons pas. Aux yeux de M. Veuillot comme des autres écrivains catholiques, il n’existe pas d’autre frein, pour les passions du pauvre comme pour celles du riche, que la loi religieuse, et le riche qui ne l’observe pas n’a pas le droit d’exiger du pauvre qu’il l’observe ; l’homme du monde qui ne demande à la vie que les jouissances d’un matérialisme pratique n’a pas le droit de s’étonner ni de se plaindre si le prolétaire, poussé par le même mobile, s’efforce de lui arracher ces jouissances ou de les partager avec lui, fût-ce au prix de mille combats et de mille morts. Rien de plus juste assurément que cette donnée ; mais est-il opportun d’en faire le catéchisme d’une époque révolutionnaire, alors que tant de haine, d’envie et de colère s’acharne contre les distinctions de rang et de fortune ? Aujourd’hui, selon nous, l’écrivain religieux a mieux à faire : au lieu d’envenimer les plaies, il faut qu’il les adoucisse et qu’il les apaise ; il faut qu’il se dise qu’en signalant ainsi l’impuissance des riches d’esprit ou d’argent à arrêter l’élan imprimé aux masses par les doctrines démagogiques, il légalise, pour ainsi dire, et consacre les convoitises de l’ignorance et de la pauvreté au nom des vices de la richesse et de l’intelligence ; il faut qu’il reconnaisse qu’on peut tout aussi bien mettre le feu avec un cierge qu’avec une torche, et que l’incendie qui en résulte n’est ni moins dévorant ni moins funeste.

Dans quelle catégorie rangerons-nous les Esquisses morales et politiques de Daniel Stern ? Faut-il les compter parmi ces productions orageuses où se reflètent les époques agitées ? L’auteur se l’imagine peut-être ; mais nous, nous ne pouvons voir dans ce livre que le prétentieux effort d’un esprit frivole qui pense, comme dit Sganarelle, que tout soit perdu, s’il ne fait un peu parler de lui. Le rôle d’Égérie révolutionnaire, de sectaire philosophique et social, n’est pas donné à tout le monde. Il est des ames puissantes dans le sophisme et vigoureuses dans le mal, à qui conviennent les atmosphères chargées d’éclairs et de tempêtes. Portant en elles je ne sais quelle prédestination douloureuse et fatale, les idées subversives ou coupables qu’elles propagent semblent un tribut payé à leur propre nature. Elles couvrent des séductions de leur talent la route dangereuse où se fourvoient, sur leurs pas, les imaginations inquiètes. Loin de nous l’envie de les absoudre ; mais enfin, dans ce mélange de grandeur et de misère, d’erreur évidente et de mystérieux attrait, dans ces œuvres d’une poésie factice et malsaine, servant de commentaires et de pièces justificatives à une vie désordonnée, il y a un type, un idéal où la vanité peut se complaire. L’important, pour y atteindre, est de ne copier personne, de ne pas mettre du plagiat dans son paradoxe, de ne pas arranger son désordre d’après certains modèles auxquels on se garde bien d’emprunter ce qu’ils ont d’original et de naturel. C’est, hélas ! l’histoire de ces ames que j’appellerai secondaires, satellites incessamment tourmentés du désir de devenir planètes, et dont la lueur blafarde n’est que le reflet d’autres flammes et d’autres lumières. Celles-là ont beau s’évertuer à ne ressembler ni aux autres, ni à elles-mêmes, à respirer un air insolite, à écrire des choses étranges, à épaissir autour de soi les ombres de la philosophie allemande, du socialisme ancien et moderne, d’une sorte de poésie mystique, de culte indéfini dont elles se feraient volontiers les prêtresses : rien ne leur réussit ; leur médiocrité primitive perce à travers les voiles d’or et les bandelettes sacrées ; leurs sophismes n’émeuvent personne ; les coups de lance qu’elles portent aux vieilles doctrines, protectrices de la société, de l’ordre et de la famille, s’amortissent et sonnent creux, comme si ce fer étincelant n’était qu’un frêle roseau. Ces pauvres Clorindes de la révolution, du socialisme et de la révolte n’ont pas mesuré leur tâche à leurs forces : sans cesse leur cheval les désarçonne, et leur armure les écrase.

Malgré nous, ces réflexions nous reviennent à l’esprit chaque fois que nous ouvrons une production nouvelle de Daniel Stern. Ses Esquisses morales et politiques sont à la hauteur de son Essai sur la Liberté. Nous ignorons ce qu’il y a là de politique et de moral ; ce que nous savons, c’est qu’on chercherait en vain dans ces pages une idée neuve, et que les citations empruntées à Kant ou à Hegel ne rendent le livre ni plus profond ni plus sérieux. L’allemand est pour les Philamintes contemporaines ce qu’était le grec pour celles de Molière ; passons-leur cette prédilection innocente : elles ne touchent pas d’assez près à l’esprit français pour qu’on craigne de les voir l’entacher de germanisme ! Nous retrouvons dans ces Esquisses morales d’éternelles redites sur le rôle des femmes dans la société moderne, sur les vices de l’éducation, sur les relations des deus sexes, sur la prétendue infériorité des intelligences féminines. Toutes ces questions, l’auteur les a déjà soulevées dans d’autres ouvrages ; il y rattache des tableaux et des images qui paraissent aussi lui être très familières, une surtout, celle de la gestation et de l’accouchement, qu’il n’aborde jamais sans une solennité quasi-sacerdotale, et comme s’il s’agissait, à chaque petite fille qui vient au monde, d’en faire une Valentia ou une Nélida. Ce souci de l’éducation ab ovo, cette préoccupation didactique de l’enfant avant sa naissance est un des traits distinctifs des écrits de Daniel Stern. Dirons-nous qu’il serait de meilleur goût de renoncer à cette littérature de sage-femme, et que Lucine n’a jamais, que nous sachions, figuré parmi les muses ? Nous aimons mieux reconnaître qu’à côté de ces images hasardées, de ces sophismes vieillis, de ces lambeaux de pédantisme philosophique et révolutionnaire, on rencontre, en quelques passages, la délicatesse et la distinction de la femme du monde, que n’ont pu encore entièrement effacer les prétentions au rôle de prédicateur et de pythonisse. Lorsqu’il consent à rester dans le domaine de l’observation ingénieuse et mondaine, Daniel Stern rencontre parfois d’heureux détails qui n’ont plus rien de commun avec sa science et ses doctrines d’emprunt. Contraste digne de remarque ! c’est en pensant et en écrivant comme il eût pensé et écrit avant d’être un écrivain et un penseur, que Daniel Stern mérite d’être lu : n’y a-t-il pas là toute une leçon ?

Après ces lectures, qui nous ramènent aux tristes conditions de notre époque, aux dispositions maladives d’un grand nombre d’esprits modernes, c’est un bonheur de revenir à l’art pur, à la littérature sérieuse. M. Nisard vient de publier le troisième volume de son Histoire de la littérature française. Ce volume comprend le siècle de Louis XIV. Aucun sujet ne pouvait mieux convenir à ce talent sage, un peu austère, qui, dans les lignes de son style comme dans les allures de son enseignement, conserve quelque chose de la rectitude et de la grandeur des traditions qu’il recueille. M. Nisard a groupé les principaux écrivains de ce siècle immortel dans une sorte de tableau collectif où les figures ont entre elles un air de famille, et qui nous donne l’idée la plus juste et la plus nette de ce glorieux moment où l’esprit français, arrivé à son apogée, sut réaliser l’inestimable alliance de l’extrême bon sens avec l’extrême génie. Les études de M. Nisard sur Racine, sur Molière, sur La Fontaine, ses appréciations de Bossuet et de Fénelon, sont des modèles de cette critique pénétrante qui, sans se laisser dérouter par des préoccupations de système ou d’école, va droit à l’homme et au livre, les interprète l’un par l’autre, trouve dans ces textes inépuisables le sujet de remarques nouvelles sur le cœur humain, sur les replis cachés de l’ame, sur les fibres mystérieuses que sollicite ou interroge la main des poètes, sur tout ce qui compose cette harmonie, cette beauté, cette justesse, titres impérissables des hommes du XVIIe siècle. Quel siècle en effet, quels hommes et quelles œuvres, pour qu’après deux cents ans d’études et de commentaires un esprit judicieux puisse encore agrandir et rehausser son rôle littéraire rien qu’en nous montrant pourquoi ces écrivains dont il parle sont si hauts et si grands ! Ah ! ne nous y arrêtons pas trop ! Nous ressemblerions à ces gens ruinés qui se dédommagent en énumérant les richesses de leurs ancêtres !

Cette critique ingénieuse, qui procède par une analyse délicate et attentive, n’est pas la seule qui se soit révélée dans notre temps. Il en est, une autre, plus brillante et plus animée : c’est celle qui, pour arriver à la parfaite intelligence des grands hommes qu’elle admire ou interprète, parcourt, leurs livres à la main, les contrées qu’ils ont parcourues et chantées. On comprend tout ce que cette méthode doit avoir de vivifiant et de fécond ; ce n’est plus la lettre morte à laquelle on s’attache dans des pages plus ou moins pâlissantes à travers l’éloignement des âges c’est le poète lui-même, c’est sa vie, c’est sa figure que l’on retrouve, que l’on encadre dans les sites qui servirent d’horizon à son regard et à sa pensée. Il semble que l’on regarde avec ses yeux, que l’on respire avec son souffle, que l’on sente avec son génie, que les beaux lieux qui l’inspirèrent nous rendent la trace de ses émotions, l’empreinte de ses pas, l’écho de sa voix. Ainsi comprise, la critique n’a plus rien à envier à la poésie. C’est ce pèlerinage à la suite des poètes aimés qui donne un singulier charme au livre de M. Ampère intitulé : la Grèce, Rome et Dante. Plus qu’un autre, M. Ampère devait être séduit par cette façon de comprendre et d’interpréter Homère, Virgile ou Dante. C’est en effet un de ces heureux esprits qui n’arrivent pas aux beautés poétiques en commentateurs, par voie indirecte, lente ou détournée, mais qui réfléchissent eux-mêmes ces beautés comme un pur cristal, qui se trouvent en communication permanente avec tout ce qui élève et ennoblit l’ame, et qui, penchés sur les sources limpides, au lieu d’en discuter la saveur et la transparence, aiment mieux s’y abreuver à longs traits. Dans la Poésie grecque en Grèce, dans les Portraits de Rome à différens âges, dans le Voyage dantesque, M. Ampère s’est fait tout à la fois notre cicérone à travers les paysages qui nous parlent encore de ces œuvres immortelles et à travers les œuvres où ces paysages ont laissé quelque chose de leurs lignes et de leurs teintes ; il nous a donné la géographie pittoresque de la poésie antique et de la poésie du moyen-âge. On le voit, cette critique-là n’a plus rien de commun avec les vieilles routines ; elle ne cherche pas, à l’aide d’un glossaire ou d’une scholie, le sens d’un passage ou d’un vers : elle se fait compagne de voyage de ces hommes divins dont les accens l’ont fait tressaillir ; elle s’assied à leur foyer, elle s’abrite sous leur toit. Au lieu d’alourdir leurs chants de ses formes didactiques et pédantesques, c’est elle qui s’assimile à leurs impressions, qui participe à leur enthousiasme. Tel est, selon nous, le genre d’émotion exquise que fait éprouver l’ouvrage de M. Ampère ; ce n’est pas une appréciation, une étude d’Homère, de Virgile ou de Dante : c’est un coin de leur ciel, un parfum de leur patrie, un souffle de leur inspiration primitive, que le critique, nous allions dire le poète, a recueillis sur leurs pas, et dont il baigne leurs sublimes poèmes comme d’une lumineuse auréole.

Lorsqu’après avoir la l’ouvrage de M. Ampère, on ouvre les Souvenirs de France et d’Italie de M. le comte Joseph d’Estourmel, on sent que l’on passe d’une œuvre d’art à la causerie d’un homme du monde. À Dieu ne plaise que nous soyons tenté d’en médire, nous qui nous plaignons souvent de la scission de la littérature et de la société polie, nous qui regrettons sans cesse l’influence qu’exerçaient autrefois ces spirituels intermédiaires, peu soucieux du rôle officiel d’écrivains, mais fort capables d’indiquer le ton et la mesure ! On reconnaît, dans le livre de M. d’Estourmel, une vieillesse enjouée, souriante, se trompant quelquefois sur la valeur des idées et des souvenirs, mêlant à des traits ingénieux et à de jolies pages une foule de concetti dignes de grossir les ana, mais composant de tout cela un ensemble agréable, une lecture attrayante, qui, sans être précisément ni un souvenir de France ni un souvenir d’Italie, est plutôt l’aimable babil d’un homme également spirituel en Italie et en France.

Si nous sommes indulgent pour ces productions légères, sans conséquence, où la cause de l’art ne saurait être compromise ni effleurée, la même indulgence est-elle possible, lorsque, touchant à des questions plus graves, à des points plus délicats, nous ne trouvons que faiblesse et stérilité ! C’est au théâtre que nous aurions voulu voir se ranimer le plus complètement et le plus vite ces signes de vie intellectuelle dont nous parlions tout à l’heure. C’est là que toute force, que tout succès se multiplie et s’accroît par ces communications rapides où l’écrivain, le critique et le public puisent sans cesse un élément nouveau de mouvement, d’animation et d’éclat. Mais à quoi bon insister sur des vérités qui, en face de la situation actuelle du théâtre, ressemblent à des épigrammes ? Au lieu de s’élever au niveau des exigences d’une époque agitée, au lieu de chercher dans les difficultés, les émotions et les périls du moment un sujet d’agrandir sa tâche, de se retremper dans quelque bonne veine cornélienne ou comique, le théâtre s’atténue et s’amoindrit de plus en plus. Encore un peu, et Marivaux semblera un prodige de complication et de vigueur en comparaison de ce qu’on nous donne. Parlerons-nous de la Paix à tout prix, vaudeville versifié, à qui il ne manque que d’être écrit en prose et mêlé de couplets pour avoir sa place au Gymnase ? Le Moineau de Lesbie affichait des prétentions plus hautes. C’était, disait-on, une étude antique, qui devait faire revivre sur notre scène les types gracieux de l’élégie latine, la courtisane et le poète. Hélas ! est-ce bien Catulle, est-ce bien Lesbie que nous avons revus dans ce pastel tout moderne ?

Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques,


a dit André Chénier ; les pensers de l’auteur du Moineau sont fort peu nouveaux, mais ses vers sont encore moins antiques. Sait-il le rôle que jouaient les courtisanes dans la société romaine ? Sait-il que leur influence, leurs joies, leurs amours, n’avaient rien à démêler avec la femme mariée et le foyer domestique, que ces deux élémens ne pouvaient jamais ni se confondre, ni se toucher, ni se nuire, et que ce n’était pas alors comme aujourd’hui, où l’épouse et la maîtresse, respirant le même air, partageant les mêmes émotions et les mêmes idées, peuvent se disputer à armes égales la possession d’un même cœur ? Nous avons tort, vraiment, d’aborder ces graves sujets à propos d’un badinage dont l’auteur n’a voulu que ménager à Mlle Rachel un succès de nouveauté et d’ajustement. On parlait beaucoup autrefois de la pruderie littéraire et dramatique de Mlle Rachel ; on assurait qu’elle hésitait à sortir de Corneille et de Racine, que les muses modernes, même les plus glorieuses, ne lui semblaient pas assez proches parentes de Melpomène, et que rien de ce que pouvaient écrire nos poètes n’était assez pur, assez sérieux, assez tragique pour elle. Mlle Rachel, évidemment, est bien revenue de ces rigueurs. Pourvu qu’on lui offre une occasion d’essayer une nouvelle coiffure et de minauder agréablement pendant quelques scènes, elle n’en demande pas davantage : Sophocle et Euripide, Corneille et Racine, s’arrangent comme ils peuvent. De bonne foi, était-ce bien la peine de proclamer une restauration classique, pour arriver à émietter la tragédie en menues causeries néo-romaines ? La grande actrice ne pourrait-elle pas exercer sur notre théâtre une plus salutaire influence ? Les écrivains qui occupaient la première place lors de son avènement, et qu’elle n’a su ni attirer ni retenir, ne pouvaient-ils pas, avec un peu de bonne volonté réciproque, lui donner mieux que ce Moineau de Lesbie ? Comment expliquer cette complaisance pour les faibles et ce dédain pour les forts ? Est-ce pour être seule à triompher ? Faut-il croire que Mlle Rachel, qui partage ordinairement avec Corneille et Racine, n’a voulu cette fois partager avec personne ? Le calcul serait plus subtil que classique ; il s’accorderait mieux avec une vanité puérile qu’avec les vrais intérêts de l’art. Quoi qu’il en soit, de semblables pièces maintiennent le théâtre dans une voie funeste, et il est triste de voir les jeunes gens s’adonner à cette espèce d’énervement dramatique. Parce que le drame moderne avait abusé des grands moyens pour obtenir les grands effets, parce qu’on y signalait trop de complications et de surprises, voilà l’école dont je parle ne trouvant plus rien d’assez uni, d’assez léger et d’assez mince. Point de tissu, si impalpable qu’il soit, qui ne lui paraisse encore trop solide pour y dessiner ses broderies. Point d’ivoire, si pâle qu’il puisse être, qui ne lui semble d’un ton trop vigoureux pour la débile pâleur de ses figures. Les héros du drame criaient un peu trop fort ; nos auteurs chuchotent. Ce n’étaient alors que grands coups d’épée et gigantesques aventures ; maintenant l’on ne voit que petites péripéties de salon, murmurées à voix lasse entre deux tasses de thé. Enfin, le poison y coulait à pleins bords ; aujourd’hui ce ne sont que flacons d’essence s’exhalant à travers de frêles et délicats hémistiches. La réaction, si c’en est une, est vraiment excessive.

Pendant que le Théâtre-Français, à qui on saurait tant de gré d’un généreux effort, d’une tentative originale, fait si peu pour retenir le public d’élite qui ne demanderait qu’à lui apporter son concours et ses bravos, nous avons vu un autre théâtre, dans des conditions bien plus défavorables et des circonstances bien plus difficiles, lutter jusqu’à la fin, et arriver au port sans trop d’encombre, Les dernières représentations des Italiens ont été fort belles et fort suivies, malgré la défection de Mlle Alboni. Don Pasquale nous a rendu Lablache, dont la colossale figure est admirablement encadrée dans cette bouffonnerie charmante, où Donizetti a su si bien unir la gaieté et la mélodie. Dans le troisième acte de Maria di Rohan, Roncani s’est élevé aux plus grands effets tragiques sans que l’expression musicale y perdît rien de sa beauté et de sa justesse. Enfin, Morianis a joué deux fois Gennaro de Lucrezia Borgia. Nous avions entendu Moriani il y a trois ans ; alors, comme aujourd’hui, c’était un virtuose consommé, que nul ne saurait surpasser dans l’art de ménager sa voix, d’en déguiser les inégalités par l’heureux emploi des demi-teintes, et de fondre en un harmonieux ensemble le chant et le drame, la mélodie et le sentiment. Ce qui manque à Moriani, c’est une voix fraîche et juvénile, c’est ce timbre d’or de Mario, dont rien ne remplace les intonations caressantes ; mais, si la voix s’effeuille, si les années en altèrent le velouté et la jeunesse, le style et l’art lui survivent, et Moriani est encore un des plus glorieux représentans de cette grande école italienne qui s’est brisée contre les gros cuivres de Verdi.

Ce soir même, pendant que Lucrezia Borgia terminait glorieusement les représentations des Italiens, l’Opéra-Comique, toujours en bonne veine, obtenait un succès qui pourrait bien continuer les belles soirées du Val d’Andorre et du Caïd. Le poème des Monténégrins n’est pas précisément un chef-d’œuvre de vraisemblance et de netteté : on dirait qu’une main de dramaturge s’y est emparée d’une idée d’artiste et a gâté, par des combinaisons de boulevard et un dialogue de Cirque-Olympique, un sujet où se révèlent des intentions de couleur locale et de poésie fantastique ; mais la musique de M. Limnander nous a paru très remarquable. On a fait répéter plusieurs morceaux, entre autres une prière d’un grand style et un duo accompagné en sourdine par un chœur lointain qui ressemble plus à un murmure qu’à un chant, Cet effet, dont s’était emparé M. Auber et dont il est juste de laisser à M. Limnander l’initiative, n’a pas moins réussi dans les Monténégrins que dans Haydée. Ajoutons que Mme Ugalde a chanté avec une verve et un éclat qui suffiraient à assurer la vogue de la pièce nouvelle.

Ces courageux efforts des théâtres lyriques méritent d’être signalés au moment où les théâtres littéraires semblent frappés de torpeur. Cette prospérité se soutiendra-t-elle ? Entendrons-nous encore les mélodieux artistes dont nous aimons chaque année à saluer le retour ? Verrons-nous se rouvrir les portes du Théâtre-Italien ? Y aura-t-il dans l’avenir une place pour ces plaisirs élégans dont la cause est la même que celle de la civilisation et de l’art ? Nous voulons l’espérer ; nous voulons croire aussi qu’au milieu de ces agitations qui donnent à l’esprit un ressort douloureux et inconnu, la comédie et le drame contemporains finiront par sortir des sentiers de traverse où ils s’attardent, et par trouver la route de la popularité et du succès. Quelle que soit la destinée des peuples, à quelques hasards que les réserve leur initiation orageuse aux mystères de la liberté moderne, il n’est pas bon qu’ils soient privés, pendant leur marche périlleuse et pénible, de tout ce qui enchante l’imagination et de tout ce qui redresse l’intelligence. La mélodie et l’idée, la voix qui instruit et celle qui charme, l’art qui cache sous ses formes piquantes une leçon contre nos folies et l’art dont les suaves accens renferment un baume contre nos malheurs, ne sauraient être, nous le croyons, aussi aisément remplacés qu’une constitution ou un gouvernement ; les utopistes, les agitateurs et les démagogues auront fort à faire pour nous donner mieux qu’une comédie de Molière, qui nous apprend à nous méfier des sots, ou un opéra de Meyerbeer, qui nous aide à les oublier.


ARMAND DE PONTMARTIN.