Revue littéraire - 30 septembre 1843

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REVUE LITTÉRAIRE.
I.Notice sur M. Guy-Marie Deplace, suivie de sept lettres inédites du comte joseph de maistre, par M. F. Z. Collombet.
II. — Soirées de rothaval, ou réflexions sur les intempérances philosophiques du comte joseph de maistre.[1]

Dans l’article sur Joseph de Maistre, inséré le 1er août dernier, il a été parlé d’un savant de Lyon, respectable et modeste, auquel l’illustre auteur du Pape avait accordé toute sa confiance sans l’avoir jamais vu, qu’il aimait à consulter sur ses ouvrages, et dont, bien souvent, il suivit docilement les avis. Cet homme de bien et de bon conseil, que nous ne nommions pas, venait précisément de mourir le 16 juillet dernier, et aujourd’hui, un écrivain lyonnais, bien connu par ses utiles et honorables travaux, M. Collombet, nous donne une biographie de M. Deplace, c’était le nom du correspondant de M. de Maistre. Les pièces qui y sont produites montrent surabondamment que nous n’avions rien exagéré, et elles ajoutent encore des traits précieux à l’intime connaissance que nous avons essayé de donner du célèbre écrivain.

Disons pourtant d’abord que M. Deplace, né à Roanne en 1772, était de ces hommes qui, pour n’avoir jamais voulu quitter le second ou même le troisième rang, n’en apportent que plus de dévouement et de services à la cause qu’ils ont embrassée. Celle de M. Deplace était la cause même, il faut le dire, des doctrines monarchiques et religieuses, entendues comme le faisaient les Bonald et ces chefs premiers du parti : il y demeura fidèle jusqu’au dernier jour. Il appartenait à cette génération que la révolution avait saisie dans sa fleur et décimée, mais qui se releva en 1800 pour restaurer la société par l’autel. Il fonda une maison d’éducation, forma beaucoup d’élèves, et écrivit des brochures ou des articles de journaux sous le voile de l’anonyme et seulement pour satisfaire à ce qu’il croyait vrai. Il avait défendu contre la critique d’Hofman des Débats le beau poème des Martyrs, et plus tard, en 1826, il attaqua M. de Châteaubriand pour son discours sur la liberté de la presse. M. Deplace prêtait souvent sa plume aux idées et aux ouvrages de ses amis ; pour lui, il ne chercha jamais les succès d’amour-propre, et je ne saurais mieux le comparer qu’à ces militaires dévoués qui aiment à vieillir dans les honneurs obscurs de quelque légion : c’est le major ou le lieutenant-colonel d’autrefois, cheville ouvrière du corps, et qui ne donnait pas son nom au régiment. On lui attribue la rédaction des Mémoires du général Canuel, et même celle du Voyage à Jérusalem du Père de Géramb. Mais son vrai titre, celui qui l’honorera toujours, est la confiance que lui avait accordée M. de Maistre, et la déférence, aujourd’hui bien constatée, que l’éminent écrivain témoignait pour ses décisions.

L’extrait de correspondance qu’on publie porte sur le livre du Pape et sur celui de l’Église gallicane, qui en formait primitivement la Ve partie et que l’auteur avait fini par en détacher. L’avant-propos préliminaire en tête du Pape est de M. Deplace : « Mais que dites-vous, monsieur, de l’idée qui m’est venue de voir à la tête du livre un petit avant-propos de vous ? Il me semble qu’il introduirait fort bien le livre dans le monde, et qu’il ne ressemblerait point du tout à ces fades avis d’éditeur fabriqués par l’auteur même, et qui font mal au cœur. Le vôtre serait piquant parce qu’il serait vrai. Vous diriez qu’une confiance illimitée a mis entre vos mains l’ouvrage d’un auteur que vous ne connaissez pas, ce qui est vrai. En évitant tout éloge chargé, qui ne conviendrait ni à vous ni à moi, vous pourriez seulement recommander ses vues et les peines qu’il a prises pour ne pas être trivial dans un sujet usé, etc., etc. Enfin, monsieur, voyez si cette idée vous plaît : je n’y tiens qu’autant qu’elle vous agréera pleinement. »

Et dans cette même lettre datée de Turin, 19 décembre 1819, on lit : « On ne saurait rien ajouter, monsieur, à la sagesse de toutes les observations que vous m’avez adressées, et j’y ai fait droit d’une manière qui a dû vous satisfaire, car toutes ont obtenu des efforts qui ont produit des améliorations sensibles sur chaque point. Quel service n’avez-vous pas rendu au feu pape Honorius, en me chicanant un peu sur sa personne ? En vérité l’ouvrage est à vous autant qu’à moi, et je vous dois tout, puisque sans vous jamais il n’aurait vu le jour, du moins à son honneur. » M. de Maistre revient à tout propos sur cette obligation, et d’une manière trop formelle pour qu’on n’y voie qu’un remercîment de civilité obligée. Il va, dans une de ses lettres (18 septembre 1820), après avoir parlé des arrangemens pris avec le libraire, jusqu’à offrir à M. Deplace, avec toute la délicatesse dont il est capable, un coupon dans le prix qui lui est dû : « Si j’y voyais le moindre danger, certainement, monsieur, je ne m’aviserais pas de manquer à un mérite aussi distingué que le vôtre, et un caractère dont je fais tant de cas, en vous faisant une proposition déplacée ; mais, je vous le répète, vous êtes au pied de la lettre co-propriétaire de l’ouvrage, et en cette qualité vous devez être co-partageant du prix… » M. Deplace refuse, comme on le pense bien, et d’une manière qui ne permet pas d’insister ; mais les termes mêmes de l’offre peuvent donner la mesure de l’obligation, telle que l’estimait M. de Maistre.

En supposant qu’il se l’exagérât un peu, qu’il accordât à son judicieux et savant correspondant un peu trop de valeur et d’action, on aime à voir cette part si largement faite à la critique et au conseil par un esprit si éminent et qui s’est donné pour impérieux. Tant de gens, qui passent plutôt pour éclectiques que pour absolus, se font tous les jours si grosse, sous nos yeux, la part du lion, quia nominor leo, que c’est plaisir de trouver M. de Maistre à ce point libéral et modeste. M. Deplace avait un sens droit, une instruction ecclésiastique et théologique fort étendue ; il savait avec précision l’état des esprits et des opinions en France sur ces matières ardentes ; il pouvait donner de bons renseignemens à l’éloquent étranger, et tempérer sa fougue là où elle aurait trop choqué, même les amis : motos componere fluctus. Quant à écrire de pareille encre et à colorer avec l’imagination, il ne l’aurait pas su ; mais il y a deux rôles : on a trop supprimé, dans ces derniers temps, le second.

Il faudrait pourtant y revenir. C’est pour avoir supprimé ce second rôle, celui du conseiller, du critique sincère et de l’homme de goût à consulter, c’est pour avoir réformé, comme inutiles, l’Aristarque, le Quintilius et le Fontanes, que l’école des modernes novateurs n’a évité aucun de ses défauts. Il y a là-dessus d’excellentes et simples vérités à redire ; j’espère en reparler à loisir quelque jour. Qu’est-il arrivé, et que voyons-nous en effet ? On a lu ses œuvres nouvellement écloses à ses amis ou soi-disant tels, pour être admiré, pour être applaudi, non pour prendre avis et se corriger ; on a posé en principe commode que c’était assez de se corriger d’un ouvrage dans le suivant. M. de Châteaubriand et M. de Maistre n’ont pas fait ainsi : le premier, dans les jeunes œuvres qui ont d’abord fondé sa gloire, a beaucoup dû (et il l’a proclamé assez souvent) à Fontanes, à Joubert, à un petit cercle d’amis choisis qu’il osait consulter avec ouverture, et qui, plus d’une fois, lui ont fait refaire ce qu’on admire à jamais comme les plus accomplis témoignages d’une telle muse. Mais ceci demanderait toute une étude et une considération à part : l’admirable docilité de l’un, la courageuse franchise des autres, offriraient un tableau déjà antique, et prêteraient une dernière lumière aux préceptes consacrés. Aujourd’hui c’est M. de Maistre qui vient y joindre à l’improviste son autorité d’écrivain auquel, certes, la verve n’a pas manqué. Non-seulement pour le fond et pour les faits ; mais pour la forme, il s’inquiétait, il était prêt sans cesse à retoucher, à rendre plus solide et plus vrai ce qui, dans une première version, n’était qu’éblouissant. On sait la phrase finale du Pape, dans laquelle il est fait allusion au mot de Michel-Ange parlant du Panthéon : Je le mettrai en l’air. « Quinze siècles, écrit M. de Maistre, avaient passé sur la ville sainte lorsque le génie chrétien, jusqu’à la fin vainqueur du paganisme, osa porter le Panthéon dans les airs, pour n’en faire que la couronne de son temple fameux, le centre de l’unité catholique, le chef-d’œuvre de l’art humain, etc., etc. » Cette phrase pompeuse et spécieuse, symbolique, comme nous les aimons tant, n’avait pas échappé au coup d’œil sérieux de M. Deplace, et on voit qu’elle tourmentait un peu l’auteur qui craignait bien d’y avoir introduit une lueur de pensée fausse : « Car certainement, disait-il, le Panthéon est bien à sa place, et nullement en l’air. ». Et il propose diverses leçons, mais je n’insiste que sur l’inquiétude.

Nous avions dit que plusieurs passages relatifs à Bossuet avaient été adoucis sur le conseil de M. Deplace ; une lettre de M. de Maistre au curé de Saint-Nizier (22 juin 1819) en fait foi : « J’ai toujours prévu que votre ami appuierait particulièrement la main sur ce livre V (qui est devenu l’ouvrage sur l’Église gallicane). Je ferai tous les changemens possibles, mais probablement moins qu’il ne voudrait. À l’égard de Bossuet, en particulier, je ne refuserai pas d’affaiblir tout ce qui n’affaiblira pas ma cause. Sur la Défense de la Déclaration, je céderai peu, car, ce livre étant un des plus dangereux qu’on ait publiés dans ce genre, je doute qu’on l’ait encore attaqué aussi vigoureusement que je l’ai fait. Et pourquoi, je vous prie, affaiblir ce plaidoyer ? Je n’ignore pas l’espèce de monarchie qu’on accorde en France à Bossuet, mais c’est une raison de l’attaquer plus fortement. Au reste, monsieur l’abbé, nous verrons. Si M. Deplace est longtemps malade ou convalescent, je relirai moi-même ce Ve livre, et je ne manquerai pas de faire disparaître tout ce qui pourrait choquer : J’excepte de ma rébellion l’article du jansénisme. Il faut ôter aux jansénistes le plaisir de leur donner Bossuet : Quanquam o… ! »

Ces concessions ne se faisaient pas toujours, comme on voit, sans quelques escarmouches. On retrouve dans ces petits débats toute la vivacité et tout le mordant de ce libre esprit ; ainsi dans une lettre à M. Deplace, du 28 septembre 1818 : « Je reprends quelques-unes de vos idées à mesure qu’elles me viennent. Dans une de vos précédentes lettres, vous m’exhortiez à ne pas me gêner sur les opinions, mais à respecter les personnes. Soyez bien persuadé, monsieur, que ceci est une illusion française. Nous en avons tous, et vous m’avez trouvé assez docile en général pour n’être pas scandalisé si je vous dis qu’on n’a rien fait contre les opinions, tant qu’on n’a pas attaqué les personnes[2]. Je ne dis pas cependant que, dans ce genre comme dans un autre, il n’y ait beaucoup de vérité dans le proverbe : « À tout seigneur tout honneur, ajoutons seulement sans esclavage. Or, il est très-certain que vous avez fait en France une douzaine d’apothéoses au moyen desquelles il n’y a plus moyen de raisonner. En faisant descendre tous ces dieux de leurs piédestaux pour les déclarer simplement grands hommes, on ne leur fait, je crois, aucun tort, et l’on vous rend un grand service… » Et il ajoutait en post-scriptum : « Je laisse subsister tout exprès quelques phrases impertinentes sur les myopes. Il en faut (j’entends de l’impertinence) dans certains ouvrages, comme du poivre dans les ragoûts. » Ceci rentre tout-à-fait dans la manière originale et propre, dans l’entrain de ce grand joûteur, qui disait encore qu’un peu d’exagération est le mensonge des honnêtes gens. — À un certain endroit, dans le portrait de quelque hérétique, il avait lâché le mot polisson ; prenant lui-même les devans et courant après : « C’est un mot que j’ai mis là uniquement pour tenter votre goût, écrivait-il. Vous ne m’en avez rien dit ; cependant des personnes en qui je dois avoir confiance prétendent qu’il ne passera pas, et je le crois de même. » Mais, de ces mots-là, quelques-uns ont passé par manière d’essai, pour tenter notre goût aussi, à nous lecteurs français, lecteurs de Paris : nous voilà bien prévenus.

Enfin, pour épuiser tout ce que cette curieuse petite publication de M. Collombet nous apporte de nouveau sur M. de Maistre, nous citerons ce passage de lettre sur l’effet que le livre du Pape produisit à Rome ; nous avions déjà dit que l’auteur allait plus loin en bien des cas que certains Romains n’auraient voulu : « (11 décembre 1820) À Rome on n’a point compris cet ouvrage au premier coup d’œil, écrit M. de Maistre ; mais la seconde lecture m’a été tout-à-fait favorable, ils sont fort ébahis de ce nouveau système et ont peine à comprendre comment on peut proposer à Rome de nouvelles vues sur le pape ; cependant il faut bien en venir là. » Il faut bien ! Combien de ces vœux impérieux, de ces desiderata de M. de Maistre, restent ouverts et encore plus inachevés que ceux de Bacon, qui l’ont tant courroucé !

Les Soirées de Rohtaval, nouvellement publiées à Lyon, ne sont pas un pur hommage à M. de Maistre comme l’écrit de M. Collombet ; ces deux somptueux volumes in-8o, de polémique et de discussion polie, ont pour objet de faire contre-partie et contre-poids au Soirées de Saint-Pétersbourg, à ce beau livre de philosophie élevée et variée duquel l’auteur écrivait : « Les Soirées sont mon ouvrage chéri ; j’y ai versé ma tête : ainsi, monsieur, vous y verrez peu de chose peut-être, mais au moins tout ce que je sais. » — Rothaval est un petit hameau dans le département du Rhône, probablement le séjour de l’auteur en été. Le titre de Soirées n’indique point d’ailleurs ici de conversations ni d’entretiens ; l’auteur est seul, il parle seul et ne soutient son tête-à-tête qu’avec l’adversaire qu’il réfute, et avec ses propres notes et remarques qu’il compile. On peut trouver qu’il a mis du temps à cette réfutation : « Quand le livre de M. Joseph de Maistre parut, j’étais, dit-il, occupé d’un grand travail que je ne pouvais interrompre : je me bornai à recueillir quelques notes, et ce sont ces notes que, devenu plus libre, je me suis décidé à présenter à mon lecteur en leur donnant plus d’étendue. » Les Soirées de Saint-Pétersbourg ont paru en 1821 ; vingt ans et plus d’intervalle entre l’ouvrage et sa réfutation, c’est un peu moins de temps que n’en mit le Père Daniel à réfuter les Provinciales. Nous ne saurions rien de l’auteur anonyme des Soirées de Rothaval, sinon qu’il nous semble un esprit droit, scrupuleux et lent, un homme religieux et instruit ; mais une petite brochure publiée en 1839, et qui a pour titre : M. le comte Joseph de Maistre et le Bourreau, nous indique M. Nolhac, membre associé de l’Académie de Lyon, qui avait lu dès-lors dans une séance publique un chapitre détaché de son ouvrage. Il avait choisi un chapitre à effet, et nous préférons, pour notre compte, la couleur du livre à celle de l’échantillon. Le plus grand reproche qu’on puisse adresser au réfutateur de M. de Maistre, c’est qu’il n’embrasse nulle part l’étendue de son sujet, et qu’il ne le domine du coup d’œil à aucun moment ; il suit pas à pas son auteur et distribue à chaque propos les pièces diverses et notes qu’il a recueillies. Le journaliste Le Clerc, parlant un jour de Passerat et des commentaires un peu prolixes de ce savant sur Properce, je crois, ou sur tout autre poète, dit qu’on voit bien que Passerat avait ramassé dans ses tiroirs toutes sortes de remarques, et qu’en publiant il n’a pas voulu perdre ses amas. — On pourrait dire la même chose de l’ermite de Rothaval : il a voulu ne rien perdre et tout employer. Les auteurs et les autorités les plus disparates se trouvent comme rangés en bataille et sur la même ligue ; M. Ancelot, par exemple, y figurera pour six vers de Marie de Brabant, non loin de M. Damiron et des Védams. En revanche on doit au patient collecteur, en le feuilletant, de voir passer sous ses yeux quantité de textes dont quelques-uns nouveaux, assez intéressans et qui ont trait de plus ou moins loin aux doctrines critiquées. Plus d’une fois il a cherché à rétablir au complet, et dans un sens différent, des citations que de Maistre tirait à lui : cette discussion positive a de l’utilité. J’appliquerai donc volontiers à ces notes ce qu’on a dit du volume d’épigrammes : Sunt bona, sunt quædam…, et je pardonne à toutes en faveur de quelques-unes. Si l’on demandait à l’auteur des conclusions un peu générales, on les trouverait singulièrement disproportionnées à l’appareil qu’il déploie : « J’ai montré, dit-il en finissant, M. Joseph de Maistre injuste dans sa critique et dépassant presque toujours le but qu’il voulait atteindre, parce que, pour ne suivre que les inspirations de la raison, il lui aurait fallu avoir dans l’esprit plus de calme qu’il n’en avait. » — Ce sont là des truisms, comme disent les Anglais, et il semble que le réfutateur ait voulu infliger cette pénitence à l’impatient et paradoxal de Maistre, de ne pas les lui ménager. À lire les dernières pages des Soirées de Rothaval, je crois voir un homme qui a entendu durant plus de deux heures une discussion vive, animée, étincelante de saillies et même d’invectives, soutenue par le plus intrépide des contradicteurs, et qui, prenant son voisin sous le bras, l’emmène dans l’embrasure d’une croisée, pour lui dire à voix basse : « Vous allez peut-être me juger bien hardi, mais je trouve que cet homme va un peu loin. » — L’épigraphe qui devrait se lire en toutes lettres au frontispice des écrits de M. de Maistre est assurément celle-ci : À bon entendeur salut ! L’honorable écrivain dont nous parlons ne s’en est pas assez pénétré ; il y aurait matière à le narguer là-dessus. Pourtant, quand je parcours ses judicieuses réserves sur Bacon, sur Locke en particulier, si foulé aux pieds par de Maistre, une remarque en sens contraire me vient plutôt à l’esprit, et, si j’ai eu tort de l’omettre dans les articles consacrés à l’illustre écrivain, elle trouvera place ici en correctif essentiel et en post-scriptum. De nos jours, les esprits aristocratiques n’ont pas manqué, qui ont cherché à exclure de leur sphère d’intelligence ceux qui n’étaient pas censés capables d’y atteindre : de Maistre, par nature et de race, était ainsi ; les doctrinaires, les esprits distingués qu’on a qualifiés de ce nom, ont pris également sur ce ton les choses, et par nature aussi, ou par système et mot d’ordre d’école, ils n’ont pas moins voulu marquer la limite distincte entre eux et le commun des entendemens. Il entend, il comprend, était le mot de passe, faute de quoi on était exclus à jamais de la sphère supérieure des belles et fines pensées. Eh bien ! non : nul esprit, si élevé qu’il se sente, n’a ce droit de se montrer insolent avec les autres esprits, si bourgeois que ceux-ci puissent paraître, pourvu qu’ils soient bien conformés. Ces humbles allures, un peu pesantes, conduisent pourtant par d’autres chemins ; les objections que le simple bon sens et la réflexion soulèvent, dans ces questions premières, demeurent encore les difficultés définitives et insolubles. Les esprits de feu, les esprits subtils et rapides, vont plus vite ; ils franchissent les intervalles, ils ne s’arrêtent qu’au rêve et à la chimère, si toutefois ils daignent s’y arrêter ; mais, après tout, il est un moment d’épuisement où il faut revenir ; on retombe toujours, on tourne dans un certain cercle, autour d’un petit nombre de solutions qui se tiennent en présence et en échec depuis le commencement. On a coutume de s’étonner que l’esprit humain soit si infini dans ses combinaisons et ses portées ; j’avouerai bien bas que je m’étonne souvent qu’il le soit si peu.


S.-B.

  1. Deux vol. in-8o, Lyon.
  2. Si c’était une illusion française, de respecter les personnes en attaquant les choses, il faut reconnaître qu’elle s’est bien évanouie depuis peu.