Revue littéraire — 31 juillet 1839


REVUE LITTÉRAIRE.

Le caractère industriel introduit dans la littérature contemporaine par quelques écrivains d’imagination, et que nous avions tout récemment encore l’occasion de caractériser, produit sur les esprits littéraires deux résultats bien différens, selon la nature de leurs tendances. Les uns, s’abandonnant sans réserve et en toute hâte aux hasards et aux profits immédiats de l’improvisation, dispersent et jettent à tout venant, comme en une espèce d’adjudication intellectuelle, ce qui leur reste de verve épuisée et de combinaisons dramatiques ; les autres, au contraire, par une réserve très honorable, se retirent comme en la solitude de leur pensée et laissent à peine fleurir une fois l’an ces roses odorantes de Pæstum, dont on aimait la moisson toujours nouvelle. Mais ce sentiment, que M. Alfred de Musset exprimait d’ailleurs avec tant de vérité dans une charmante nouvelle, le Fils du Titien, n’a-t-il pas aussi son exagération qu’il faut combattre ? et dans cette universelle dispersion, dans ce découragement littéraire, n’appartient-il pas aux esprits qui ont le vrai sentiment de l’art, d’un art élevé, de donner les premiers l’exemple ? Nous nous sommes quelquefois moqués des jeunes poètes qui se comparent au Christ ; mais nous admettrions volontiers l’assimilation, si quelques-uns d’entre eux chassaient les vendeurs du temple. Pour ne parler que des maîtres, combien leur silence prolongé n’est-il pas regrettable ! De leur part, la mesure et la sobriété ne peuvent pas dégénérer en gaspillage et en abandon ; M. de Vigny, M. Mérimée, par exemple, ne suivront jamais les traces de M. de Balzac. Tout cela déroute singulièrement la critique, qui a toujours devant elle les mêmes lutteurs, et qui se dégoûte vite des combats de carrefour qu’il lui faut soutenir, sans profit pour l’art, sans presque de curiosité pour le public. Les réimpressions ne suffisent pas. Sans doute, nous avons relu avec plaisir le dernier volume des œuvres de M. de Vigny, qui vient de paraître ; mais tout le monde sait la Maréchale d’Ancre ou Chatterton, comme tout le monde voudrait savoir la Seconde consultation du Docteur Noir. Je n’ignore pas que les diables bleus ne sauraient lutter de vitesse avec l’industrie de certains écrivains, et que les héros de M. de Vigny, Gilbert, André Chénier, seraient fort désorientés dans la société des gens de lettres. Faut-il néanmoins abandonner la cause de la poésie à cette fécondité malheureuse qui fait mieux sentir encore la stérilité littéraire, et que la crise de la librairie contribue d’ailleurs à mettre dans tout son jour ? Nous mentionnerons donc à peine aujourd’hui quelques ouvrages d’imagination pour passer vite aux livres sérieux, aux travaux d’érudition.


Léonore de Biran, par Mme de Cubières[1]. — Il est, dit Mme de Cubières, des êtres auxquels le ciel a tout donné hormis le pouvoir d’être heureux ; mais, s’il leur refuse le bonheur, il leur accorde en revanche la fermeté qui supporte les maux et l’intrépidité qui les défie. Pour de pareilles ames, la douleur a des profondeurs inconnues, le courage des ressources ignorées. — C’est à la peinture sans recherche, sans prétention, mais très délicate à la fois et très ferme, d’un grand dévouement et d’un difficile sacrifice de cœur, qu’est consacré le roman de Mme de Cubières. Un jeune homme ardent, forcé par des circonstances impérieuses et invincibles d’épouser la sœur de la femme qu’il aime, et de comprimer avec de continuelles anxiétés et d’involontaires crispations un sentiment qui troublerait le bonheur de la créature bonne et naïve qu’il a associée à son sort ; la résignation exaltée de Léonore, qui réclame pour elle seule les refoulemens et les tristesses d’un cœur brisé, ce caractère noble et attachant qui s’use lentement dans une lutte sans issue ; d’autres personnages secondaires, Mme Darbel, ame tranquille devant qui tout ce drame simple et déchirant se passe sans qu’elle le devine, parce qu’elle suppose partout le bonheur là où elle ne voit pas la souffrance ; la douce et blonde tête de Mathilde qui est la cause involontaire et ignorante de tous ces malheurs ; l’amiral de Saint Amant, qui chérit Léonore d’un pur amour de vieillard touchant et aimable, et qui met au service de l’innocence malheureuse de la jeunesse l’expérience sévère de son grand âge ; toutes ces figures tracées par Mme Cubières avec un talent souple, fin et varié, sont mises en œuvre dans une action touchante, qui est dramatique sans viser nullement au fracas, aux péripéties, aux dénouemens bizarres, aux aventures compliquées, aux rencontres forcées des romans modernes. Beaucoup d’observations de cœur déliées et quelquefois un peu subtiles, dont les femmes ont seules le secret, un sentiment exquis des convenances qui n’exclut nullement la sensibilité et la grace, des mots spirituels et courts qui indiquent une connaissance parfaite du monde, ornent et relèvent à propos l’arrangement volontairement simple du récit.

On pourrait adresser quelques reproches à cette attachante histoire, et il serait bien désirable que l’auteur, en se conformant aux conseils d’une critique sage et désintéressée, prît, par son prochain livre, une place définitive parmi les romanciers de ce temps-ci. Léonore de Biran révèle un talent si distingué, qu’on y peut presque compter, et que nous abdiquons volontiers, en cette circonstance, notre réserve, ou si l’on veut notre prévention ordinaire au sujet des romans et surtout des romans de femmes. Mme de Cubières a déjà écrit plusieurs livres : Marguerite Aimond et les Trois Soufflets ; et par la publication d’Emmnerik de Mauroger, elle a quelque peu attiré l’attention publique, qui, sans nul doute, ne peut que se fixer de plus en plus sur un écrivain si habile et si naturel. Malgré Werther, malgré l’Héloïse de Rousseau, et quelques autres romans du premier ordre, il est permis de penser que la forme épistolaire n’est pas la meilleure. Nous félicitons donc Mme de Cubières d’avoir repris, dans Léonore de Biran, le procédé narratif dont l’absence rend quelquefois languissante l’action d’Emmerik de Mauroger.

Familiarisée avec ses personnages, Mme de Cubières a cru dès l’abord ses lecteurs aussi bien informés qu’elle, et la confusion des noms de baptême déroute pendant les premières pages de Léonore. Mme de Cubières ferait bien aussi de resserrer le cadre de ses romans, où l’unité manque un peu et où elle devrait ne pas admettre des personnages par trop inutiles à l’action. Peut-être, par exemple, Léonore de Biran aurait-elle gagné à être dégagée de certaines parties un peu longues et pâles ; l’épisode de Mme de Treuk, la vie du général Darbel, auraient pu, sans inconvénient, être réduits à de moindres proportions. Quant au style, il est d’une femme du monde, élégant, fin et simple. Je le voudrais, dans quelques endroits, un peu plus châtié et plus sobre de détails. Il y a aussi çà et là quelques rares prédilections pour des mots un peu bizarres, comme repoussement dans le sens d’aversion. Mais ce sont là de bien minces objections après une aussi charmante lecture. Le seul conseil sérieux que la critique puisse donc offrir à Mme de Cubières, c’est de donner à ses livres leur vraie proportion, et surtout de ne pas gaspiller par des écrits trop fréquens un talent qui n’a besoin que de se concentrer dans une œuvre étudiée et de mûrir en se contenant.


Les Salaziennes, par M. Aug. Lacaussade[2]. — Ce recueil annonce du talent et un sentiment poétique élevé. Nous répéterons, cependant, à propos des vers de M. Lacaussade, ce que nous avons eu déjà occasion de dire depuis quelques mois de chaque nouveau volume de poésies. La forme est facile, harmonieuse, mais on y cherche trop souvent en vain un cachet original et distinctif. M. Lacaussade est un admirateur de M. Victor Hugo ; il a gardé, avec ce qu’elle a de vague et d’indécise, la manière des Méditations. Ce n’est pas que les jeunes écrivains doivent sans doute s’interdire l’imitation des maîtres ; mais il arrive souvent, dans les débuts, de prendre pour des impressions propres et toutes personnelles ce qui n’est après tout que le souvenir plus ou moins effacé d’une première lecture enthousiaste, qu’un sentiment étranger qu’on finit par regarder comme sien, sans songer même à en varier la nuance. Dès les premières pages, tout se devine par les titres : c’est l’Étoile du matin, le Barde à la fleur, la Nacelle, le Lac, l’Orage. Par malheur on arrive vite à l’épuisement, aux choses connues et cent fois dites, en prenant ainsi pour sources d’inspiration préférées le spectacle de la nature, spectacle sublime sans doute, mais qui, de notre temps, se réfléchit dans la poésie sous un aspect toujours pareil. M. Lacaussade, je le sais, a essayé de peindre une nature nouvelle ; né à l’île Bourbon, au pied du mont Salaze, il a chanté les oiseaux blancs, les arbustes fauves des mornes. Mais pour nous intéresser vivement, nous enfans casaniers des cités, il faut plus que les demi-teintes d’un tableau heureusement touché en certaines parties ; il faut toute la lumière, toute la sève des tropiques, et il ne suffit pas, pour arriver à la couleur locale, de jeter çà et là quelques noms de plantes plus ou moins bizarres. M. Lacaussade nous paraît donc avoir fait une trop large part, dans la poésie, aux rayons, aux orages, aux étoiles, au murmure des mers, et au bengali. Nous lui demanderons plus de sentimens réels et vrais, une étude plus sérieuse de la vie pratique, car c’est là surtout ce qui lui manque. En amour comme en politique, car il a chanté la politique et l’amour, M. Lacaussade s’est trompé, ce nous semble, et s’est contredit plus d’une fois. Est-il vrai, comme il le dit, que tous les rois soient des tigres à face humaine, et que Dieu ait tort de souffrir leurs attentats ? De son côté, M. de La Mennais est-il bien réellement le vengeur des nations, et faut-il considérer comme amis des tyrans tous ceux qui ne se rangent pas à la foi de son catéchisme politique ? Quand M. Lacaussade, à propos des années de sa propre jeunesse, parle de ses blasphèmes sans fin, des ébullitions de sa colère, de ses désirs de tombe et de cercueil, ne cesse-t-il pas complètement d’être naturel et vrai ? Tout homme a ses heures de tristesse et de découragement sans doute ; mais quand cette tristesse s’exagère, elle court grand risque de n’être plus qu’un sentiment faux, un spleen qui prête au comique. L’inexpérience du jeune poète se trahit ainsi en une infinité de détails. Il parle des trouvères comme de gens mélancoliques et rêveurs ; il parle aussi des bardes grecs, et s’il se trompe de la sorte sur les hommes ou les appellations du passé, il nous paraît aussi s’abuser quelquefois d’une singulière façon sur les hommes de son époque. Il croit, par exemple, à la profonde perfidie, à l’immense méchanceté du critique, et s’imagine de bonne foi qu’il y a dans ce monde des gens dont l’unique emploi est d’empêcher le génie d’arriver à la gloire. Le critique est-il donc si ennemi de la réputation des écrivains, et ne devrait-on pas l’écouter un peu, au lieu de le maudire, quand il signale, par exemple, à M. Lacaussade l’emploi du verbe azurer comme une nouveauté grammaticale, et qu’il se permet de ne pas regarder comme très correct ce vers :

Dans un humble réduit que nul faste décore.

Au reste, si méchant qu’il soit, le critique aime à reconnaître dans les Salaziennes de généreux instincts, une facture élégante, et des fragmens heureusement jetés auprès de morceaux pâles et vagues.


Histoire des Osmanlis et de la monarchie espagnole, pendant les XVIe et XVIIe siècles, par M. Léopold Ranke[3]. — On pourrait peut-être s’étonner au premier abord de trouver réunies dans un même volume, rattachées à un même point de vue et présentées comme les deux termes inséparables d’un grand problème scientifique, les histoires, si tranchées, de la Turquie et de l’Espagne. Du harem à l’Escurial, il y a loin, sans doute, et la transition est brusque des muets de Constantinople aux dominicains, inquisiteurs de la foi ; et cependant l’Espagnol et le Turc, le vainqueur et le vaincu de Lépante, ont accompli, à une certaine époque, des destinées presque identiques. Tous deux ont menacé l’Europe d’une prépondérance absolue, ou d’une conquête sans pitié. Ils ont eu, pour un temps, la force militaire, comme l’Italie l’intelligence ; et tous deux aussi sont tombés de leur rang suprême, sans avoir subi ces malheurs inévitables qui changent d’un seul coup le sort d’un peuple. Quelles sont donc les causes réelles de cette dégradation rapide ? Comment, au XVIe siècle, les Turcs, déclarés invincibles et redoutés de tous, ont-ils commencé à craindre pour eux-mêmes ? Pourquoi l’Espagne a-t-elle laissé échapper le sceptre de Charles-Quint et de Philippe II ? Telles sont les hautes questions que M. Ranke a traitées dans ce livre. Les Osmanlis l’occupent d’abord. Il les montre rapidement au temps de leur puissance. L’Europe tremble devant eux, et Venise leur paie des tributs, que son orgueil républicain cherche en vain à déguiser sous le nom de présens ; l’Asie les redoute comme la chrétienté, car on sait partout la vérité de ce proverbe turc : Là où un cheval ottoman a posé le pied, l’herbe ne croît plus. Bajazet peut se nommer justement l’ombre de Dieu sur les deux parties du monde, et Chaireddin-Barberousse a presque raison quand il dit que son turban, placé au bout d’une perche, fait trembler et fuir les chrétiens. M. Ranke cherche les causes de cette supériorité des Osmanlis dans leur système féodal, l’organisation de leurs esclaves, leurs dogmes religieux, le despotisme absolu des souverains. Il prouve, en quelque sorte, la nécessité de ce despotisme, dans un empire qui n’a pas été fondé par une race dominante, ou par l’alliance et la réunion de diverses populations, mais uniquement par un maître et des esclaves. Après avoir exposé, avec une remarquable lucidité, la forme et l’esprit même du gouvernement des sultans, M. Ranke traite en détail de l’administration de l’empire par les visirs et les magistrats subalternes, de l’influence des femmes, et surtout du sérail, des milices, des janissaires. Fondé par la guerre, l’empire ottoman avait besoin de la guerre pour durer et grandir ; mais quand Sélim eut ouvert la série des sultans fainéans, quand on eut méconnu la loi sainte qui enjoignait à tout maître nouveau de tenter une entreprise éclatante, alors l’affaiblissement arriva pour tous, l’état, le chef et les sujets, ou plutôt les esclaves. La corruption descendit du sultan au visir, et gagna rapidement les janissaires eux-mêmes : ces redoutables soldats qui avaient si long-temps vécu comme des moines, chastement, sobrement, subirent l’influence des femmes, et tournèrent contre le souverain dégradé l’activité qu’ils avaient jusque-là dépensée sur le champ de bataille. Leur courage s’éteignit faute d’alimens, et les mêmes hommes qui n’avaient jamais fui, tombèrent à un tel degré de lâcheté, qu’ils fermaient les yeux et détournaient la tête en mettant le feu à leurs mousquets.

C’est ainsi, dans les détails de l’organisation administrative, dans l’étude rigoureuse des faits, que M. Ranke cherche le point de départ de ses aperçus historiques. On pourrait demander plus de fermeté et d’étendue à ses conclusions, plus de rigueur et d’élévation à sa philosophie ; mais on ne saurait rendre trop de justice à son exactitude, à la sage disposition de son travail, à sa méthode contenue et sévère. L’Histoire, de la monarchie espagnole présente les mêmes imperfections, mais aussi, et à un degré plus élevé peut-être, les mêmes qualités durables que l’Histoire des Osmanlis. La science s’est occupée déjà tant de fois de Charles-Quint et de Philippe II, qu’il semble difficile d’exciter, à propos de ces noms illustres, un intérêt soutenu, tout en restant dans la sphère des recherches positives. Cependant M. Ranke a su rendre à son sujet l’attrait inattendu de la nouveauté. Il s’est attaché bien moins à faire connaître la situation de la monarchie espagnole à l’égard de l’Europe, que la lutte soutenue, dans le sein même de cette monarchie, par le pouvoir souverain contre les intérêts si divisés des provinces, et leur résistance à la formation d’une unité nationale. M. Ranke traite tour à tour des rois, et ces rois sont Charles-Quint et Philippe II, des ministres, des états et de l’administration, de la noblesse, du clergé, des villes, des finances, et des revenus de l’Amérique. Il suit dans ses replis infinis la politique profonde de la maison de Hapsbourg, et la montre s’appuyant sur l’inquisition, pour enlever, sous le prétexte de la foi, aux riches leurs richesses, aux grands leur autorité, triomphant d’une nation par une autre, et profitant des sympathies comme des haines pour retenir sous un même sceptre les provinces espagnoles qui furent des royaumes, et les royaumes déchus tombés au rang de provinces conquises. L’Histoire de la papauté avait assuré déjà à M. Ranke, à côté de Heeren, une place élevée parmi les écrivains de l’Allemagne. Ce nouveau travail, qui est une seconde partie de l’Histoire des princes et des peuples de l’Europe méridionale au seizième et au dix-septième siècle, sera justement compris dans le nombre, déjà bien restreint d’ailleurs, des bons livres de ce temps-ci ; car l’auteur a su joindre à une puissante patience d’investigations cette sage défiance des théories aventureuses, ce simple bon sens, qui rencontre presque toujours le vrai, en un mot ces qualités, toutes françaises, qu’il importe d’autant plus de signaler dans l’école allemande, qu’on pourrait citer en France des écrivains en renom, du reste, qui ne s’en préoccupent guère.


Histoire du droit romain au moyen-âge, par M. de Savigny[4]. — Le nom et les travaux de M. de Savigny étaient connus et appréciés en France bien avant que la traduction eût popularisé son livre. Nous n’aurons donc point à exposer ici l’analyse de ses doctrines, ou l’ensemble de son système. M. Guizot dans son Histoire de la civilisation française, M. Lerminier dans sa Philosophie du droit, ont jugé l’Histoire du droit romain au moyen-âge avec l’attention sévère et consciencieuse que réclamaient l’importance du sujet, ainsi que la patiente et rigoureuse exécution du livre. M. de Savigny a réalisé, par trente ans de travaux et par l’application toujours soutenue d’une haute intelligence à une même étude, l’une des œuvres les plus complètes et les plus remarquables de l’école historique allemande. Il ne s’agit point ici de mythes ou de symboles. M. de Savigny ne dépense pas, comme Niebuhr, les trésors de la science en aventureuses négations, il ne bâtit pas un système sur des monumens tout au moins problématiques, sa critique forte et contenue ne passe jamais d’une formule aride et sèche au domaine infini des rêves poétiques. Il a consulté Walter, Canciani, Mabillon, Muratori, mais pour leur demander, avant tout, des textes et non de l’inspiration lyrique, comme cela s’est vu quelquefois à propos de Marculphe ou des capitulaires. Le droit, je le sais, a bien aussi sa poésie ; mais ce qu’il y faut chercher surtout, c’est la raison ; et si froide, si patiente que soit l’investigation, elle est encore sujette à bien des erreurs, témoin ce livre même de M. de Savigny dans lequel M. Guizot a trouvé à la fois tant de choses à louer et à contredire.

On avait cru long temps, on le sait, que le droit romain, entraîné dans la ruine de l’empire d’Occident, ne s’était relevé que par hasard, six cents ans après sa chute. La critique historique avait accepté cette opinion comme un fait incontesté et réel. Ce fut donc une pensée hardie que de la soumettre à un contrôle sévère, ce fut aussi un remarquable résultat que d’en démontrer en bien des points la fausseté, résultat d’autant plus notable que les découvertes, les aperçus neufs, ignorés et justes, sont plus rares en histoire qu’on ne le pense d’ordinaire. Il importe d’ailleurs, pour apprécier sainement le moyen-âge, d’y suivre, à travers leurs mille transformations, les traditions les plus lointaines de l’antiquité. Ce qu’on avait cru effacé sans retour, mœurs, croyances, philosophie, n’est souvent qu’altéré, déguisé, mais reconnaissable encore à l’œil attentif. La Rome chrétienne des papes continue la Rome des consuls. Les Larves, les Lémures, qui erraient autour des tombeaux antiques, se sont changés en damnés chrétiens, et le mystique auteur du traité de Morientibus aurait pu justement, à l’appui de ses récits étranges et de la vérité des apparitions merveilleuses, invoquer le témoignage de Pline, qui avait dit avant lui, post sepulturam visorum quoque exempla sunt : Bien avant la fierté de saint Romain, les vestales avaient le privilége de sauver du supplice les criminels qui se rencontraient sur leur route. Le chevalier Owein, en descendant au purgatoire Saint-Patrice, se souvenait vaguement d’Énée et du rameau d’or, et dans le XVIIe siècle encore, les morts, en certains lieux de l’Allemagne et de la France, emportaient dans le cercueil la pièce de monnaie qui servait à payer le passage fatal. Pourquoi donc, quand la fable mythologique reparaissait sous la légende chrétienne, quand le conteur, qui avait oublié le nom et la langue de Pétrone se souvenait de la matrone d’Éphèse, pourquoi enfin, quand l’antiquité vivait puissante encore par sa poésie, aurait-elle cessé de vivre par ses lois ? Le christianisme vainqueur avait essayé, souvent en vain, de proscrire ses rites, mais sans pouvoir en triompher. Il les adopta donc en les sanctifiant. Le jurisconsulte barbare, le glossateur, devaient-ils se montrer plus sévères que le prêtre ? La théologie invoquait Platon ; Aristote gardait sa suprême autorité. Les codes de l’empire, à leur tour, pouvaient-ils perdre tout à coup leur puissance ? Non certes, et les traditions du droit romain s’imposèrent aux barbares eux-mêmes, comme le christianisme, comme la langue latine. Mais au milieu de tant d’élémens divers, les traditions devaient nécessairement s’altérer et se confondre, ou se continuer à l’état latent.

M. de Savigny a distingué, dans les destinées du droit romain au moyen-âge, deux périodes tranchées : d’une part, six siècles d’ignorance ; de l’autre, sept siècles d’une culture plus ou moins heureuse. Il retrouve, dans ce droit, le lien commun de l’Europe chrétienne ; il le suit, à travers les invasions, dans les lois de la cité et du peuple, dans tous les actes de la vie publique ou privée. On peut contester, en certains points, le système de M. de Savigny, on peut nier quelques-unes de ses conclusions ; mais on s’étonnera toujours de l’étendue de ses vues et de sa pénétration. Son livre est complet : il commence par l’exposition des sources du droit, au Ve siècle, et s’arrête au moment où le seizième vient déplacer les fondemens de la science. Rien n’est omis et rien n’est long ; la juste mesure est gardée partout, ce qui est rare dans les travaux de ce genre. M. de Savigny traite toujours suffisamment, en quelques pages nettes et précises, les questions les plus élevées ; il montre la prédilection particulière que le clergé témoigne au droit romain, et comment il s’applique à le propager ; la fécondité et l’intelligence des travaux de l’Italie, au XIIe siècle ; la stérilité du XIIIe ; le réveil de l’esprit scientifique, l’adoption des formes de la dialectique, par les jurisconsultes ; l’application du procédé philosophique, qui n’aboutit souvent qu’à un vain formalisme. Ainsi, l’histoire littéraire s’ajoute à l’histoire dogmatique et la complète. Le savant jurisconsulte étudie l’organisation des universités allemandes, françaises, italiennes, espagnoles ; il montre l’influence qu’elles ont exercée sur le développement intellectuel des peuples de l’Europe, et en particulier sur le droit. L’enseignement oral et l’enseignement écrit, la chaire et la glose, sont étudiés avec une parfaite attention ; et tel est le soin de M. de Savigny à signaler toutes les causes de la diffusion de la science et de ses progrès, qu’il consacre à l’histoire matérielle des livres de droit, à leur fabrication, à leur prix, un chapitre spécial. Les manuscrits de Paris étaient renommés par leur luxe, souvent excessif ; les étudians surveillaient eux-mêmes les copies. À Bologne, au XIVe siècle, les marchands ou les loueurs de livres devaient avoir dans leur boutique cent dix sept ouvrages divers. La location variait d’après le nombre des feuilles, l’utilité ou la rareté de l’ouvrage ; mais, en général, le prix de cette location était de quatre deniers (huit centimes). Dans le XIVe siècle, le prix moyen de chacune des trois parties du Digeste et du Code, avec les gloses, s’élevait à 150 francs de notre monnaie. Ces détails sont secondaires sans doute, mais ils témoignent du soin qu’apporte M. de Savigny à élucider son sujet jusque dans ses derniers replis.

Les vies des jurisconsultes du moyen âge, à dater d’Irnerius, occupent le dernier volume. C’est là, sans aucun doute, l’une des parties les plus importantes du livre de M. de Savigny. Sans parler de la bibliographie qu’il est toujours nécessaire de posséder à fond, on sent l’intérêt qui s’attache, en toute science, à l’étude de ceux qui ont voué leur intelligence à ses progrès. Comment, en effet, apprécier les doctrines générales, quand les travaux particuliers ne sont pas connus dans le détail ? Comment séparer les hommes de leur temps ? On a peine à comprendre que le traducteur, M. Guenoux, ait mutilé cette partie si utile et si neuve, d’un livre en tout si complet. C’est là une profanation qui n’a, selon nous, aucun motif plausible, et, bien que M. de Savigny lui-même ait approuvé les suppressions, nous ne voyons là qu’une nécessité purement industrielle. Qu’on agisse de la sorte avec les livres de l’érudition mercantile, avec des ouvrages écrits aujourd’hui d’après des documens rapidement lus la veille, cela se conçoit. Mais il n’en est pas de même des œuvres qui font révolution dans la science et qui sont destinées à durer ; et M. Guenoux, au lieu de rayer d’un trait de plume ce qui avait quelquefois coûté à l’auteur plusieurs années d’étude, eût agi plus sagement peut-être, en appliquant à sa propre préface ce procédé de dégagement et d’élimination.


Législation criminelle maritime, par M. Hautefeuille[5]. — On s’est beaucoup occupé depuis 1830, et l’on s’occupe encore de refondre les diverses lois qui ont réglé, en d’autres temps, la constitution de l’armée de terre. La marine et sa législation spéciale sont loin d’avoir attiré au même degré l’attention des deux chambres et du gouvernement. Est-ce un bien, est-ce un mal pour la marine qu’elle ait paru ainsi délaissée, ou reléguée au second rang dans les préoccupations des pouvoirs publics ? Le mérite des changemens introduits dans l’organisation des troupes de terre nous apprendra un jour jusqu’à quel point notre force navale a lieu de s’affliger qu’on n’ait pas encore soumis à de semblables remaniemens le régime sous lequel elle est depuis long-temps placée. Mais que l’on augure bien ou mal d’une révision législative qui serait tentée dans la sévère constitution pénale de la marine, il n’en faut pas moins applaudir aux efforts qui tendent à éclairer quelques parties de ce vaste sujet par des publications consciencieuses. Ainsi se mûrissent les questions qui offrent le champ le plus large aux controverses ; ainsi on les fait avancer peu à peu vers une solution qui arrive sans danger. C’est dans ce but que nous recommandons aux esprits sérieux un livre dont la lecture nous a vivement intéressés, tout en contrariant néanmoins nos idées ; nous voulons parler de la Législation criminelle maritime, par M. Hautefeuille, naguère procureur du roi à Alger, aujourd’hui avocat aux conseils du roi et à la cour de cassation. Ce n’est pas que ce livre de droit pénal ait été écrit dans des vues de réforme ; loin de là, il s’appuie sur cette donnée première, que la législation pénale maritime est suffisante pour faire face aux nécessités journalières du service ; et même, si l’auteur remarque çà et là plusieurs lacunes dans l’ensemble du système pénal, on peut croire que, le jour où il s’agirait de les combler, il proposerait des dispositions au moins égales en sévérité à celles qui ont maintenant force de loi. Son traité a été rédigé au point de vue de cette rigueur traditionnelle qui s’est perpétuée jusqu’ici parmi les chefs de la marine militaire. Cependant ce livre, tel qu’il est, et assuré comme il l’est d’obtenir tous les suffrages des gens spéciaux, s’adresse à beaucoup d’autres lecteurs qui trouveront profit à saisir dans l’ensemble d’un seul cadre tant de textes de lois recueillis avec choix et accompagnés d’un commentaire simple, rapide, lumineux. On sera d’ailleurs forcé de se servir du livre de M. Hautefeuille, même pour le combattre. On peut espérer, du reste, qu’il sera combattu, et que les châtimens consacrés par les lois encore existantes ne seront pas le dernier mot de la pénalité de notre siècle. La réforme est moins nécessaire dans le code pénal de l’armée de terre, où il n’y a pas de ces peines qui dégradent l’ame en déchirant le corps ; et pourtant il y en a d’exagérées et qui portent plus loin que ne le veut le véritable intérêt social. Heureusement, le régime pénitentiaire porte dans son sein le remède à cette étrange aberration de la loi pénale. Pour la marine, qui aura toujours besoin d’une pénalité spéciale, il y a aujourd’hui des châtimens corporels avilissans, intolérables dans nos mœurs et dans l’état de notre civilisation : telles sont la cale, souvenir atroce de la question des temps barbares, et la bouline, dont la gravité s’apprécie par le nombre de coups de cordes infligés au patient. Ces hideux moyens de discipline ne tarderont pas, quoi qu’on en dise, à disparaître de notre code pénal maritime, qu’ils déshonorent, même en demeurant souvent sans application. Fusillez vos matelots sur le pont, comme les Anglais l’ont fait de leur amiral Byng ; reléguez-les à fond de cale, pendant toute une traversée, dans le plus sombre isolement pénitentiaire ; mais respectez en eux la dignité humaine, et quelque chose de plus peut-être, l’honneur français.


  1. vol., in-8o, 1839, chez Magen, quai des Augustins.
  2. Paris, 1839, in-8o, chez Aillaud, 11, quai Voltaire.
  3. Traduit de l’allemand, par M. Haiber, 1 vol. in-8o. Paris, 1839. Debécourt, rue des Saints-Pères, 69.
  4. Trad. par M. Ch. Guenoux, 3 vol. in-8o, Paris, 1839. Hingray, rue de Seine, 10.
  5. In-8o, chez Ladrange, quai des Augustins, 19.