Revue dramatique - La Comédie-française et l’art de la mise en scène

Revue dramatique - La Comédie-française et l’art de la mise en scène
Revue des Deux Mondes3e période, tome 57 (p. 455-466).
REVUE DRAMATIQUE

LA COMEDIE-FRANCAISE ET L'ART DE LA MISE EN SCENE

Étude sur la mise en scène, par M. Emile Perrin, — préface au huitième volume (1882) des Annales du théâtre et de la musique, par MM. Noël et Stoullig. Paris, 1883 ; Charpentier.

M. Emile Perrin, administrateur-général de la Comédie-Française, est un homme malicieux et grave. Pendant près de trois années, qui font cent cinquante-six feuilletons, il a essuyé sans bouger les réprimandes de M. Sarcey. Assurément l’averse ne tombait pas toutes les semaines ; au moins n’était-ce pas chaque lundi la grosse pluie : souvent ce n’était qu’à peine quelques gouttes chassées par un vent oblique, après une de ces embellies qui luisent sur l’Odéon. M. l’administrateur-général avait même ses lundis secs : le Vaudeville et le Gymnase ou, mieux encore, le Château-d’Eau avaient donné la semaine d’avant du divertissement au critique. D’ailleurs, à parler sérieusement, M. Sarcey ne considérait pas que le principal de sa besogne fût de molester M. Perrin : celui-ci, en somme, n’était pour lui qu’un en-cas ; mais quel en-cas ! C’était une merveilleuse conserve : chaque fois que manquaient les viandes fraîches, M. Sarcey la décrochait et s’en coupait une tranche. Pendant trois années, le patient n’avait pas frémi ; voici que MM. Noël et Stoullig, rédacteurs d’une sorte d’almanach des théâtres, demandent à M. Perrin la préface de leur huitième volume : M. Perrin consent à l’écrire pour la dédier à M. Sarcey, et de quel tour plaisant il l’écrit ! Il est flegmatique et pince-sans-rire autant que son adversaire est expansif et réjoui ; à le voir se mettre en travers au moment où ce bonhomme d’ogre pensait l’avaler, on croit imaginer une pantomime bizarre où le chevalier de la Triste-Figure interrompt un régal de Sancho. Pour commencer, le directeur félicite le critique sur cette « ténacité qui est un des traits de son caractère, une des forces de son talent ; » pour conclure, il lui dit avec une assurance qui ne laisse pas d’avoir bon air : « Il est convenu que je suis un administrateur néfaste pour la Comédie-Française ; vous le répétez à satiété, vous tâchez de le persuader à vos lecteurs. Eh bien ! monsieur, je ne crois pas que ce soit l’avis du public ; je ne suis même pas bien sûr que ce soit le vôtre, et vous m’excuserez de vous dire que ce n’est pas du tout le mien. » Ce commencement et cette fin ont leur prix ; entre les deux, cependant, il fallait parler de quelque chose, et M. Perrin, membre de l’Académie des beaux-arts, a disserté sur la mise en scène : il a bien choisi son sujet.

En effet, nous savons que les griefs de M. Sarcey contre M. Perrin sont de deux ordres différens : d’une part, la Comédie-Française ne donne pas assez aux belles-lettres, elle est mal pourvue de nouveautés, elle néglige le répertoire ; d’autre part, elle donne trop à la mise en scène, elle est trop occupée du décor et du costume. Sur le premier point, M. Perrin aurait peut-être quelque embarras à nier ; il ne pourrait que réclamer le bénéfice de circonstances atténuantes, discourir sur l’impuissance des auteurs et sur la « force des choses : » est-il coupable si chaque saison ne produit pas son chef-d’œuvre et s’il ne peut faire, pour préparer plus de reprises, que les après-midi soient de vingt-quatre heures ? Voilà, j’imagine, à peu près tout ce qu’il pourrait dire ; il ne pourrait soutenir, à l’encontre de M. Sarcey, que tes Rantzau, les Corbeaux et Service en campagne, avec Barberine et les Portraits de la marquise, soient un bagage considérable pour toute une année ; non, quand bien même on y ajoute les reprises de Mithridate, du Demi-Monde, de la Famille Poisson et cette déconvenue dorénavant historique, le Roi s’amuse. Mais, par bonheur, ce n’est point aux griefs de cet ordre que M. Sarcey revient le plus souvent : il est difficile d’écrire tout un feuilleton « sur la pièce nouvelle que la Comédie-Française n’a pas représentée cette semaine » ou « de la tragédie qu’elle a négligé de reprendre ; » on blâme les gens avec plus de commodité, plus de variété, plus d’abondance sur ce qu’ils font que sur ce qu’ils ne font pas. D’ailleurs M. Sarcey veut se persuader que, si M. Perrin ne monte pas plus d’ouvrages inédits ou ne remonte pas plus, d’ouvrages anciens, c’est parce qu’il est trop curieux de toiles peintes, d’étoffes et de pas à régler ; s’il n’est qu’un petit serviteur des lettres, c’est parce qu’il est grand décorateur, grand tapissier, grand costumier, grand ordonnateur de mouvemens scéniques. C’est là-dessus et sur tout le détail matériel des pièces qu’il donne, plus souvent que sur : ce qu’il ne donne pas, que M. l’administrateur-général est interpellé par le critique : c’est donc là-dessus qu’il paraît avoir plutôt à répondre, et je comprends qu’il le préfère : il a plus beau jeu sur ce chapitre. Au moins sommes-nous forcés d’approuver ce qu’il prétend faire en ces matières, sinon toujours ce qu’il fait, et de déclarer que nous approuverons tous ses actes lorsqu’ils seront d’accord avec son système ; au contraire, M. Sarcey, non content de blâmer les actes d’après le système, — qu’il n’admet que pour les juger, — réprouve le système absolument. Ainsi, M. Perrin, en choisissant ce terrain pour sa défense, obtient d’abord ce résultat qu’il divise la critique.

Il se peut que, sur un point de fait, nous nous séparions de M. Perrin et que notre témoignage lui soit moins favorable que le sien propre ; sur le point de droit, nous pensons comme lui ; nous souscrivons à ces théories que son adversaire n’accepte par hypothèse que pour l’en accabler. Faut-il, pour marquer nos positions, choisir un exemple ? ce J’ai donné tous mes soins, déclare M. Perrin, pendant plusieurs mois à la mise en scène de ce drame : le Roi s’amuse. — Vous avez eu tort, s’écrie M. Sarcey… — Vous avez eu raison, disons-nous. — Mais, en admettant que vous eussiez raison, reprend M. Sarcey, — vous n’avez pas réussi : la mise en scène du premier acte est froide et la mise en scène du quatrième indiscrète. Vos seigneurs ne bougent pas plus que des souches et votre tonnerre m’empêche d’entendre Mlle Bartet. — Point du tout, réplique M. Perrin ; ici et là tout est parfait : ici, le rideau tombe justement sur ce tableau de désordre que vous réclamez ; et là, je vous défie de trouver un tonnerre mieux appris que le mien ! » Notre avis, en l’espèce, est contraire à celui de M. l’administrateur ; nous avons pour ses seigneurs et pour son tonnerre les mêmes yeux et les mêmes oreilles que M. Sarcey. Mais qu’importe ? « Mes seigneurs bougent, dit l’un. — Ils ne bougent pas, fait l’autre, » — et nous ne les voyons pas bouger plus que lui ; mais l’important est que l’un et l’autre sont d’accord sur ce point que les seigneurs doivent bouger, et nous nous entendons avec eux là-dessus. « Mon tonnerre fait sa partie sans couvrir celle de l’acteur. — Point ! il la couvre ! » Il nous semble bien qu’il la couvre, en effet ; mais l’important est que tout le monde soit d’accord là-dessus, qu’il ne doit point la couvrir ; personne n’y contredit. L’accident nous intéresse peu ; la théorie seule a du prix à nos regards ; elle serait ruinée si M. Perrin convenait que sa mise en scène est mal réglée, s’il ajoutait : « Je m’en moque, » et si M. Sarcey ne s’en était même pas aperçu. Mais on voit que c’est tout le contraire : l’un s’évertue à nier le cas et l’autre à le prouver ; c’est donc que le cas a de l’importance. Vainement on dira que M. Sarcey n’admet cette importance que par hypothèse et pour vexer M. Perrin sur le terrain même qu’il a choisi ; l’acharnement de sa critique est le gage de sa sincérité : si cette mise en scène ne l’avait, en effet, choqué, il ne crierait pas si fort, et si, à l’occasion, une faute en ces matières l’irrite, c’est que ces matières ne lui sont pas indifférentes. La théorie, après ce débat, demeure intacte : le jugement sur le fait ne prévaut pas contre elle ; même elle tire gloire de l’accusation aussi bien que de la défense. La théorie, M. Perrin, dans cette préface, l’expose à merveille : « Il faut admettre, dit-il, que toute pièce de théâtre est faite pour être représentée… Il faut les clartés de la scène pour donner à une œuvre dramatique son vrai relief, sa puissance, sa vie… Les chefs-d’œuvre ne perdent rien à être entourés de plus de soins qu’on ne leur en a longtemps accordé… C’est par un progrès continu, logique que la mise en scène a pris une réelle importance dans le théâtre moderne ; ce progrès s’est accompli avec l’assentiment, la complicité du public, sous l’effort combiné des auteurs et des comédiens animés d’un même désir, marchant vers un même but : obtenir du théâtre le plus d’illusion possible… Il faut que tous les arts accessoires qui doivent concourir à l’illusion théâtrale se fassent des serviteurs dociles de l’auteur… « la loi d’harmonie, voilà leur règle… Leur influence est d’autant meilleure qu’elle est mieux dissimulée et que le public la ressent plus à son insu… L’importance du décor et du costume ne doit jamais être une préoccupation pour le spectateur ;… mais rien en cela ne doit être donné au hasard : le temps ni la dépense ne doivent compter ; le jeu des acteurs, le mouvement de chaque scène, l’aspect du décor, la juste harmonie de chaque accessoire, doivent être réglés avec le soin le plus scrupuleux, parce que du bon accord de toutes ces choses dépend souvent la bonne impression reçue par le public. »

Voilà, resserrée en vingt lignes, la théorie de M. Perrin sur la mise en scène ; il confesse, d’ailleurs, que son ambition est de faire de la Comédie-Française, pour la perfection où elle pousse cet art, le modèle des autres théâtres : on sait, en effet, qu’il n’y épargne « ni le temps, ; ni la dépense, » — et c’est justement là-dessus que le querelle M. Sarcey. L’éminent critique préférerait que la Comédie-Française consacrât aux ouvrages qu’elle monte beaucoup moins d’heures et d’argent, et quelle en montât davantage ; Moi aussi, je voudrais qu’elle renouvelât plus souvent son affiche, qu’elle ouvrit ses portes à plus de comédies nouvelles, qu’elle entretînt dans leur lustre un plus grand nombre de vieilles pièces Ï mais peut-être est-ce lui demander l’impossible. Je regretterais qu’elle renonçât au souci d’une représentation parfaite : j’imagine qu’elle pourrait faire plus sans se résigner à faire moins bien ; mais s’il faut absolument choisir entre la quantité des œuvres et la qualité de l’exécution, c’est encore, je l’avoue, pour la qualité que je me déciderai.

Pour faire beaucoup de besogne et la faire médiocre, n’avons-nous pas l’Odéon ? C’est son rôle de tenir beaucoup de pièces au répertoire, comme un Bouillon Duval tient beaucoup de plats au bain-marie ; c’est son rôle d’accommoder à la hâte un grand nombre de comédies, voire de tragédies nouvelles. La Comédie-Française, à mon sens, a droit d’aimer la perfection : il se peut que son menu soit trop court, et nous consentons volontiers qu’elle l’allonge, s’il est moyen de le faire sans rien gâter ; mais nous maintenons surtout qu’il ne doit rien porter que d’exquis, de médité, de fait à point. On dira que M. Perrin agit moins bien qu’il ne parle ; qu’il viole à chaque instant cette loi d’harmonie qu’il proclame ; qu’il fait prévaloir sur le principal ce qu’il nomme si justement l’accessoire ; nous lui laisserons le soin de le nier et d’affirmer qu’il touche à la perfection ; il nous suffit qu’il y prétende, et, même si, par cette prétention, il est induit, dans quelque faute, s’il fait le mal en visant maladroitement au bien, nous en rejetterons le tort sur l’infirmité humaine, nous nous garderons de crier haro sur le pécheur. Il a péché, par excès de zèle pour un certain art, contre les lois de cet art après les avoir promulguées, nous craindrions, par trop de dureté, de décourager son zèles : or, il est bon, à notre avis, que dans un théâtre au moins on s’efforce même si l’on n’y réussit pas, de produire des exemplaires parfaits de cet art. Que la Comédie-Française soit le palais, de la mise en scène : cette déesse moderne n’a pas le choix entre tant de demeures !

Qu’on jette un coup d’œil, en effet, sur l’histoire du théâtre en France[1] : on verra par quel progrès continuel, depuis deux cents ans, depuis un siècle et demi surtout, nous sommes vernis à cette idée qu’il doit exister une convenance exacte du décor et du costume au drame et que pas même un mouvement, dans la représentation scénique d’un ouvrage, ne doit être abandonné au hasard. Depuis le théâtre de la rue Mauconseil où se jouaient les pièces de Jodelle entre trois morceaux de tapisserie, deux formant les côtés de la scène et le troisième tendu dans le fond, nous sommes devenus un peu plus difficiles en fait de matériel de théâtre. Dès la construction de la salle du Palais-Royal et l’apparition de Miramet — qui n’avait qu’un décor, mais fait exprès, — il se trouva, des critiques pour protester contre ces exigences nouvelles ; l’abbé de Marolles, tout abbé qu’il était, fut en cela le précurseur de M. Sarcey : grand ennemi des « machines » et « perspectives, » il se plaignait que « cet embarras inutile, » divertit le public des beaux vers. Pourtant, l’abbé de Marolles n’eut pas raison de cet art importé d’Italie. Si, pendant longtemps, le luxe des décors fut réservé aux « comédies en musique, » aux ballets, à l’Opéra, c’est d’un décor simple et en quelque sorte neutre suffisait le plus souvent à des ouvrages composés sous le régime de l’unité de lieu ; c’est aussi que le public du XVIIe siècle voyait plutôt avec les yeux de l’esprit qu’avec les yeux du corps ces héros plus spirituels que matériels de la tragédie et de la comédie classiques. Ce n’est pas pour uns autre raison qu’il laissait la fantaisie maîtresse du costume au théâtre. À ces vers à Cinna :


Le fils tout dégouttant du meurtre de son père,
Et, sa tête à la main, demandant son salaire…


lorsque l’acteur Baron, pour figurer cette tête, agitait son chapeau de cour à plumes rouges, ce n’était pas un chapeau, mais une tête que les spectateurs voyaient par la pensée. Aujourd’hui, si M. Mounet-Sully, M. Dupont-Vernon ou quelque autre, en costume contemporain, agitait de la sorte en déclamant ces vers un « tuyau de poêle » en soie ou bien un « claque » de soirée, il n’y aurait personne dans la salle qui s’imaginât voir autre chose que ce « tuyau de poêle » ou ce « claque ; » l’effet serait désastreux. Nous ne pouvons plus voir des Grecs que dans une architecture grecque et des Romains que sous un vêtement romain.

Est-ce tel ou tel réformateur qu’il faut accuser de ces changemens ? Est-ce Marmontel et Diderot ? Est-ce Lekain et Mlle Clairon ? Est-ce Talma ? Est-ce les romantiques ? Le certain est que, pour procurer l’illusion au public, il a toujours fallu, depuis un siècle et demi, des décors et des costumes qui convinssent plus proprement au drame ; il n’est pas d’abbé de Marolles qui puisse nous ramener en arrière. M. Sarcey assurément ne prétend pas que nous reculions jusqu’au-delà de Mirame : il se contenterait de décider que le magasin de décors de la Comédie-Française doit se composer d’un péristyle de temple, d’une place publique, d’un vestibule de palais, d’une forêt et d’un salon ; que la garde-robe d’un sociétaire doit contenir un costume antique, un habit Louis XIV, un habit Louis XV, un « complet » moderne. Lui prêtè-je plus de goût qu’il n’en a pour la simplicité ? Au moins il a déclaré, — mais ceci en termes exprès, — qu’il regrettait et voudrait voir revenir le temps encore proche de nous où les comédiennes pouvaient jouer la plupart des personnages contemporains, en robe de mousseline : « un ruban noué autour de la taille marquait que la robe était de cérémonie ; et ces costumes, après avoir servi au théâtre, étaient encore d’usage à la ville. » Outre que la mousseline apparemment était plus solide en ce temps-là qu’aujourd’hui, je vois une foule de raisons pour qu’il soit impossible de restaurer des conventions de cette sorte. Mlle Sarah Bernhardt, assure-t-on, doit jouer Froufrou l’hiver prochain : un ruban noué autour de sa taille sur une robe de mousseline ne marquerait pas pour les yeux ni pour l’imagination du public qu’elle est la frivole héroïne de MM. Meilhac et Halévy, pas plus qu’un écriteau accroché à l’un des portans ne marquerait que nous sommes dans son salon et non sur une place publique ni dans un autre salon, celui des Ganaches ou du père Grandet. Il serait superflu de rappeler qu’une enseigne de ce genre suffisait aux spectateurs de Shakspeare pour s’imaginer que la scène représentait une forêt ou la pleine mer : dans l’art théâtral comme dans les autres, les conventions dénoncées ne se rétablissent pas ; la ruine de celles-là, au contraire, annonce la ruine de celles-ci. Le progrès de la mise en scène vous afflige-t-il ? Voilez-vous la face : vous n’êtes pas au bout de vos chagrins. Les partisans de l’art nouveau, — j’entends les lettrés et non les entrepreneurs d’exhibitions, — condamnent les premiers tout décor, tout costume, tout mouvement qui ne serait pas utile proprement au drame ; ces artifices de spectacle sont, de l’aveu de tous, faits pour les théâtres de féerie, qui ne veulent qu’amuser les yeux. Il faut laisser à ceux-là tout ce faux luxe de tableaux, de Vêtemens et de cortèges qui n’ont de prix que par eux-mêmes : l’auteur dramatique les trouvera précieux partout ailleurs que dans un drame ; il n’a pas donné son ouvrage comme un prétexte à les exposer. Mais peu à peu l’idée s’est formée que le décor et le costume et toute la mise en scène doivent s’accommoder exactement à l’époque et au lieu de l’action, ou, si l’auteur n’a pas pris garde de marquer cette époque et ce lieu, au temps et au pays de l’auteur, et par surcroît, dans l’un et l’autre cas, autant du moins qu’il se peut faire, à la condition, aux mœurs, au caractère du personnage. Que la mise en scène ainsi entendue puisse nuire au drame, je n’imagine pas que personne s’avise de le soutenir ; qu’elle lui serve plus ou moins, on disputera là-dessus, mais d’un commun accord on reconnaîtra qu’elle lui sert. D’ailleurs, à consulter l’histoire, à voir le perpétuel progrès des exigences du public, ceux mêmes qui veulent qu’aujourd’hui cette mise en scène soit utile sans admettre qu’elle soit nécessaire, doivent bien se douter qu’un jour utilité deviendra nécessité. Un tel état de cet art moderne est donc au moins l’idéal vers lequel les directeurs de théâtre doivent insensiblement le pousser. Voit-on assez clairement combien il en est encore loin ? Si l’on se reporte en arrière de deux siècles, on admire peut-être les changemens obtenus ; mais si l’on regarde vers l’avenir, on ne peut manquer de trouver que nous sortons à peine de la barbarie. Au moins ne aut-il pas décourager ceux qui s’efforcent à nous en tirer. Nous savons ce qu’il faut faire ; c’est l’avantage le plus solide que nous ayons jusqu’ici sur nos devanciers : au moins ne faut-il pas gêner ceux qui commencent de le faire ; nous devrions compte de cette malveillance à nos successeurs.

Est-ce, d’aventure, dans cette partie de l’art qu’on appelle proprement la « mise en scène, » est-ce dans la façon de régler les rapports du jeu d’un acteur au jeu des autres que nous avons fait depuis deux cents ans tant de progrès qu’il soit prudent de nous arrêter ? « Molière, dit La Grange, n’était pas seulement inimitable dans la manière dont il soutenait tous les caractères de ses comédies, mais il leur donnait encore un agrément tout particulier par la justesse qui accompagnait le jeu des acteurs ; un coup d’œil, un pas, un geste, tout y était observé avec une exactitude qui avait été inconnue jusque-là sur les théâtres de Paris. » Avons-nous trop renchéri déjà sur les scrupules de Molière ? Mais il m’a été donné, le mois dernier, d’assister à une répétition générale, non pas dans un petit théâtre, mais dans un grand, non pas dans un théâtre libre, mais dans un théâtre subventionné par l’état, non pas d’un ouvrage qu’on pût négliger sans honte, mais d’une œuvre acclamée par toute l’Europe et que l’honneur commandait de nous rendre au moins avec le soin que le directeur d’une petite ville d’Allemagne, d’Amérique, d’Angleterre ou d’Italie avait mis à la produire : j’ai vu à l’Opéra-Comique la répétition générale de Carmen. Les acteurs, les choristes, les figurans étaient en habit de ville ; aucun décor, du moins aucun décor complet, n’était planté sur la scène ; la plupart des mouvemens n’étaient qu’à peine réglés ; quelques-uns étaient essayés, ce jour-là, pour la première fois : c’était la dernière répétition générale.

Le surlendemain, malgré la protestation des auteurs, qui demandaient au moins une répétition générale avec décors et costumes, une répétition, une seule, — qu’en eussent dit Molière et La Grange ! — où les mouvemens de scène fussent ordonnés ; malgré les avis, les plaintes, les objurgations de toute sorte, M. le directeur de l’Opéra-Comique, maître chez lui comme un négrier à son bord, donnait la première représentation de la pièce. M. Perrin était dans la salle : est-ce le lendemain qu’il écrivit ces lignes : « Le moindre heurt, une maladresse, un écart, peuvent compromettre l’effet d’une belle scène, faire éclater le rire lorsqu’on comptait sur les larmes, changer la fortune d’une pièce et la faire tourner en désastre ? » Assurément ce ne fut pas le cas : la grâce de l’ouvrage fut la plus forte ; et M. Sarcey, par un certain tour, pourrait triompher de cet exemple : « Voilà, me dirait-il, un opéra dont la mise en scène si détestable et qui cependant réussit à miracle ; vous voyez bien que cette partie de l’art n’a qu’une faible importance ! » Je lui répondrais que, si la mise en scène de Carmen eût été bonne, le plaisir du public, quelque vif qu’il fût, s’en serait encore avivé ; au moins n’eût-il pas manqué à chaque instant d’être gâté par la rupture de l’illusion théâtrale. J’inviterai M. Carvalhe à méditer l’opuscule de M. Perrin.

Si de pareils manquemens à l’art sont possibles à l’Opéra-Comique et lorsqu’il s’agit de Carmen, que sera-ce pour un ouvrage moins digne de respect, dans un théâtre de comédie ou de drame, dont le directeur est tenu seulement de suivre la voie de son intérêt, — qu’il ne connaît pas toujours ? Si l’on réfléchit à quel degré de bassesse peut rester presque partout cet ait de la mise en scène auquel Molière, selon le témoignage de La Grange, attachait tant de prix, on trouvera bon que justement l’administrateur de la maison de Molière s’efforce de le pousser plus haut. Qu’il n’atteigne pas toujours où il vise, qu’il ne donne pas toujours, au spectateur « la sensation de la vie vraie, » qu’il n’ordonne pas toujours ses comédiens « selon la logique de la scène et de la situation, » c’est possible et même certain ; mais au moins sait il qu’il faut le faire, au moins, veut-il le faire et n’y épargne-t-il ni ses soins, ni son temps, ni l’argent de la maison ; il est ce directeur dont il parle, qui « recommence vingt fois la besogne, » qui « cherche, étudie, compare le mouvement de chaque scène, » jusqu’à ce qu’il soit à peu près content de l’effet ; il offre toujours l’exemple de la conscience, et le diable serait contre lui qu’il offrirait, quelquefois l’exemple du succès. Assez de gens peuvent profiter à ses leçons pour que nous ne le découragions pas de les donner.

Sur le décor et le costume, il est à peine besoin d’insister. On n’admettrait même, plus les héros presque immatériels du théâtre classique dans une architecture et sous des vêtemens dont la convention s’éloignerait trop de la vraisemblance. Agamemnon, Joad ou les Horaces, dans une perspective à la Le Nôtre, nous paraîtraient presque aussi déplacés que dans une gare de chemin de fer. Achille sous une perruque Louis XIV, Auguste affublé de cet « habit à la romaine » que le grand roi portait dans les carrousels, nous sembleraient presque aussi ridicules qu’en redingote ou en frac Même les décors et les costumes composés d’après l’antique par des dessinateurs de l’école de David, par des artistes épris de la statuaire et qui négligent comme frivole le menu détail de l’architecture, du mobilier ou du vêtement, même ceux-là qu’on peut trouver fort bien imaginés pour ces personnages qui ne sont proprement, à coup sûr, ni des Grecs ni des Romains, ceux-là même bientôt ne nous donneront plus l’illusion scénique. L’antiquité nous est devenue plus familière : il suffit que ces personnages se nomment Grecs et Romains, pour que bientôt nous ne supportions plus de les voir autrement que dans des décors et des costumes que M. Schliemann et M. Duruy déclareront exacts. Au moins on n’accepterait plus de voir joueur Tartufe et le Misanthrope en habits Louis XV et Louis XVI, comme on le lit pour Tartufe jusqu’en 1829, pour le Misanthrope jusqu’en 1837 ; pas plus que de voir jouer l’Épreuve ou le Mariage de Figaro, avec les costumes de l’empire et de la restauration. Qu’on observe l’époque et le lieu de l’action lorsque l’un et l’autre sont marqués dans l’ouvrage ; la date et la patrie de l’ouvrage, lorsque la scène se passe dans le temps et dans le pays de l’auteur, voilà ce que nous exigeons chaque jour avec plus de rigueur. Est-il besoin de répéter que le décor et le costume doivent convenir aussi à la condition, aux mœurs, au caractère du personnage et même à sa situation particulière dans chaque scène ? On connaît ce trait de Molière entrant chez sa femme, le soir de la première représentation de Tartufe et la trouvant parée de ses plus beaux atours : « Comment donc, mademoiselle, s’écrie-t-il, que voulez-vous dire avec cet ajustement ? Ne savez-vous pas que vous êtes incommodée dans la pièce ? et vous voilà éveillée et ornée comme si vous alliez à une fête ! Déshabillez-vous vite, et prenez un habit convenable à la situation où vous devez être. » Le salon de l’Avare ne sera pas le même que celui du Bourgeois gentilhomme, ni la toilette d’Agnès ou d’Henriette celle de Cathos ou d’Uranie.

Mais dans nos pièces modernes, quels soins plus délicats ne faudra-t-il pas pour assurer la perpétuelle convenance du décor et du costume au drame ! Non-seulement nous sommes mieux renseignés sur nos contemporains que sur les Grecs et les Romains ou sur nos pères, de sorte qu’ici la moindre inexactitude nous choquera, mais dans nos comédies l’unité de temps et celle de lieu sont rompues ; les personnages sont plus matériels et plus individuels que ceux du théâtre classique ; ils sont de chair et d’os ; ils vieillissent, ils voyagent ; chacun a son tempérament qu’il nous fait connaître, son rang dans la société, ses habitudes, ses fortunes diverses ; aucun ne ressemble à l’autre ; aucun ne peut se passer de ses vêtemens et prendre ceux de son voisin ; aucun, s’il est chez lui, ne peut se passer de ses tentures et de son mobilier, ni se loger chez un autre, pas plus qu’un escargot ne se logera dans la coquille d’un crabe. Rarement un personnage pourra garder le même costume d’un bout à l’autre de la pièce : le vêtement du matin n’est pas celui de l’après-midi ni du soir ; le vêtement du travailleur n’est pas celui du parvenu ; ni le vêtement de l’homme riche celui de l’homme ruiné. Tel qui, au premier acte aura un lustre au plafond, n’aura plus à la fin de flambeaux sur la cheminée ; même il aura été forcé de déménager : au lieu de satin sur la muraille, il n’aura qu’un papier déchiqueté ou bien ce sera le contraire, la fortune lui ayant souri. Des nuances presque imperceptibles devront être observées : la coquette qui s’habille comme une « cocotte » ne doit pas être confondue avec elle, ni la femme du « meilleur demi-monde » qui singe la femme du monde ne doit avoir absolument le même aspect. Deux canapés, même deux fauteuils, ne seront pas pareils chez la baronne d’Ange ou chez Froufrou ; du moins, s’ils sont pareils, ce ne sera pas par aventure, mais par la volonté des auteurs.

On s’aperçoit que je parle comme si, dès maintenant, l’art de la mise en scène était porté à sa perfection ; comme si tous les directeurs s’occupaient avec un succès constant de la valeur expressive du décor et du costume ; comme si, au lever du rideau, le spectateur, en promenant ses regards de gauche à droite de la scène, en les arrêtant un moment sur les personnages, apprenait exactement où la scène se passe et quels individus sont devant ses yeux ; comme si, d’un bout à l’autre de la pièce, la mise en scène criait la vérité. On sait que nous n’en sommes pas là ; on sait de quel à-peu-près nous nous contentons, et que cet à-peu-près, malgré le mensonge des mots, est de beaucoup éloigné de l’idéal. Ce n’est pas souvent qu’on voit sur une scène un décor qui soit une expression particulière d’une situation. Combien, au contraire, de salons et de mobiliers d’aspect banal, qui conviennent également à plusieurs pièces, à plusieurs personnages et même aux plus divers, parce qu’ils ne conviennent à aucun ! Dans aucun théâtre autant qu’à la Comédie-Française on n’a souci de ce rapport de la décoration au drame : il faudra cependant que, dans tous, on en vienne à garantir ce rapport ; est-il donc sage de reprocher à la Comédie-Française le bon exemple qu’elle propose ?

C’est encore de la Comédie-Française qu’il faut attendre les réformes du costume, et celle-ci, qui sera la première de toutes, car elle en est la condition nécessaire : à savoir que les costumes, aussi bien les costumes de ville que les costumes historiques ou étrangers, soient fournis par le théâtre. On sait qu’autrefois le comédien était tenu de se vêtir lui-même, qu’il représentât un roi de tragédie ou bien un bourgeois du temps ; l’actrice devait se défrayer de tout, qu’elle fît Hermione ou Célimène, Zaïre ou Susanne. De là cette fantaisie qui régnait sur le costume, chacun n’ayant qu’un souci : être aussi galamment paré que possible, au meilleur marché ; les grands seigneurs donnaient aux comédiens leurs habits de cour à peine portés ; les comédiennes à la mode imitaient les grandes dames, lorsqu’elles ne tenaient pas de leur libéralité leurs propres ajustemens. Si l’on est venu à établir, au profit du bon sens, l’unité de ton dans les costumes, c’est que les entrepreneurs de théâtre se sont décidés à les fournir. On fait encore une exception pour les habits de ville : rien ne saurait la justifier. Un vêtement qui, doit servir sur la scène, que ce soit la toge ou la redingote, le pallium ou la jupe moderne, doit être commande, exécuté, payé par les soins du directeur et selon les avis de l’auteur aussi bien qu’un décor et qu’un meuble, que ce décor représente un palais antique ou bien un salon de nos jours, que ce meuble soit une chaise curule ou soit une « fumeuse. » Ce n’est pas seulement l’équité qui le conseille ; c’est la raison d’art qui l’exige. Ainsi seulement serons-nous assurés que les costumes aussi bien que les décors exprimeront la pensée de l’écrivain et conviendront aux personnages. Jusque-là que verrons-nous ? Ce que nous voyons chaque jour : neuf fois sur dix, par des motifs que l’on devine, les hommes sont mis trop pauvrement et les femmes trop richement.

La répétition générale ou même la première réserve à l’auteur de singulières surprises : l’amoureux sort du Jockey-Club avec un pantalon coupé par un tailleur concierge ; la femme séparée, qui vit dans la retraite, porte une toilette qui ferait pousser des « ah ! » sur le champ de courses. Dans une comédie de M. Gondinet, je me souviens qu’un père d’humeur facile interrogeait son fils en camarade sur une note de bijoutier qu’il avait reçue par erreur : « Doit M. de Jordane pour diamans montés en clous de sabot… Qu’est-ce à dire ? — Hé ! oui, répliquait le jeune homme ; c’est pour Nadine… Elle joue un rôle de paysanne… Pas moyen de porter ses diamans ! .. Je les ai pris et fait monter comme dit la facture. — Malheureux ! s’écriait le père ; elle va jouer les pieds en l’air ! » Apparemment cette Nadine était une étoile d’opérette ; mais si les actrices de comédie et de drame ne se passent pas de tels caprices d’élégance, il ne s’en faut de guère. D’autre part, sans doute, plus d’une comédienne d’avenir est éloignée du théâtre ou des rôles par la cherté des toilettes. S’il est cependant une scène où les licences de la coquetterie soient un peu réprimées, s’il est une scène aussi où le mérite soit aidé à se produire en habits convenables, c’est justement celle de la Comédie-Française. M. Perrin, par ses conseils, modère la prodigalité de telle de ses sociétaires ; il est telle pensionnaire, d’autre part, qu’il fait habiller de telle façon pour jouer tel rôle dans une pièce moderne, aux frais de la maison. Lequel de ses successeurs établira qu’il en soit de même pour tous les comédiens, pour toutes les comédiennes et dans tous les rôles ? Celui-là sera le digne héritier, non-seulement de M. Perrin, mais de M. le baron Taylor, de M. Edouard Thierry et d’un autre, M. François Buloz, que nous ne saurions oublier ici comme fait M. Perrin dans Sa préface. Celui-là aura cette gloire de rendre possible la convenance du costume au personnage, comme est déjà possible la convenance du décor au drame. Quand l’une sera possible comme l’autre, l’une et l’autre ne tardera pas à devenir réelle. Bientôt même les théâtres libres ne seront pas dispensés par le public d’imiter en ses réformes le premier théâtre de l’état, ta mise en scène alors sera vraiment ce qu’elle doit être : l’illustration de l’œuvre dramatique.

Mais pour que cet âge d’or arrive, il ne faut pas sommer M. Perrin de reculer jusqu’à l’âge de fer, sous prétexte qu’il entend un peu trop en financier l’âge d’argent. S’il dépense trop de temps et trop d’écus pour de beaux décors et de beaux costumes et de belles ordonnances de scènes, qui font rentrer dans sa caisse encore plus d’écus qu’il n’en a tiré, il faut reconnaître qu’il se préoccupe du rapport de tout cet appareil aux ouvrages ; s’il rompt quelquefois cette loi d’harmonie qu’il proclame, ce n’est ni par ignorance ni par mépris, mais par excès de zèle ; s’il ne fait pas exactement son devoir, il le connaît du moins et s’efforce de le faire : c’est un double avantage qu’il a sur d’autres directeurs, à qui nous le désignons pour modèle. C’est assez pour que nous le laissions monter au Capitole, quand MM. Noël et Stoullig lui prêtent un marchepied, et que nous ne le tirions pas par les pans de son habit en ajoutant notre poids à celui de M. Sarcey.


Louis GANDERAX.

  1. Voyez E. Morice, Essai sur la mise en scène depuis les mystères jusqu’au Cid. Ludovic Celler, les Décors, les Costumes et la mise en scène au XVIIe siècle ; et surtout Adolphe Jullien, Histoire du costume au théâtre depuis les origines du théâtre en France jusqu’à nos jours.