Revue dramatique - La Condition des comédiens/01

Revue dramatique - La Condition des comédiens
Revue des Deux Mondes3e période, tome 82 (p. 934-944).
REVUE DRAMATIQUE

LA CONDITION DES COMEDIENS

I.
DEPUIS LES ORIGINES JUSQU’AU XVIIIe SIÈCLE.


Les Comédiens hors la loi, par Gaston Maugras, 1 vol. in-8o ; Calmann Lévy, éditeur.


Au pays du décor, où les commérages ne manquent pas, quinze jours, mieux que partout ailleurs,

Font d’une mort récente une vieille nouvelle ;


et si, dans la huitaine, cette mort a été suivie d’une résurrection, la vieille nouvelle, en soi, n’offre guère d’intérêt. Or il y a un mois et peut-être plus, — je n’ai pas noté la date de l’événement, — qu’un jeune comédien, égaré par un ressentiment d’amour-propre, ayant tiré la barbe d’un sénateur de la critique, celui-ci l’assomma d’un coup de sa trique d’ivoire ; le cadavre s’étant mis à genoux pour demander gentiment pardon, le justicier, qui est tout-puissant, le toucha de ce même sceptre et le ranima ; il l’embrassa, même, sans l’étouffer. Ainsi l’anecdote fait honneur à l’énergie et à la délicatesse de M. Sarcey : fortiter et suaviter Mais, dans l’intervalle de la faute et du châtiment à l’acte de clémence, tous les chroniqueurs s’étaient mêlés de l’affaire. C’était, par malheur, une semaine maigre, une semaine dénuée de grands faits historiques, entre la fin du procès Pranzini et les préliminaires du « duel Boulanger-Ferry. » On allait crier famine ; on cria, d’une commune allégresse, haro sur Le Bargy. Quelqu’un, que j’en veux croire, me jure que ce Benjamin d’entre les sociétaires, pendant ces mauvais jours, eut la chance de ne lire aucun des articles imprimés à son intention : — ceci, d’ailleurs, n’est qu’une grâce d’état : — qu’il ne put toutefois en ignorer l’existence, et qu’il en fut affligé. Non pour lui-même, entendez bien : il avait regagné les bonnes grâces de notre doyen, et, n’eût-il pas pris cette précaution, il était, pour l’avenir, assuré de notre justice ; à la première occasion qui lui serait donnée de montrer son talent, aucun de nous ne lui tiendrait rigueur. Mais il avait envie de pleurer sur sa profession ; issu de bonne bourgeoisie, raconte mon auteur, il témoignait une mélancolique surprise de la pesanteur et de la dureté des blâmes dont il avait senti l’ensemble : « Hé ! quoi ! gémissait-il, supposez qu’un citoyen de mon âge, exerçant un autre art que le mien, supposez qu’un peintre, un sculpteur, ait adressé à un considérable critique d’art, à M. Paul Mantz, les mêmes sottises que j’ai adressées à M. Sarcey ; aurait-il subi le même traitement ? »

Ce jeune homme n’avait pas lu, non plus que les chroniques des méchans, le récent volume de M. Gaston Maugras, dont le titre seul est une protestation généreuse : les Comédiens hors la loi. Pour ce qui est du livre, au moins, il avait tort : s’il l’avait connu, il aurait éprouvé moins d’étonnement et de chagrin. Il se fût trouvé mieux préparé à un désagrément de ce genre ; il eût considéré que son sort, à tout prendre, n’était pas si déplorable, et que si, dans la circonstance, il s’était montré trop jeune, il n’avait pas à se plaindre d’être venu « trop tard dans un monde trop vieux ; » il eût estimé enfin que la bénigne fortune, pour lui et pour les siens, n’avait pas dit son dernier mot, et qu’un observateur pouvait leur prédire des temps plus heureux encore :

Quelle Jérusalem nouvelle, etc. ? ..


— Une Jérusalem où les fils de M. Drumont aimeraient tous les Juifs comme leurs égaux, où les enfans de nos chroniqueurs donneraient aux comédiens le baiser de paix avec ces paroles : « Christ et Voltaire sont venus pour vous aussi bien que pour nous ! » L’ouvrage de M. Maugras est le martyrologe des acteurs, ou plutôt, — puisque ces militans deviennent triomphans dès ce monde, et que ce bijou honorifique est présentement le signe de leur triomphe, — ce long mémoire est leur chemin de la croix. C’est une histoire universelle de leur condition depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours. Comme toute histoire universelle, à vrai dire, celle-ci est incomplète : pas plus que Bossuet, M. Maugras ne s’occupe de l’Inde ni de la Chine. Il se contente d’affirmer, en commençant, qu’à toutes les époques et dans tous les pays, « en Orient comme en Occident, partout le théâtre est né de la religion, » et il se restreint tout de suite à la civilisation classique. Aussi bien je doute qu’il ait le sens de l’antiquité, ou le sens religieux, ou proprement historique. Son âme parait moins apte aux incarnations que celle de M. Leconte de Lisle. Volontiers il parle des « dieux égrillards » du paganisme, en homme qui les a hantés au XVIIIe siècle, chez les faiseurs de poésies badines, plutôt qu’au temps de leur majesté vivante, aux fêtes d’Adonis ou de Déméter. Il écrit sérieusement : « Depuis l’établissement de l’Empire, la vie romaine était devenue une orgie continuelle, » — ce qui doit scandaliser M. Victor Duruy, faire rire M. Gaston Boissier, et satisfaire Bouvard et Pécuchet. — Auguste a soustrait les acteurs au châtiment du fouet : c’est qu’ils « servaient ses vues politiques » en divertissant le peuple des libertés perdues. M. Maugras n’imagine pas d’autres raisons : ni que les mœurs, peu à peu, se fussent adoucies, ni que le terrain social, après les secousses des guerres civiles, fût devenu plus meuble. Et.de même, si quelques réjouissances populaires se ressemblent dans les siècles anciens et au moyen âge, ce n’est pas par l’effet d’une hérédité naïve : c’est que l’Église, en habile personne, résolut, à un certain moment, de tourner à son avantage ces traditions païennes : « Quand elle les vit profondément enracinées dans l’esprit du peuple, au lieu de poursuivre une lutte stérile, elle les adopta et les transforma en légendes chrétiennes. »

M. Maugras, d’ailleurs, prend la peine de nous apprendre, par des notes spéciales, que Tertullien est un « célèbre Père de l’Église latine, » et que les deux fils de Théodose, « Arcadius et Honorius, se partagèrent l’Empire. » Mais il parle des « lois romaines, » qui « sont fort nombreuses, » un peu comme d’un code existant tout d’une pièce et dans un temps indéterminé ; il cite, sans bien marquer les distances, Tibère et Théodoric. Il cite aussi Gaboriau, pour un volume intitulé : les Comédiennes adorées, — ce qui prouverait, à la rigueur, l’étendue de son érudition, plutôt que l’exigence de sa critique. Il dit, comme il le croit, mais il le croit trop facilement, qu’on ne vit chez les Romains « ni véritable théâtre ni littérature dramatique… » Eh bien ! mais Nœvius ? Attius ? Mais Plaute ? Mais Térence ? .. Il conclut, nécessairement, de ces prémisses : « A part quelques exceptions, il n’y avait pas à Rome de comédiens dignes de ce nom : ils n’y avaient pas d’emploi. « Il pourrait ajouter, sans doute, que nous ne nous souvenons guère que d’Esopus et de Roscius ; mais pourrait-il garantir que, dans dix-huit cents ans, on se rappellera, pour le XVIIIe siècle, d’autres noms d’acteurs que ceux de Lekain et de Talma ? N’est-ce pas assez de cet apophtegme : « On ne connaissait à Rome ni la chasteté ni la pudeur ? » Ces pauvres Romains, en fin de compte, ils ne connaissaient donc rien ! Notre auteur, lui, connaît de petits faits, qu’il interprète avec ingénuité : « Dès que les comédiens ne furent plus soumis au préteur, leur licence devint extrême… Pylade devint tellement arrogant qu’un jour, jouant Hercule furieux, il s’amusa à lancer des flèches sur le public, et il blessa grièvement plusieurs des assistans. » Je ne suis pas prévenu pour Pylade, mais j’ai peine à me figurer qu’il ait agi ainsi par excès d’arrogance ; j’imaginerais plutôt qu’il inventa un effet et qu’il fut maladroit. Enfin M. Maugras déclare : « Jaloux du plus ou moins de succès qu’ils obtenaient, les pantomimes pendant les entr’actes s’égorgeaient derrière la scène… » Était-ce bien l’habitude ?

Mais voilà trop de chicanes. M. Maugras, évidemment, n’a pas prétendu écrire avec importance, ni avec un scrupule, partout égal. Il passe vite, et presque sans toucher terre, sur les Grecs, sur les Romains, et même sur le moyen âge. Arrivé au XVIIe siècle, il témoigne plus de complaisance pour son sujet, et plus de compétence : on voit qu’il approche de son petit domaine. C’est dans le XVIIe, en effet, et surtout dans les alentours de Voltaire, qu’il prend ses aises. Il a naguère habité le pays, et, en dernier lieu, ce canton, avec M. Lucien Pérey[1] : revenu seul, il tire d’une cachette, si je ne me trompe, des papiers qu’il avait rassemblés au cours de ses précédentes explorations ; il les expose avec plus ou moins d’ordre, sans craindre quelques répétitions ni quelque longueur de temps ; il y ajoute de récentes trouvailles. Ce qu’il sait le mieux, sur la question, ce n’est pas le commencement, ou plutôt c’est le commencement de la fin ; mais, comme cette partie de la matière est à la fois la plus significative et la plus amusante, il faut le féliciter et nous féliciter de la faveur qu’il lui accorde. Il conviendrait volontiers, je suppose, que c’est ici le corps de l’ouvrage, et que la tête et la queue sont postiches ; et ce franc aveu ne nous fâcherait pas. Au reste, s’il s’était borné à ce qu’il possédait le plus sûrement et le plus proprement, s’il y avait employé tous ses soins, il eût agi avec plus de prudence pour sa gloire devant les connaisseurs ; en s’étendant comme il l’a fait, il a procédé plus généreusement pour l’instruction et la récréation du grand public.

Il n’était pas superflu de rappeler à beaucoup de lecteurs que le théâtre, en Grèce du moins, eut une origine sacrée à la fois et nationale (pour ces temps-là, c’est tout un). Cette manière de voir et de sentir est si loin de nous ! Il faut un effort de réflexion pour constater qu’aujourd’hui même la messe est une représentation en même temps qu’un renouvellement de la Passion, du « saint sacrifice » où fut offert réellement le sang de l’Homme-Dieu. On ne pourrait, sans une apparence d’impiété, définir cet office religieux « un monologue dramatique. » Chez les Hellènes, cependant, les exercices dramatiques furent d’abord des actes religieux ; ce n’est que peu à peu qu’ils furent transportés du sanctuaire au parvis du temple, si je puis m’exprimer ainsi, avant d’être célébrés dans des édifices construits exprès. C’étaient des initiés, ceux qui avaient leurs entrées aux « mystères » d’Eleusis. Cette subvention attribuée à des fêtes théâtrales, et qui en faisait tous les frais, « le trésor théorique, » c’était une espèce de denier de saint Pierre ; et, en même temps, c’était un dépôt public. Le chœur, à l’origine, sous la direction du chorège, c’était comme une maîtrise et une garde nationale d’amateurs ; la fonction de choriste était sacerdotale, et tant qu’elle durait, au risque de choquer M. Laisant, elle exemptait du service militaire. Les Dyonisiaques étaient une sorte de mardi gras liturgique : la « cérémonie, » que la Comédie-Française ne manque pas de nous offrir, après le Malade imaginaire, dans la soirée qui précède le mercredi des Cendres, ne donne qu’une faible idée de la procession qui, dans ces grandes journées, accompagnait les solennités scéniques. Aux Panathénées, on promenait le voile de Pallas, et puis les danses commençaient, et les jeux gymnastiques ; enfin les représentations théâtrales. Figurez-vous, si vous le pouvez, les reliques de sainte Geneviève montrées à la vénération enthousiaste des Parisiens, sur des reposoirs, un 14 juillet, avec le concours de l’Académie nationale de danse, des gymnastes de M. Déroulède et des sociétaires de la Comédie-Française ! .. Mais le pouvez-vous ? — Avec de pareils titres de noblesse, il n’est pas surprenant que la profession d’acteur, même après que le théâtre fut séparé de la religion et de l’état, ait continué d’être honorée par les Grecs. Il se comprend qu’Eschine soit devenu orateur politique, Aristodème ambassadeur… Mais une autre profession aurait pu être considérée, elle aussi, comme auguste, à l’origine des sociétés ; elle aurait pu retenir le respect des hommes : quoi de plus noble que d’être le bras de la nation, frappant elle-même au nom de la suprême justice ? Des honneurs particuliers ne s’attachent pourtant pas au métier de bourreau.

Il n’y a qu’heur et malheur en ce monde : quelques hautes œuvres qu’il exécute, le bourreau n’a jamais été révéré comme un pontife et un grand dignitaire de l’état ; et, deux mille ans après Aristodème, après Eschine, il a fallu qu’un autre orateur politique, le comte de Clermont-Tonnerre, priant l’Assemblée nationale de s’expliquer sur les Droits de l’homme et sur l’égalité de tous les Français, demandât la réhabilitation formelle de ces deux professions, « que la loi met sur le même rang : » celle de bourreau et celle de comédien. C’était le 22 décembre 1789. La veille, Rœderer, ouvrant le débat, avait négligé le bourreau ; mais il avait, lui aussi, associé la cause des comédiens à une autre, à celle des Juifs.

Ce n’est pas de Grèce, apparemment, que le mal nous était venu, ou du moins le préjugé contre cette classe d’artistes ; et ce n’est pas non plus de Chine, quoiqu’il y sévisse, d’après notre collaborateur M. Tcheng-ki-tong, depuis bien des siècles : c’est de Rome. N’en déplaise à M. Maugras, — qui, d’ailleurs, ne m’opposerait que des propos vagues, — je crois bien que l’art théâtral, à Rome, ne fut pas d’origine religieuse ni nationale ; qu’il fut un agrément laïque, d’importation étrangère. Ce n’est qu’assez tard qu’on s’avisa de lui donner un air qui ne fût pas profane. Accusé de corrompre les mœurs, Pompée ajoute à son théâtre un temple de Vénus, afin de pouvoir l’appeler, dans l’acte de dédicace, « un temple auprès duquel on a disposé des gradins, » Vers la fin de l’Empire, le gouvernement rattache à la cause désespérée du paganisme les spectacles et les jeux ; il exempte de l’infamie légale, comme revêtus d’un ministère sacré, tous ceux qui aident, sans y participer directement, aux représentations scéniques. Mais ce ne sont là que des expédiens, des roueries de jargon officiel, dont personne n’est dupe, — pas même Tertullien, qui s’écrie : « On étude la morale par la superstition ! » Le théâtre romain est d’abord laïque ; les premiers acteurs sont des esclaves, et, comme tels, soumis au pouvoir absolu du prêteur. Des affranchis, des hommes libres, viennent-ils grossir la troupe, ils tombent sous le même régime : ils sont notés d’infamie. Et qu’on ne soupçonne pas là quelque spéciale cruauté contre le métier d’histrion : les mathématiciens, — Voltaire ne manquera pas de le rappeler, — les astronomes aussi et les médecins, ont le même sort, par la même raison : c’est que la plupart, Grecs achetés, Africains pris à la guerre, sont de condition servile. Ajoutez que, par la suite, pour le public cosmopolite de la Rome impériale, presque tout l’art de la comédie se réduisit à celui de la pantomime, assurément moins relevé. Entre tous les spectacles, enfin, les jeux du Cirque devinrent les plus goûtés : c’était une belle fête, sans doute, qu’un gala sous Trajan, où succombaient dix mille gladiateurs : mais, n’eussent-ils pas été des captifs ou des esclaves, pouvait-on les estimer autrement que des figurans ? Je ne puis admettre que ces hommes, en mourant, aient joué la comédie.

Tel quel, ou plutôt recommandé au goût public par sa remarquable obscénité, le théâtre, à la fin de l’empire, avait la vogue ; les dieux étant mal en point, il fut appelé à la rescousse : deux raisons, pour une, de paraître damnable aux Pères de l’Église. Jamais cependant un concile œcuménique ne frappa de ses rigueurs la profession de comédien. Le concile d’Elvire (Espagne) et celui d’Arles (en Provence) prononcèrent seuls sur la question ; le canon 5 du dernier contient la doctrine en peu de mots : « Ordonnons que tous les cochers du cirque et les comédiens soient séparés de la communion tant qu’ils exercent ce métier. »

Et voilà pourquoi, le 21 décembre 1789, Rœderer dut prendre la parole ; pourquoi le concile de Soissons, en 1849, dut déclarer, contrairement à une Encyclopédie théologique publiée en 1847 : « Quant aux comédiens et aux acteurs, nous ne les mettons pas au nombre des infâmes ni des excommuniés. » — Parce que le préteur, au temps de la république romaine, avait noté d’infamie des gens de condition servile, et parce que deux réunions d’évêques, en 305 et 314 après Jésus-Christ, avaient excommunié des suppôts du paganisme, des bateleurs indécens, Lekain n’était pas admis à témoigner en justice, et le curé de Saint-Roch refusa ses prières à l’âme de Mlle Raucourt.

M. Maugras a reconnu ces causes de l’infamie civile et de l’infamie canonique des acteurs ; il a désigné ces deux sources ; il a suivi jusqu’à l’ère moderne le cours de ce double préjugé en France, tantôt caché, tantôt à ciel ouvert.

D’abord l’art théâtral se repique en bonne terre religieuse, aussi naïvement que s’il fleurissait pour la première fois : trois chanoines, le jour de Pâques, la tête voilée de leur aumusse, figurent les trois saintes femmes ; peu à peu, dans les monastères, dans les cathédrales, sont célébrés de véritables drames ecclésiastiques ; le jeu des mystères, comme jadis en Grèce, gagne le parvis, puis s’éloigne du temple. Les Confrères de la Passion en viennent à jouer pour leur compte ; ils commencent encore par cette annonce : « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, nous allons représenter devant vous,.. » et ils terminent par ce couplet : Te Deum laudamus ; .. avant ou après plus d’un « miracle, » on donne un sermon, qui est le principal, comme plus tard, en certaines matinées, avant une œuvre classique, on donnera une conférence, qui sera l’accessoire ; mais le théâtre, en somme, est devenu laïque. Aussi l’Église, en ayant perdu le patronage, lui retire sa faveur. N’est-elle pas l’Église de France, qui, pour se défendre contre les empiétemens des papes et leurs nouveautés en matière de discipline, déclare immuable l’ancien droit, tel qu’il a été établi par « la pratique et la théorie des huit premiers siècles ? » Or les conciles d’Elvire et d’Arles sont du quatrième. Ce n’est plus seulement les jongleurs et les farceurs nomades, c’est au moins certaines bouffonneries usurpées sur le clergé, renouvelées de la fête des Fous et de l’Ane, c’est aussi les rapports des clercs avec les comédiens qu’il faut sévèrement proscrire, tandis que, par-delà les Alpes, une comédie licencieuse d’un cardinal (Bibbiena) est applaudie par un pape (Léon X). Survient d’autre part la réforme pour interdire les « momeries » et même « le Roy boit » et le Mardi gras, comme occasions de perte de temps ; les a tragédies, comédies, farces et moralités,.. comme apportant corruption des bonnes mœurs, » — et jusqu’aux marionnettes !

Cependant l’État se montrait plus rigoureux que l’Église. Charlemagne, empereur d’Occident, avait rétabli le régime de la loi romaine sur les bateleurs forains, mais sur eux seulement ; et ses successeurs, rois de France, furent plutôt bienveillans pour les comédiens, hormis Philippe-Auguste, assez rude personnage, et Louis IX, qui était Saint-Louis. Mais les parlemens ! .. Aussitôt que possible et jusqu’en 1789, ils s’en tinrent plus exactement que le clergé à la doctrine des fameux conciles ; perpétuellement, leur autorité demeura plus ferme et plus tracassière. en 1477, à Paris, pour quelques licences politiques, des Clercs de la Basoche sont condamnés aux verges, à la confiscation, au bannissement. En 1541, non-seulement les exercices des bateleurs sont interdits parce que le peuple y dépense trop d’argent (comme, de nos jours, les exercices des bookmakers), mais encore les représentations des Confrères sont suspendues, parce qu’il s’y donne des rendez-vous, u assignations d’adultère et de fornication. » (Cependant, ce n’est qu’au XVIIe siècle que les femmes, d’après le P. Lebrun, apprendront dans Georges Dandin à tromper leurs maris ! ) Enfin ces mêmes Confrères, peu après leur installation à l’hôtel de Bourgogne, reçoivent défense de jouer des sujets sacrés. — Il est vrai que ce fut un bien : le théâtre classique, qui renaissait dans les collèges, profita de cette interdiction ; il y parut assez vite, après que les Confrères eurent cédé leur scène et leur privilège à une troupe franchement profane, qui reçut d’Henri IV une subvention,.. une subvention de 1,200 livres !

Le XVIIe siècle, pour les acteurs, commence bien : la troupe de l’hôtel de Bourgogne, sous Louis XIII, devient « troupe royale des comédiens, » et passe, avec ce titre, du ressort du parlement sous le bon plaisir du roi. On sait assez quel amateur de théâtre est le cardinal de Richelieu. L’abbé d’Aubignac, son ami, écrit un Projet de réforme, où il fait aux comédiens l’honneur de les constituer en véritable communauté : — les filles ne pourraient jouer qu’avec leur père ou leur mère ; les veuves, après un an de congé et six mois de recherches, devraient se remarier ; toute la confrérie serait logée gratis autour de la salle, sous la surveillance du supérieur ou grand-maitre, qui serait sans doute l’abbé d’Aubignac. — Enfin le roi lui-même, en sa déclaration de 1641, ordonne : «… En cas que lesdits comédiens règlent tellement les actions de théâtre, qu’elles soient du tout exemptes d’impureté, nous voulons que leur exercice… ne leur puisse être imputé à blâme, ni préjudicier à leur réputation dans le commerce public. »

Mazarin succède à Richelieu, même dans son goût des spectacles. Cardinal pareillement et, de plus, Italien, il accorde une protection spéciale à ses compatriotes, régis en-deçà des Alpes comme au-delà par les coutumes de la cour de Rome, plus clémentes que celles du clergé français. Déjà, en 1604, Isabelle Andreïni, de la troupe des ducs de Mantoue, après une heureuse campagne à Paris, étant morte à Lyon, par mégarde, elle avait eu presque à s’en louer : elle serait arrivée au terme de son voyage et aurait eu affaire aux prêtres de son pays, qu’elle n’eût pas obtenu de plus belles funérailles, ni une inscription plus élogieuse dans une église ! On peut aimer plus ou moins l’opéra, a qui nous vint d’Italie, » et disputer s’il « lui vint des cieux ; » mais le certain est que Mazarin lui-même l’appela chez nous, en 1645. Et il n’est pas plus douteux qu’en 1660, — année où Sganarelle fut joué devant le cardinal, — une messe, avec le Deum, pour célébrer la Paix des Pyrénées, ait été chantée dans l’église Saint-Sauveur par les soins de la troupe de l’hôtel de Bourgogne. Après la cérémonie, déclare Loret,

Le curé, prêtres et vicaires,
Chantres, comédiens et moi,
Criâmes tous : Vire le roi !


Ce roi, c’est Louis XIV, éclatant de jeunesse et de gloire, majestueux déjà, mais vif, mais pimpant, mais poussant avec joie sa fortune et ses bonnes fortunes, menant les affaires de l’État et les plaisirs de son âge avec une même ardeur héroïque et galante, c’est le vainqueur de La Vallière, le prince de l’Ile enchantée. Le voici, dans cette illustre fête, dans ce rêve de l’Arioste réalisé par un génie magnifique, le voici en tête de sa quadrille, armé à la façon des Grecs, représentant Roger. Mais derrière cette quadrille, formée de MM. les ducs d’Enghien, de Noailles, de Guise, de Foix, de Coaslin, etc., qui donc apparaît sur un char, qui donc cet Apollon, en l’honneur duquel ces chevaliers vont renouveler les jeux pythiens ? C’est le sieur La Grange. A ses pieds, figurant « les quatre siècles, » sont assis ses camarades Du Croisy et Hubert, Molière, Mlle de Brie. Le siècle d’or, c’est Mlle Molière ; le hasard, apparemment, s’y connaît en symboles : ce règne s’annonce comme singulièrement propice aux comédiens. Avec un visage plus riant que celui du prince de Danemark, le roi de France leur dit : « Vous êtes les bienvenus, mes maîtres ! bienvenus tous ! » Et si l’un de ses courtisans parlait de les traiter « selon leurs mérites, » il ne manquerait pas, lui non plus, de s’écrier : « Beaucoup mieux ! .. Traitez-les selon votre rang, selon votre dignité ! »

Le caprice d’un tel souverain vaut mieux pour les acteurs que la justice des parlemens : il maintient en vigueur la déclaration de 1641 ; il fait passer dans les mœurs les effets de la loi. D’autre part, le vieux droit canonique, sans être aboli, dort dans les rituels. Les Jésuites, qui naguère défendaient tous les spectacles, hors celui d’un hérétique « mis à la torture ou brûlé vif, » les Jésuites s’adoucissent et font de leurs collèges autant de théâtres de société, où le public même s’introduit. Après les charades édifiantes ou didactiques, viennent les tragédies et comédies latines et françaises, voire les ballets où, avec les élèves, sont mêlés des danseurs de profession. En 1658, au collège Saint-Ignace, Loret admire le pas de « la Vérité sortant du puits… » Holà ! .. On se rassure en pensant que les femmes, à cette époque, ne dansaient pas sur la scène : c’est le Vrai, tout bonnement, qu’on voyait chez les Jésuites sous le costume de la Vérité. D’autres fictions, d’ailleurs, éveillent moins d’inquiétudes ; celle-ci, par exemple : Jansénius enchaîné figure dans le cortège triomphal de la Grâce suffisante.

Hélas ! Jansénius n’est pas sitôt vaincu et inoffensif. Desmarets de Saint-Sorlin ayant à la légère taquiné ses disciples, Nicole fulmine contre les gens de théâtre, « empoisonneurs publics, non des corps, mais des âmes… La comédie est une école et un exercice de vice. Le métier de comédien est un emploi indigne d’un chrétien ; ceux qui l’exercent sont obligés de le quitter. » Ainsi gronde le moraliste de Port-Royal ; et, comme un écho qui aggrave le son, la voix du prince de Conti prononce : « La troupe des comédiens est une troupe diabolique. » Tartufe, qui survient, n’apaise pas ce tapage. La sévérité de l’Église est réveillée. En 1671, Floridor tombe malade et veut se confesser ; avant de l’entendre, le curé de Saint-Eustache exige qu’il renonce au théâtre : il y renonce, il meurt, — et on l’enterre sans cérémonie. S’il avait su, il ne serait pas mort ! En 1673, c’est le tour de Molière ; aux dernières Pâques encore, il a communié : « J’en suis fort aise, paraît dire M. Harlay de Champvallon, archevêque de Paris ; eh bien ! adieu maintenant,.. ou plutôt au diable ! »

Tout va de mal en pis. La troupe de Molière et celle de l’hôtel de Bourgogne, en 1680, ont beau se réunir sous le titre de « Comédiens du Roi ; » la nouvelle compagnie a beau appartenir à la « maison du roi » et n’être sujette qu’à son pouvoir, délégué aux quatre premiers gentilshommes de la chambre, voici qu’elle reçoit l’ordre, en 1687, de déloger de l’hôtel Guénégaud, — et pourquoi ? Parce qu’il est trop voisin du collège des Quatre-Nations, qui va s’ouvrir sous l’autorité de la Sorbonne. C’est la Sorbonne elle-même qui réclame cette expulsion : ô M. Larroumet ! .. Et voici la Comédie en état de vagabondage : c’est le curé de Saint-Germain-l’Auxerrois, celui de Saint-André, celui de Saint-Eustache, qui la font écarter de leurs paroisses, — jusqu’à ce qu’elle trouve un asile sur le territoire de Saint-Sulpice, juste un siècle avant la Révolution.

C’est que, même après le désastre des Jansénistes, leur esprit, sur ce point, demeure le maître. L’Église gallicane considère la doctrine du concile d’Arles comme faisant partie de ses biens propres : point de sacremens, point de sépulture pour les comédiens ; chaque dimanche, au prône, les curés de Paris rappellent cette exclusion. Nul espoir d’un traitement meilleur : la clé du ciel a été jetée dans un puits, il y a tantôt quatorze cents ans ! Un brave théatin, le P. Caffaro, — à qui, sans doute, Polyeucte, le Misanthrope et Athalie ne paraissent point aussi damnables que les parades impudiques des derniers temps du paganisme, — le P. Caffaro se porte garant que le théâtre, à présent, chez nous, « ne contient que des leçons de vertu, d’humanité et de morale, et rien que l’oreille la plus chaste ne puisse entendre. » Il attire sur le théâtre et les acteurs les foudres de Bossuet. L’évêque de Meaux, qui bannit de son diocèse même les marionnettes, souscrit aux moins charitables sentences contre les comédiens : « Saint Thomas regarde leur profession comme infâme, et il appelle gains illicites et honteux ceux qui proviennent de la prostitution et du métier d’histrion. »

Cependant Louis XIV et Racine se font ermites. Le vieil élève de Mme de Maintenon a d’autres scrupules que ceux de l’empereur Arcadius, qui maintenait les spectacles, contrairement au vœu de saint Chrysostome, « de peur d’attrister le peuple. « Il s’attriste lui-même. Il confie bientôt une véritable censure des théâtres au lieutenant de police. Un témoin peut déclarer : « L’opéra et la comédie sont devenus des divertissemens bourgeois, et on ne les voit presque plus à la cour. » Racine, l’aimable Acante qui naguère écrivait à son ami Poliphile : « Toutes les femmes ici sont éclatantes et s’y ajustent d’une façon qui est la plus naturelle du monde. Et, pour ce qui est de leur personne, color verus, corpus solidum et succi plénum.., » — ce même Racine écrit à son fils : « Je sais bien que vous ne serez pas déshonoré devant les hommes en allant au spectacle, mais comptez-vous pour rien de vous déshonorer devant Dieu ? » Lorsqu’il apprend que la Champmeslé, sa Champmeslé, est agonisante, il s’afflige surtout « de l’obstination avec laquelle cette pauvre malheureuse refuse de renoncer à la comédie, ayant déclaré… qu’elle trouvait très glorieux pour elle de mourir comédienne. » Et le tendre poète forme ce vœu tout sec : « Il faut espérer que, quand elle verra la mort de plus près, elle changera de langage, comme font d’ordinaire la plupart de ces gens qui font tant les fiers quand ils se portent bien. »

Nous touchons au XVIIIe siècle, où les comédiens subiront, de la part des autorités, civile et ecclésiastique, les rigueurs les plus humiliantes, en même temps qu’ils recevront des gens du monde les familiarités les plus flatteuses et, de tout le public, les adulations les plus enthousiastes. Nous y regarderons bientôt, avant d’examiner leur condition actuelle, établie ou préparée par la Révolution française, et leur sort à venir, toujours plus heureux sans doute, — puisque, présentement, après ce naufrage de la vieille société, dont toutes les épaves flottent également à la surface de l’océan calmé, les comédiens paraissent encore s’élever à de nouvelles gloires, et que leur légende des siècles, elle aussi, semble s’achever par ces deux titres : Pleine mer, Plein ciel !


Louis GANDERAX.

  1. L’Abbé Galiani, la Jeunesse de Mme d’Epinay, les Dernières années de Mme d’Epinay, la Vie intime de Voltaire etc., par Lucien Pérey et Gaston Maugras ; Calmann Lévy, éditeur.