Revue littéraire - 14 avril 1845

Revue littéraire - 14 avril 1845
Revue des Deux Mondes, période initialetome 10 (p. 374-380).

REVUE LITTERAIRE.




THEATRE-FRANCAIS. - VIRGINIE.




Les héritiers sont toujours pressés de jouir, et l’on a plus d’une fois enterré le malade avant que le décès fût bien constaté. L’histoire littéraire surtout est pleine d’évènemens de ce genre. En ce pays des lettres, on ne manque jamais, à l’occasion, de tuer les gens auxquels on veut succéder, se portassent-ils le mieux du monde, et d’embaumer sans façon, pour l’éternité, telle forme de l’art, qui n’en revivra pas moins demain avec éclat. Le procédé est expéditif, et si commode, qu’on ne doit pas s’étonner de le voir souvent mis en usage, et qu’il faut trouver tout simple que la tragédie en ait été quelque peu victime, il y a bientôt quinze ans. A cette époque, le drame arrivait à grand fracas, avec des prétentions exorbitantes, et l’on sait que les ambitieux de cette espèce sont dans l’habitude de faire table rase : il leur faut la place nette. Aussi le drame jugea-t-il tout d’abord qu’il n’avait rien de mieux à faire, pour commencer, que de se débarrasser de sa rivale, la tragédie, et sa résolution fut bientôt prise ; il marcha droit à elle, l’œil flamboyant, le poing sur la hanche, et criant : Malédiction ! il lui enfonça dans le sein sa bonne lame de Tolède. Cela fait, il ordonna qu’on la portât en terre, que le deuil fût conduit par des moines avec leurs cagoules, et que des fossoyeurs, empruntés à Shakspeare, chantassent, en comblant la fosse, je ne sais quelle chanson triviale et de mauvais goût.

Le drame crut donc, il y a quinze ans, enterrer pour jamais la tragédie, et en effet il porta le dernier coup à une espèce de tragédie, c’est-à-dire à la tragédie de l’empire et de la restauration, pastiche froid et terne, sans cœur, sinon sans élégance, et où la convention remplaçait la vie. Ce ne fut pas une grosse perte, et, en toute justice, cet art appauvri, qui n’avait pas su se retremper à propos aux grandes sources de l’histoire et de l’ame humaine, méritait sa destinée ; il avait fait son temps, quoiqu’il fût debout encore, et il tomba en poussière dès qu’on le toucha du doigt. Cela n’avait ni sang ni entrailles, et rappelait trop bien, quoique avec plus de talent, la période intermédiaire qui sépare Racine de Voltaire, Athalie d'OEdipe, et où brillèrent les La Grange, les La Chapelle, les Belin, M. l’abbé Abeille, et même Mlle Bernard. Évidemment, le drame avait raison dans sa brutalité goguenarde ; il eut tort seulement de s’imaginer que, parce qu’il avait fait si bon marché de la tragédie impériale, il tuait du même coup, et radicalement, la forme tragique ; il se fit la part trop belle, en laissant à la tragédie le passé et en se réservant exclusivement l’avenir. Que le drame, avec ses libres allures, ses personnages mêlés et les franchises de son langage, s’accommode mieux aux habitudes modernes, à la bonne heure ! mais pourquoi ne serait-il plus possible de développer de grands sentimens dans une belle langue, d’élever, dans le pathétique, le vrai jusqu’à l’idéal, d’être toujours noble, sans cesser d’être naturel ? La vérité est qu’il y a deux muses tragiques, l’une qui chausse haut le cothurne, l’autre qui le chausse plus bas, et qu’elles n’ont qu’à rencontrer de bons poètes pour être réelles et vivantes, l’une autant que l’autre.

Si la tragédie est une forme usée, décrépite, le Cid et Polyeucte devraient avoir bien vieilli, et devraient médiocrement émouvoir le spectateur. Le spectateur n’est pas un antiquaire, un archéologue ; il ne s’éprend pas des choses pour leur valeur relative ; il ne s’éprend que de la beauté absolue, il n’aime que ce qui le touche à fond. Donc, si l’héroïsme du Cid, la foi ardente de Polyeucte, les imprécations de Camille, la déclaration de Phèdre, lui vont encore à l’ame, c’est que rien de tout cela n’a cessé d’être pathétique et émouvant. Or, l’on avouera que, si l’on est remué, attendri par de vieux chefs-d’œuvre, à plus forte raison le serait-on par de nouveaux.

Je sais qu’il y a des gens qui n’en conviendront pas ; leur thème est adopté depuis long-temps, et ils ne veulent pas en avoir le démenti. Que d’agréables variations ils ont brodées sur cette pensée toujours la même : La tragédie est ennuyeuse ! Une tragédie médiocre, dans la bouche d’acteurs secondaires, soit : ceci est même plus que de l’ennui, c’est presque un supplice ; mais dire qu’une belle étude tragique, taillée de main de maître en plein cœur humain et en pleine histoire, et confiée à d’habiles interprètes, est une chose souverainement ennuyeuse, c’est commettre un paradoxe ridicule. Guérit-on d’un paradoxe ? On n’en guérit pas, malheureusement ; autrement l’occasion serait belle, et l’on pourrait aller se convaincre, à la Virginie de M. Latour, qu’une tragédie peut être encore une source d’émotions puissantes et variées.

Il existe, en littérature, quelques grands sujets qui sont, pour ainsi dire, en prévention. Ils ont joué de malheur. Au lieu de tomber d’emblée aux mains d’un maître, ils ont été ballottés entre des poètes de second et de troisième ordre, sans qu’aucun les ait marqués d’un cachet profond, et se les soit tellement appropriés, que personne n’y touche plus. Au contraire, ils n’ont eu que des échecs, et le lecteur, qui n’est pas malin cette fois, finit par attribuer aux difficultés du sujet ce qui n’était dû qu’à l’insuffisance du poète. Virginie était de ce nombre, et l’on croyait volontiers qu’il était impossible de tirer du récit de Tite-Live les cinq actes d’une bonne tragédie. Ces préventions n’étaient pas fondées. Fallait-il être surpris que Leclere, Mairet ou La Harpe ne se fussent pas élevés au-dessus du médiocre ; qu’Alfieri, cette haute et inquiète imagination, ce poète proscrit, eût fait acte de tribun plutôt que d’écrivain dramatique, se fût changé en Icilius, et eût composé une harangue plutôt qu’une pièce de théâtre ; que Lemierre eût une inspiration si malheureuse, qu’il n’osa livrer son ouvrage ni à la scène, ni à l’impression ? Fallait-il être surpris que M. Alexandre Guiraud n’eût pas doté son siècle d’un chef-d’œuvre ? Tous ces faits étaient parfaitement naturels, et ne concluaient en rien contre Virginie. M. Latour l’a pensé, et, au lieu de se laisser décourager par les échecs de ses devanciers, il y a vu d’excellentes leçons ; leurs fautes étaient autant d’écueils à éviter. Il me semble que, pour comprendre la valeur de la nouvelle Virginie et le mérite du poète, il est bon de ne faire visite à M. Latour qu’en sortant de chez les autres : alors on peut mieux remarquer, par comparaison, combien il possède l’entente dramatique, une rare habileté de contexture et un sentiment profond des situations.

Virginie est la principale figure de la nouvelle tragédie, elle est tour à tour simple et noble, touchante et sublime ; c’est un cœur de jeune fille et un cœur de Romaine ; elle est tendre et courageuse ; comme elle sait aimer, elle sait haïr ; quand son honneur est menacé, quand sa vertu est en péril, quand le farouche décemvir, dans sa maison où il la tient prisonnière, l’insulte de la parole, la dévore du regard, et rôde autour d’elle toute la nuit, comme autour d’une proie, elle est d’une énergie calme et indomptable, et d’un mépris souverain. Quand le danger est passé, elle est sans force, sans courage, et en songeant à la mort de son fiancé, elle est triste d’une indicible tristesse. Ces divers contrastes n’empêchent pas ce caractère d’être profondément vrai, et d’offrir d’un bout à l’autre l’attendrissant spectacle d’une ame innocente et pure, frappée dans tout ce qu’elle a de cher et de sacré, et aussi grande que son malheur.

Le père de Virginie, quoique sur le second plan, tient une large place. Il représente le soldat, le père et le citoyen. Plébéien, il aime Rome comme s’il était sénateur ; il partage sa vie entre l’armée et le foyer domestique : Virginius est si bon soldat, qu’on lui a décerné la couronne de chêne, et il est si bon père, qu’il est l’idole de sa fille. Tous les sentimens généreux habitent dans cette large poitrine couverte de blessures ; pourtant il est sans emphase, et il a la mesure exacte de la grandeur.

Le rôle de Claudius Appius était le plus périlleux ; il était difficile que le décemvir libertin, le tyran inexorable, ne devînt point odieux, et partant insupportable. M. Latour a très habilement tourné la difficulté. Claudius Appius croit au destin ; c’est l’homme de l’antique fatalité ; les dieux sont ses complices dans tous ses crimes, et par là ses vices et ses passions ont un côté grandiose qui en dissimule le côté odieux. Claudius est un tyran, un débauché, un prévaricateur, mais il n’est pas médiocre, et il fait illusion au spectateur avec son orgueil de Titan.

Si M. Latour eût suivi exactement et pas à pas le récit de Tite-Live, il eût donné une place dans sa tragédie à Numitorius. Il a été mieux inspiré, il a créé le sénateur Fabius, patron de Virginius ; il s’est donné par là l’occasion de montrer une face intéressante de la vie romaine, les rapports des cliens et des patrons : mettre un patron puissant et vertueux et un client outragé vis-à-vis d’un tyran infame qui avilit le pouvoir et abaisse Rome était une idée neuve à la scène, que M. Latour a exploitée avec art. Fabius est homme de tête et d’action ; il est énergique sans forfanterie, et Romain sans tomber dans les redites.

Ajoutons à ces quatre personnages Maxime, le client d’Appius et son instrument ; la vestale Fausta, sœur d’Icilius, qui répand dans toute la pièce quelque chose de virginal et de pur, et qui entretient le courage et la vertu de Virginie comme le feu sacré. C’est avec ce personnel que M. Latour a composé sa tragédie, — une étude simple, vraie, de l’antiquité romaine, — et qu’il a mis en action les sentimens les plus nobles qui remuent au fond du cœur de l’homme, l’amour de la patrie, de la famille, de la liberté, car cette tragédie, long-temps réputée impossible, est féconde en situations touchantes ou fortes, sans compter le dénouement, qui a son prix : la liberté d’un grand peuple qui sort du sang fumant d’une vierge innocente et sans tache !

La présence d’Icilius dans l’œuvre de M. Latour pouvait tout compromettre, et je connais cependant bon nombre de poètes qui se seraient vite jetés sur ce personnage et ne lui auraient pas permis de s’évader ainsi. Un ancien tribun parle haut, fait du bruit, chauffe les planches ; comment se priver d’un tel secours ? Il vaudrait mieux en mettre deux que de se passer de celui-là. M. Latour, je l’en félicite, n’a pas été de cet avis ; Icilius eût pu sans doute se livrer à quelque belle harangue, mais il n’en eût pas moins été un embarras ; il eût doublé le rôle du père, et forcé le poète à changer toute l’économie de la pièce, qui d’une œuvre simple serait devenue aussitôt une œuvre compliquée. En supprimant le tribun, qui se présentait d’une façon si séduisante pour le poète, M. Latour a fait preuve d’une sûreté de coup d’œil et de main fort rare en ce temps-ci. Et remarquez qu’il a touché aussitôt le prix de son sacrifice en matière d’art, il n’y a pas de sacrifice perdu ; la Muse, qui voit tout, répond au sacrifice par la récompense. Virginie n’en est-elle pas plus touchante ? Elle a un malheur de plus et un protecteur de moins.

Ce qui est fort ingénieux aussi, c’est d’avoir arrêté le mariage entre Virginie et Icilius, et d’avoir seulement retardé la cérémonie par une raison inhérente à l’action. De cette sorte, Virginie se considère comme l’épouse d’Icilius, et elle aura bien plus d’horreur pour l’amour infame du décemvir. L’héroïne de M. Latour a la vertu de l’épouse romaine, quoiqu’elle porte cependant encore à son front l’auréole de la jeune fille. Lorsqu’elle sera frappée du couteau libérateur, c’est un sang pur qui coulera ; la victime tombera dans la robe sans tache de sa virginité.

Pour exciter l’intérêt de la foule, on a cherché en ce temps-ci à multiplier les ressorts, les incidens dramatiques, à susciter et à déjouer la curiosité par l’imprévu. On peut réussir autrement, et il est prouvé, par le succès de Lucrèce et celui de Virginie, qu’on avait calomnié la foule ; la simplicité lui plait, quoi qu’on ait fait pour lui en enlever le goût, et ce qui est noble et grand la transporte. Qu’applaudit-elle dans Virginie ? On peut en juger.

Nous sommes dans la maison de Virginius, au jour fixé pour le mariage de sa fille. Virginie prie les dieux ; le vieux soldat, qui va rejoindre l’armée après avoir assuré le bonheur de son enfant, voudrait ne pas reprendre si tôt les armes ; il est ému, et le père lutte avec le citoyen. On va partir pour le temple, lorsqu’entre Fabius le sénateur, patron de Virginius, et qui n’a pas été invité au mariage par son client, parce qu’en ce moment il y a désaccord entre les patriciens et les plébéiens. L’entrée de Fabius est imposante, et les explications entre le vieux sénateur et le soldat sont fortement pensées et d’un excellent style. On va au temple ; mais les prêtres, auxquels le décemvir a recommandé un prodige, font le prodige : les présages sont funestes ; le mariage est ajourné, non pas le départ de Virginius et d’Icilius, qui vont combattre les ennemis de Rome. Virginie est donc seule, au foyer domestique, sous le patronage de Fabius et l’amitié de Fausta. Tout va à souhait pour Appius ; Virginie est seule, il lui envoie des présens, et il les accompagne de près. Il fait l’aveu de son amour ; la fiancée d’Icilius le repousse avec indignation, et elle compte, pour la venger de cet outrage, sur le bras de son père et celui de son époux ; mais elle apprend que Virginius est prisonnier, et Fausta lui apporte l’affreuse nouvelle de la mort de son frère Icilius a été assassiné par les ordres de Gandins. Il ne reste plus à Virginie qu’à se confier aux dieux.

Maxime, en affirmant que Virginie est son esclave, l’entraîne au troisième acte dans la maison d’Appius. L’amour sauvage du décemvir, avec ses raffinemens profonds, et l’admirable chasteté de la jeune Romaine, forment un tableau saisissant. Si la toile tombait alors, le spectateur serait dans une sorte d’anxiété que le drame doit produire plutôt que la tragédie ; mais Fabius rient, il réclame la fille de son client : il ne l’obtient pas, et ne peut que lui remettre un poignard à la dérobée. Je suis libre, dit Virginie, et le spectateur est rassuré.

Au quatrième acte, Virginius a échappé aux ennemis ; il revient à Rome, il rentre dans sa maison, où il trouve Fabius, qui va lui apprendre son malheur. Ce vieux soldat, ce vieux père qui parcourt avec désespoir sa maison déserte, offre une scène des plus touchantes et des plus tragiques. Quand il sait tout, il ne pense qu’à la vengeance, et il vole à la rencontre du décemvir, lorsque sa fille, que les dieux et son poignard ont protégée, revient triomphante et pure. Elle raconte la nuit terrible, la nuit d’angoisses et d’effroi qu’elle a passée sous le toit de son ravisseur, et elle est grande en ce moment de toute la grandeur de l’héroïsme, et attendrissante de toute l’émotion de la vertu. Elle se croit sauvée, et le cœur paternel, naguère brisé, s’ouvre un instant à toutes les joies. C’était trop tôt espérer. Le décemvir n’a pas abandonné sa victime, et un licteur vient la chercher pour la conduire au tribunal d’Appius. Alors tout son courage s’en va ; en quittant de nouveau cette maison, ce foyer domestique où tout lui était cher, elle a de tristes pressentimens.

Je sens que je m’en vais pour ne plus revenir,

dit-elle en un vers simple et touchant. La femme héroïque a disparu en ce moment, la fière Romaine n’est plus qu’une vierge gémissante qui attend l’heure du déshonneur ou de la mort.

C’est sur le forum que se passe le cinquième acte ; c’est la page de Tite-Live mise en action et en beaux vers. Il y a en plus le châtiment d’Appius, qui reste dans son rôle jusqu’à la fin ; il meurt dans une pose dédaigneuse, en se drapant dans sa toge, et comme s’il disait : C’est le destin.

Telle est la tragédie de M. Latour ; telle est cette œuvre où tout est raisonnable, quoiqu’il y ait des parties audacieuses, car on peut être audacieux sans être un casse-cou, ce qu’on ne voulait pas croire hier encore. Si le bon sens n’exclut pas l’audace, il n’exclut pas non plus la sensibilité, et voilà précisément les deux qualités distinctives de Virginie ; un bon sens profond s’y trouve réuni à une sensibilité vive. M. Latour sait parler le langage de la politique et celui de la passion ; on sent qu’il croit aux personnages qu’il crée et aux choses qu’il leur fait dire, et de là vient peut-être que ses personnages sont d’ordinaire parfaitement en situation, que ses caractères sont presque toujours adaptés à l’effet théâtral. En somme, le talent de M. Latour est sobre et fort, ou, en d’autres termes, énergique et réglé. Sans doute on désirerait souvent à son style plus de relief, plus d’éclat, et il est à souhaiter que sa phrase poétique trouve des tours plus originaux, sans perdre toutefois de sa clarté et de sa force.

Le succès de Virginie a été éclatant ; c’est un premier triomphe pour M. Latour, et une nouvelle victoire pour la jeune tragédienne qui a créé avec tant de bonheur le rôle de Virginie. Elle y a été admirable, il faut commencer par-là. Mlle Rachel ne porta jamais plus loin l’art de la diction et de la pose ; elle ne fondit jamais les contrastes dans son jeu avec plus de grace. Elle a, dans ce rôle de Virginie, des mots et des regards écrasans de mépris, et elle a aussi des tristesses ineffables. Elle a un je la crois d’une dignité souveraine, et des adieux à la maison paternelle qui, dans sa bouche, sont la plus suave élégie que poète ait rêvée. Des adieux de Virginie, au foyer paternel aux imprécations de Camille il y a loin, et, pour combler cette distance, il faut un talent auquel il manque peu de chose pour être complet.

Mlle Rachel a été accueillie avec enthousiasme, et, il faut oser le dire à la grande tragédienne, ce succès est arrivé à propos. La foule lui reprochait un peu de s’attarder dans l’ancien répertoire : elle en est sortie par un coup de maître, au milieu des bravos et sous une pluie de fleurs. Que cela l’encourage à d’autres tentatives ; elle voit ce que son talent peut gagner à ces études nouvelles ; il s’y assouplit merveilleusement. De plus, elle servirait l’art, les jeunes poètes, et elle ferait la fortune d’un théâtre dont elle est la gloire. Tout cela vaut la peine qu’on y songe.

Mlle Rachel a été parfaitement secondée. M. Ligier, dans Virginius, a été un tragédien puissant, maître de ses effets et de sa voix. Son désespoir est terrible, et son attendrissement est contagieux. M. Geffroy a très bien compris son personnage d’Appius, et il pose à merveille en décemvir ; cependant il y a telles parties de son rôle où il n’est pas assez sûr de son jeu. Quant à M. Guyon, il est convenable, et il a une belle tête de Romain qui n’eût pas été déplacée au sénat.

Nous voilà donc revenus, au théâtre, après bien des éclats de voix, des brutalités et des extravagances, aux joies purement littéraires. L’auteur de Lucrèce et celui de Virginie ont ouvert la voie : qu’ils ne s’arrêtent pas et qu’on les suive. Qu’ils ne s’arrêtent pas, mais qu’ils ne gaspillent pas non plus leur talent ! Ils viennent pour eux dans un bon moment, car ils ont sous leurs yeux tout une génération qui, par ses fautes, leur montre les écueils à éviter. Ayons l’espérance qu’ils profiteront de la leçon, et qu’ils n’oublieront pas qu’en ce temps de vanités exorbitantes, savoir sa mesure est une force, qu’en ce temps de désordre l’économie des facultés est une véritable muse.

Les écoles, nous l’avons déjà dit ici, ont fait leur temps. Les ennemis déclarés de la tradition n’ont pas plus de bonheur aujourd’hui que ses cavaliers servans il y a quelques années. Au moment même où des tentatives sérieuses et nouvelles attirent et passionnent presque la foule, des retardataires de cette école, qu’on est convenu d’appeler encore la jeune école, lancent les derniers brûlots, l’un dans un drame gigantesque qui ressemble au chaos avant que la lumière fût, l’autre dans un pastiche égrillard, frisant l’obscène, et dont le moindre défaut est d’annoncer beaucoup de gaieté et d’en donner peu. L’expérience est complète ; il ne faut ni renverser de fond en comble la tradition, ni lui obéir avec servilité : il faut l’adopter en l’agrandissant.


PAULIN LIMAYRAC