Revue dramatique - Comédie-Française, le Roi s'amuse

Revue dramatique - Comédie-Française, le Roi s'amuse
Revue des Deux Mondes3e période, tome 54 (p. 692-704).
REVUE DRAMATIQUE

Comédie-Française : le Roi s’amuse.

Le 22 novembre dernier, l’affiche de la Comédie-Française portait ces mois : « Cinquantenaire et deuxième représentation de le Roi s’amuse, par Victor Hugo. » Aujourd’hui, 1er décembre, que ne puis-je à cette place écrire simplement : « Cinquantenaire et deuxième édition de l’article de M. Gustave Planche sur le Roi s’amuse ! » Une tâche ingrate me serait épargnée.

On connaît l’histoire de ce drame, interdit au lendemain de la première représentation comme outrageant les mœurs. Huit jours après l’interdiction, l’auteur protestait publiquement ; il rappelait qu’Hernani avait été joué cinquante-trois fois, et Marlon de Lorme soixante et une. Il demandait « qui lui rendrait intacte et au point où elle en était cette troisième expérience si importante pour lui. » Apparemment il craignait qu’après une suspension de quelques semaines ou de quelques mois peut-être, l’impartialité de ce public du lendemain, auquel il en appelait du public tumultueux de la première soirée, ne se tournât en indifférence. La suspension, comme on sait, a duré tout un demi-siècle ; et l’expérience, en effet, n’est pas reprise au même point où elle en était. Mais ce n’est pas, comme le craignait l’auteur, en arrière de là qu’elle est reprise ; c’est, au contraire, bien plus avant dans l’opinion du public. Voilà peut-être à la fois ce qui explique la déconvenue de ce public, trop bien disposé pour l’ouvrage, et ce qui fait l’embarras du critique chargé d’enregistrer cette déconvenue. Comment l’ouvrage eût-il répondu à l’attente d’un enthousiasme échauffé pendant un demi-siècle ? Et, d’autre part, aujourd’hui que l’auteur est en possession de sa gloire, — qu’un accident ne saurait diminuer, — comment constater le mécompte de cet enthousiasme sans être taxé d’irrévérence ?

En 1832, cette pièce est le troisième essai d’un poète qui n’a que trente ans à peine. Le baron Taylor, commissaire royal près le Théâtre-Français, a remis à M. Jousselin de La Salle, directeur de la scène, le manuscrit de ces cinq actes écrits en vingt jours. M. Jousselin de La Salle a monté la pièce à peu de frais. Il a logé le Roi s’amuse dans des décors empruntés à l’Othello de Vigny, à l’Henri III d’Alexandre Dumas, au Charles IX de Joseph Chénier, à Dominique le possédé de MM. d’Épagny et Dupin. Le prix de tous les costumes, ceux de Triboulet et Blanche seulement exceptés, est de 2,955 fr. 55[1]. Assurément, si la poésie lyrique peut se payer en espèces sonnantes, la Comédie-Française en a là pour son argent. L’œuvre nouvelle contient plusieurs belles scènes de ce genre, sinon du genre proprement dramatique ; elle contient de magnifiques tirades et, pour parler net, quelques-uns des plus admirables vers qui soient écrits dans notre langue. Pourtant on s’avise que ce troisième essai théâtral du poète est le moins heureux des trois ; on y voit, encore mieux que dans les deux premiers, le chimérique de sa psychologie et le capricieux de son érudition ; mieux aussi que dans les deux autres, on y voit la faiblesse de sa dramaturgie. Ajoutez que, si les mœurs ne sont pas outragées dans cette pièce, comme le prétend le ministre, les bienséances, du moins, y sont violemment inquiétées ; si la royauté nationale n’est pas, comme il l’entend, déshonorée sur la scène, elle y est, du moins, indélicatement compromise. N’est-ce pas assez pour qu’une critique impartiale, malgré le plaisir qu’elle goûte à entendre de beaux vers, malgré le désir qu’elle a d’encourager un jeune poète, résiste aux fureurs d’une école, ne tienne que peu de compte d’une admiration allumée avant les quinquets de la rampe, et mette dans la balance qu’elle tient plus de blâme que d’éloge ? Cela suffirait aussi, nous ne pouvons en douter, pour que le public, une fois le combat fini entre les partisans d’une doctrine littéraire et d’une autre, se désintéressât de ce spectacle. Et c’est, en effet, ce qui arriverait, après une vingtaine de représentations, en 1832, si les ministres ne craignaient que Saltabadil, trop peu de temps après l’attentat du Pont-Royal, ne suscitât quelqu’un de ses émules sur le passage de Louis-Philippe.

Mais, par un décret de la Providence, les ministres prennent leur arrêté. Un demi-siècle passe, et nous voilà conviés à revoir la pièce, ou plutôt à la voir pour la première fois, à la seconde représentation dans des conditions combien différentes ! Pendant ce long espace de temps, le souvenir des vices de l’ouvrage s’est presque effacé ; celui de ses malheurs est seul demeuré dans nos mémoires. Ce n’est plus un simple drame, à peu près condamné dès le premier jour par ses juges naturels ; c’est un martyr de l’art, exécuté sans procès, victime de la plus sotte et de la plus outrageuse des tyrannies, de celle qui s’exerce brutalement sur les ouvrages de la pensée. D’ailleurs, à lire ces vers sincèrement, et sans même que la haine de l’arbitraire nous anime trop en leur faveur, nous sommes éblouis de leur éclat et charmés de leur musique ; nous n’avons plus d’yeux ni d’oreilles pour les invraisemblances du drame. Nous admirons ces pages placées sous les noms de Saint-Vallier, de François Ier de Triboulet, comme des feuillets arrachés des Odes et Ballades, des Chants du crépuscule ou des Contemplations. À la lecture, une tirade, un vers même a son prix, si la tirade ou le vers est d’un des premiers lyriques du monde, et le lecteur n’a garde d’examiner, exprès pour gâter son plaisir, quel rapport a cette tirade ou ce vers au reste de la pièce. Enfin, pendant ce siècle écoulé, la personne du poète a conquis une situation presque unique dans l’histoire. Il est adoré par ses disciples, acclamé par la foule et respecté de tous les lettrés. Il est pour les premiers une manière de grand-lama, de qui tout, absolument tout, mérite d’être conservé ; — mais qui donc, je vous prie, oserait s’en étonner, dans le temps où le biographe de M. Zola, M. Paul Alexis, nous apprend que l’auteur de Pot-Bouille, quand il était petit, prononçait le c et l’s comme le t : « tautillon pour saucisson, » et que, vers quatre ans et demi seulement, « dans un moment d’indignation enfantine, il proféra un superbe : Cochon ! » pour lequel « son père ravi lui donna cent sous, » origine de sa fortune. — À la multitude l’auteur des Misérables et des Châtimens apparaît comme un père du peuple, comme un pape laïque, innocent de tous les crimes dont la multitude soupçonne confusément les autres papes. Les lettrés, d’ailleurs, ne font pas porter au poète la peine de telles superstitions ; ils vénèrent en lui quatre-vingts ans d’âge et plus de soixante années de labeur littéraire et le plus beau génie lyrique que la France ait possédé : ainsi se forme l’accord de tous pour écouter avec une ferveur religieuse la seconde représentation de ce drame interdit il y a cinquante ans. il ne s’agit plus, cette fois, de juger l’essai d’un jeune poète, d’en peser les torts et les mérites, ni même d’encourager l’auteur ; il s’agit de réparer un crime de lèse-génie, de fêter l’œuvre persécutée d’un demi-dieu, dont toutes les œuvres sont des chefs-d’œuvre. Et c’est bien à une fête que la Comédie-Française nous convie : les mémoires des décorateurs et des costumiers, publiés d’avance, en témoignent. Où sont les piteux reliefs de Dominique le possédé ? Où la défroque des « six seigneurs artistes, à 222 francs pièce ? » Le patriarche des lettres françaises assistera lui-même à la cérémonie ; l’œuvre doit être digne de recevoir son auteur. Elle le sera, n’ayons crainte ; et l’histoire gardera le souvenir de cette soirée comme elle a gardé le souvenir de la représentation d’Irène, avec cette différence encore une fois, qu’Irène fut toujours une pièce médiocre, et que le Roi s’amuse, depuis un demi-siècle,. est passé chef-d’œuvre.

Or, le Roi s’amuse étant remis à la scène, il apparaît que, depuis un demi-siècle, le Roi s’amuse n’a pas changé. C’est encore un document et non le moins caractéristique, de cette poétique théâtrale dont Torquemada est le dernier signe. C’est un poème dialogué, dont le personnage central est une abstraction double, une chimère, un monstre formé de deux idées contraires imaginées du même coup ; c’est de ce personnage que les autres, évoqués par contraste, tiennent leur raison d’être ; tous ou presque tous sont baptisés de noms historiques ; leurs caractères ni leurs actes ne sont vrais ni vraisemblables, malgré l’exactitude minutieuse du décor et des costumes ; et enfin, comme des personnages abstraits, de quelque manière qu’ils soient costumés et logés, ne sauraient avoir les exigences de créatures humaines, mais ne peuvent être que les interprètes dociles de l’auteur, la marche du drame s’arrête, se détourne, se précipite au gré de l’inspiration du poète. Renoncez à chercher si tel personnage, en face de tel autre, fait ce qu’un homme aurait à faire et dit ce qu’un homme aurait à dire, placé dans cette occurrence : écoutez seulement si le morceau de poésie lyrique que ce personnage est chargé de réciter est beau d’une beauté propre, et ne réclamez rien de plus.

Le poète l’a déclaré dans la préface de Lucrèce Borgia : « Quelle est la pensée intime cachée dans le Roi s’amuse ? La voici. Prenez la difformité physique la plus hideuse, la plus repoussante ; et puis jetez-lui une âme, et mettez dans cette âme le sentiment le plus pur qui soit donné à l’homme : le sentiment paternel. Qu’arrivera-t-il ? C’est que l’être difforme deviendra beau. Voilà ce que c’est que le Roi s’amuse. » — Voilà ce que c’est que Triboulet : difformité, paternité, — double abstraction. Il est bouffon, il est père : à ce bouffon il faut un roi, pour que l’antithèse soit constituée ; à ce père il faut une fille ; à ce père qui souffrira par sa fille il est bon d’accoler un autre père qu’il ait fait souffrir par la sienne, ce sera un contraste accessoire : voilà Triboulet, François Ier, Blanche et Saint-Vallier. Assurément ce bouffon pourrait s’appeler Quasimodo, Gwymplaine,— ou Rigoletto ; ce personnage, au lieu d’être un roi de France et le vainqueur de Marignan, pourrait aussi bien et peut-être mieux être un duc de Mantoue, — l’événement l’a prouvé, — à moins qu’il ne fût un électeur de Saxe : ou plutôt il serait aussi peu celui-ci que celui-là, mais non moins, car, à vrai dire, il n’est personne : il est un roi mis en face d’un bouffon :


Ceci c’est un bouffon, et ceci c’est un roi.


Ce n’est pas un roi plutôt qu’un autre, ni ce bouffon-ci plutôt que ce bouffon-là ; disons mieux : ce n’est aucun roi, ce n’est aucun bouffon ; ce ne sont pas des personnes morales, qui, dans telle circonstance, ont le droit d’exiger que l’auteur les fasse agir et parler de telle manière, et non pas de telle autre : ce ne sont que des porte-voix indifférens, par où le poète va jeter les plus beaux accens de son lyrisme.

Cela posé, il est superflu de confronter le drame avec l’histoire et de rechercher si tel personnage, à telle date, en tel lieu, a fait ceci ou cela, ou même s’il l’a jamais pu faire. Il est superflu de rappeler que, si François Ier fut un débauché, il fut aussi quelque chose de plus, et tout au moins un gentilhomme qui fit bonne figure de roi. Il devient même puéril de juger chaque scène de drame d’après les lois de la vraisemblance ; d’examiner s’il est admissible que tel personnage s’arrête au lieu de marcher, sorte au lieu de rester en scène, écoute au lieu de s’interrompre ou discoure au lieu de se taire. Toutes les raisons de la critique, au moins de la critique dramatique, sont tranchées d’un seul coup. Cela posé, assurément, on est libre d’admirer ce drame.

Or c’est bien pour l’admirer que le public s’était rassemblé l’autre soir ; mais à quelles conditions il pourrait le faire, c’est de quoi sans doute il ne s’était pas rendu compte : la lecture apparemment n’avait pas suffi à l’avertir. Quand le rideau s’est levé devant cette salle où tant d’admirations attendaient d’éclater, la beauté du décor et des costumes a d’abord signifié à tous les yeux que cet ouvrage était bien le chef-d’œuvre espéré. Ce n’est pas pour prononcer des paroles de peu de prix que des seigneurs vêtus de si riches étoffes se réunissent aux sons d’un orchestre caché, sous de si riches lambris. Triboulet paraît, sa marotte à la main : il va illuminer cette fête des fusées de son esprit. Cependant ces fusées s’enlèvent lourdement ; ce ne sont que des feux bas. Les lazzi des seigneurs n’ont pas plus d’aisance ni de vivacité que ceux du fou. Le roi s’amuse, ils le déclarent : on juge qu’il s’amuse de peu. Cependant on se dit que la gaîté du poète fut toujours une gaîté de géant, — la formule est consacrée ; — on attend que le géant se fasse grave et qu’il introduise Saint-Vallier ; on se résigne, on prend patience. D’ailleurs on accuse un peu de l’ennui que l’on commence d’éprouver la majesté de la Comédie-Française. On se rappelle que le poète a écrit en tête de ce premier acte : « Une certaine liberté règne ; la fête a un peu le caractère d’une orgie. » On note au passage cette réplique de Triboulet au roi : « Sire, vous êtes ivre ! » Or la cérémonie où figurent ces beaux seigneurs n’a sûrement pas le caractère d’une orgie, non plus que le roi l’apparence d’un homme égayé par le vin. On réfléchit là-dessus : cela fait toujours passer le temps. Un valet annonce M de Saint-Vallier : ce valet est le bienvenu. Hélas ! cette magnifique tirade, ce « morceau choisi » d’éloquence qu’on se disposait presque à faire bisser, toute cette page déjà classique et traduite en vers latins nous laissa froids. Ceux-là même qui l’ont tant de fois lue en frémissant d’aise, ceux-là surtout peut-être éprouvent une déception qui les navre. Ils ne peuvent s’empêcher de penser que cette déclamation est terriblement longue ; qu’il est surprenant que ni le roi ni ses courtisans ne l’interrompent ; qu’il est prodigieux qu’on l’écoute jusqu’au bout pour se fâcher ensuite ; enfin, — et c’est le pire, — que ce n’est qu’une déclamation, un exercice merveilleux de rhétorique et de poésie, mais qui n’a vraiment sa place que dans un Conciones français.

Après ce premier acte, on échange dans les couloirs des plaintes et des consolations. Il a été froid, glacial, mais c’est le plus faible de tous, on le savait déjà ; l’intérêt va s’échauffer tout à l’heure. N’est-ce pas le monologue de Triboulet qui rouvre le second acte après quelques répliques de Saltabadil ? C’est le monologue, en effet, le premier, le philosophique, celui qui renferme, en quatre-vingts beaux vers, l’essence même du drame :


Ô rage ! être bouffon ! ô rage ! être difforme !
Toujours cette pensée ! Et, qu’on veille ou qu’on dorme,
Quand du monde en rêvant vous avez fait le tour,
Retomber sur ceci : Je suis bouffon de cour !
Ne vouloir, ne pouvoir, ne devoir et ne faire
Que rire ! — Quel excès d’opprobre et de misère !
............
… Ô Dieu ! triste et l’humeur mauvaise,
Pris dans un corps mal fait, où je suis mal à l’aise,..
Si je veux recueillir et calmer un moment
Mon âme qui sanglote et pleure amèrement.
Mon maître tout à coup survient, mon joyeux maître.
Qui, tout-puissant, aimé des femmes, content d’être,
À force de bonheur oubliant le tombeau,
Grand, jeune, et bien portant, et roi de France, et beau,
Me pousse avec le pied dans l’ombre où je soupire
Et me dit en bâillant : — Bouffon, fais-moi donc rire !
— pauvre fou de cour ! — c’est un homme, après tout !..
Aussi, mes beaux seigneurs, mes railleurs gentilshommes,
Hun ! comme il vous hait bien ! quels ennemis nous sommes !
Comme il vous fait parfois payer cher vos dédains !
Comme il sait leur trouver des contre-coups soudains !

Il est le noir démon qui conseille le maître :
Vos fortunes, messieurs, n’ont plus le temps de naître,
Et, sitôt qu’il a pu dans ses ongles saisir
Quelque belle existence, il l’effeuille à plaisir !


On reconnaît le morceau, on l’écoute avec soin, mais on le trouve un peu long :


Suis-je pas un autre homme en passant cette porte ?


s’écrie Triboulet. Et l’on se dit qu’en effet, la porte du jardin passée, il devrait avoir hâte d’entrer dans la maison pour embrasser sa fille, et l’on s’étonne qu’il s’attarde à philosopher sur le seuil. Blanche paraît et l’entretien s’engage, ou plutôt le monologue de Triboulet s’achève, ponctué à peine des brèves questions de sa fille. C’est pour ainsi dire l’autre versant du discours. Difformité ! paternité ! Après que le bossu a lancé son invective, la tendresse du père s’épanche en couplets lyriques. Cette cadence se déroule en deux phrases ; l’une exquise et discrète, où revient le souvenir de la mère ; l’autre, un peu redondante et plus relâchée, où le père vante presque amoureusement le seul trésor qui lui reste, l’innocente beauté de sa fille :


Oh ! ne réveille pas une pensée amère ;
Ne me rappelle pas qu’autrefois j’ai trouvé,
— Et, si tu n’étais là, je dirais : j’ai rêvé, —
Une femme, contraire à la plupart des femmes,
Qui, dans ce monde, où rien n’appareille les âmes,
Me voyant seul, infirme, et pauvre et détesté,
M’aima pour ma misère et ma difformité !
Elle est morte, emportant dans la tombe avec elle
L’angélique secret de son amour fidèle,
De son amour, passé sur moi comme un éclair.
Rayon du paradis tombé dans mon enfer !
Que la terre, toujours à nous recevoir prête.
Soit légère à ce sein qui reposa ma tête !
— Toi seule m’es restée ! Eh bien ! mon Dieu, merci !..
…………….
Oh ! je t’aime pour tout ce que je hais au monde !..
Ma fille, ô seul bonheur que le ciel m’ait permis !
D’autres ont des parens, des frères, des amis,
Une femme, un mari, des vassaux, un cortège
D’aïeux et d’alliés, plusieurs enfans, que sais-je ?
Moi, je n’ai que toi seule ! Un autre est riche. — Eh bien !
Toi seule es mon trésor, et toi seule es mon bien !
Un autre croit en Dieu. Je ne crois qu’en ton âme ;
D’autres ont la jeunesse et l’amour d’une femme ;
Ils ont l’orgueil, l’éclat, la grâce et la santé,
Ils sont beaux ; moi, vois-tu, je n’ai que ta beauté !..

Tu rayonnes pour moi d’une angélique flamme,
À travers ton beau corps mon âme voit ton âme,
Même les yeux fermés, c’est égal, je te vois.
Le jour me vient de toi. Je me voudrais parfois
Aveugle et l’œil voilé d’obscurité profonde
Afin de n’avoir pas d’autre soleil au monde !


On prend plaisir à suivre le développement musical de ces phrases, et cependant on s’aperçoit avec chagrin que toute la pièce, même quand plusieurs personnages sont en scène, n’est qu’un long monologue. Le drame, comme son héros, est contrefait : un seul rôle, celui du personnage central, s’est développé outre mesure-, sa végétation, pour ainsi dire, a envahi toute l’œuvre ; les autres ont avorté. Si l’on prétend que le Roi s’amuse, dans la galerie de Victor Hugo, compte parmi les toiles de maître, nous consentons que c’en soit une ; mais c’est une esquisse monstrueuse, une composition fantastique, où, par la volonté de l’auteur, un seul personnage est poussé, de proportions si démesurées qu’il fait presque éclater le cadre ; les autres, à quelque plan qu’ils soient, ne sont qu’indiqués d’un coup de pinceau.

Est-ce les amours de François et de Blanche qui balancent, dans l’exécution de l’ouvrage, l’importance de Triboulet ? Nous savons que non, et, toutefois, l’espoir d’un intérêt dramatique nous chatouille, quand nous voyons la silhouette de François se glisser derrière le siège de Blanche. L’amour suppose un dialogue, — à moins que l’un des amans ne soit muet, — et le dialogue est la forme habituelle du drame. En effet, nous obtenons un duo. Mais combien d’abord l’effet de ce duo est amorti par la lenteur et la banalité de ses préliminaires, — j’entends les jeux de scène de dame Bérarde et du roi ; — combien ensuite notre sympathie est gênée par la présence perpétuelle de cette duègne que nous voyons, au fond du théâtre, quand les amans ne la voient plus ! Nous ne maugréons pas trop quand l’arrivée des gentilshommes abrège cette scène d’amour ; heureux si quelque incident pouvait abréger de même la scène de l’enlèvement ! Ces allées et venues, ce dialogue haché, à voix basse, cette duperie invraisemblable de Triboulet, cette escalade, ce rapt, toute cette fin d’acte qui paraît, à la lecture, vivement menée, semble interminable dans cette nuit de théâtre, et le drame, au lieu de se précipiter et de s’échauffer ici comme nous l’espérions, s’affaisse au contraire dans les ténèbres que fait cette rampe presque éteinte.

Le commencement du troisième acte, la scène de Blanche et du roi, ou plutôt le morceau de bravoure que le roi lance comme un chant de coq, lorsque Blanche est devant lui au Louvre, cette cavatine galante nous laisse encore impassibles. La poulette fuit et le coq la suit, ou, comme dit noblement Marot, « le lion traîne la brebis dans son autre. » Les seigneurs bien vêtus reviennent et font chatoyer leurs maillots de soie. Soudain, au milieu d’eux, Triboulet apparaît. Ici, enfin, le jeu de l’acteur nous émeut. La figure contractée à la fois par la douleur et par une grimace de son métier, le bouffon s’avance parmi les groupes de gentilshommes ; il rit, et l’on sent que les larmes qu’il dévore lui retombent en gouttes de plomb fondu sur le cœur ; il n’a rien dit encore : une angoisse nous saisit, et nous frémissons de ce frémissement que nous n’aurons éprouvé qu’une fois dans cette soirée. M. de Pienne chante sa chanson, et Triboulet, les dents serrées, d’une voix stridente, achève le refrain. Toutes les mains battent, et le pire observateur verrait qu’elles sont heureuses de battre. Il est dommage que l’auteur insiste, et que l’effet de ces deux répliques aille s’émietter en quinze autres. Mais voici que le tonnerre éclate : c’est la grande, la terrible scène où Triboulet réclame sa fille. Nous l’attendions, cette fameuse scène ; nous pensions y trembler ; elle soulèverait des transports d’enthousiasme et peut-être encore des cris de colère :


Courtisans ! courtisans ! Démons ! race damnée !


Comment le public du cinquantenaire accueillerait-il cette apostrophe et de quelles oreilles entendrait-il ces vers :


Au milieu des huées,
Vos mères aux laquais se sont prostituées !


Hélas ! l’enthousiasme n’a pas à combattre la colère ni la colère l’enthousiasme. À tous les spectateurs, à tous, même aux plus décidés partisans de l’ouvrage, la scène paraît pénible, odieusement pénible. Oh ! combien sont longues les imprécations de ce père, sa mercuriale politique et sa philippique sociale devant cette porte qui le sépare à peine du déshonneur de sa fille ! Combien longues ensuite ses prières et ses génuflexions ! Et qui garde cette porte ? Et devant qui s’agenouille cet homme ? On a beau savoir que ces mannequins décorés de noms historiques sont des mannequins et non des personnes, on éprouve quelque malaise à les voir s’aligner et se former en bataille contre cet infirme, à voir ces grands noms s’entasser pour boucher à ce père l’entrée de la chambre du roi, et ces mains qui prétendent manier l’épée s’étendre comme des mains d’automate, dans une lutte froidement réglée, pour rejeter sur le parquet ce comédien haletant de sa tirade.

Blanche reparaît, éperdue, égarée, — moins égarée cependant et moins éperdue que la situation ne l’exige ; mais c’est le tort d’une telle situation qu’elle est à la fois malséante à l’esprit et inexprimable aux yeux, du moins tant que notre théâtre n’aura pas les licences du théâtre japonais, La chose est si peu claire que Triboulet, qui devrait la savoir, ne la devine d’abord pas. Il rit, il pleure de joie : il a retrouvé sa fille ! Croyait-il qu’elle fût morte ? Au lieu que son premier mot soit une question, le second un cri de fureur, il s’attendrit en bavardant. A-t-il donc juré de ne jamais dire, même en un cas si impérieux, qu’autre chose que ce qu’il doit dire ? En revanche, lorsque sa fille lui a tout bas déclaré sa honte, — et dans quels termes délicats ! — c’est un surcroît de malaise qu’il nous donne en lui commandant de tout raconter :


Allons ! cause,
Dis-moi tout…


Que va-t-il la forcer de dire ! Par bonheur, il s’aperçoit que le récit qu’il réclame est impossible ; il l’interrompt dès l’exorde et le remplace, pour occuper la fin de l’acte, par une déclamation sur sa fille, sur les vices de la cour, sur lui-même et sur sa douleur, — qui serait, à ce point du drame, excusable d’être muette.

Restent le quatrième et le cinquième actes. On y comptait comme sur deux morceaux extraordinairement pittoresques et pathétiques. Ces deux réunis avaient formé naguère le troisième acte de Rigoletto, et le souvenir de cette fin d’opéra, l’une des plus troublantes qui soient à la scène, chantait dans toutes les mémoires. Quelle ne serait pas notre émotion lorsqu’au lieu des misérables vers du librettiste italien ou français la poésie même d’Hugo résonnerait à nos oreilles ! Mais c’est ici justement que s’est manifestée plus que partout ailleurs dans cet ouvrage et plus même que dans aucun autre cette vérité, entrevue par les connaisseurs, à savoir que le drame d’Hugo est lyrique plutôt que proprement dramatique. On peut mettre le Cid, on peut mettre Andromaque en opéra ; aucune musique ne prévaudra sur le dialogue de Rodrigue et du comte, et le « Qui te l’a dit ? » d’Hermione : il n’est personne qui, l’autre soir, n’ait regretté le quatuor de Rigoletto. Combien secs et pauvres, combien misérables et lents ces dialogues alternés de l’une et de l’autre part du décor, pour qui se souvient de l’ensemble obtenu par le musicien ! Ce n’est plus, semble-t-il, que la carcasse de l’œuvre d’art, ou même les tronçons de cette carcasse qui rampent malaisément devant nous. La déception, au cinquième acte, s’achève en morne indifférence, en lassitude qui serait impatiente si elle n’était si respectueuse, quand Triboulet, au lieu de jeter à l’eau, pour s’enfuir après, le sac où il croit tenir le corps de son ennemi, s’arrête et prononce, en frappant sur ce sac comme sur une tribune, le dernier de ses monologues, le plus politique de tous, où, comme don Carlos devant le tombeau de Charlemagne, il aborde la question de l’équilibre européen.

Enfin, quand Triboulet a reconnu sa fille et que, d’une voix éteinte, elle lui a dit adieu, si vénérables que soient les suprêmes divagations de ce père à qui revient le souvenir de son enfant au berceau, on voudrait qu’elles fussent abrégées ; on regrette que le poète n’ait pas maintenu, pour cette seconde représentation, la coupure qu’il avait faite pour celle du 23 novembre 1832 et remplacé par deux vers les soixante qui finissent le drame. Mais tout arrive en ce monde, même le dernier vers de ce dernier monologue :


J’ai tué mon enfant ! j’ai tué mon enfant !


On se retire déçu, mécontent de la pièce et furieux contre soi-même ; — et le lendemain on enrage encore plus de n’avoir pu applaudir davantage, lorsqu’on rouvre le volume et qu’on est repris, à la lecture, par les beautés lyriques dont le charme s’est évanoui au théâtre.

Ainsi le déclarera quiconque se fera l’historien exact de cette soirée : la renommée en restera comme d’une illustre déconvenue. M. Émile Deschanel, dans le recueil d’ingénieuses leçons qu’il vient de publier sous ce titre : le Romantisme des classiques[2], accepte pour vraies ces définitions de Stendhal : « Le romantisme est l’art de présenter aux différens peuples les œuvres littéraires, qui dans l’état actuel de leurs habitudes et de leur croyance, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible. Le classicisme leur présente la littérature qui donnait le plus de plaisir à leurs arrière-grands-pères. » À ce compte, le Rois s’amuse ne serait guère plus romantique que classique ; au moins, s’il l’a jamais été, ne l’est-il déjà plus : force nous est d’avouer qu’il nous donne peu de plaisir à la scène.

Cependant, pour être juste, — et pour être courageux jusqu’au bout, — il convient d’ajouter que l’interprétation n’est pas étrangère à notre mécompte. À défaut de tragédien pour jouer ce rôle monstrueux de Triboulet, mêlé de burlesque et de pathétique, mais où le pathétique l’emporte, j’aurais accepté volontiers un comédien comme M. Coquelin. Il eût animé de sa virtuosité comique ce premier acte si froid, comme il avait fait naguère du quatrième acte de Ruy-Blas. Au troisième acte, il se fût démené en scène avec la vivacité d’un diable ; il eût lancé de sa voix de cuivre aux oreilles des seigneurs ces apostrophes éclatantes commodes sonneries de révolte. M. Got a composé le rôle en savant comédien, il le joue en consciencieux artiste : il n’a pas au début le mordant et l’agilité qu’il faudrait ; il n’atteint pas au dernier acte à l’horreur tragique plus que n’aurait fait M. Coquelin. Il manque de variété, de fantaisie et d’éclat : bourgeois dès l’abord, il le reste jusqu’à la fin. Lorsqu’à la lueur d’un éclair, il reconnaît sa fille morte, il demeure atterré, mais atterré comme le serait M. Bernard s’il apprenait la faillite de la mai-on Fourchambault, Il peut bien s’attendrir au deuxième acte, où Triboulet justement n’est qu’un bourgeois dans sa maison et pleure sa défunte femme en caressant sa fille : il ne peut se transformer en bouffon shakspearien, ni en justicier de tragédie. Il a beau brandir sa marotte ou faire daguer un roi, il garde cette gravité moderne qu’il n’a pu dépouiller avec la redingote. Il nous est pénible de voir ce digne homme se traîner aux pieds de ces damoiseaux ; mais nous ne pouvons au dénoûment prendre au sérieux ses fureurs. Enfin, à force d’art, il peut dans ce drame lyrique paraître dramatique par endroits : — j’ai déjà noté avec éloge son entrée du troisième acte ; — mais, pour lyrique, il ne l’est pas, et je dis pas un moment. Sa voix, son geste bref, son débit saccadé, — qui supprime les e muets, — toute sa diction, tout son jeu, tout son talent répugne au lyrisme. Or, si le drame ne peut être joué, le poème, tout au moins, exige qu’on le déclame, — j’allais dire : qu’on le chante. M. Got rompt à chaque instant le rythme et la musique du vers : il dit cette poésie comme la prose du duc Job. Il la dit avec justesse, qui pourrait en douter ? Il l’apprendrait merveilleusement à un camarade mieux doué que lui. Le Roi s’amuse, par M. Got, c’est un opéra lu par un professeur : je demande un élève qui le chante.

J’écris sans y penser : le Roi s’amuse par M. Got. C’est qu’en effet, nous le savons de reste, il n’y a qu’un rôle dans l’ouvrage. M. Mounet-Sully figure le médiocre personnage du roi : il le figure plus que médiocrement, malgré sa belle prestance et sa grande voix. M. Febvre, en Saltabadil se montre bon comédien, et M. Maubant, sous le nom de Saint-Vallier, détestable tragique : cela n’a rien qui nous étonne. Pourquoi n’avoir pas donné le rôle de Saint-Vallier à M. Silvain ? Mlle Bartet, qui joue Blanche, est de tout point exquise ; elle est délicieusement décente, amoureuse et chaste ; elle dit le vers avec une netteté qui n’exclut pas la grâce. Mlle Samary fait Maguelonne : c’est une soubrette de comédie et non une ribaude de drame héroïque ; ses petites mines, ses petits cris, ses gestes sont étriqués et faux. Nommerai-je Mlle Jouassain, qui représente dame Bérarde, et Mlle Frémaux qui a hérité de Julia Feyghine le petit rôle de Mlle de Cossé ! Hélas ! c’est de celle-là qu’on devait dire, après avoir traité de divines Mmes de Vendôme, d’Albe et de Montchevreuil :


Madame de Cossé les passe toutes trois !


Comme l’héroïne de ce drame, elle a murmuré un soir :


… Je n’ai plus qu’à mourir, —


et c’est une autre qui porte les beaux atours naguère commandés pour elle ! M. Garraud, qui joue Cossé, se porte, lui, le mieux du monde. De même, MM. Prudhon, Boucher, Baillet, Joliet, Villain, Davrigny, de Féraudy, Paul Reney… Puissent les noms sonores dont ils s’appellent, Gordes, Pienne, Montmorency, Vic, Brion, etc., les consoler de la sottise et de l’ignominie de leurs personnages ! À dessein, je ne nomme pas Marot, préférant, pour la confrérie, cacher la présence d’un homme de lettres en cette affaire.

On a raconté partout quelle munificence et quel soin M. Perrin avait mis à cette reprise. Peut-être, à parler franc, n’a-t-il été que trop scrupuleux. Certaines minuties de mise en scène détournent notre attention du drame. À Dieu ne plaise que je blâme la musique de M. Delibes, exécutée dans la coulisse pendant presque tout le premier acte ! Mais il y a pour le quatrième acte toute une partition d’orage qui donne un accompagnement terrible à Mlle Bartet. Quand le tonnerre et la pluie ne couvrent pas sa voix, ils accaparent au moins une bonne partie de la curiosité du public. Il est vrai que rarement la pluie, et toute sorte de pluie, fut mieux imitée : pluie cinglante, pluie verticale, pluie fine, pluie à grosses gouttes. Nous ne dirons pas que ce divertissement soit ennuyeux comme la pluie ; nous dirons seulement qu’il eût fait tomber, en fatiguant ses oreilles, un enthousiasme plus violent que celui du public de cette soirée : petite pluie abat grand vent.

D’autre part, en admirant tout ce luxe, qui sied à la dignité de la Comédie, on se demande si ce drame joué sur un autre théâtre, et plus à la diable, n’aurait pas mieux réussi. Ni la beauté des décors et des costumes, ni l’autorité de la maison ne sauvent tel manquement à la vraisemblance, tel manquement aux bienséances : l’un et l’autre, au contraire, paraissent plus choquans à cette place et dans ce magnifique appareil. La majesté de cette demeura, les habitudes de décence et de mesure de ses hôtes, leur importance de gens riches se prêtent mal aux mouvemens désordonné de ce poème dramatique. Tel quel, est-ce un drame ? Je serais curieux de le voir jouer à l’Ambigu. Est-ce un poème ? Je vais le relire dans mon fauteuil.


LOUIS GANDERAX.

  1. J’emprunte ces détails à la brochure de M. J. Valter : la Première de « le Roi s’amuse. » Calmann Lévy, édit.)
  2. Calmann Lévy. éditeur.