Revue dramatique - Le Théâtre-Conférence

Revue dramatique - Le Théâtre-Conférence
Revue des Deux Mondes5e période, tome 9 (p. 922-933).
REVUE DRAMATIQUE

LE THÉÂTRE-CONFÉRENCE

Un auteur dramatique peut-il être un penseur ? Ce n’est pas l’habitude. Il semble même qu’il y ait une sorte d’opposition entre les qualités qui font l’homme de théâtre et l’homme de pensée. Est-il besoin de rappeler d’ailleurs qu’une comédie ne mérite quelque estime qu’à la condition de contenir des idées et d’en éveiller chez le spectateur ? Certes, ni l’habileté scénique, ni le style, ni l’esprit ne suffisent à l’écrivain de théâtre s’il n’est, en outre, un observateur, un moraliste, un connaisseur du cœur humain. Et pour se diriger dans son observation, il faut qu’il ait une idée de derrière la tête, un système plus ou moins arrêté, une conception de la vie, ou, pour parler plus court, une philosophie. Mais cette philosophie doit être tout intérieure, s’insinuer à travers l’œuvre, et non s’y étaler, s’épancher, faire montre et faire parade d’elle-même. Le théâtre est un genre qui a ses procédés, ses lois et ses limites ; l’objet en est essentiellement de nous montrer des tableaux de mœurs qui ressemblent, de dérouler devant nous des actions vraisemblables, d’y faire circuler des personnages doués de vie. Si l’auteur ne se sert de l’art que comme d’un moyen pour exprimer ses idées, ses théories, ses utopies, s’il fait de la scène une tribune ou une chaire, s’il disserte, s’il conférencie, s’il dogmatise, et s’il prêche, il risque fort de faire une œuvre qui, comme œuvre de pensée, ne soit négligeable, et comme œuvre d’art ne soit détestable.

La conception d’un théâtre moralisateur n’apparaît, chez nous, qu’avec le XVIIIe siècle et à mesure qu’on devient plus indifférent au mérite littéraire des œuvres. Diderot rêvait d’une sorte de drame enseignant qui aurait été comme une annexe de l’Encyclopédie ; les spécimens qu’il en a donnés sont aussi bien des modèles du genre ennuyeux. Alexandre Dumas fils, dans ses Préfaces, ne croit pouvoir échapper à la théorie de l’art pour l’art qu’en lui opposant la doctrine, aussi fausse, du théâtre utile. Par bonheur pour lui, ses pièces étaient déjà écrites et représentées depuis longtemps, et les préfaces qu’il y ajoutait ne pouvaient les gâter. Du jour où il se mit en tête de déverser à la scène le produit confus de ses méditations sur la nature et sur la société, il écrivit la Femme de Claude et l’Étrangère, quitte à s’apercevoir bientôt et à avouer qu’il s’était trompé. Cette erreur est celle où sont en train de s’enlizer deux auteurs, très inégaux par la valeur d’esprit, mais qui, l’un et l’autre, comptent parmi les auteurs dramatiques les plus considérables d’aujourd’hui.

M. François de Curel est l’un des écrivains les mieux pourvus des dons qui font l’auteur dramatique. Il a une sorte de vigueur brutale par laquelle il s’impose au public. Il aborde une situation avec franchise et la pousse avec emportement. Sa langue riche, imagée, abonde en trouvailles heureuses. Cela explique qu’on ait accueilli avec tant d’enthousiasme ses premiers ouvrages, qui plaisaient par leur élan, leur spontanéité, un je ne sais quoi de génial. Ou regrettait seulement que les situations y fussent trop exceptionnelles, le style trop lyrique, le dialogue trop fréquemment interrompu par les tirades et les morceaux. On souhaitait que le « génie » de l’auteur acceptât une discipline. Mais toute discipline répugnait à son individualisme farouche. Il n’écrivait que pour se donner satisfaction à lui-même, par manière de divertissement aristocratique, sans se soucier ni du public, où il y a trop de petites gens, ni de la critique, où il y a trop de professeurs. Les lois des genres n’étaient pas faites pour lui, et il ne relevait que de son caprice et de sa fantaisie. Pour mieux affirmer son indépendance et par une sorte de coquetterie il s’appliquait à verser du côté où l’on s’inquiétait de le voir pencher. C’est ainsi qu’après s’être, dans ses dernières pièces, écarté sans cesse des conditions de la représentation, il en est arrivé à écrire cette Fille sauvage qui est probablement le résultat d’une gageure de l’auteur avec lui-même, une œuvre de défi sinon de dépit.

On lui reprochait de choisir des cas un peu en dehors de l’ordre commun, et des données d’un artifice déconcertant. Il imagine cette fois que près d’une peuplade encore barbare vit une tribu de brutes pareilles à celles qui composaient l’humanité primitive. Des chasseurs ont capturé une de ces brutes, la « fille sauvage ; » l’explorateur Paul Moncel l’emmène en Europe, la confie à des religieuses qui peu à peu l’initient à la culture chrétienne. La fille sauvage devient une femme des plus distinguées. Plus tard, elle retourne dans la peuplade où elle a été capturée, pour y être l’épouse unique du roi et entreprendre de civiliser le pays. D’ailleurs elle a perdu la foi, et quand elle apprend la mort de Paul Moncel, elle se sent peu à peu reprise par la grossièreté de ses premiers instincts. — Il est clair que cette combinaison d’événemens est tout à fait extraordinaire, et qu’au prix de cette intrigue, celle de l’Invitée ou de l’Amour brode sont des merveilles de vraisemblance et de simplicité.

On lui reprochait de mettre dans ses pièces un peu trop de philosophie. Donc il s’est empressé, dans la Nouvelle Idole, de traiter la question même des droits de la science, dans le Repas du lion celle des rapports du capital et du travail. Maintenant il nous conte l’histoire tout entière de l’idée religieuse à travers l’humanité. Les instincts brutaux de notre nature ne cèdent qu’à l’influence de l’idéal religieux ; mais à mesure qu’elle acquiert plus de lumières, l’humanité devient incapable d’adhérer au Credo qui avait longtemps contenté son âme naïve. Elle revient alors à ses instincts primitifs… Tel est le sens du symbole compliqué que nous offre la Fille sauvage, à moins toutefois que nous ne l’ayons mal interprété, mésaventure à laquelle il faut toujours s’attendre en ces sortes d’affaires. Au temps de ses premières œuvres, M. François de Curel repoussait les complimens de ceux qui le félicitaient de son ibsénisme : il réclamait le droit de ne procéder que de lui-même et de rester dans la tradition française ; il avait grandement raison. Cette fois il serait mal venu à contester l’influence que le théâtre d’Ibsen a pu exercer sur son esprit : elle éclate d’une façon trop évidente dans tel passage où il est question d’une petite fille et d’un petit coucou. Cet exemple suffirait à prouver combien peut être dangereuse l’imitation des œuvres étrangères. La Fille sauvage est une féerie à prétentions philosophiques. Sans doute M. François de Curel peut, si cela l’amuse, exposer sous la forme dialoguée ses idées générales, comme le faisait Renan dans le Prêtre de Némi et dans l’Abbesse de Jouarre. Mais puisqu’il fait représenter ses ouvrages sur un théâtre, nous sommes bien obligés de les juger comme pièces de théâtre, de constater à la fois la bizarrerie de la fable et l’insupportable monotonie des dissertations, et de déplorer qu’un écrivain d’une telle valeur perde son temps et sa peine et gâche son talent dans de si laborieuses inventions, au lieu de nous donner tout simplement de belles comédies.

M. Brieux n’a jamais passé pour être un écrivain. D’ailleurs il ne s’en soucie pas. Mais il a une réelle entente de la scène, une abondance de production remarquable et d’excellentes intentions. À défaut de comédies d’un tour vraiment littéraire, il pouvait nous donner un théâtre qui fût encore d’une facture vigoureuse et serrée. Il semblait s’y acheminer et la Robe rouge était déjà beaucoup plus qu’une promesse. Le milieu y était indiqué en traits significatifs : on nous y présentait un exemple plausible de déformation professionnelle ; nous y assistions à une lutte de conscience et à un conflit de devoirs vraiment dramatique. Nous pouvions croire que l’auteur était désormais en possession de toute sa maîtrise. Les Remplaçantes nous causèrent une cruelle déception. Tandis que dans la presse et dans le public on louait à tour de bras l’œuvre nouvelle pour la hardiesse de son réalisme et la bienfaisance de ses intentions réformatrices, nous étions presque seul à refuser de nous associer à cet engouement. Nous y déplorions à la fois les procédés de facture sommaire et les tendances à une prédication déclamatoire. Nous craignions que l’auteur ne fût en train de dévier vers le genre du théâtre-conférence. L’événement n’a que trop justifié nos appréhensions. Les deux dernières pièces de M. Brieux, dont l’une a été lue au Théâtre-Antoine et l’autre est actuellement représentée à la Comédie-Française, ont montré avec évidence que l’auteur est engagé dans une voie où il compromet toutes ses qualités de dramaturge.

Des amis maladroits, à moins que ce ne soient des ironistes, ont qualifié M. Brieux d’apôtre. C’est aujourd’hui un qualificatif à bon marché. Un homme politique, pour peu qu’il ait harangué dans une société de secours mutuels, est salué apôtre de la mutualité. Nous avons des apôtres de l’anti-alcoolisme et des apôtres de la repopulation. Ce n’est pas d’apôtres que nous manquons, puisque aussi bien tout journaliste en est un dont l’apostolat change, à vrai dire, et se renouvelle avec les besoins de l’actualité. Le journalisme mène à tout : il a mené M. Brieux à être un homme de théâtre. Seulement le pli était pris et l’auteur dramatique a conservé les procédés de travail, les habitudes d’esprit, l’attitude et le ton qu’impose le journalisme. Un bon chroniqueur doit être prêt sur toutes les questions, sans avoir de compétence spéciale sur aucune. S’il est très consciencieux, il se documente dans les livres spéciaux, cite des faits, des chiffres, des statistiques, assène au public le poids de sa science toute neuve, et passe à un autre sujet. Son ignorance foncière de la matière qu’il traite le met à l’abri des timidités : il n’aperçoit aucune des difficultés qu’on voit naître et grandir au cours de toute étude un peu approfondie et qui font hésiter le savant. De là ce ton d’assurance auquel on reconnaît aussitôt un docteur novice. Comme la plaie sur laquelle il vient de se pencher lui a été révélée à l’instant même, sa surprise et son émoi le persuadent que c’est la plaie essentielle des temps modernes, celle dont il faut sans retard guérir le corps social menacé de périr. Donc, il proclame sa découverte, appelle à grands cris le remède et le souhaite d’autant plus radical qu’il n’aura pas lui-même à le faire entrer dans la pratique. Obligé, et pour cause, de s’en tenir aux quelques idées qui flottent à la surface de tout sujet, il a chance d’être aussitôt compris et trouve dans la médiocrité intellectuelle de la foule une complicité toute prête. Au surplus et puisqu’il faut que tout polémiste, pour entretenir sa verve, ait un adversaire réel ou fictif, et, comme on dit, une tête de Turc, il peut à coups redoublés et à coup sûr frapper sur la société ; car il est convenu, depuis Rousseau, que d’elle seule nous viennent tous nos maux et que la nature est bonne. Il peut, sans se gêner, dénoncer la grande hypocrisie du siècle ; car nous sommes tous disposés à accepter en bloc cette accusation dont chacun de nous, pris à part, se montrerait singulièrement offensé. Nous applaudissons à tout rompre chaque fois qu’on flétrit un de ces crimes collectifs, où pourtant il faut bien que nous ayons notre part de culpabilité, puisque après tout ils ne se sont pas commis tout seuls. Le métier est sans péril et il est honorable. Cette éloquence est celle dont tous les journaux indistinctement saturent leurs abonnés de Paris et des départemens. D’une feuille à l’autre elle ne varie guère ses procédés, et on pourrait brouiller les signatures. Cet apostolat à la portée de tous est quasiment anonyme. M. Brieux est à un apôtre ce que Timothée Trimm est à Ezéchiel et ce que Jean de Nivelle est à saint Jean.

Une longue et fastidieuse chronique sur un sujet médical, voilà les Avariés. Ici l’erreur est tellement lourde qu’on a quelque scrupule à y insister. Et on sent combien il est inutile d’essayer de faire comprendre à l’auteur la portée des objections que soulève sa tentative, puisqu’il ne s’en est pas avisé lui-même ou qu’il a passé outre. Notez que sur le fond même du débat nous sommes pleinement d’accord avec lui. Nous sommes tous d’avis que les gens devraient être renseignés sur les conséquences de leurs vices. Nous convenons tous qu’un mariage contracté dans certaines conditions est un crime. Peut-être seulement est-ce une illusion de croire que la peur du mal suffise pour le faire éviter et que la connaissance du caractère criminel d’une action suffise pour empocher qu’on ne la commette. Donc instruisons le public. Il y a pour cela des moyens appropriés au but : il y a les articles de journaux, les brochures, les conférences. Un médecin pourra s’expliquer sans réserve et avec efficacité devant un auditoire venu pour s’instruire. Mais on ne va pas au théâtre comme on va à la clinique. Une assemblée composée d’hommes et de femmes et réunie dans une salle de spectacle ne peut ni supporter tous les tableaux ni entendre tous les mots. Elle est gênée, choquée, quelle que puisse être d’ailleurs l’honnêteté des intentions de l’auteur. Le technique y devient l’incongru et le saugrenu. S’imaginer qu’on peut tout dire, partout et devant tous, c’est prouver qu’on est étranger à la notion même du goût dans ce qu’elle a de plus élémentaire. La discussion devient impossible : on ne s’entend pas. D’autre part, s’il s’agit de nous inspirer l’horreur d’un mal physique, il est clair que rien ne vaudra la description de cernai faite par le spécialiste. Les descriptions médicales n’ont besoin que d’être précises : tout ce qu’on y ajouterait ne serait que vaines fioritures. L’artiste n’a pas à intervenir. Le fait est que M. Brieux a suivi pas à pas les traités où il s’est renseigné ; ils lui ont imposé la marche même de sa pièce, et l’ordre des scènes ; il en a littéralement copié des passages ; il ne pouvait faire autrement. L’impression qui nous reste est que nous aurions été bien plus profondément remués si nous avions lu le traité lui-même et si nous en avions eu sous les yeux les hideuses figures. C’est là ce qui, au point de vue de l’art, condamne le théâtre médical et d’ailleurs toute œuvre littéraire qui se met à la remorque de la science : c’est qu’elle reste inférieure au simple exposé scientifique.

Dans Petite Amie, nous retrouvons M. Brieux monté au même ton d’indignation : seulement cette fois il s’indigne contre les scandales des grandes maisons de commerce. M. Logerais est le patron d’un brillant magasin de modes. Il a fait sa fortune à force de travail, d’économie, et aussi parce que dans sa partie il est doué d’une sorte de génie. Il a un fils, André, qu’il destine à la profession d’avocat et à la carrière du mariage riche. Ce jeune homme devient l’amant d’une des ouvrières du magasin, Marguerite. Lorsqu’il découvre que Marguerite est enceinte de ses œuvres, il forme le projet de l’épouser. Son père lui refuse son consentement et lui coupe les vivres. Donc il quitte la maison paternelle, s’installe avec Marguerite dans un chalet de banlieue : contraints par la misère, les deux jeunes gens se jettent à l’eau. — Le sujet n’est pas neuf ; il a été cent fois ressassé à la scène et dans le roman ; mais peu importe : tout dépend de la façon dont on renouvelle une donnée qui paraissait usée et de l’art avec lequel on rajeunit une situation vieille comme les rues. Passons sur la longueur des développemens, quoique à vrai dire elle explique assez bien que le spectateur s’impatiente dans sa stalle. Passons sur la platitude du style et sur la pauvreté du dialogue. M. Brieux, pourrait nous objecter qu’un magasin de modes n’est pas le dernier salon où l’on cause, et qu’un homme modiste n’est pas obligé de s’exprimer comme un académicien. Mettons donc sur le compte du réalisme la vulgaire incorrection et la désolante impropriété du langage. Par malheur, c’est dans les endroits où le ton s’élève et où l’auteur parle par la bouche de ses personnages, que l’expression apparaît dans sa médiocrité et son insuffisance. N’insistons même pas sur le côté mélodramatique du dénouement et sur la sentimentalité facile qu’éveille le spectacle d’un couple d’amoureux qui se périt. Ces défauts ne sont pas de ceux qui nous surprennent sous la plume de M. Brieux : ils ne suffiraient pas à différencier sa pièce nouvelle d’avec les précédentes ; mais puisque l’auteur a prétendu nous donner une œuvre de portée sociale, c’en est donc la portée sociale que nous devons surtout examiner.

La pièce se passant dans le milieu de la mode, M. Brieux était bien obligé de peindre ce milieu. Quelques-uns lui ont reproché d’avoir mis à la scène des ouvrières et ont affecté de croire que cela ne convenait pas à la dignité de la Comédie-Française ; d’autres lui en ont fait, au contraire, un mérite et l’en ont félicité comme d’une hardiesse. Il n’y a lieu ni de se scandaliser ni de s’émerveiller. Les petits bourgeois aiment fort que les histoires se passent dans le monde des duchesses, parce qu’ils n’y fréquentent pas ordinairement : il se peut que pour la même raison les abonnés de la Comédie-Française soient curieux de pénétrer dans le monde des modistes et des piqueuses de bottines. Reste à savoir ce qu’on nous en apprend. Nous voyons qu’une des ouvrières envoie des baisers au bijoutier d’en face, que l’atelier tâche de faire passer du velours de coton pour du velours de soie, que le marchand écoule des rossignols à une cliente de province et que, privées de leur jour de sortie, les emballeuses se vengent en empilant brutalement les chapeaux canotiers sur les chapeaux cyclistes. Tous ces détails peuvent avoir été pris sur le vif : j’avoue que l’intérêt m’en échappe. Mais apparemment ce que M. Brieux a voulu nous faire connaître, c’est l’état d’âme des modistes, et ce qu’il y a de pitoyable dans leur sort. Voici de pauvres filles qui tout le jour manient des étoffes précieuses, fabriquent de leurs doigts agiles des objets coûteux, et les posent sur la tête d’aimables perruches qui vivent dans l’opulence. Après qu’elles ont été ainsi en contact avec les aspects brillans de la vie et se sont frottées à toutes les élégances, elles rentrent le soir dans un intérieur misérable, auprès de parens qui ne sont eux-mêmes que des ouvriers sans délicatesse. N’est-ce pas là un supplice de Tantale ? Ces malheureuses ne sont-elles pas particulièrement à plaindre et ne devons-nous pas avoir pour leurs fautes un surcroît d’indulgence ? Le même raisonnement s’appliquerait aussi bien aux couturières, aux lingères, aux corsetières, aux fleuristes et généralement à tous les employés, hommes et femmes, des commerces de luxe, auxquels il faudrait adjoindre d’ailleurs les institutrices, les gouvernantes, les gens de maison, les employés de banque et beaucoup d’autres. Le contraste dont se plaint M. Brieux subsistera tant qu’on n’aura pas trouvé un moyen pour que celles qui font les chapeaux aient d’aussi beaux revenus que celles qui les portent. Il en sera de même tant qu’il y aura des pauvres obligés de travailler pour les riches, c’est-à-dire apparemment tant qu’il y aura une société. C’est contre l’inégalité des conditions que M. Brieux part en guerre : et c’est justement ce qui s’appelle pourfendre des moulins à vent.

Le grand ennemi de M. Brieux, c’est le bourgeois, c’est le patron. Petite Amie pourrait porter en sous-titre : ou les crimes des patrons. Un personnage résume en lui toutes les laideurs et toutes les vilenies de l’âme bourgeoise : c’est M. Logerais. Cet affreux boutiquier ne dit pas un mot et ne fait pas un geste qui ne traduise l’irrémédiable bassesse de ses sentimens. L’auteur l’a peint d’après le procédé de la « comédie rosse : » c’est-à-dire que le personnage nous fait lui-même les honneurs de sa vilaine âme, étale ce qu’il aurait intérêt à cacher, dit tout haut ce que d’habitude on s’avoue à peine à soi-même, et se vante de tout ce qui le rend plus méprisable. On devine derrière lui l’auteur qui le fait parler, lui souffle les répliques et se réjouit que chacune concoure si exactement à son dessein. Avec sa tête grave de vieillard portant beau, son air respectable, et son ton d’autorité, ce Logerais représente l’honnête homme suivant la conception qu’on se fait de l’honnêteté dans toute une catégorie sociale. Il a un idéal, une philosophie de la vie. C’est d’abord qu’on est ici-bas pour faire fortune, bien entendu. Mais c’est ensuite qu’un homme doit vivre toute sa vie. Et il faut voir ce que devient cette théorie de l’énergie et de la virtù en passant par cette cervelle de marchand de modes. M. Logerais a appliqué son propre programme ; donc il a commencé par mener la vie de jeune homme, il a fait la petite fête, et c’est seulement après en avoir épuisé toutes les jouissances qu’il a songé au mariage. Une fois marié, il a combiné la distraction avec le travail : le couple Logerais gagnait de l’argent, et aussi il s’amusait, allait au spectacle, au bal, à la campagne. Avec les années, M. Logerais est retombé à la polissonnerie : il débauche ses ouvrières : ce champion de l’ordre moral est un vicieux. Tyran domestique, il tient devant lui sa femme et son fils dans une espèce de tremblement. Il aime son fils à sa manière, qui n’est pas une manière gênante. Il s’est débarrassé de lui en le mettant au collège. Pour ce qui est de l’étudier, d’entrer avec lui dans une intimité intelligente et cordiale, il ne s’en est pas soucié et l’idée ne pouvait même lui en venir. Est-ce que les jeunes gens ne sont pas tous les mêmes ? Est-ce que les pères ne savent pas mieux que les fils où est le bonheur de ceux-ci ? André n’avait aucune espèce de goût pour le collège : on l’y a mis de force. Il serait volontiers entré dans les affaires : on lui impose une carrière libérale. Il rêvait de se marier par amour : on lui fait rompre un projet de mariage pour cause d’insuffisance de dot. Il n’est pas d’humeur à s’amuser : son père le raille de sa continence et lui fait honte de sa vertu. Après quoi, et l’ayant poussé à une aventure, il lui conseille une déloyauté. Et quand il le voit acculé à la pire détresse, il reste impitoyable : il n’a pas un élan de tendresse, pas un mouvement de pitié. Cupidité, bassesse, égoïsme, sottise et vanité, c’est en combinant ces élémens que vous obtiendrez ce produit complet, ce chef-d’œuvre du genre qu’est l’âme d’un Logerais.

Au surplus, ni sa femme, ni son fils ne valent guère mieux que lui. Mme Logerais est moins haïssable parce qu’elle a eu beaucoup à souffrir, et que les humiliations dont l’a abreuvée ce mari libertin lui valent d’être plainte. Elle est femme et elle est mère ; aussi serait-elle plus que son époux disposée à l’indulgence pour son fils. Mais ce ne sont que des nuances. Elle est, sur les points essentiels, la digne compagne de son mari : elle comprend l’existence de la même manière que lui, et fait les mêmes calculs. Pour ce qui est d’André, c’est un type de jeune bourgeois sans caractère, sans volonté, incapable de résistance, capable tout juste de soudaine et impuissante révolte, médiocre pour le bien comme pour le mal. Et il faut entendre au dernier acte ce père, cette mère, ce fils, s’injuriant, se jetant à la face leur mépris et leur haine. La voilà, la famille bourgeoise ! Mais voulez-vous en regard contempler un type de droiture, de courage et de résignation ? Voyez Marguerite. La noblesse de cœur de cette ouvrière, fille d’ouvriers, fait honte à la classe des patrons. Voilà le peuple !

Cette antithèse entre les vertus du peuple et la corruption de la bourgeoisie est ce qu’on peut imaginer de plus déclamatoire et de plus puéril. Elle défraie la polémique d’une certaine presse qui fait métier d’exciter à la haine des classes. Mais du moins les auteurs de ces bonimens ne sont pas dupes de leur rhétorique. M. Brieux est sincère. Il est d’une admirable sincérité. Il est d’une sincérité stupéfiante. Ce dessein d’opposer une classe à l’autre fausse la peinture de mœurs et fait perdre leur valeur aux traits d’observation exacte que contient d’ailleurs l’étude d’un caractère toi que celui de Logerais. Mais en outre le raisonnement de M. Brieux pèche par la base : faute d’avoir un peu plus réfléchi, il ne s’est pas aperçu que ses attaques dépassent singulièrement le but qu’il s’était proposé. Car son Logerais vient du peuple : il a commencé par être ouvrier ; il a épousé une ouvrière ; même il a été de la Commune : c’était un pur. Il s’est élevé au-dessus de sa condition. Il a réalisé ce rêve qui est, dans le peuple, celui de tout travailleur, et qui consiste à devenir un bourgeois. Son cas est celui de beaucoup de notables commerçans qui ont débuté par être commis pour finir par être patrons. Dans l’état d’instabilité de la société contemporaine, et par suite de la rapidité avec laquelle les fortunes se font et se défont, il n’y a, à proprement parler, plus de classes parmi nous, et la distinction en est toute superficielle. La bourgeoisie d’aujourd’hui aboutit par toutes ses avenues au peuple. Et les coups que M. Brieux dirige avec tant d’impétuosité contre celle-là retombent aussi bien sur celui-ci.

Laissons d’ailleurs de côté la thèse de M. Brieux. Il reste à savoir comment il s’y est pris pour l’illustrer. Qu’une thèse soit juste ou fausse, elle reçoit une valeur d’art lorsque la démonstration est menée d’une façon rigoureuse. C’est l’essence de ce genre de pièce que tout doit y conduire à un dénouement nécessaire. « Un dénouement est un total mathématique, écrit Dumas fils, le théoricien de la pièce à thèse. Si votre total est faux, toute votre opération est mauvaise. J’ajouterai même qu’il faut toujours commencer sa pièce par le dénouement, c’est-à-dire ne commencer l’œuvre que lorsqu’on a la scène, le mouvement et le mot de la fin. On ne sait bien par où on doit passer que lorsqu’on sait bien où l’on va. » Nous allons à la noyade finale des deux amans. Il s’agit de savoir si cette noyade était la conclusion inévitable des faits tels qu’ils ont été présentés, le crime d’une société mal faite. C’est l’avis du jeune Logerais, et il ne nous l’envoie pas dire : « Eh bien ! elle est admirable, la morale bourgeoise. Oui, ma pauvre Marguerite, si je t’avais abandonnée, toi et ton enfant, si je t’avais réduite à la misère, à (la prostitution ou à l’infanticide, la société d’aujourd’hui me regarderait comme un des siens, et me donnerait un brevet de parfaite moralité. Ah ! les hypocrites, les cuistres, les mufles, les canailles ! » Mais ce n’est pas du tout de cela qu’il s’agit, et ce jeune phraseur sort de la question. Il est toujours très commode de s’en prendre à autrui de ses propres fautes et de faire le procès à la société qui n’en peut mais. Personne ne l’a forcé à séduire une jeune fille qui ne s’offrait pas à lui, et qu’il savait ne pouvoir épouser. Ç’a été un effet de sa foncière veulerie, et il a glissé à cet acte de médiocre libertinage, comme tout à l’heure il va glisser au suicide. Prendre pour maîtresse une jeune fille qu’on n’a pas l’intention d’épouser, prendre la charge d’une femme et d’un enfant quand on n’a pas les moyens de les nourrir, c’est se conduire en malhonnête homme. Qu’on soit d’ailleurs le fils d’un marquis, d’un marchand de modes ou d’un serrurier, cela n’y fait aucune différence. Ce crime n’est pas celui de la bourgeoisie, mais celui d’un jeune homme sans conscience et sans énergie. Le suicide d’André n’est que le dernier aboutissement de sa lâcheté. Il n’y a aucune conséquence à en tirer au point de vue de la réforme de nos mœurs. C’est un acte isolé.

Ce dénouement n’est ni faux, ni vrai : il est plaqué. C’est un dénouement qu’il a plu à l’auteur de choisir, et auquel on pourrait avec avantage en substituer divers autres. Exemple. Supposons qu’André, malgré toutes les résistances, épouse Marguerite, et repassons quelques années plus tard. Nous aurons sous les yeux ce ménage atroce que font deux êtres d’éducation différente, devenus insupportables l’un à l’autre, et dont l’amour s’est promptement changé en haine. Pour contester ce qu’un pareil dénouement enfermerait de réalité douloureuse, il faudrait n’avoir jamais regardé autour de soi et n’avoir aucune expérience de la vie. Donner ce supplice comme conséquence à la légèreté d’André, c’eût été la conclusion humaine de la pièce. M. Brieux l’a écartée, parce qu’elle montrait la part de vérité qu’il y a dans les objections que fait le bonhomme Logerais à la proposition d’un mariage disproportionné ; mais il ne peut empêcher qu’elle ne se présente à notre esprit. Le dénouement qu’il a préféré est tout arbitraire. Et c’est en ce sens qu’on a eu raison de n’y voir qu’un fait divers. Tout suicide et tout meurtre, répondra l’auteur, est un fait divers. Sans doute, mais il appartient au moraliste de transformer ce fait divers, en remontant dans la chaîne des causes, en montrant qu’il est le résultat de tout un étal de choses, et qu’il révèle un vice social C’est ce que M. Brieux n’a pas su faire. Il a procédé à la manière du chroniqueur qui, s’emparant de l’actualité, spéculant sur une sensiblerie conventionnelle, entoure le fait du jour de quelques phrases à effet. C’est de bonne besogne courante pour un journaliste qui sait l’art de traiter son public comme il le mérite. Ce n’est à aucun degré l’œuvre d’un moraliste, ni d’un auteur dramatique.

Dans ces dernières œuvres M. Brieux n’a pas modifié essentiellement sa manière ; mais il a exagéré tous ses défauts. De tout temps il a eu l’ambition de transporter les questions sociales au théâtre, et nous ne formons qu’un souhait c’est de l’y voir réussir, autant et mieux qu’il ne l’avait fait jadis. Pour cela il devra se souvenir que toutes les questions ne sont pas propres à être traitées par les moyens du théâtre, que l’intérêt qu’elles peuvent avoir en elles-mêmes ne dispense pas l’auteur dramatique de tout travail de mise en œuvre, et qu’il court un grand risque en se contentant d’une facture de plus en plus lâchée. Travailler à la réforme de la société est une noble entreprise, à condition pourtant d’y apporter des vues personnelles, des idées réfléchies, et non pas seulement des aspirations généreuses mais vagues. Quand on fait un grand effort contre une porte, encore faut-il faire attention que ce ne soit pas une porte ouverte. Et quand on est bien sûr qu’on a quelque chose à dire, encore faut-il travailler à le dire le moins mal possible.

Le rôle de M. Logerais est excellemment tenu par M. de Féraudy. Il était impossible de le composer avec plus d’intelligence et de justesse. M. de Féraudy a montré qu’on pouvait pousser le naturel jusqu’aux extrêmes limites, sans tomber dans la vulgarité et sans cesser d’être un artiste de goût et de style.

Mme Suzanne Després faisait dans le rôle de Marguerite ses débuts à la Comédie-Française. L’artiste a fait ses preuves sur d’autres scènes : on connaît assez ses qualités d’intelligence, son jeu âpre et nerveux. Il faudra qu’elle s’adapte à un cadre nouveau ; elle devra se départir aussi d’une affectation qui en vaut une autre, celle du naturel. Ce sera l’affaire d’un peu d’expérience et de quelques rôles classiques.

M. Dessonnes avait un rôle ingrat, celui d’André Logerais. Il s’en est tiré à son honneur. M. Berr a dessiné une silhouette pittoresque de galvaudeux. Mme Kolb a joué dans une note très juste le rôle de l’infortunée Mme Logerais.


RENE DOUMIC