Revue littéraire - 30 avril 1847

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Revue littéraire - 30 avril 1847
Revue des Deux Mondes, période initialetome 18 (p. 566-576).

REVUE LITTÉRAIRE
LE THEÂTRE. – LES LIVRES.

Il ne saurait y avoir entre l’art et le monde ni alliance absolue, ni rupture complète. Asservi aux conditions factices de la vie de salon, l’art risquerait de se maniérer et de s’amoindrir ; mais, en restant trop en dehors de cette influence que la société polie doit exercer autour d’elle, il s’expose à perdre ce sentiment des convenances et des mesures que rien en France ne peut remplacer. Il suffit de jeter les yeux sur la plupart des productions contemporaines, pour y reconnaître l’absence de cet enseignement des mondains lettrés, qui, sans prétendre à aucune initiative, pourrait du moins corriger et assouplir ce que les imaginations vigoureuses ont de raide et d’indompté. Que de fois, en lisant les plus beaux livres de la littérature actuelle, en coudoyant les renommées les plus bruyantes de notre époque, nous avons retrouvé la trace de certaines habitudes bohémiennes, au lieu de ce léger parfum de bonne compagnie qui une gâte jamais rien à ce qu’il touche ! Que de fois, au milieu de pages pleines de passion ou de rêverie, un mot malencontreux, une fausse note, sont venus arrêter le doux entraînement de notre lecture et nous prouver que l’auteur connaissait mieux le pays des chimères que celui des réalités ! Qui sait même si cette ignorance, cet éloignement volontaire, n’ont pas contribué pour beaucoup à ces bizarres écarts dont nos hommes célèbres nous donnent trop souvent le triste spectacle, et qui sont plutôt des inconvenances que des fautes ? Nous le croyons sincèrement : nos artistes ont eu tort de vivre trop entre eux, de se créer à eux-mêmes un monde singulier qu’ils habitent en insulaires, et qu’ils peuplent au gré de leur humeur et de leurs caprices. Qu’en arrive-t-il ? Lorsque cette société qui goûte leurs ouvrages veut faire connaissance avec leurs personnes, il y a méfiance réciproque ; on s’aborde avec une sorte de sauvagerie dénigrante ou de curiosité moqueuse. Au lieu de recevoir quelques leçons utiles en échange des jouissances qu’ils donnent, au lieu de rétablir ces relations amicales dont on profiterait de part et d’autre, les artistes ne s’occupent qu’à poser, comme des êtres exceptionnels, devant un public plus amusé que sympathique, ou à recueillir précipitamment quelques traits épars, inexacts, dont ils feront plus tard des caricatures blessantes.

Il serait donc opportun peut-être que les gens du monde, ceux du moins qui se trouvent, par hasard ou par goût, mêlés aux incidens journaliers de notre histoire littéraire, entreprissent, chacun pour sa part, et dans cette prudente mesure qu’ils doivent indiquer par leurs conseils comme par leurs exemples, de renouer les communications interrompues, de réconcilier ces deux élémens divers, mais non pas hostiles, enseignant ici ce goût des choses de l’esprit qui est la plus exquise des civilisations, prêchant là cette observation des lois sociales, cette urbanité des relations, ces habitudes de dignité et de tenue qui donneraient au talent plus d’autorité et plus de grace. Le moment ne serait-il pas propice aux tentatives de ce genre ? Il faut bien l’avouer, nous sommes arrivés à un de ces temps d’arrêt qui discréditent à la fois les nouvelles promesses et les nouvelles théories, en nous permettant de reconnaître le vide des théories et des promesses passées. Peu de siècles ont eu plus que le nôtre, des adolescens de génie ; mais bien peu de ces génies ; juvéniles sont arrivés à cette virilité forte et complète ; qui donne à la gloire d’une œuvre et d’un nom une consécration décisive. Il y a eu des jours de lutte et d’éclat, de bruit et d’espérance ; y a-t-il, eu une victoire ? Parmi les combattans, quelques-uns, plus heureux ou mieux avisés, se sont détachés du gros de l’armée pour se faire isolément leur petit fief, leur Yvetot où ils règnent en maîtres ; mais dans le fait l’anarchie est partout et l’autorité nulle part. Il ne s’agit donc plus maintenant de présenter des systèmes, de discipliner l’art, au nom de ces théories exclusives et magistrales qui sont tour à tour des chartes, des traités de paix et des déclarations de guerre ; il s’agit de ramener à un milieu de tolérances polies et de concessions, délicates les vainqueurs, s’il y en a, et les vaincus, s’il en reste. Des aperçus plutôt que des doctrines, des impressions plutôt que des jugemens, c’est là ce que les lecteurs spirituels et désabusés demanderont désormais à la critique ; c’est là, ce que je voudrais essayer aujourd’hui.

Le drame de M. Jules Barbier, joué au Théâtre-Français sous ce titre vague et séduisant : Un Poète est justement un de ces ouvrages qu’il convient de juger d’après les enseignemens de la vie pratique : l’auteur est très jeune, tout le monde l’a dit, et son drame le dit mieux que tout le monde. Une jeunesse sincère y déborde de toutes parts, et avec tant d’enthousiasme et d’ardeur qu’elle croit nouveau tout ce qu’elle éprouve : heureux âge où la naïveté même des imitations forme une sorte d’originalité pleine de candeur et de grace !

Le héros de M. Barbier s’appelle Richard : il a vingt ans, il est pauvre, il est poète, il est amoureux, il est aimé. Le front serein, l’œil rayonnant, la tête haute et le pas dégagé, tel est Richard au seuil de la vie. A lui cet univers si beau, ce ciel si pur, ces rayons si doux, toutes ces poésies de la nature qui se reflètent dans ses premiers vers comme dans une onde fraîche et transparente ! à lui cette jeune fille qui vient à sa rencontre avec tant de confiance et un si chaste abandon ! Que lui font, à cet heureux rêveur, la réalité, l’indigence, les lois sociales, les entraves matérielles, les perfidies d’une fausse amitié, le poignard qui reluit dans l’ombre ? L’étoile des amoureux et des poètes le guide vers sa bien-aimée. Qu’elle est charmante, cette Laetice, Laetitia, la joie du cœur et des regards ! Juliette à son balcon, Barberine dans sa tourelle, Kitty Bell à son comptoir, n’ont pas plus de fraîcheur idéale ! Si Roméo lui disait : « Voilà l’alouette qui chante, » je suis sûr qu’elle répondrait. : « C’est le rossignol. »

Mais le mélodrame (hélas ! pourquoi faut-il qu’il intervienne dans une si douce, élégie ?), le mélodrame, en costume de dandy, moitié civilisé, moitié sauvage, en a disposé autrement. Il a besoin de cette aimable Laetice pour être, quoi ? — vous ne le devineriez jamais, — pour être président d’une république mexicaine. Hélas ! oui, Lœtice, le poétique amour de Richard, n’est aux yeux de cet affreux dandy mexicain qu’une grosse dot au moyen de laquelle il deviendra le maître d’un certain nombre de nègres et de mulâtres. Il emmène donc la jeune fille, et Richard se croit trahi. Que lui reste-t-il à faire ? A chercher l’oubli dans la débauche, à étouffer dans l’orgie ce nom charmant qui murmure toujours dans son cœur. Cette tâche meurtrière est vite accomplie, et lorsqu’un soir Laetice revient, avec le sourire des amours fidèles, et dit à Richard : « Me veux-tu ? » il est trop tard. A la place de l’amant et du poète, elle ne retrouve qu’un sombre fantôme blasphémant tout ce qu’il a chanté. Elle s’enfuit, frémissante de douleur et d’effroi, et lorsqu’elle revient encore, prête à continuer l’amour dans le pardon, c’en est fait ! Richard s’est condamné et exécuté lui-même ; il a trouvé dans l’officine du drame moderne quelques gouttes de poison échappées à ses tristes héros ; il les a bues et il meurt.

Je ne me donnerai pas le stérile plaisir d’affirmer à M. Barbier que rien n’est nouveau dans son drame ; je ne m’amuserai point à le suivre pas à pas, montrant ici la trace de Sténio, là celle de Rolla, plus loin l’empreinte de ce pâle et mélancolique Chatterton, dont une muse discrète a su faire une des plus délicates figures de la poésie contemporaine. A quoi bon détailler tous ces pastiches, s’arrêter à chaque scène pour rendre à Shakespeare, à M. Hugo, à George Sand, à M. Alfred de Musset, à M. de Vigny, ce qui leur appartient dans ces emprunts d’un fils de famille qui a cru pouvoir s’enrichir sans scrupule en ne prenant qu’à ses parens ? M. Barbier n’a sans doute pas la prétention d’avoir trouvé une face nouvelle du drame moderne, ni même d’avoir donné à sa pensée une forme, constamment heureuse. Des élans d’une verve facile, une versification abondante, où reviennent trop souvent les images de l’élégie descriptive ; une inexpérience de la scène semblable à ces gaucheries naïves dont on augure bien pour l’avenir ; plusieurs traits heureux, surtout dans ce personnage de Laetice, le meilleur de la pièce, et qui nous représente assez bien la créole avec son gracieux mélange d’innocence et d’abandon, de mollesse insouciante et d’énergie passionnée ; d’inexcusables scènes de mélodrame qu’aurait dû interdire à M. Barbier cette poétique atmosphère où il paraît respirer à l’aise tel est ce drame que je comparerais volontiers à ces bruits confus qu’on entend le matin dans les champs ; ils n’ont pas de sens précis, mais ils promettent un beau jour.

Si la pratique du monde et de la vie avait révélé à M. Barbier le côté vrai de chaque chose, je crois qu’il aurait considéré son sujet sous un autre aspect. Au lieu de refaire une vingtième fois cet hymne de tendresse, de poésie et de désespoir, il aurait compris autrement cet être à part, étrange, contradictoire, cet assemblage de petitesse et de grandeur qu’on appelle le poète. Il l’aurait peint, non pas tel qu’il l’a vu à travers le prisme de ses vingt ans, versant de son cœur, comme d’un immense foyer, d’ardentes étincelles de dévouement et d’amour sur la création tout entière, mais ramenant tout à lui-même, comme à l’expression la plus complète, la plus sublime, de cette création qu’il résume. Qu’importe à ce naïf despote tout ce qui l’approche, tout ce qui souffre et pleure ? Les hommes ne sont que des points épars dans cette immensité dont il est le maître, des atomes qu’il absorbe et s’assimile dans ses splendides rayons. L’humanité, c’est son génie ; la société, c’est sa gloire. L’amitié, l’amour, la foi, l’enthousiasme, la prière, ne sont que des notes du divin clavier dont il a le secret, des formes offertes à sa pensée toute-puissante qui les assouplit à sa guise. Il marche ainsi, sans se douter des larmes qu’il fait répandre et qu’on lui cache sous des sourires. Maintenant, mettez cette destinée en contact avec les événemens qui doivent s’y mêler ; mettez-la aux prises avec l’illusion, la confiance et le sacrifice ; montrez, dans ses ivresses imprévoyantes et ses désenchantemens rapides, la femme assez crédule pour se confier à ce cœur sonore ; puis, lorsque vous nous aurez fait voir, dans cette lutte, quel est l’oppresseur et l’opprimé, représentez-nous votre héros, seul sur les ruines qu’il a faites, se débattant contre l’inexorable sentiment de son impuissance et de sa misère : une telle œuvre ne sera-t-elle pas plus originale et plus vraie, plus élevée et plus instructive que le drame de M. Jules Barbier ? Mais, pour comprendre et pour peindre ainsi, le talent ne suffit pas, il faut l’observation, il faut l’expérience.

Le dernier drame de M. Latour de Saint-Ybars, le Syrien, a de hautes prétentions et annonce de louables efforts. Parmi ces prétentions, il en est une que M. Latour partage, dit-on, avec toute une petite pléiade poétique. Est-il besoin d’avertir que nous ne saurions prendre au sérieux ces distinctions d’écoles qu’on essaie de ranimer aujourd’hui ? Qui de nous consentirait à se passer du bon sens ? Quel est l’écrivain, l’artiste, le poète, qui se résignerait sérieusement à appartenir à une autre école ? Notre époque, qui s’est permis bien des néologismes, n’en a point inventé de plus malencontreux que celui-ci : un fou de génie. Non, il n’y a pas plus de fou de génie qu’il n’y a de malade bien portant, d’athlète rachitique et poitrinaire. Vouloir loger, en même temps, sous le même front, cet immortel flambeau qui répand sur toutes choses la moins trompeuse des clartés, et ce décevant feu follet qui attire aux abîmes, c’est insulter à la fois au génie et à la raison. Le génie n’est, au contraire, que le bon sens élevé à sa plus haute puissance, et trouvant en lui-même, avec l’aide du goût et de la patience, la force d’atteindre cet idéal qui n’est ni le faux, ni l’absurde, ni l’impossible, mais qui est la face la plus belle de toute beauté, la portion la plus vraie de toute vérité. Évitons donc de rapetisser la critique par des catégories puériles, et occupons-nous du drame de M. Latour, en dehors de tout préjugé d’école.

Saisir, au milieu d’une des crises de son agonie, cette civilisation romaine que Juvénal et Tacite nous ont représentée succombant à ses propres excès ; opposer l’un à l’autre, dans cette société mourante, deux frères, l’un nourri dans les camps et professant encore les vertus républicaines, l’autre énervé par la débauche et dépravé par l’exemple du maître ; faire apparaître au-dessus d’eux la figure sérieuse et austère de la matrone romaine ; puis, pour dernière péripétie de cette lutte entre les vertus païennes et le vice païen, nous montrer à l’horizon, d’une part l’incendie de Rome, de l’autre l’aurore de la régénération chrétienne, pareille à ce rayon matinal qui, survenant tout à coup au milieu d’une orgie, mêle aux souillures du festin et à la pâleur des convives ses clartés vivifiantes et ses brises embaumées : certes, la tâche était grande, mais elle n’était pas nouvelle. Corneille dans Polyeucte, Châteaubriand dans les Martyrs, avaient déjà fixé en traits ineffaçables cette poétique transition du paganisme expirant dans la débauche au christianisme naissant dans les fers. Sur leurs traces, des imitateurs moins heureux avaient aussi cherché dans cet antagonisme, si riche en enseignemens et en contrastes, le sujet d’une œuvre dramatique. M. Latour, venant à leur suite, a-t-il mieux fait que ses devanciers ? Nous ne le croyons pas.

D’abord, où est l’action dans le Syrien ? Marcellus, le Romain vertueux, aime la jeune Émilie ; l’épousera-t-il ? Théagène, l’infame affranchi de Néron, veut enlever Émilie pour l’offrir à son maître ; l’enlèvera-t-il ? Le Syrien, esclave chrétien, veut convertir Marcellus ; y parviendra-t-il ? Voilà, ce me semble, trois actions bien distinctes. Ce Syrien, qui donne son nom à la pièce, y a-t-il quelque influence ? Pas la moindre ; son intervention se borne à faire mourir Marcellus en néophyte, au lieu de le laisser mourir en stoïcien. C’est ici qu’éclate, selon moi, l’infériorité de M. Latour. Dans les œuvres précédentes, puisées aux mêmes sources, on avait cherché à donner à l’avènement du christianisme une part puissante dans le drame. Que Polyeucte et Pauline restent païens, qu’Eudore et. Cymodocée ne brisent pas les idoles, à l’instant tous les événemens auxquels ils sont mêlés changent de face. Unir ainsi par des liens étroits, rendre responsables les uns des autres les événemens, les personnages et les caractères, c’est là vraiment l’art du poète, et c’est là ce qu’on néglige trop aujourd’hui. Lorsqu’on fait de l’archaïsme ou plutôt du bric-à-brac romain, on croit faire de l’histoire romaine ; lorsqu’on a logé, tant bien que mal, dans de bruyans alexandrins, le nom d’un meuble, d’un vêtement, d’un détail familier omis par Corneille et Racine, on s’imagine avoir fait faire un grand pas à la science historique. Hélas ! c’est tout simplement le procédé employé, il y a vint ans, à propos du moyen-âge : même prédilection pour les étoffes et les couleurs, même dédain pour la logique des événemens et des caractères. Le mannequin n’a pas changé : au lieu d’un justaucorps et d’un pourpoint de velours, vous lui mettez une tunique et un manteau de pourpre ; mais, sous la pourpre comme sous le velours, je ne sens pas le cœur battre. Je cherche en vain l’humanité et l’histoire, et je nie détourne de cet étalage que n’animent ni la vérité ni la vie.

M. Latour a donc manqué à cette loi qui doit dominer les divers systèmes. Chaque personnage, chaque incident de sa pièce est épisodique. On dirait des compartimens séparés, où il est allé chercher tour à tour des matières à hémistiches et à tirades : tantôt c’est le libertinage romain avec son appareil accoutumé d’amphores, de vins de Paterne et de coupes couronnées de fleurs ; tantôt ce sont les vertus républicaines avec les déclamations d’usage sur l’agonie de Rome ; tantôt enfin ce sont les vertus maternelles ou les prédications chrétiennes. Aucun de ses personnages n’agit réellement. Augusta déplore les excès de son mauvais fils ; elle bénit l’amour de Marcellus ; elle maudit le crime épouvantable de Sévère, devenu le délateur de son frère : en tout, trois scènes que Mme Dorval joue avec son énergie de lionne blessée ; mais pas la plus petite part dans le drame. Même inaction chez la jeune fille qui, tout en parlant très convenablement de son amour et de sa vertu, reste étrangère aux événemens. Quant au Syrien, s’il prêche à son maître une foi nouvelle, c’est pour ainsi dire in extremis ; et comme s’il ne s’agissait que de lui apporter les secours de la religion. Marcellus déclame, Sévère seul a quelques lueurs de vie ; mais que d’incohérences et que d’emphase !

Chose singulière ! c’est en remontant aux principes littéraires dont on voudrait aujourd’hui faire un programme d’école, que nous sommes amené à juger sévèrement le Syrien : unité, netteté, mesure, telles sont, j’aime à le croire, les qualités que recherche M. Latour, et ce sont justement celles-là qui manquent dans son drame. Le Syrien semble fait d’après la poétique des préfaces et des disciples de M. Hugo. Combinaisons d’élémens divers substituées aux développemens d’une donnée homogène, sources multiples d’intérêt se croisant sans se confondre, succession de tableaux dont il est impossible de saisir l’ensemble, grands mouvemens de scène, abus de couleur locale, feux du Bengale, emploi du grotesque, voilà ce qu’on trouve dans cet ouvrage, et voilà ce qui le rattache directement au drame moderne, dont il a l’agitation bruyante, le placage historique et les beautés clair-semées. Ces beautés même relèvent bien plus de Claudien que de Virgile ; on n’y sent point ce souffle de vraie poésie antique qui vivifie le moindre fragment d’André Chénier. Il y a, au contraire, du bas-empire dans ce manque absolu de simplicité, dans cette laborieuse recherche de la grandeur, dans cette façon de forcer les moyens pour multiplier les effets. Ce que je dis de la conception dramatique de M. Latour, on peut le dire aussi de son style. Son vers (qu’on me pardonne cette comparaison) cherche constamment l’ut de poitrine ; quand la note arrive, elle ne manque ni de sonorité ni d’éclat ; mais que de peines il a fallu prendre pour atteindre à cette poésie tendue, tourmentée, aussi fatigante dans sa force que dans sa faiblesse ! Pauvre muse moderne ! nos nouveaux poètes se vantent, dit-on, de redresser ses torts ; je croirais plutôt qu’ils la punissent de ses péchés.

Et cependant le théâtre moderne est-il si riche qu’on doive dédaigner des ouvrages tels que le Syrien ? Il y a là, sinon une vraie poésie, du moins une tentative poétique ; sinon de l’élévation réelle, au moins une intention élevée. On rencontre dans le rôle de la mère quelques accens vrais, dans celui de Sévère quelques traits brillans. Les deux premiers actes sont froids et ennuyeux, mais le troisième et le quatrième saisissent parfois l’imagination par ce pêle-mêle où passent l’amour et la débauche, la maternité et le blasphème, la vertu et le crime, le tout illuminé çà et là par quelques livides éclairs. Si l’auteur en était à ses débuts, si ses défauts pouvaient être attribués à cette sève exubérante que l’âge apprend à diriger ou à contenir, nous dirions que ce drame promet un poète. Arrivant après trois ou quatre grands ouvrages, et comme expression d’un suprême effort, le Syrien est assez difficile à définir : c’est l’œuvre d’un homme qui se croit probablement trop sûr d’avoir trouvé pour se donner le souci de chercher encore ; de qui on ne doit ni beaucoup attendre ni désespérer tout-à-fait, et dont le talent aurait plus d’avenir s’il avait un peu moins de passé.

En présence des imperfections de tout essai nouveau et de l’épuisement apparent ou réel des hommes sur lesquels on fondait les plus légitimes espérances, c’est un bonheur du moins d’assister à certaines reprises qui peuvent ramener les écrivains et le public à un sentiment plus élevé de l’art. La foule se porte avec empressement aux représentations d’Athalie ; elle applaudit avec transports à l’admirable talent de Mlle Rachel. Les relations sympathiques que noue entre les spectateurs et les acteurs d’élite la belle et savante interprétation des chefs-d’œuvre, tels sont les encouragemens vraiment utiles et féconds. En chercher dans la multiplication toujours croissante des théâtres prétendus littéraires, c’est commettre une fâcheuse méprise. L’industrie n’est pas l’art, la concurrence n’est pas l’émulation. C’est en lui-même, c’est dans le commerce intime et journalier des grands et beaux ouvrages, c’est dans l’émotion intelligente qu’il excite, que le véritable artiste trouve un noble et puissant mobile. La concurrence, au contraire, n’est bonne qu’à disperser et amoindrir encore les forces déjà si éparses de l’art actuel ; elle substitue aux excitations délicates qui sollicitent à mieux faire cette nécessité brutale qui force de chercher un appât grossier, un moyen vulgaire pour retenir la foule. La décadence de presque toutes les entreprises dramatiques, la gêne qui se cache sous les prospérités les plus apparentes, et, pourquoi ne pas le dire ? la curiosité publique tristement déçue par l’ouverture d’un théâtre qui semble, jusqu’à présent, décidé à vivre des restes du feuilleton-roman, voilà qui est plus concluant que toutes les assertions : insister, ce serait abuser de nos avantages.

Mais, si la concurrence industrielle mérite les anathèmes de la critique, il en est une qu’on ne saurait assez encourager : c’est celle qui consiste à mettre face à face les diverses littératures de l’Europe, et nous permet d’assister, sans quitter Paris, aux chefs-d’œuvre des théâtres étrangers. On comprend tout ce que cette initiation publique, animée, vivante, à des beautés originales, altérées ou ensevelies dans les traductions, peut avoir d’utile pour nos auteurs et nos artistes, et quel puissant auxiliaire doit y trouver ce droit international des littératures, précieuse conquête de notre siècle. Cette fois, c’est le théâtre espagnol qui est venu s’essayer sous nos yeux : si cette tentative n’a pas complètement réussi, c’est que, il faut bien le dire, la langue de Lope et de Calderon ne nous est pas encore assez familière pour que les beautés purement dramatiques des pièces espagnoles aient pu nous offrir un bien vif attrait. Le principal ouvrage qu’on a joué, Garcia del Castanar, est plein de scènes pathétiques. Malheureusement le débit saccadé et monotone des acteurs déroutait l’oreille, et une connaissance approfondie de la langue aurait à peine suffi pour bien saisir les détails du dialogue. Les danses, les chants, ne manquaient ni d’originalité ni de caractère ; mais l’effet de ces divertissemens avait été atténué d’avance par des contrefaçons innombrables, et il est arrivé à la cachucha elle-même ce qui arriva à Gibbon chez Mme Du Deffant : mystifiée successivement par deux faux Gibbon, elle tourna le dos au véritable lorsqu’il se présenta chez elle.

Les dernières représentations de Mme Stoltz ont attiré la foule à l’Opéra. Mme Stoltz n’appartenait pas à cette race d’artistes qui laissent une trace indélébile et impriment à chaque rôle une individualité assez puissante pour leur survivre et perpétuer leur souvenir ; elle n’eut ni la passion enthousiaste de la Malibran, ni le noble génie de Judith Pasta, ni ces délicates finesses, ces broderies mélodieuses qui font, du chant de la Persiani, une pure et transparente dentelle. Son talent manquait avant tout de naturel, de correction et de vérité ; mais elle avait je ne sais quelle énergie fébrile qui, à défaut d’une émotion réelle, agissait parfois sur les nerfs. Une certaine surexcitation, qui lui tenait lieu de force véritable, l’aidait à soutenir sans trop d’encombre le poids de ces grandes partitions modernes, cruelles machines qui ont brisé dans leurs rouages tant de fragiles gosiers. Cantatrice toujours imparfaite, jamais insignifiante, elle sera plus difficile à remplacer qu’à oublier, et il est à craindre que l’influence fâcheuse qu’on lui a attribuée sur le répertoire ne s’aggrave encore après elle. Le ballet d’Ozaï, joué l’autre soir, n’est pas de nature à consoler l’Opéra de l’absence de Mme Stoltz. La fable en est pauvre et l’exécution mesquine. Il nous semble qu’il y avait moyen de tirer un meilleur parti de ce contraste de la vie primitive de Taïti avec les splendeurs de Versailles. Pourquoi notre première scène lyrique accueille-t-elle des productions aussi médiocres, au moment où elle devrait faire de sérieux efforts pour compléter son personnel et fortifier son répertoire ?

Si quelque chose pouvait aplanir les difficultés contre lesquelles luttent nos principaux théâtres, ce serait assurément la bonne volonté du public à la fois si respectueux pour les gloires anciennes et si impatient d’applaudir des talens nouveaux. Notre société suit aujourd’hui tous les incidens de la vie littéraire avec une curiosité de bon augure. On aime à voir l’intérêt général qu’éveille une élection à l’Académie française ; on aime aussi à constater un choix qu’ont approuvé tous les amis de la vraie littérature. En nommant M. Ampère, l’Académie a rendu un juste hommage à un talent distingué auquel une érudition bénédictine ajoute plus de gravité en lui laissant tout son éclat. Par ses recherches littéraires, par ses leçons, par ses travaux sur les langues, par ses voyages scientifiques, M. Ampère avait depuis long-temps marqué sa place au premier rang. L’Académie a donc répondu cette fois au vœu général, et prouvé à ses détracteurs que les titres sérieux pouvaient être de quelque poids dans ses décisions et ses suffrages. Ces décisions, nous l’avons dit, semblent de plus en plus préoccuper l’opinion. On se demande quelles règles dirigeront l’Académie dans ses choix futurs ; on se demande surtout si elle n’appellera pas dans son sein les jeunes renommées que lui désignent les sympathies publiques. Bien des noms se présenteraient ici sous notre plume, si nous ne nous souvenions qu’aux yeux de l’Académie, comme aux nôtres, le succès et le talent même ne suffisent pas, séparés de ce respect des bienséances, de cette dignité de la vie privée, qui iraient si bien aux esprits d’élite et qui devraient faire partie de toute supériorité littéraire. Quel dommage que le roman, par exemple, ait compromis par de folles équipées la place d’honneur que lui assuraient les tendances, les prédilections contemporaines ! Livrée à des intérêts matériels qui l’agitent sans la satisfaire, privée de ces distractions charmantes qu’on trouvait autrefois dans des centres choisis, dans des causeries spirituelles ; ramenée par des déceptions positives à de secrètes aspirations vers la vie idéale, la société actuelle s’est décidément éprise de ces ouvrages où l’ingénieuse observation de nos travers, l’analyse du cœur humain dans quelqu’une de ses mille nuances, la description inépuisable des beautés de la nature et des émotions de la vie champêtre, s’entremêlent à ces aventures, à ces fictions attrayantes pour lesquelles nous serons toujours enfans. Le roman, la musique, le paysage, tout ce qui est vague, tout ce qui ouvre aux rêveurs une sorte de terrain neutre où ils mettent ce qu’ils veulent, doit offrir un irrésistible attrait aux ames que fatigue la discussion, qu’attriste la réalité ; et, comme il y a toujours une influence réciproque entre les variations du goût public et les transformations successives de l’art, ce sont ces genres, en faveur aujourd’hui auprès du plus grand nombre, qui produisent les œuvres les plus remarquables.

Parmi les romans récemment publiés, et en commençant par écarter ceux qui ne s’adressent qu’à la curiosité oisive des lecteurs de feuilletons, nous devons distinguer le Gentilhomme campagnard, par M. Charles de Bernard, les Roués innocens et Militona, par M. Théophile Gautier. Ce n’est pas tout-à-fait sans dessein que je rapproche les noms de ces deux écrivains ; il me semble en effet que chacun d’eux a de trop ce qui manque à l’autre. Ainsi, M. de Bernard, homme du monde, désabusé avec esprit, serait dans des conditions excellentes pour écrire le roman, s’il se préoccupait davantage de la forme, s’il donnait à ses inventions cet achèvement, cette précision de détails sans laquelle rien ne peut vivre ni durer. La nonchalance de sa manière, l’incorrection mondaine de son style, finissent par lasser l’attention et répandre sur ses romans une vulgarité apparente qui n’existe pourtant ni dans le point de départ, ni dans les observations piquantes qu’il recueille sur son chemin. M. Gautier, au contraire, se préoccupe si constamment du pittoresque, les habitudes de son talent lui ont inspiré une telle idolâtrie pour la forme et la couleur, que, dans ses ouvrages, les hommes n’ont pas plus d’idées que les choses. On dirait que l’ame humaine, comme le monde extérieur, est pour M. Gautier une palette immense, éblouissante, et non pas un livre dont chaque mot a un sens. Il cisèle à merveille ; il n’anime point. Cette faculté qui lui manque, cette science qu’il dédaigne, il l’atteindrait peut-être, si, au lieu de tant regarder, il observait davantage. M. Gautier est un artiste qui n’est pas assez homme du monde, M. de Bernard est un homme du monde qui n’est pas assez artiste. Aussi, malgré le spirituel développement d’une pensée vraie et instructive, le Gentilhomme campagnard ne laisse dans la mémoire aucune trace distincte. Malgré des détails d’une couleur charmante, Militona et les Roués ne présentent à la pensée qu’une sorte de fouillis splendide assez semblable aux heureuses ébauches de M. Diaz.

Ai-je-le droit de parler de Madeleine, de M. Jules Sandeau, de Carmen, de M. P. Mérimée ? Ne suffit-il pas de rappeler aux lecteurs de la Revue deux de leurs plus aimables souvenirs ? Madeleine a été, ici même, l’objet d’une appréciation trop judicieuse et trop décisive pour que je puisse y insister. Je constate avec bonheur le succès toujours croissant des romans de M. Sandeau, parce que j’y vois une victoire pour les idées morales, pour le sentiment sacré de la famille, sans que les lois immortelles de l’art aient à s’en effrayer ou à s’en plaindre. Grace à son exquise délicatesse, aux heureux dons de son style, à cet attendrissement sincère qui ne lui fait jamais défaut, M. Sandeau a su combattre les écarts de la poésie et de la passion, tout en restant passionné et poétique ; il a fait comme ces avocats intègres qui mènent à bien le procès de leurs cliens sans ruiner leurs adversaires.

Ce que je ne me lasse pas d’admirer chez M. Mérimée, c’est cet art, à la fois si caché et si réel, qui, du premier coup, caractérise si bien un personnage, qu’il n’y a plus à y revenir, et que les développemens qui suivent paraissent la conséquence inévitable de ce premier trait. Carmen n’est pas encore nommée, elle est à peine entrée en scène, qu’elle existe déjà, et qu’on sent respirer en elle cette séduction bizarre, cette fascination mystérieuse, principal élément du récit. Les premières pages sont d’une fraîcheur délicieuse, l’ensemble est d’une netteté magistrale. Pas une omission, pas une surcharge ; un trait fin, sobre, complet, ménageant les clairs et les ombres, et graduant, avec une incomparable sûreté de main, la valeur relative de chaque figure et de chaque objet. Heureux le critique, lorsqu’après avoir distribué de son mieux le blâme et l’éloge, il rencontre une de ces œuvres, comme Carmen, qui lui permettent d’achever la leçon par un exemple !

Quelles que soient les déviations de George Sand, aucun de ses romans ne doit passer inaperçu. A côté des traces trop visibles de l’improvisation quotidienne, on retrouve encore dans ses derniers récits quelque chose de son originalité, de sa physionomie d’artiste. Il en est de George Sand comme de ces princes déguisés que l’on reconnaît toujours sous leurs habits d’emprunt. On peut même remarquer à quel point ce mode de publication convient mal à son talent. Ses récits ont d’ordinaire une ampleur, un courant égal, profond, transparent, auquel il faut pour se développer un recueil ou un livre ; comment pourraient-ils se réduire à l’état de ces minces filets d’eau qui, pour avoir un peu de force et pour faire un peu de bruit, ont besoin de se heurter, chaque matin, au même obstacle ? Son dernier roman, Lucrezia Floriani, vient encore à l’appui de nos remarques ; on n’y trouve point de ces incidens, de ces péripéties adroitement ramenées au bout de chaque feuilleton par les maîtres du genre, et qui font dire au lecteur : — Comment s’en tirera-t-il ? — Lucrezia Floriani est une étude du désenchantement qui vient après I’amour, observé sous une face nouvelle et tout-à-fait paradoxale. Katol, jeune prince allemand, rencontre sur son chemin Lucrezia Floriani, artiste italienne. Karol sort à peine de l’adolescence ; il est pur et beau comme les anges ; élevé par une mère dévote, sujet à une maladie nerveuse qui fait de lui une sorte de visionnaire, il tombe des régions les plus éthérées du mysticisme dans les bras de Lucrezia, qui a trente-six ans, beaucoup d’antécédens et quatre enfans. On comprend sans peine qu’après les premiers jours d’extase cette situation si inégale amène entre Karol et Lucrezia bien des déchiremens et des orages. A force d’exaltation chaste et amoureuse, à force de vivre dans un monde idéal et d’échapper aux conditions de la vie positive, Karol réussit d’abord à se donner le change, et l’ivresse de la possession l’étourdit sur tout le reste ; mais bientôt les mauvais jours commencent : l’amour de Karol se débat contre l’impossible ; les échos de la gloire et des faiblesses de Lucrezia parviennent jusque dans la retraite où elle s’est cachée, où son amant voudrait la dérober à tous les regards ; ses enfans sont là, souvenirs vivans, inexorables commentaires, et d’ailleurs la diva déploie un luxe de maternité fait pour impatienter un amant plus résigné que Karol. Peu à peu le jeune prince devient jaloux, jaloux comme un maniaque, d’une ombre qui passe, d’une voix qui chante, des fantômes importuns qui se placent sans cesse entre sa maîtresse et lui. Sa jalousie a un caractère de souffrance débile, de puérilité maladive, qui tient plus, il faut le dire, de l’infirmité que de la passion. Cet enfant lunatique, fiévreux, que Lucrezia briserait dans une de ses étreintes, devient son tyran. Elle ne se plaint pas, mais elle succombe ; son cœur, plus dévoué qu’ardent, plus maternel qu’amoureux, ne peut résister à ces piqûres incessantes : elle meurt lentement, minée par ce désenchantement terrible qui s’empare des natures franches et vigoureuses en face d’une de ces maladies de l’ame qu’elles ne peuvent ni contenter ni guérir elle meurt comme l’infirmier que tue, à son insu, le malade qu’il soigne. Ainsi, Karol, jeune et chaste, enthousiaste et pur, est le bourreau ; Lucrezia, comédienne, Lucrezia, qui a peuplé l’Italie de ses faciles amours, est la victime. Voilà le paradoxe éloquemment développé par l’auteur. Comme je ne connais ni prince allemand qui ressemble à Karol, ni actrice qui ressemble à Lucrezia, je ne me permettrai ni de contredire, ni d’approuver George Sand.

Les descriptions de la nature, l’intelligence profonde des beautés du paysage, voilà ce qui saisit, dès l’abord, dans les ouvrages de cet écrivain. Ainsi, dans son nouveau roman, l’arrivée de Karol et de son ami chez Lucrezia, la peinture de cette habitation solitaire, le personnage du vieux pêcheur, père de la comédienne, tout cela forme un tableau digne de Claude Lorrain. Les premiers symptômes d’amour chez le prince, cet entraînement à la fois sensuel et mystique, contrastant avec la tendresse de Lucrezia, pleine d’énergie et de dévouement, donnent aux premières phases de leur passion une teinte originale ; mais l’ami de Karol ressemble trop à Joseph Marteau, de même que Karol lui-même rappelle, en grimaçant un peu, la frêle et rêveuse physionomie d’André. En général, ce livre attriste comme une ride sur un visage qu’on a connu jeune et rayonnant. Ainsi, Karol, c’est André avec des manies, c’est Sténio avec des maux de nerfs. Lucrezia, c’est Lavinia, Metella, Lélia, mais avec de l’embonpoint et quatre enfans autour d’elle. Poétiques héroïnes de George Sand ! voilà une sœur bien indiscrète : elle se dit votre cadette, et elle a près de quarante ans !

Si maintenant nous voulions résumer nos impressions générales et leur donner une conclusion précise, notre embarras serait grand. En ne s’attachant qu’à ce qui parait à la surface, en jugeant l’état de la peinture d’après l’exposition de cette année, celui de l’art dramatique d’après l’indigence de nos théâtres, l’ensemble de la littérature d’après la moyenne des livres qu’on publie, on est forcé de reconnaître que le mal l’emporte sur le bien, que la critique peut se montrer sévère sans s’exposer à être injuste. Et cependant que de talens réels, quoique gaspillés ! que de facultés éminentes auxquelles il ne faudrait qu’un plus sage emploi pour retrouver leur fécondité et leur vigueur ! Qu’on ne s’y trompe point, le malaise général tient à des causes morales plutôt qu’intellectuelles, sociales plutôt que littéraires : chez la plupart de nos célébrités hasardeuses, c’est l’homme qui compromet l’artiste. Avec plus de réserve, avec un soin plus scrupuleux de leur dignité, ceux que l’on croit aujourd’hui en décadence retrouveraient le sentiment de leurs forces et songeraient sérieusement à les appliquer à des œuvres durables. C’est là que doivent tendre désormais nos conseils. Il faut aux époques enthousiastes une critique rigoureuse, aux époques désenchantées une critique réparatrice. Il y a quinze ans, des voix mécontentes se mêlaient aux cris prématurés de triomphe, et leurs prédictions sinistres ne se sont que trop réalisées. Aujourd’hui il vaut mieux affermir ceux qui doutent et relever ceux qui chancellent. A. DE PONTMARTIN.


— Il vient de paraître chez Silvestre (rue des Bons-Enfans, 30) la première partie du catalogue de la bibliothèque de M. L***, dont la vente commencera à Paris, le 28 juin 1847. Cette première partie, qui contient les belles-lettres, se compose de plus de trois mille articles pour la plupart rares et précieux. Les bibliophiles seront étonnés des richesses que contient ce catalogue qui était annoncé depuis long-temps et impatiemment attendu, et dans lequel on remarque les premières et plus rares éditions des classiques grecs, latins, italiens et français ; des volumes imprimés par Alde sur peau vélin ou sur papier bleu ; des livres annotés par Rabelais, Montaigne, Galilée, Michel-Ange, le Tasse, etc. Ces livres sont tous dans une magnifique condition ; ils sont reliés par les plus habiles relieurs (tels que Bauzonnet-Trautz, Duru, Clarke, etc.), et plusieurs de ces volumes sont à la reliure de Grolier, de Diane de Poitiers, etc. Ceux qui s’occupent de la littérature italienne trouveront dans cette bibliothèque la collection la plus complète de livres italiens qui ait été jamais mise en vente. Ce catalogue, rempli de notes curieuses et instructives, sera lu avec intérêt par tous ceux qui aiment à ne pas séparer la bibliographie de l’histoire littéraire.