Revue dramatique - Le Suicide au théâtre

Revue dramatique - Le Suicide au théâtre
Revue des Deux Mondes5e période, tome 30 (p. 444-455).
REVUE DRAMAMTIQUE

LE SUICIDE AU THÉÂTRE

On a bien raison de dire que les modes vont vite dans la littérature d’aujourd’hui. Il y a cinq ans à peine, un des plus brillans et des plus vigoureux parmi nos auteurs dramatiques, fatigué d’entendre qualifier de pessimistes les pièces de ses contemporains et les siennes, publiait une étude : Pessimisme et Théâtre, où il retournait le reproche contre le théâtre de la génération précédente. A l’appui de sa thèse il invoquait les dénouemens sanglans de plusieurs des comédies d’Augier, de Dumas, de Feuillet, ces meurtres, ces suicides, ces trépas devenus coutumiers, ces cadavres jonchant la scène. Il rappelait les toxiques, les armes blanches, les arsenaux domestiques, la fumée de mousqueterie qu’on s’était habitué à respirer à chaque cinquième acte. À ce théâtre dont on eût dit un vrai champ de carnage, un immense cimetière, il opposait nombre d’œuvres dramatiques nouvelles qui semblaient vouloir par leurs conclusions diminuer la mortalité à la scène. Il concluait qu’en cela du moins le théâtre présent est plus optimiste que celui qui l’avait précédé. Et peut-être, au moment où il achevait cette étude à la louange des auteurs qui ont le respect de la vie humaine, déjà s’ébauchait dans sa tête la fable du Dédale, qui devait finir par un spectacle doublement meurtrier, puisque le suicide s’y complique d’un meurtre. Car, nous avons oublié de le dire, c’est M. Paul Hervieu qui, en 1900, prenait si nettement parti contre les dénouemens par le poison, par le fer et par le feu.

Si M. Paul Hervieu a été promptement amené à se mettre lui-même en opposition avec la théorie de la comédie à dénouement pacifique, que dire de l’étrange phénomène auquel nous assistons depuis la rentrée des théâtres ? Les criminalistes professent que le suicide est un mal contagieux et qu’on voit s’en produire à de certaines époques de véritables épidémies. C’est une de ces épidémies qui vient de se déclarer sur notre théâtre. Elle a éclaté dès le mois de septembre. À cette époque que nous passons volontiers dans le calme des fins de vacances, nous étion9 convoqués au Vaudeville pour constater un premier décès : c’était au dénouement de la pièce de M. Abel Hermant, la Belle Madame Héber : l’amant de cette dame séduisante, perfide et pratique, s’était, de désespoir, jeté sous les roues d’un omnibus. Puis ce fut une pièce de M. Léon Gandillot : Vers l’amour. Nous y étions allés sans méfiance, sur la réputation que s’est faite M. Gandillot d’être un auteur gai. Mais en temps d’épidémie, personne n’est assuré de rester indemne. Une autre année, le peintre Jacques Martel, lâché par l’ex-mannequin Blanche qui vient d’épouser un monsieur très riche, eût peut-être trouvé quelque moyen de se raccrocher à la vie ; en cette année 1905, il n’a pu résister à la mortelle attirance du lac du Bois de Boulogne, qui, au dire des gardiens, est très profond vers le milieu et suffit parfaitement à noyer son homme. Les roues d’un omnibus, les flots du lac parisien, c’étaient des moyens assez peu usités en littérature ; à quelles inventions allaient recourir les autres auteurs, pour débarrasser ingénieusement de la vie leurs personnages ? Mais ils n’ont pas jugé nécessaire de se mettre l’esprit à la torture : ils se sont contentés du classique coup de pistolet. Dans la Rafale de M. Bernstein, c’est un joueur qui, après avoir perdu la forte somme et pour ne pas subir certaines déchéances, à ses yeux pires que la mort, se foudroie dans les règles. Dans la Marche nuptiale de M. Bataille, le pistolet est braqué sur elle-même par une jeune femme, que désespère l’irréparable de la folie qu’elle a commise en se sauvant de chez ses bons parens avec le plus imbécile des pianistes. Dans Bertrade de M. Jules Lemaître, un vieux gentilhomme ruiné et qui préfère la mort à une situation diminuée ou à une vieillesse avilie, tire de son secrétaire les portraits de sa femme et de sa fille et l’inévitable boîte à pistolets. Qui sera-ce demain ? Notez, que les voilà déjà cinq, et cela en six semaines ! Ce qui prouve bien qu’il y a dans leur cas une sorte de fatalité, et qu’une force supérieure à leur volonté guide sûrement leur main, c’est qu’ils exécutent ce dernier geste avec autant de précision que d’aisance. Dans la réalité il arrive qu’un pistolet rate et qu’en voulant se tuer on se blesse ; eux se tuent net, comme s’ils n’avaient jamais fait autre chose de leur vie. Nous en sommes d’ailleurs au point que cette suprême résolution ne nous cause plus aucune surprise ; quelques paroles énigmatiques, un serrement de mains plus solennel, un baiser plus long, le personnage passe dans la chambre à côté ; nous savons très bien ce qu’il y est allé faire, et la détonation prévue, attendue, escomptée, ne provoque même pas chez nous un sursaut nerveux. L’habitude est prise. En 1905-1906, à la fin des pièces on se tue ; c’est la loi et nous voyons bien que ni l’âge, ni le sexe, ni la condition n’en préservent les héros de théâtre. Jeunes gens qui devraient avoir foi dans l’avenir, hommes mûrs qui devraient savoir que la vie est une bataille, vieillards, hommes ou femmes, plébéiens ou aristocrates, ils y passent tous. Aux peines de cœur, aux soucis d’argent, à tous les maux, le suicide est le spécifique toujours approprié. C’est la panacée universelle. C’est le remède dont il faut profiter pendant qu’il guérit.

Puisque le problème est soulevé par ce curieux concours d’œuvres à terminaison analogue, nous laisserons aux moralistes le soin de disserter sur la nature du suicide, mais nous nous demanderons ce qu’il vaut comme moyen de théâtre. C’est un point d’esthétique théâtrale qui mérite d’être examiné. Et si les pièces qu’on représente actuellement pèchent surtout par le dénouement, elles nous aideront à établir tout ce qu’il y a de fâcheux, au point de vue de l’art, dans cet appel au suicide qui est en vérité un procédé trop commode pour n’être pas en même temps un expédient très décevant.

Ce genre de dénouemens a d’abord un défaut qui, lorsqu’il s’agit de dénouement, a bien son importance : c’est qu’il ne dénoue rien. Au théâtre comme dans la vie, le suicide est un moyen non pas de sauver une situation, mais d’en laisser le poids retomber sur d’autres épaules. On s’esquive, on laisse aux autres le soin de se débrouiller et de payer pour vous. Le duc de Mauferrand a mangé tout son patrimoine, le bien de sa fille, une partie de la fortune de sa sœur, il a fait pour trois millions de dettes, les hypothèques prises sur ses immeubles en dépassent la valeur réelle. Il se tue. Sa mort ne rembourse pas ses créanciers, ne rattrape pas son patrimoine dissipé, ne rend pas sa dot à Bertrade de Mauferrand, ne restitue pas son prêt à Mme de Laurière, ne relève pas la valeur des immeubles hypothéqués. Mais elle va mettre directement Bertrade aux prises avec les difficultés dont le duc s’est déclaré incapable de triompher. C’est Bertrade qui, ruinée, assistera impuissante à cette liquidation et à ce désastre ; c’est elle qui, sans pouvoir les défendre, verra passer en des mains étrangères ces biens qui depuis des siècles étaient l’héritage de la famille, et dans cet universel naufrage sombrer jusqu’à l’honneur du nom, puisque le dernier des Mauferrand sera mort insolvable et aura fait banqueroute à ses engagemens. A moins que, pour conjurer cette ruine, elle ne se décide à employer un remède héroïque, et qu’elle ne consente à cette mésalliance, qui, son père vivant, lui faisait horreur. Mais ce serait la pièce elle-même qui recommencerait. — Robert de Chacéroy a perdu au jeu une somme de 650 000 francs qui ne lui appartenait pas. Ses commanditaires, mis en défiance, exigent le remboursement. Il n’a pu trouver à emprunter ailleurs la somme aventurée au jeu. Il se tue. Eh bien ! mais, ce sont ses commanditaires qui sont volés de 650 000 francs. Et cette malheureuse Hélène, sa maîtresse, qui, pour se procurer cette somme, est allée frapper à toutes les portes, a crié son secret, s’est déshonorée, a déserté la maison conjugale, que de-viendra-t-elle ? Sa destinée ne va-t-elle pas être un drame nouveau dont la crise est ouverte justement par le suicide de son amant ? — Grâce de Plessans, après avoir, pendant quelques mois, dégringolé de déceptions en déceptions, comprend que décidément il n’y a rien à faire de l’inepte croque-notes à qui sa folie l’a rivée, qu’elle aime ailleurs, qu’elle est sur le chemin qui mène à toutes les hontes ; alors elle se tue ; et sans doute cela nous est tout à fait indifférent à nous autres, que son pianiste devienne ce qu’il pourra ; mais comment Grâce n’a-t-elle pas réfléchi qu’elle partie, ce pauvre homme ne sera plus qu’une loque humaine, qu’en fait c’est elle qui a bouleversé la vie de ce timide, et qu’elle lui laisse, avec l’horreur de l’avenir qui s’ouvre devant lui, les douloureux souvenirs d’un passé de cauchemar et le remords même de ce suicide dont il aura été tout au moins l’occasion ? « Vous, parbleu ! vous seriez bien tranquille, dit une petite femme dans une comédie de Meilhac : vous seriez noyé. Mais moi, qu’est-ce que je deviendrais ? » C’est là, exprimée sous une forme bouffonne, cette idée qu’après le suicide la situation reste aussi difficile et les choses sont un peu plus embrouillées qu’avant.

Dira-t-on, comme on le fait souvent, qu’il n’est pas nécessaire qu’une action se termine au dénouement, que dans la vie rien ne s’achève, tout se continue, et qu’il est conforme à la réalité de voir sortir d’une catastrophe d’autres catastrophes et s’emmêler sans cesse l’écheveau des difficultés ? Ce serait n’avoir pas compris l’objection. En effet, lorsqu’il se débarrasse par le suicide d’un personnage dont il ne sait plus que faire, non seulement l’auteur ne dénoue pas la situation, mais, ce qui est beaucoup plus grave, et ce qui en matière de théâtre devient impardonnable, il ne répond pas à la question qu’il a lui-même posée. C’est ici le point essentiel. Une pièce de théâtre est en effet une question que pose l’auteur, et à laquelle il aperçoit diverses réponses, entre lesquelles il choisira la plus vraisemblable et la mieux en accord avec les données du problème telles qu’il les a lui-même disposées. De là vient tout à la fois l’intérêt dramatique et l’intérêt humain de son œuvre. Dans Bertrade voici la question que pose M. Jules Lemaître : Comment un grand seigneur, qui a conservé un certain sentiment de l’honneur et tout au moins le préjugé du rang, va-t-il se comporter, pour échapper au désastre qui menace de l’engloutir ? Deux solutions se présentent à lui, toutes deux procédant logiquement d’un même fait, à savoir qu’un grand nom conserve, encore aujourd’hui, une valeur marchande. Le duc de Mauferrand a une fille ; cette fille, qu’il connaît à peine, qui a vécu loin de lui, qui a reçu dans un château de province une éducation très antique, a le respect des traditions, l’horreur de toutes les vilenies et de tous les compromis pour lesquels notre époque est si indulgente. Or un brasseur d’affaires, Chaillard, s’est mis en tête d’épouser la fille du duc de Mauferrand. Ce Chaillard est colossalement riche, et il peut faire de nouveau couler le Pactole sur les terres de la vieille famille ruinée ; c’est d’ailleurs un forban et une brute vaniteuse. Mauferrand peut vendre sa fille à ce brigand. D’autre part, le duc a reconnu dans une dame aux allures très respectables, et qui s’est introduite sous le prétexte de quêter pour quelque œuvre pieuse, une ancienne à lui, la petite Pâquerette, qui chantait si faux jadis à Bobino. C’était le bon temps, sous l’Empire, quand régnait le tyran, pendant les dix-huit années de corruption. Et les deux survivans de cette époque lointaine évoquent leurs souvenirs, en un bout de dialogue qui est une pure merveille et qui a mis la salle en joie. Reste à savoir ce qu’est devenue Pâquerette depuis tant d’années que le duc l’a perdue de vue, et comment s’est opérée en elle une si complète transformation. C’est une personne de tête, elle a su faire une belle carrière. Sa spécialité était de se consacrer aux poitrinaires riches. Elle a épousé le dernier en Autriche, est devenue comtesse de Rommelsbach, et, maintenant veuve, revenue en France, assoiffée de considération, elle entrevoit ce rêve de devenir duchesse. Mauferrand peut se vendre à cette gourgandine. — C’est entre ces deux partis que l’auteur lui a donné à choisir et c’est dans cette alternative que réside toute la pièce.

Va-t-il épouser les millions de Pâquerette acquis de la façon que vous savez ? Ce serait raide, comme dit le notaire ; ce n’est pas impossible. Mauferrand est d’avis que nous vivons dans une « époque dégoûtante. » Pourquoi donc ménagerait-il les susceptibilités d’une société qu’il méprise et quel scrupule l’empêcherait de lui jeter ce défi ? En privant les descendans des grandes familles de tous leurs droits, on les a affranchis de leurs devoirs ; ou plutôt ils n’en conservent qu’un, le seul qu’on ne puisse leur enlever, et qui est de faire durer cette famille et ce nom qui ont déjà duré pendant des siècles. Ils s’y prennent comme ils peuvent, et comment s’étonner si les seuls moyens que leur laisse notre triste époque sont eux-mêmes des moyens « dégoûtans ? » Sophismes ! si l’on veut, mais auxquels Mauferrand peut être incliné par cette disposition de sa nature que l’auteur a eu soin de nous signaler : le besoin de luxe, le goût d’une vie ornée, d’une existence encadrée dans un décor fastueux. Que ne fera pas ce viveur, engourdi par la fête, pour retrouver autour de lui, jusqu’à son dernier jour, cette atmosphère de plaisir et de beauté ?

Ou bien va-t-il imposer à Bertrade le mariage Chaillard ? Et pourquoi pas ? Bertrade aime un cousin à elle, gentilhomme campagnard, avec qui elle se trouve en parfaite conformité de goûts. Elle souffrira de renoncer à ses innocentes fiançailles ; elle souffrira doublement d’être liée à un homme qui représente à ses yeux les plus mauvaises entre les puissances nouvelles. Mais c’est une fille obéissante, c’est une chrétienne résignée, c’est une aristocrate qui, elle, ne renie aucun de ses devoirs ; elle est, comme l’Iphigénie de Racine, prête pour le sacrifice. Qu’on lui persuade qu’elle seule peut, par ce mariage d’argent, sauver la famille, et qu’elle doit à l’intérêt collectif cette immolation personnelle, elle ira à l’autel en victime, mais elle y ira. Il suffit que l’ordre lui en soit donné ; et on ne voit pas bien ce qui empêche Mauferrand, chef d’une illustre maison, de lui donner cet ordre au nom de toute une lignée d’ancêtres. Il sait de reste que les Mauferrand se sont fréquemment alliés à des familles de financiers, et qu’ils ont largement usé du procédé classique pour fumer leurs terres ; il peut croire qu’il continue la tradition. D’ailleurs il n’aime pas sa fille et il a l’obscur sentiment qu’il ne peut en être aimé ; il a, toute sa vie durant, donné les preuves d’un égoïsme féroce, inlassable et impitoyable. Nous ne serions aucunement surpris de voir Mauferrand devenir le beau-père de Chaillard.

Dans la première hypothèse, c’est donc que l’auteur aurait voulu insister surtout sur la veulerie où une longue habitude de la vie inutile aurait noyé le caractère de ce gentilhomme ; dans la seconde, c’est qu’il aurait voulu nous mettre sous les yeux un phénomène de monstrueux égoïsme. Mais dans l’une ou dans l’autre, il aurait donné une réponse à la question dont il a provoqué l’examen. Il aurait montré comment, au prix de quels compromis, ou de quels honteux trafics, un grand seigneur qui n’a gardé de l’héritage de ses ancêtres que le goût de la vie brillante et le dédain de la médiocrité, peut, dans une époque où tout a changé, soutenir encore le paradoxe de mener une existence seigneuriale. Peut-être nous aurait-il choqués, révoltés, scandalisés. Il ne nous aurait pas déçus. Le dénouement par le suicide est pour nous une déception, parce qu’il dispense l’auteur de prendre parti, et de choisir entre les deux solutions sur lesquelles il a, pendant toute la soirée, concentré notre attention. A quoi bon les agiter devant nos yeux, nous les représenter d’acte en acte modifiées par le progrès de l’action, éclairées tantôt d’un jour et tantôt d’un autre, si c’était pour les abandonner ensuite et si l’auteur en tenait en réserve une troisième, à laquelle d’ailleurs rien ne nous avait préparés ? Car l’idée du suicide ne s’impose pas du premier coup à l’être humain ; elle commence par tenter et hanter le « sujet ; » mais aucun trait ne nous a fait prévoir que Mauferrand songeât à quitter la vie. Il nous a bien parlé, en passant, de quelque vague tristesse. On serait triste à moins. Ce qui donne à la pièce son mouvement, ce qui en fait la progression, ce qui peut produire en nous l’étreinte de l’émotion, c’est que nous sentons le duc de plus en plus étroitement serré par la double alternative, comme par les deux branches d’un étau, et que nous sommes persuadés qu’il ne peut échapper. Si, au contraire, il a un moyen d’échapper, tout change ; l’intérêt d’action disparaît ; ce ne sont plus que conversations sans objet. Le dénouement par le suicide est cela même : une échappatoire.

Dans la Rafale, la question posée par M. Bernstein est la suivante : Comment un homme qui n’est pas un simple filou, et qui a perdu au jeu l’argent des autres, va-t-il faire pour ne pas sombrer complètement dans cette conjoncture terrible ? Quelles ressources lui offrent les conditions économiques, sociales, morales de notre monde moderne ? Quels moyens conserve-t-il de sauver quelques bribes d’honnêteté ? L’auteur lui en offre deux ; je ne dis pas qu’ils soient excellens, mais ce sont les deux seuls entre lesquels on lui laisse à choisir. Une femme va lui apporter la somme dont il a besoin : elle a, pour lui, renoncé à sa propre situation, rompu avec sa famille, s’est placée en dehors de la Société. Il peut, en échange de tant de sacrifices, faire de cette femme la sienne et commencer avec elle une vie nouvelle. Ou bien il peut accepter les propositions de M. Lebourg, recevoir de lui la somme qui désintéressera ses créanciers, renvoyer sa maîtresse à un mari qui promet de fermer les yeux, et lui-même se faire oublier, vivre au loin. Obligé de subir l’une ou l’autre de ces nécessités, on comprend qu’il éprouve une indicible angoisse : son état d’esprit doit être pareil à celui du condamné, lorsqu’il ne reste plus aux juges qu’à délibérer sur sa peine. Mais cette peine même, Robert sait qu’il dépend de lui de s’y soustraire. Le coup de pistolet libérateur brisera la porte de sa prison. Cela nous explique son calme. Les stoïciens avaient fait du suicide une vertu : aussi le sage, suivant leur formule, ignorait-il les troubles de l’âme et envisageait-il avec sérénité les pires servitudes, ayant toujours à sa disposition le moyen de s’en libérer.

Dans la Marche nuptiale, la question posée par M. Bataille est celle-ci : qu’une jeune fille de conscience droite et scrupuleuse, d’éducation chrétienne, dans un moment d’égarement, commette cette folie de se sauver avec un amant ; le jour où les écailles lui seront tombées des yeux, que va-t-elle faire ? Grâce de Plessans a joué dans une minute toute son existence. Née d’une bonne famille, grandie en province, vertueuse, pieuse, mystique même, elle a cru trouver dans son professeur de piano, Claude Morillot, l’homme désintéressé, bon, généreux et noble qui sera pour elle le compagnon idéal. Quelques semaines de vie en commun, et elle a pleinement reconnu l’immensité de son erreur. Ce Morillot est, dans toute la force du terme, un pauvre être, sans initiative, sans volonté, sans courage : il n’a même pas enlevé la jeune fille, il s’est laissé enlever par elle. Sans talent comme sans énergie, ce premier prix du Conservatoire de Nancy va tâcher de végéter dans un petit emploi que lui obtient sa compagne. Il a une mentalité tellement incertaine qu’il ne distingue pas très bien les notions les plus élémentaires du bien et du mal : il vole 200 francs dans la caisse de son patron pour louer à sa femme un piano d’où la mélodie emportera leurs deux âmes vers les régions éthérées. C’est un inconscient. La gaffe est complète, absolue, et probablement irrémédiable. Grâce va-t-elle céder à la tentation qui guette à Paris, — et ailleurs, — toute fille jeune, jolie et qui s’est mise dans une situation fausse ? M. Lechatelier, le patron de l’infortuné Claude, s’est tout de suite épris d’elle et, habitué qu’il est à ne guère trouver de cruelles parmi les femmes de ses employés, il lui a fait des propositions aussi claires que déshonnêtes. Grâce l’a remis à sa place très dignement dans une scène fort joliment conduite. Mais ce Lechatelier s’obstine ; n’ayant pas réussi par la brutalité, il change de tactique, soumet Grâce à un siège en règle, découvre pour la séduire des ressources inattendues de délicatesse et de réserve. Un moment vient où, tout en repoussant Lechatelier, elle sent qu’elle l’aime. Deviendra-t-elle la femme entretenue ? Ou va-t-elle continuer, dans le logis misérable, entre la cage du canari et le piano de louage, entre le garçon d’hôtel familier et les voisines babillardes, entre le mari qu’elle méprise et l’enfant qui risque de ressembler à son père, une vie d’humiliation et de lent enfoncement dans l’ignoble médiocrité ? Le mysticisme deviendra-t-il chez elle mysticisme de la chair ou esprit de sacrifice ? Elle peut être une grande amoureuse ou une grande sœur de charité. Ou plutôt, s’il est vrai que, comme le répète l’auteur, Grâce ait une âme de chrétienne, elle est tenue de devenir une martyre. Car il n’y a plus pour elle qu’une forme de l’honnêteté, c’est de subir jusqu’au bout les conséquences de sa faute. Qu’elle devienne de ce Morillot l’épouse en justes noces, devant Dieu et à jamais. Qu’elle subisse le contre-coup de la sottise et de l’indélicatesse qui se combinent dans la belle âme de ce personnage. Au surplus, elle ne sera pas la première qui, après le rêve envolé, se sera résignée à la réalité. Si toutes les femmes qui ont trouvé leur mari peu semblable à leur fiancé, avaient quitté le domicile conjugal, on est effrayé de songer combien il y aurait de foyers déserts. Et peut-être puisqu’il y a chez Grâce une tendance à l’exaltation religieuse, trouvera-t-elle, dans son sacrifice quotidien, une sorte d’âpre et d’atroce jouissance. La pièce, en se terminant sur cette perspective d’un long sacrifice, aurait eu sa beauté. En ouvrant à Grâce la porte de sortie du suicide, M. Bataille a supprimé lui-même l’intérêt de l’étude qu’il avait ébauchée.

Tel est le vice fondamental du dénouement par le suicide : il est le procédé qui sert à éluder la question. Il permet à l’auteur de se dérober aux nécessités logiques de son sujet : c’est le dénouement postiche, plaqué, artificiel. De ce défaut initial d’autres découlent. D’abord en ce qui concerne l’architecture dramatique. On se souvient de l’importance que donnait Dumas au dénouement : il en faisait la pièce maîtresse de tout l’édifice. « Un dénouement est un total mathématique. Si votre total est faux, toute votre opération est mauvaise. J’ajouterai même qu’il faut toujours commencer sa pièce par le dénouement, c’est-à-dire ne commencer l’œuvre que lorsqu’on a la scène, le mouvement et le mot de la fin. On ne sait bien par où on doit passer, que lorsqu’on sait bien où l’on va. » Il se peut que Dumas exagérât à plaisir cette théorie, et que dans les dénouemens de ses propres pièces sa fantaisie ait plus d’une fois dérangé cette rigueur mathématique. Il reste qu’il doit y avoir une harmonie entre les diverses parties de l’œuvre et que les momens successifs de l’action doivent être autant d’étapes qui nous acheminent vers un but entrevu d’avance. Le suicide n’était certes pas le but entrevu par les auteurs des pièces que nous analysons lorsqu’ils ont commencé d’imaginer intrigue et personnages, et il est difficile d’admettre que chacune de ces comédies n’ait été conçue que pour nous montrer l’utilité de la mort volontaire dans la société moderne. Ce sont tout uniment des pièces qui dévient en route et aboutissent à un point vers lequel elles n’étaient pas orientées. D’autre part l’auteur, au cours de son œuvre, n’est pas protégé contre lui-même, par une crainte salutaire, il devient libre d’accumuler les invraisemblances, les situations extraordinaires et de s’engager dans une impasse, s’il ne se sent pas retenu par l’obligation de sortir par un moyen vraisemblable, logique, humain de la situation difficile où il se place. Il peut multiplier à son gré les scènes violentes, brusques, imprévues. Nous nous demandons : à quoi tout cela aboutira-t-il ? Or les situations théâtrales n’ont de valeur, de mérite et de force que d’après la conclusion qu’en sait tirer l’auteur.

Comme l’architecture de la pièce devient arbitraire, de même en est-il pour la composition des caractères. Ils peuvent rester flottans, inconsistans, attendu qu’ils ne sont pas soutenus par la forte armature dont un dénouement logique est la partie essentielle. Maintes fois, dans ces pièces, nous avons constaté des incertitudes, des obscurités. M. Jules Lemaître lui-même, qui est un moraliste si avisé et dont la psychologie est toujours si souple et si sûre, ne s’est pas entièrement tenu en garde contre ce danger. Nous ne voyons pas toujours très clair dans l’âme de ses personnages. Ce ne doit pas être une âme très compliquée que celle du financier Chaillard. Pourtant nous en arrivons à ne plus savoir au juste s’il souhaite d’épouser Bertrade par pur intérêt ou si l’amour ne se serait pas mis de la partie. Dans la Marche nuptiale ; après avoir vu Grâce repousser si nettement les avances de Lechatelier, nous ne comprenons pas, mais pas du tout, comment elle accepte de venir s’installer chez lui et jouer avec le feu ? Pas davantage nous n’étions préparés à voir cet usinier viveur de Lechatelier se changer en un amoureux transi et fatal. L’auteur est dispensé de tenir aucun compte de la réalité, et il peut à son gré inventer des fantoches qu’au besoin il grime en croquemitaines. C’est dans la Rafale que ce défaut éclate dans son plus beau jour. Car on nous donne ce Roger de Chaceroy pour un gentilhomme intraitable sur les questions de point d’honneur. Il faut voir de quel air hautain il se promène à travers la pièce. Lui faire accepter de l’argent d’une femme, il n’y faut pas même songer, et tandis que l’infortunée Hélène s’ingénie à lui trouver la somme dont il a un si pressant besoin, sa crainte constante est que le chevaleresque Roger puisse soupçonner son intervention dans l’affaire. Qu’on slavise, en lui payant ses dettes, de lui imposer des conditions, pour qui le prend-on ? Il toise sévèrement M. Lebourg qui a eu cette inconvenance, et si bien prouvé par là qu’il n’est qu’un croquant. Pourtant ce gentleman, à l’honneur si chatouilleux, nous savons que depuis longtemps il n’a d’autres ressources d’existence que le jeu. L’abus de confiance qualifié qui va faire de lui un client de la correctionnelle, n’est que le dernier épisode d’une vie d’expédiens. Comment une âme peut-elle être à la fois aussi gangrenée et aussi pure ? Et depuis quand le joueur qui vit de son jeu conserve-t-il cette blancheur de conscience qui fait songer à la blanche hermine ? Cela nous déconcerte. Nous avons de la peine à croire ce qu’on nous en dit, et nous voudrions en voir la fin. Quant à la psychologie d’Hélène, nous avouons qu’elle nous stupéfie. Qu’une femme qui, bien entendu, est une honnête femme, découvre que son amant est un voleur et qu’elle continue de l’aimer ; que pour se procurer la somme énorme dont cet escroc a besoin pour se refaire, elle ait le front de la demander à un homme qui l’a aimée et dont elle a repoussé la recherche, et qu’elle invective son père sous prétexte que ce père lui refuse l’argent dont elle veut faire un usage si particulier, cela nous paraît à peu près insensé. A quel délire est en proie cette forcenée ? Dans quel monde cela se passe-t-il ? . Et d’où vient qu’on puisse jeter si allègrement le défi à toute vérité humaine ?

Ce n’est pas nous qui imposons aux auteurs les sujets qu’ils traitent, mais, une fois qu’ils les ont choisis, ils se doivent à eux-mêmes et ils nous doivent de les traiter complètement. Les auteurs des pièces que nous étudions n’ont pas eu le courage de pousser jusqu’au bout des situations qu’ils ont eux-mêmes estimées trop pénibles. Car voici qu’une fois de plus le vent a tourné. Ces dernières années ont été marquées par un renouveau de sentimentalisme, et on nous a saturés de berquinades. Mais voici que nos écrivains de théâtre recommencent à broyer du noir. Toutes ces pièces ont un trait en commun, c’est l’amertume. Bertrade est une satire très vigoureuse et très âpre. La Rafale est le récit d’une aventure atroce. La Marche nuptiale est une sorte de dérision du rêve, des aspirations généreuses et tendres. À ces drames sombres eût convenu une conclusion assortie. En bonne logique le duc de Mauferrand eût épousé l’ancienne cocotte ; Chacéroy eût accepté l’argent d’Hélène et l’eût reperdu ; Grâce fût devenue la maîtresse de Lechatelier. Au contraire, le suicide, d’après la convention littéraire et morale, passe pour une expiation. Il appelle la pitié. Et ainsi il permet à l’auteur de ne pas aller jusqu’aux conséquences extrêmes d’un sujet dont l’horreur apparaîtrait dans le résumé de la catastrophe finale.

Je sais bien ce que pourraient répondre, avocats dans leur propre cause, les auteurs qui tiennent pour l’emploi du suicide au théâtre. Ils nous diraient que, malgré tout, le suicide est lui-même un épisode, plus ou moins fréquent, de la réalité, et que jamais les dramaturges n’ont cru devoir s’interdire de le transporter au théâtre. Ce ne sont pas seulement les écrivains romantiques et Shakspeare et les anciens qui l’ont employé pour dénouer leurs plus sombres drames, mais nos écrivains classiques en ont fait une belle consommation. La Rodogune de Corneille se termine par le suicide de Cléopâtre. Dans Andromaque, Hermione se tue sur le corps de Pyrrhus. Dans Iphigénie, c’est Ériphyle qui se poignarde sur l’autel où Iphigénie devait être immolée. Phèdre absorbe un poison qu’elle tient de Médée. Mais les comparaisons qu’on fait de notre comédie moderne avec la tragédie classique pèchent toujours par la base, car la question est de savoir si l’éloignement dans le passé et le prestige de l’histoire ne font pas toute la différence entre le tragique et le mélodramatique. Aussi bien l’objet de la comédie de mœurs n’est pas le même que celui de la tragédie. Celle-ci doit nous montrer dans son paroxysme la passion qui en effet peut trouver sa dernière expression dans le meurtre et dans le suicide. La comédie doit nous montrer le train de la vie ordinaire, l’aboutissement normal de nos actes, la répercussion lointaine de nos fautes. Il ne faut pas qu’elle donne au « fait divers » plus d’importance et plus de fréquence qu’il n’en a véritablement. Que dans certains cas, et dans tel concours de circonstances où il jaillit du sujet même, le dénouement par le suicide en vaille un autre, cela n’est pas impossible. La plupart du temps, il n’est qu’un expédient. C’est, en art comme dans la réalité, un coup de désespoir ; c’est l’aveu d’impuissance et la dernière ressource du dramaturge embarrassé de conclure.


RENE DOUMIC.