Revue dramatique - L’Arlésienne

Revue dramatique - L’Arlésienne
Revue des Deux Mondes3e période, tome 69 (p. 694-704).
REVUE DRAMATIQUE

Odéon : l’Arlésienne.

« L’auteur ! l’auteur ! .. » criaient, l’autre soir, à l’Odéon, après la fin de l’Arlésienne, les spectateurs des hautes galeries. Les pauvres gens ! ils croyaient que la pièce était nouvelle : ils n’avaient pas eu de peine à s’y plaire. Ils n’étaient pas les seule, d’ailleurs, charmés par cette aimable prose et par cette admirable musique : pas plus que les naïfs, les délicats ne s’étaient défendus de cet enchantement. Les uns ignoraient que l’ouvrage avait subi une condamnation, en 1872, au Vaudeville ; les autres ne s’en souciaient guère. Ceux-ci et ceux-là, dans leurs diverses places, avaient goûté sans scrupule ce rare mélodrame ; — on nous pardonnera, pour une fois, de prendre le mot dans son sens propre : un drame accompagné, en quelques endroits, de mélodie. — Ceux-ci et ceux-là pareillement avaient senti les effets de cet accord unique entre un écrivain de la valeur de M. Alphonse Daudet et un compositeur comme celui de Carmen.

L’enthousiasme était donc général ? Un flot d’admiration toute pure emplissait les couloirs pendant les entr’actes ? Hélas ! il faut le dire, un filet de méchante humeur y courait encore. Entre les simples d’esprit et les artistes revenus à la simplicité par grand amour de l’art, il y a toujours dans les théâtres, et surtout aux premières représentations, un parti de gens mal cultivés qui chicanent contre leur plaisir. Familiers des salles de spectacle, ils y siègent comme des juges : ils ne se laissent émouvoir et divertir que dans certaines conditions, selon certaines coutumes ; ils seraient fâchés de pleurer et de rire par surprise. Aussi bien sont-ils garantis de cet accident : de bonne foi, ils ne peuvent trouver d’agrément qu’aux pièces qui flattent leur habitude. Ils ont appris à considérer le mérite d’une sorte particulière de facture : ils n’en reconnaissent aucun autre. Ils tiennent celui-là pour le nécessaire : ils font fi des superflus. Où celui-là fait défaut, ils professent pour la facilité de leurs voisins à éprouver du contentement, une sorte de pitié dédaigneuse et courroucée : ainsi de la commisération d’un de mes camarades de collège, un esprit fort de la grande cour, qui regardait passer les premiers communians : « Ils se croient heureux, s’écriait-il, les petits malheureux ! »

Nos esprits forts de théâtre, critiques officiels et officieux, n’avaient pu que bâiller et ricaner, en 1872, l’Arlésienne. L’ouvrage n’offrait pas un aspect ordinaire ; on n’était pas averti, d’ailleurs, que le poète ni le musicien eussent de grands talens : on ne s’avisa pas que, s’ils manquaient à l’usage, ils rachetaient peut-être cette impertinence par quelques mérites. On troussa lestement leur affaire ; à peine si la foule eut connaissance de l’exécution. Cependant, dès l’année suivante, la musique s’insinuait dans les concerts. Et puis, Bizet et Carmen allèrent au-devant la postérité ; celle-ci par la voie de l’exil, celui-là par la voie de la mort. L’auteur et toute son œuvre entrèrent dans la gloire, l’Arlésienne, assurent de bons garans, avec plus de justice encore, que tout le reste.

M. Porel, apparemment, a voulu profiter de cette vogue pour présenter à nouveau le drame lui-même au public. Il n’était personne, cette fois, qui ne fût informé que la partition pouvait être une merveille : on s’est aperçu qu’elle en est une. Quant à la pièce, les fâcheux se rejettent sur elle pour ne pas se déjuger tout à fait ; et, sans doute, ce n’est pas seulement l’amour-propre qui les retient : quoique recommandé aujourd’hui, plus qu’à l’origine, par la signature de l’auteur, ce drame n’a pas ce qu’il faut pour les satisfaire, et ce qu’il a pour nous séduire ne les séduit pas. Car, j’en suis, il faut l’avouer, de ceux qui ont passé à l’Odéon une soirée délicieuse : tant pis pour moi ! Aussi, plutôt que de manier cet ouvrage avec de gros doigts de critique, je voudrais n’y pas toucher ; je voudrais pouvoir dire seulement : « Voyez ! Écoutez ! .. Et que vos yeux se mouillent comme les miens ! Assurément, la musique de l’Arlésienne est puissante, elle est exquise, on y sent un génie en pleine possession de son art ; le poème n’est que l’essai d’un écrivain qui exercera sa maîtrise plutôt ailleurs qu’au théâtre. Il a pourtant son charme ; et, si c’est une faiblesse que de l’éprouver, ah ! soyez faibles comme moi : c’est la grâce que je vous souhaite ! »

Un poème, oui vraiment, voilà ce qu’est l’Arlésienne ; mais de quel genre ? « Une idylle, répondent les mécontens ; une idylle qui, par sa fin funeste, prend des airs de tragédie, et rien de plus. Or les idylles ne sont pas faites pour être exposées à la rampe : chez nous, à loisir, nous nous régalerons sans doute à lire ces jolies phrases ; au théâtre, nescio vos. » Je me défie volontiers de ces gens qui demandent à emporter les pièces chez eux pour en jouir plus à l’aise : il n’y aura là personne pour les surveiller, et je crains que, dès la seconde page, ils ne ferment la brochure. Les dieux qu’on aime sincèrement, on les honore en public presque aussi bien que chez soi, et cette prétendue piété domestique ne me dit rien qui vaille : c’est une excuse des libertins. Mettez que l’Arlésienne soit une idylle : si elle est bonne, sera-ce un plaisir si fastidieux que de l’entendre déclamer sur la scène ? Sera-ce un divertissement si pénible que de voir s’animer ses personnages dans de beaux décors ? Pour moi, je m’accommoderais de cette corvée plutôt que d’une lecture à domicile de maintes pièces tolérées sur les planches : ce qui est médiocre à sa place n’est pas supportable ailleurs ; mais ce qui est excellent quelque part est agréable partout.

Cependant, si l’Arlésienne est un poème, je soutiens que c’est un poème dramatique. Une idylle, soit ! puisque les héros et le lieu de l’aventure sont agrestes ; mais il en est de plusieurs sortes : Hermann et Dorothée, par exemple, est une idylle épique ; l’Arlésienne est dramatique, ou ce mot n’a plus de sens.

N’est-ce pas un drame, c’est-à-dire une action morale, que la lutte de l’amour et de l’honneur dans une âme ? N’est-ce pas un drame que le progrès de la passion arrêtée un temps par la raison et poussant plus loin ses ravages, précipitée après ce répit, comme par un ressort qui se débande, jusque dans la mort où elle s’abîme ? Or voilà précisément l’essence de l’Arlésienne. Un garçon de vingt ans, Frédéri, le fils d’une fermière de la Camargue, s’est épris d’une fille d’Arles. Son mariage est résolu quand il apprend que la belle, depuis deux ans, est la maîtresse du maquignon Mitifio. Il renonce à elle, mais il ne cesse pas de l’aimer : il souffre, et tantôt il lutte contre son mal, tantôt il s’y complaît ; il repousse la pudique tendresse de Vivette Renaud, sa petite amie, qui ne demande qu’à le consoler. Sa mère, Rose Mamaï, et son grand-père, Francet, le voyant dépérir, offrent d’accepter l’indigne femme pour leur bru ; tenté un moment, il fait effort sur lui-même, il se dompte, il refuse. Touché par le sacrifice de ces honnêtes gens, il leur offre le sien ; même, emporté par son élan, exalté comme par le coup de talon du plongeur qui a touché le fond, il éprouve subitement la tentation contraire, celle du bien, et il y cède : il épousera Vivette. Hélas ! après ce ressaut, un autre était à craindre : ainsi va la volonté humaine lorsqu’elle n’est plus que passion. Le venin avait pénétré dans le sang ; le remède essayé ne fait que le pousser et irriter sa force : dans la nuit même qui suit ses fiançailles, tandis que son rival emporte au loin l’Arlésienne, Frédéri se jette du grenier sur les dalles de la cour et se tue.

Et ce n’est pas une action, cela ! Dites que c’est une action toute spirituelle, et, partant, trop légère, à votre gré après tant d’ouvrages bourrés de matière. Dites que les événemens qui en sont les signes sont trop peu nombreux et trop vraisemblables, après ces collections d’accidens extraordinaires qu’on vous a mises trop souvent sous les yeux ; mais justement ce manque de matière, cette sobriété, ce naturel, nous plaisent. Dites encore, nous y consentons, que ces faits ne sont pas disposés avec la rigueur à laquelle tant de fabricans de machines théâtrales vous ont habitués. L’auteur, entre le premier et le troisième tableau, se donne un peu de relâche ; ainsi un certain Musset, qui ne savait pas le métier de dramaturge, laissait les passions reprendre haleine et s’épancher entre les momens décisifs d’une pièce : On ne badine pas avec l’amour s’écoute pourtant avec patience. Ils sont, d’ailleurs, façonnés à merveille, dans leur simplicité, ce premier et ce troisième tableau, qui sont l’exposition et le nœud de l’ouvrage ; ils forment chacun tout un petit drame qui marche et court avec aisance.

Au lever du rideau, voici dans la cour de Castelet, l’aïeul, Francet Mamaï, qui demande avis au berger Balthazar, un patriarche de la montagne, sur le mariage de son petit-fils aîné avec l’Arlésienne : à leurs pieds, joue le cadet, un « innocent » de quatorze ans, qu’on amuse avec des histoires de loup et le miroitement d’un trousseau de clefs au soleil. Et puis, c’est Vivette qui arrive ; un mot de l’Innocent nous laisse deviner qu’elle aime Frédéri ; et, un moment après, elle apprend par Rose Ma m aï que Frédéri en aime une autre. Il survient lui-même, le triomphant garçon, avec son oncle Marc, qui rapporte de bons témoignages sur la belle ; on entre dans la maison pour boire le coup des accordailles. Cependant accourt le gardien de chevaux Mitifio ; il fait appeler Francet ; il lui révèle la honte de sa future bru, il lui remet deux lettres d’elle, et puis il se sauve. Frédéri reparaît, le verre en main : « Allons grand-père, à l’Arlésienne ! — Jette ton verre… Tiens, lis ! » Il lit d’un regard, pousse un cri et tombe assommé. Quoi de plus naturel, en même temps, et de plus vif que cette suite de scènes ? Un mouvement facile s’y continue du premier mot jusqu’au dernier.

De même, un peu plus loin, quoi de mieux ordonné pour le théâtre que ce tableau du conseil de famille ? C’est un Greuze animé, qui ravirait Diderot. L’oncle Marc sort pour la chasse ; Rose, du premier étage, lui crie de rentrer dans la cuisine, qu’elle a besoin de lui parler. Vivette passe en babillant, la courageuse fille : elle porte allègrement le deuil de son amour ; elle va retenir sa place au bateau du’ Rhône, pour retourner chez sa grand’mère. L’oncle Marc reste à réfléchir ; Balthazar vient lui tenir compagnie ; et puis descendent Rose et Francet. La mère ouvre une délibération : faut-il laisser mourir de chagrin son enfant ? faut-il humilier, pour le sauver, le juste orgueil de la maison ? Elle-même, d’abord, pour proposer d’accueillir l’Arlésienne, incline sa fierté d’honnête femme. L’aïeul, après un tressaillement de révolte, est vaincu par cet exemple et courbe le front ; l’oncle ne sait que dire ; seul le vieux berger, intègre ami des traditions, se redresse contre cette lâcheté, déclare qu’il n’en verra pas l’effet et prie qu’on lui règle son compte : avant de partir cependant, il veut écouter de quelle manière Francet annoncera son consentement à Frédéri. Le jeune homme comparait ; c’est Rose, qui se hâte de lui annoncer la nouvelle. Il en demande la confirmation à son grand-père ; la voix manque au vieillard : alors l’amoureux comprend combien son bonheur va coûter aux siens, il résout de les payer en héroïsme. Justement Vivette se montre sur le seuil ; elle n’ose ntrer : il la prend par la main et lui demande d’être sa femme. Dans tout ceci aucune longueur ; dans cette peinture, point de trou : même les plus attachés aux règles du théâtre se déclarent satisfaits de ce morceau.

J’entends bien que, selon quelques-uns, le troisième tableau est suspendu dans le vide : entre le premier et le cinquième il ne se passe rien ; la situation est la même à la fin de celui-là et au commencement de celui-ci. — La situation matérielle, oui, peut-être, et pour ceux qui ne regardent qu’aux faits, la pièce devrait finir plus tôt : après qu’il a lu la lettre de l’Arlésienne, Frédéri monterait au grenier et se jetterait immédiatement par la fenêtre ; il est vrai que le Misanthrope aussi pourrait se mener plus rondement. Mais, dans l’intervalle de l’exposition aux approches du dénoûment, est-ce que l’état moral des personnages, et surtout du héros, n’a pas changé ? Après avoir été frappé, il a fouillé sa blessure ; il a essayé de la guérir, il n’a fait que l’envenimer ; nous savons maintenant qu’il est incurable : il doit donc mourir. Avancée en-deçà des diverses phases du mal, sa mort n’eût été qu’un accident. D’ailleurs, c’est la connaissance de ces phases mêmes qui intéresse notre esprit. Voir le coup reçu et que l’homme expire ne ferait qu’ébranler nos nerfs : voir comment la vie se dissout, après quelle résistance et par quels degrés, c’est proprement ce qui touche notre âme.

Et c’est pourquoi non-seulement le troisième tableau, mais le second et le quatrième ont leur utilité dans l’ouvrage. Au second, l’entretien de Rose et de Vivette nous a fait deviner de quelle profondeur est la plaie de Frédéri ; lui-même ensuite, causant avec Balthazar, et puis se désespérant tout seul, nous l’a fait sonder ; enfin il a rugi comme un forcené en repoussant l’ingénue petite main qui avait l’audace d’y toucher : alors, mais alors seulement, la question est de savoir par quels répits et par quelles rechutes le malheureux achèvera de vivre : à moins d’un miracle, il est condamné. — Faut-il répondre, en passant, aux spectateurs qui souhaitent ce miracle ? Ils voudraient, ceux-là, qu’après le troisième tableau la toile ne fût plus relevée. Ils se retireraient bien vite, enchantés de cette heureuse fin et tranquilles sur l’avenir de Frédéri et de Vivette. Pour ces optimistes qui aiment à se coucher de bonne heure, Phèdre, aussitôt après le retour de Thésée, devrait se ranger à l’amour de son mari et faire part du mariage d’Hippolyte avec Aricie. Nous ne sommes pas si bénins : après cette crise, qui se termine par une halte du héros sur la pente de sa destinée, nous ne nous plaignons pas d’arriver, par une péripétie, à la catastrophe nécessaire de cette idylle tragique.

Une péripétie, quel autre nom que ce nom classique siérait mieux à ce quatrième tableau où l’on voit les fiançailles de Frédéri et de Vivette brusquement suspendues par un nouvel accès de passion ? Frédéri veut aimer Vivette, s’y exhorte ; il s’y force comme à l’accomplissement salutaire d’un devoir ; il bande sa blessure et sourit. Hélas ! quelques paroles d’un passant suffisent pour que l’appareil saute et que le sang jaillisse : car ce passant est Mitifio, qui enlèvera l’Arlésienne cette nuit. Il rapporte ici l’odeur de cette chair qui a pour jamais ensorcelé le jeune homme. Furieux de jalousie, de regret et de désir, Frédéri se jette sur son rival ; vainement on les sépare : la fin approche, la cruelle fin que nous prévoyons avec angoisse.

Et de quel mot encore le désigner, sinon de celui de catastrophe, ce dernier tableau, tout plein d’une terreur tragique ? Il montre d’abord la veillée de la mère épiant le désespoir de son fils : elle n’est pas dupe, la malheureuse, de l’accalmie qui s’est faite après l’orage, ni des chants ni des farandoles auxquelles le fiancé a pris part, ni du mélancolique et tendre discours par lequel il a voulu endormir son inquiétude ; la voici presque en travers de sa porte, guettant le crime qu’elle le soupçonne de méditer contre lui-même. Et quand le cadet de ses enfans a obtenu qu’elle se retire, quoi de plus saisissant que l’apparition de Frédéri sur le seuil de sa chambre, à demi vêtu, les yeux étincelans et fixes, avec l’aspect d’un homme qui s’est battu toute la nuit contre un rêve dont il ne se réveillera que dans la mort ? Quoi de plus familièrement solennel que la traversée de ce large grenier par les pieds nus de cet halluciné ? Quoi de plus affreux que l’éveil en sursaut de cette mère, sa stupeur à la vue de son fils, sa poursuite dans cet escalier fatal, sa lutte contre cette porte close, sa descente rapide comme une chute, sa course vers cette fenêtre, son cri de femme foudroyée ? Cependant cette horreur est produite par les moyens simples et purs que l’art classique approuve ; on ne nous effraie pas, au risque de nous dégoûter, par la vue de ce cadavre écrasé sur la pierre : c’est l’épouvante de Rose Mamaï que nous ressentons par contre-coup, c’est le mouvement d’une âme qui se communique aux nôtres à la fin comme dans toute la suite de cette tragédie.

Elle n’est donc pas si indigne de ce beau titre, cette esquisse théâtrale de M. Alphonse Daudet, ni composée par un dramaturge si négligent et si malhabile. D’ailleurs, elle est composée par un poète dont la poésie n’est pas inutile au drame. Est-ce un effet du hasard que cette histoire de la chèvre de M. Seguin, placée au commencement de l’ouvrage comme le récit du rêve de Pauline au commencement de Polyeucte ? Une légende contée à ravir, voilà d’abord ce qu’elle est ; mais une légende symbolique aussi, qui résume l’action par avance, et dont le rappel, au dénoûment, sera comme un écho attendu. Un peu plus loin, n’est-ce pas un groupe imaginé heureusement, que celui de l’aîné qui se ronge le cœur, après tant d’insomnies, à relire les lettres qui lui prouvent son infortune, et du cadet qui s’endort à ses genoux en marmottant quelques phrases d’une fable ? Hélas ! pauvre humanité ! Celui qui s’élève au-dessus de la brute veille dans les larmes ; celui qui repose n’est guère supérieur en dignité aux troupeaux qui paissent alentour. Et à mesure que la stupidité de celui-ci va s’éclaircir, la folie de l’autre deviendra plus intense. La superstition populaire veut que l’innocent porte bonheur à la maison : le cadet guéri, c’est l’autre condamné. N’est-elle pas philosophique et toute moderne cette expression d’une vieille et naïve croyance ? Le poète rend perceptible cette vérité que la raison humaine est un point entre la condition de la brute et celle du fou. D’autre part, la forme qu’il lui donne n’est-elle pas scénique et dramatique ? Rien de mieux disposé pour la rampe que ce groupe des deux frères, ni de plus intéressant pour le spectateur que le progrès de l’un et de l’autre vers un nouvel état moral.

Mais où je reconnais le mieux que la pièce est aménagée par un poète, c’est à la rencontre du berger Balthazar et de la grand’mère de Vivette. Ils se sont aimés, voilà tantôt cinquante ans, et séparés pour ne pas faillir ; et tout à l’heure encore, si Balthazar parlait de ce passé, des larmes lui remplissaient les yeux. Voici que la grand’mère Renaud arrive pour les fiançailles de sa petite-fille ; elle est touchée déjà par la vue de cette maison, où elle n’a pas voulu revenir depuis si longtemps : « Est-il Dieu possible, dit-elle avec un petit rire, que du bois et de la pierre vous remuent le cœur à ce point-là ! » Un plaisant amène le vieux devant elle : « Et celui-là, est-ce que vous le reconnaissez ? — Mon Dieu ! murmure-t-elle, mais c’est Balthazar ! » Et lui gravement : « Dieu vous garde, Renaude ! » Et elle, se répétant, les mains jointes, avec un petit tremblement de la voix : « Oh ! .. ô mon pauvre Balthazar ! » Ils se regardent en silence, et lui, le premier, retrouve la parole et s’accuse : n’avait-il pas juré de ne jamais la revoir ? Il n’aurait pas dû rester là. « Pourquoi ? fait-elle avec une mélancolie doucement ironique ; pour tenir notre serment ? Va ! ce n’est plus la peine. » Ils se remémorent leur courage, et elle, se décidant à la fin : « Est-ce que tu n’aurais pas honte de m’embrasser, toute vieille et crevassée par le temps comme je suis là ? .. Eh bien ! alors, serre-moi bien fort sur ton cœur, mon brave homme. Voilà cinquante ans que je te le dois, ce baiser d’amitié. » Une telle scène, en 1872, avait fait rire : comment tenir son sérieux au Vaudeville, alors qu’on n’avait qu’à traverser la rue pour se retrouver chez bignon, comment ne pas se tenir les côtes plutôt devant ce Philémon et cette Baucis échangeant des baisers rances ? L’air provincial de l’Odéon est sans doute plus favorable aux sentimens de ce genre ; on a fort admiré, cette fois, la largeur héroïque et la délicatesse de ce passage, qui semble inspiré par Homère à un élève de Marivaux.

Qui donc prétend que ce morceau est un hors-d’œuvre ? Il n’a pas vu, celui-là, l’effet de ce duo patriarcal sur le héros. C’est après l’accolade des vieillards que Frédéri murmure : « C’est beau, le devoir ! .. Vivette, je t’aime ! » Il n’a pas vu, non plus, ce critique chagrin, le rapport de cet épisode à tout le drame. En regard de Frédéri et de l’Arlésienne, ce couple abandonné à la passion et désemparé, une convenance supérieure, observée par le poète, voulait qu’un autre couple se dressât, Balthazar et Renaude, âmes gouvernées par la vertu et entrant de conserve dans le port.

Ainsi le poète a aidé le dramaturge à composer l’ouvrage : est-ce à dire pour cela qu’il intervienne sans discrétion, qu’il prenne la parole et que les personnages soient ses porte-voix ? Nullement ! Chacun vit pour soi-même, avec son caractère, indiqué au moins par quelques traits ; chacun est mené par ses sentimens, aucun par une force, extérieure. Voyez d’abord la mère, Rose Mamaï : énergique, ardente, elle a toujours vécu en femme loyale et sage, mais « si on ne lui avait pas donné l’homme qu’elle voulait, elle sait bien ce qu’elle aurait fait, » et c’est justement, nous le devinons, ce que fera son fils. Elle est impérieuse, cette riche fermière ; elle impose silence aux serviteurs, même au vieux Balthazar, avec l’autorité d’une matrone qui ne souffre guère qu’on la contrarie. Elle veut plier toutes choses et toutes gens aux intérêts de cet amour maternel dont elle-même subit la tyrannie. Que ne fait-elle pas pour sauver son enfant ? Elle va, la prude femme, jusqu’à souffler à Vivette des avis suspects, presque honteux : « Vous reviendrez ensemble, tout seuls, le long de l’étang. Au jour tombé, les chemins sont troubles. On a peur, on s’égare, on se serre l’un contre l’autre… » Ah ! que lui importe Vivette ! Le soir même des fiançailles, Rose Mamaï déclare à Frédéri : « Si celle-là ne te convient pas, il faut le dire. Nous aurons bientôt fait de t’en chercher une autre. » Le salut de Frédéri, c’est la fin qui justifie tout. « S’il épouse son Arlésienne, j’en mourrai, moi, de ce mariage, » balbutie le grand-père : « Eh ! nous en mourrons tous, répond Rose… Qu’est-ce que ça fait,., pourvu que l’enfant vive ! » Lorsqu’elle envoie Vivette vers son fils avec des conseils pour se faire aimer, elle la regarde aller et s’écrie : « Si c’était moi, comme je saurais bien.. ! » C’est qu’elle a reporté sur cet aîné, seul héritier du père, puisque le cadet est comme s’il n’existait pas, toute la chaleur de ses tendresses : « Quand j’entends mon garçon aller et venir dans la ferme, dit-elle, il me semble que je ne suis plus si veuve… » Et ce n’est pas seulement à un vieux berger, mais à Dieu même qu’elle cherche querelle pour lui : « Ah ! vraiment, gronde-t-elle, il y a des fois que Dieu n’est pas raisonnable ! »

Par l’analyse de l’action, nous avons assez développé le caractère de Frédéri ; c’est bien le fils de sa mère : passionné, lui aussi, mais faible ; honnête avec cela ; de volonté débile et de cœur pur, c’est le dernier rejeton d’une souche de braves gens. Gâté par vingt années de petits soins, il n’est pas de force à lutter victorieusement contre lui-même ; il est une proie toute prête pour l’amour, un prédestiné, bientôt un possédé. Auprès de lui se tient Vivette : ingénue, dévouée, modeste et courageuse, elle a de ces paroles naïves et fines qui font connaître une âme. « Je les sentais là, sous sa blouse, dit-elle à son fiancé (il s’agit des lettres de l’Arlésienne) ; et cela m’empêchait de te croire. — Tu ne nie croyais pas, et pourtant tu voulais bien devenir ma femme ! — Cela m’empêchait de te croire ; mais cela ne m’empêchait pas de t’aimer. » Et le sentencieux Balthazar ! Il rappelle l’illustre Patience de Mauprat, mais sans prétention de jouer un rôle : il n’est qu’un berger qui médite, un homme qui a souffert et qui s’est consolé avec la nature, et non le truchement d’un philosophe. Et le grand-père, Francet Mamaï, si respectable et si bonhomme, qui s’humilie devant Balthazar comme l’un des Burgraves devant son ancien : « Il est d’un temps plus dur que le nôtre, où l’on mettait l’homme par-dessus tout ; moi aussi, je date de ce temps-là, mais je n’en suis plus digne… » Et le patron Marc, jovial, trivial et fleurant l’ail, oncle de Frédéri et sans doute cousin de Tartarin ! Et ce Mitifio, comme envoûté par sa maîtresse, et qui l’adore et qui la bail ? Tous, ici, tous participent d’une vie commune et présentent des traits particuliers. Une figure, je le sais bien, manque à cette galerie : l’Arlésienne. Elle ne paraît pas, et certains spectateurs la réclament : ils se plaignent d’avoir été dupés par l’affiche. Cette déception n’est-elle pas un peu sotte, et cette exigence un peu grossière ? Invisible et présente, l’Arlésienne est ici comme une divinité qui se manifeste par ses coups : elle est ainsi plus séduisante et plus terrible qu’une forme quelconque exhibée sur la scène : le poète a-t-il eu tort de compter sur l’imagination du spectateur ? Il aurait pu montrer cette héroïne, oui, sans doute ; il aurait fait une autre pièce, qui, par avance, — admirez ce rapport ! — eût ressemblé à Carmen ; telle quelle, pourtant, l’Arlésienne n’a-t-elle pas son mérite ? n’a-t-elle pas le droit d’exister ?

Ce qui m’en plaît surtout, il est temps de le dire, c’est les mœurs et le style : au sortir de tant de salons parisiens, où se déroule la comédie contemporaine, j’aime à respirer, pour quelques heures, dans ce joli coin de Provence. La bonhomie de ces manières me repose et la senteur de ce parler me grise doucement. Et qu’on ne crie pas trop à la convention : ou je suis trompé à merveille, ou les mensonges d’artiste et les mots d’auteur, en cet ouvrage, sont rares. On peut se figurer, au moins, que telles sont les façons de se conduire et de s’exprimer des paysans de là-bas : ils agissent, ils parlent avec tant de pittoresque, nos concitoyens du Midi ! M. Alphonse Daudet a distillé pour nous autres, gens de la langue d’oïl, tous les parfums de la terre de Mistral, de Roumanille et d’Aubanel. Je ne dirai pas de sa poésie, comme le dit Bon héros de la brise du Rhône, que je pourrais nommer une par une toutes les herbes sur lesquelles elle a passé ; je lui ferai le compliment contraire : il n’a pas jeté ça et là telle et telle odeur locale facilement reconnaissable, il a vaporisé partout une essence extraite de toutes les fleurs de son pays. Et ce n’est pas seulement parce qu’ils parlent de mûriers, de vers à soie, d’olives, de bécassines et de charlottines, que ses personnages rustiques sont rustiques ; ils le sont jusqu’au fond de l’âme, toujours et sans y penser ; par les mots les plus incolores, et sans le vouloir, ils se trahissent. Écoutez Balthazar, lorsqu’il s’agit de se renseigner sur l’Arlésienne : « Dans ces grandes coquines de villes, ce n’est pas comme chez nous. Chez nous, tout le monde se connaît : on est au large, on se voit venir de loin… » Je ne sais, en vérité, si j’ai naturellement trop de complaisance ; mais cette métaphore toute simple évoque pour moi le berger, debout dans sa cape au milieu de la plaine : un Millet en Camargue. Pour la sensation que me donne, sans broderies appliquées ni paillons, la trame d’un pareil style, j’excuse volontiers quelques longueurs, certaine maladresse à faire entrer ou sortir un personnage, à raccorder telle et telle scène, à justifier un monologue. Assurément, ce n’est pas pour cette gaucherie que j’aime l’auteur ; je n’enverrai pas M. Augier, M. Dumas, M. Sardou, MM. Meilhac et Halévy à l’école de son inexpérience : il a de quoi m’en consoler, voilà tout uniment ce que je dis, et je me trouverais bien malavisé de refuser ses consolations.

Quand l’Arlésienne sera reprise à la Comédie-Française, — où elle égalera le succès de l’Ami Fritz, — je demanderai qu’elle soit jouée avec un peu plus d’abandon et de finesse, peut-être avec une pointe d’accent méridional sur les lèvres de tous les personnages, et non plus seulement du marnier ou du berger. Mlle Tessandier représente Rose Mamaï avec une violence trop monotone, avec une tension trop égale des nerfs : il est vrai que, dans les passages de force, dans la scène du conseil de famille notamment, et plus encore dans la dernière, elle émeut prodigieusement toute la salle. De même, quand Frédéri doit crier, M. Albert Lambert fils parait chaleureux et sincère ; dans le reste du rôle, il est d’un romantisme un peu brumeux et grisâtre. M. Paul Mounet a de l’emphase ; il fait pourtant de Balthazar une belle silhouette. Mlle Hadamard, pour figurer Vivette, n’est pas une fleur de haie ; c’est du moins une comédienne instruite et bien disante. M. Cornaglia, sous le nom de Francet Mamaï, emporte le prix de justesse, de convenance et de sensibilité. Mlle Crosnier, qui fait la Renaude, est sa digne camarade ; un peu d’aççent à tous les deux, et je les trouverais parfaits. Une toute jeune fille, Mlle Yahne, est charmante sous la petite blouse de l’Innocent. La troupe de l’Odéon, en somme, aussi bien que son nouveau directeur, M. Porel, méritait d’achever et même de prolonger la saison par cette victoire. L’année odéonienne, d’ordinaire, finit le 31 mai ; cette fois, elle durera jusqu’au 15 juin. Si la grande règle de toutes les règles est de plaire, que dire de l’Arlésienne qui plait quinze jours de plus qu’il n’était permis ? La foule, en cette occasion, s’est montrée plus artiste que certaines gens de l’art. Elle se moque de leur blâme, sans doute elle se passerait de notre assentiment. Pour une fois cependant que nous sommes d’accord avec elle contre une élite, nous sommes bien aises que cet accord tourne à la gloire des auteurs de Sapho et de Carmen.


Louis GANDERAX.