Revue dramatique - 31 janvier 1893

Revue dramatique - 31 janvier 1893
Revue des Deux Mondes3e période, tome 115 (p. 686-695).
REVUE DRAMATIQUE

Comédie-Française : Reprise du Père prodigue, comédie en 5 actes, de M. Alexandre Dumas fils. — Théâtre du Vaudeville : l’Invitée, comédie en 3 actes, de M. François de Curel.

« Je cherchai, dit M. Alexandre Dumas fils dans une de ses préfaces, je cherchai le point sur lequel la faculté d’observation dont je me sentais ou me croyais doué pouvait se porter avec le plus de fruit, non-seulement pour moi, mais pour les autres. Je le trouvai tout de suite. Ce point, c’était l’amour. » — C’est parce que le Père prodigue ne touche pas ce point, ou le touche fort peu, que le Père prodigue ne restera peut-être pas parmi les meilleurs ouvrages de M. Dumas fils et les plus essentiels, parmi les plus formelles manifestations de sa pensée, de son talent et de sa manière.

Par extraordinaire, le sujet du Père prodigue n’est pas la relation entre les deux sexes, entre deux représentans, variables d’ailleurs, de l’un et de l’autre : mari et femme, amant et maîtresse, chaste jeune homme et fille-mère, courtisane et jeune homme naïf ; non, c’est la relation entre un père et un fils, un fils légitime, ce qui supprime encore un élément d’intérêt cher à M. Dumas. Le Père prodigue est, avec la Question d’argent, la comédie où l’auteur est le moins lui-même, celle dont les critiques, pour étudier et définir le théâtre du maître, peuvent le plus aisément se passer. M. Paul Bourget nomme à peine le Père prodigue dans ses Essais de psychologie contemporaine, et dans les Idées morales du temps présent, M. Édouard Rod ne le cite pas. Enfin M. Dumas, comme s’il reconnaissait lui-même que sa pièce n’a rien à voir avec ses thèses favorites, y a mis une préface non de moraliste, mais d’homme de théâtre seulement, et qui commence ainsi : « Aujourd’hui, si vous le voulez bien, nous parlerons métier. » D’où l’on peut conclure que cette comédie, agréable plutôt que nécessaire dans l’ensemble de l’œuvre de M. Dumas, cette comédie pour ainsi dire hors cadre, sinon hors ligne, est en un sens aussi peu que possible de M. Dumas fils. Dans un autre sens pourtant, elle est bien de lui. Le fils, et le fils surtout l’a écrite, et par elle a voulu rendre un hommage indulgent et tendre à un père qui fut entre tous prodigue, et prodigue de tout : d’esprit, d’argent et de cœur.

L’œuvre ne discute et ne résout pas de problème ; elle étudie un caractère. Le comte Fernand de La Rivonnière a cinquante ans sonnés, mais sonnés sans qu’il les ait entendus. À vingt-cinq ans, resté veuf, riche et libre, avec un enfant, il a mené joyeuse vie, et à cette vie, aussitôt que possible, il a eu le tort d’associer son fils. Il s’est fait l’ami d’André, ce qui est très bien, et, ce qui l’est moins, son camarade. De cette camaraderie les conséquences ont été celles-ci : à eux deux, le père et le fils ont mangé, l’un sa fortune entière, l’autre la sienne à moitié. Délicatement et sans en rien dire, André partage avec son père la moitié qui lui reste et dont ils pourront vivre encore aisément, à la condition de se ranger et de se réduire. Le comte ne demande pas mieux. Il a justement résolu de faire une fin, mais une fin de jeune homme. Il s’est mis en tête, en sa tête grise et légère, d’épouser les dix-huit ans d’Hélène de Brignac, et il charge son fils de la négociation. Heureusement, et à temps, il s’aperçoit qu’il a trois fois l’âge de cette enfant, qu’elle aime son fils, que son fils l’aime, et c’est pour André qu’il demande, avec un joli mouvement de générosité et de tendresse paternelle, la petite main qu’il avait prié follement André de demander pour lui.

Le voilà maintenant le plus charmant, le plus adorable des pères et des beaux-pères, installé en tiers entre les jeunes époux. Il fait pour eux mille folies, pour elle surtout, dont il raffole et qu’il ne quitte plus. Si par hasard André s’absente, il promène sa belle-fille, la conduit au bal, au spectacle, la distrait de son mieux, enfin, comme il le dit lui-même, il égaie les entr’actes. Il les égaie si bien, que le sérieux André commence à en éprouver sinon de l’inquiétude, au moins un peu d’agacement et d’ennui. Sans compter que le monde glose, avec malice d’abord, bientôt avec méchanceté. De vilains propos rapportés au comte l’affligent et le blessent. Essayez, lui dit-on, essayez d’annoncer à votre fils que vous partez pour un long voyage, et vous verrez quel soulagement il en éprouvera. Le comte essaie en effet, et surprenant sur le visage d’André une joie mal déguisée : « Ah ! soupire-t-il avec des larmes dans les yeux, mon fils ne m’aime plus. »

Il ne part pas cependant, et c’est le jeune ménage qui part pour l’Italie. Cela suffit pour que le comte, laissé à lui-même, à sa propre faiblesse, tombe ou retombe entre les mains avides d’une certaine Albertine de La Borde, qui le guettait. Il l’installe auprès de lui, dans l’hôtel, à la place abandonnée par ses enfans. Le jour où ceux-ci reviennent, André se présente chez son père ; il lui demande quelles sont pour l’avenir ses intentions et s’il a résolu de garder Albertine. Le comte le prenant de très haut, André lui déclare, non sans trouble : « Alors, mon père, je vous sauverai malgré vous… Je suis ici chez moi. — J’en sortirai donc, répond le comte, puisque tu m’en chasses ; reprends ton argent, je ne veux plus rien de toi ; va-t’en, non pas de cette maison qui t’appartient, mais de mon cœur que je t’avais donné tout entier, moi, et que je ne t’eusse jamais repris. » Et la brouille serait sans remède, et le comte, rejeté dans le désordre, y vieillirait jusqu’à la mort, s’il ne s’offrait à lui, André à peine sorti, une occasion inespérée de dévoûmens et d’héroïsme paternel. Quand je dis inespérée, j’ai tort, M. Dumas ayant au contraire préparé dès le début, et ménagé avec une adresse consommée cette péripétie décisive. André, en se mariant, avait dû rompre avec une maîtresse sentimentale, Mme de Prailles, « la dame en noir, » dont il est mainte fois question. Le comte s’était complaisamment entremis dans cette rupture ; mais, toujours pitoyable aux jolies femmes, il avait permis à celle-ci d’écrire de temps en temps à André, sous la seule condition d’adresser les lettres à lui-même, pour ne rien compromettre. Or une de ces lettres a été interceptée par M. de Prailles, le plus intraitable des maris, qui vient en personne remettre le billet à qui de droit. « À moi, » déclare le comte, qui prend pour lui la lettre et le duel à mort qui s’ensuivra.

Le cinquième acte arrange tout, M. de Prailles étant blessé comme il le faut et Albertine congédiée comme il le faut aussi, afin qu’André, fils excellent, n’ait plus qu’à tomber dans les bras de son excellent père. On tuera ce soir le veau gras, après avoir eu peur un instant qu’il ne mourût de vieillesse, et demain, pour épouser non plus une fillette, ni une fille, mais une sage et fidèle amie, Mme veuve Godefroy, qui ne demande qu’à faire son bonheur, le père prodigue revêtira la robe nuptiale.

En certaines de ses parties, les deux premiers actes surtout, la comédie de M. Dumas a paru lente. Ses trente-cinq ans en sont la cause et aussi ses interprètes actuels. Il va sans dire que cette lenteur n’est pas dans le dialogue, lequel va toujours comme le vent, mais dans l’action, dans l’exposition surtout, qui dure deux grands actes. Il est évident que le Père prodigue ne débute pas avec l’éclat de la Princesse George ou le brio de Francillon. Les personnages y prennent leur temps et ne nous disent assez vite ni ce qu’ils sont ni ce qu’ils feront. Albertine, par exemple, ne se déclare pas tout de suite, et nous ne savons pas au juste à qui elle en veut, sans compter que la « dame en noir, » dont on nous parle vaguement, nous aide mal à nous orienter. Le Dumas de ces vingt dernières années, celui des pièces en trois actes, a plus de décision, plus de concision aussi, car en cinq actes le sujet du Père prodigue est un peu trop au large. L’habit est brodé sur toutes les coutures, éblouissant de paillettes d’or, mais il flotte au lieu de coller. Quelques coups de ciseau n’y ont rien fait, et des plis se voient encore.

Cela n’empêche que le métier, comme dit l’auteur dans sa préface, n’ait ici la part qui doit lui revenir, et cette part est belle. Logique, et logique implacable entre le point de départ et le point d’arrivée, mise en saillie des côtés dominans, science des contreparties, c’est-à-dire des noirs, des ombres, des oppositions en un mot, qui constituent l’équilibre, l’ensemble et l’harmonie (vous reconnaissez, je pense, le langage même du maître), tout ce programme de facture, d’exécution ou de virtuosité, tracé par la préface, est rempli par la comédie. On le montrerait aisément. On ferait voir de même, et je crois qu’on l’a déjà fait, que si la préface en question se moque de Scribe, la pièce pourtant, je n’ose dire s’inspire, mais peut-être se souvient de lui. Vérifiez le grand ressort de l’œuvre : le duel ; il atteste avant tout une main ingénieuse, qui l’a finement travaillé, puis monté pour qu’il joue au bon moment. Et je vois bien que l’incident fait saillir en plein le caractère du comte, ou mieux le trait dominant qu’il en fallait dégager, mais l’incident ne résulte, ne sort pas de ce caractère même, ni du caractère d’André ou de personne. C’est un moyen, mais un moyen extérieur, le plus joli tour d’une adresse consommée, mais un tour d’adresse surtout.

Et non-seulement dans le métier, mais dans les personnages encore, on surprendrait peut-être quelques traces de Scribe. Le comte de La Rivonnière, ce viveur élégant, éternellement jeune, sensible, facile à l’amour, à l’attendrissement et aux larmes, ce père qui mettrait son fils sur la paille, quitte à se faire tuer pour lui, ce père charmant de gaîté, de grâce aimable et de folie, est un véritable père du Gymnase. Oui, décidément cette pièce est bien de M. Dumas fils, de M. Dumas jeune, et par la jeunesse, par une psychologie souriante et légère, elle a de quoi nous séduire encore. Je conviens que la paternité, chez le comte de La Rivonnière, a manqué de sérieux, de dignité même et de moralité ; on sait assez que l’idéal selon M. Dumas, l’idéal du père ou de l’épouse, l’idéal domestique enfin et familial, n’est pas toujours de premier choix. Le comte de La Rivonnière n’en demeure pas moins, dans toute la force du terme, ou plutôt dans ce qui reste de force à ce terme aujourd’hui démodé, un personnage sympathique. « Qu’est-ce que ces hommes-là ont donc en eux pour qu’on ne puisse jamais leur en vouloir ? — Ils ont leur cœur. » — Et la comédie a son cœur aussi, comme le héros. Elle a je ne sais quelle sensibilité d’autrefois, elle a cette donnée touchante, cette jolie interversion des rôles paternel et filial, que résume le mot d’André au comte : « Je ne suis plus ton fils, je suis ton père. » Et par cette réciproque tendresse, entre le père et le fils, quelles que soient leurs fautes, le rapport essentiel, éternel, le lien des cœurs est sauvegardé. Il est rompu au contraire dans une comédie classique, à laquelle par antithèse le Père prodigue peut faire songer : l’Avare. Et voyez comme ici M. Dumas, cet implacable, ce justicier, nous apparaît moins amer, moins âpre que Molière. L’Avare aussi met aux prises un père et un fils, et nous les montre en rivalité d’amour. Mais entre eux le conflit est poussé jusqu’au tragique, jusqu’à l’atroce même, et la nature y est outragée, parce que entre eux se dresse un vice odieux, meurtrier de toute affection, tandis qu’entre le comte de La Rivonnière et son fils, il n’y a que des torts, les torts d’une âme légère et non pas vile, d’une âme prodigue, c’est-à-dire d’une âme coupable seulement d’avoir trop donné, mais capable au moins de donner encore, toujours, et de se donner elle-même. Voilà par où la comédie de Molière est plus profonde, plus pénible aussi, et la comédie de M. Dumas plus aimable. Voilà pourquoi, dans celle-ci, la belle, très belle scène du quatrième acte entre e père et le fils n’atteint pas et ne devait pas atteindre à la cruauté des scènes entre Harpagon et Cléante. Voilà pourquoi, même au plus vif de la crise, André et le comte n’échangent pas de ces mots irréparables, de ces traits qui font plus que blesser le cœur et la tendresse, qui les tuent : « Je te donne ma malédiction. — Je n’ai que faire de vos dons ! » Les erreurs d’un La Rivonnière peuvent bien troubler et, comme nous le disions, intervertir les affections naturelles ; le vice d’un Harpagon les corrompt dans leur source et les tarit.

J’ai goûté fort inégalement les interprètes du Père prodigue : beaucoup M. Le Bargy, fils sérieux et grave ; très peu M. Febvre, père un peu dépourvu de grâce, de légèreté, de cordialité, de bonté, dans un rôle fait de tout cela, de bonté surtout. Mme Pierson, au contraire, est une Mme Godefroy cordiale et bonne, et M. Berr, le plus futé des petits laquais. J’aimerais que Mlle Marsy (Albertine de La Borde) eût une diction plus nette, un jeu plus large, qu’elle parlât moins vite et fît de son lorgnon un plus modeste usage, et j’aimerais aussi que M. Prudhon ne jouât dans le répertoire de M. Dumas fils que le clerc de notaire de Francillon.

L’Invitée, de M. de Curel, a réussi avec un éclat qui n’est au-dessus ni de son mérite, ni de notre attente. Après la plus qu’austère étude de dévotion qui s’appelait, assez désagréablement d’ailleurs, l’Envers d’une sainte, après le drame saisissant des Fossiles, où nous avions presque retrouvé la vision grossissante du romantisme, avec je ne sais quel écho réveillé des Burgraves, M. de Curel nous devait une œuvre aussi forte, un peu détendue et assouplie seulement, sans toutefois rien abdiquer ni contraindre de sa fière, triste et puissante pensée. Cette œuvre, il vient de nous la donner, et par elle il s’affirme décidément comme le premier parmi les nouveaux écrivains de théâtre ; parmi les autres, comme un des premiers.

Anna de Grécourt vit depuis vingt ans séparée de son mari. Jadis, après l’avoir épousé par amour, elle fut pendant quatre années la plus heureuse des femmes. Mais un jour elle découvrit qu’Hubert la trompait avec une drôlesse. Éperdue de douleur, elle s’enfuit, laissant derrière elle ses deux petites filles. Son mari la crut coupable, partie avec un amant, et répandit le bruit qu’elle était folle. De Vienne, sa ville natale, où elle s’était réfugiée, la fière créature ne daigna même pas se justifier. Elle s’enferma dans le silence, sinon dans la retraite. Belle, riche, intelligente, et désireuse de refaire sa destinée, elle vécut dans le monde et elle y vécut irréprochable. Mais, ayant trop souffert d’aimer, elle résolut d’abjurer tous ses amours. Elle ne revit jamais ni son mari coupable, ni même ses enfans innocens, et pareille au blessé qui s’achèverait lui-même, cette âme entreprit son triste suicide. Elle finit par mourir, ou par se croire morte. Et maintenant Mme de Grécourt, presque vieille, a les cheveux gris comme les cendres de son cœur éteint. Elle attend aujourd’hui un de ses amis, resté aussi l’ami de son mari, Hector Bagadais, un brave garçon que jadis elle refusa d’épouser et qui ne lui retira pas pour cela son amitié. Hector arrive, chargé par Grécourt d’inviter Anna à venir voir ses filles, qu’elle ne connaît pas. Elle refuse d’abord, par dignité, par orgueil, par indifférence surtout, par cette indifférence douloureusement acquise et que pour son repos elle ne veut pas troubler. Le bon Hector insiste et elle l’interroge sur la vie que mène Hubert. De cette vie elle apprend l’irrégularité, et la demi-installation près de ses filles d’une maîtresse, Mme de Raon. Et ces détails, sans l’indigner, l’intéressent, et par curiosité maintenant, par une curiosité de l’esprit ou du cœur, on ne sait au juste, et peut-être ne le sait-elle pas bien elle-même, Mme de Grécourt accepta l’invitation et part.

Au second acte, nous sommes à la campagne, chez M. de Grécourt. Nous y faisons la connaissance des deux jeunes filles, Thérèse et Alice. De l’éducation qu’elles ont reçue et que vous devinez, elles se rendent compte et elles souffrent, parce que, malgré leurs allures et leur langage, elles ont l’esprit juste et le cœur droit. Mêlées à l’équivoque d’un faux ménage, en bons termes d’ailleurs avec Mme de Raon, qu’elles appellent de son petit nom, Marguerite, tout en soupçonnant son rôle, elles se voient avec dépit compromises par elles-mêmes, par le renom de folie de leur mère et par la vie commune avec une compagne suspecte. Soudain une voiture s’arrête. Leur vieil ami Bagadais en descend et leur présente sans la nommer une visiteuse. Mais à peine celle-ci éloignée pour un instant, il la nomme, et les deux sœurs en éprouvent d’abord moins d’émotion que de surprise. Pourtant elles se rapprochent peu à peu de cette mère qui ne se déclare pas, elles l’entourent gentiment de leurs bras, et de leur voix redevenue enfantine l’appellent maman. Anna se trouble, s’attendrit, mais sans se rendre encore. Après ses filles elle revoit son mari et elle le revoit méconnaissable, affaibli, avili. Comment d’un aussi triste personnage a-t-elle pu garder, non pas un regret, mais seulement un souvenir ? Et que lui veut-il aujourd’hui ? Pourquoi l’a-t-il rappelée après vingt ans, ce risible mari, ce père méprisable ? Il le lui avoue avec une bassesse ingénue : pour lui rendre leurs filles, dont la présence entrave la liberté de ses séniles amours. À son tour enfin, Mme de Raon paraît devant Anna, et de l’insignifiante maîtresse comme du ridicule époux, elle se joue avec ironie, l’hôtesse hautaine, l’invitée d’un jour.

D’un jour ? — Ses filles l’auront-elles vainement appelée maman ? Avec l’habitude d’aimer en a-t-elle perdu jusqu’à l’instinct, et son cœur ne revivra-t-il pas ?

Si, mais d’une faible et languissante vie. Enhardies par la présence de leur mère, les deux jeunes filles disent à Mme de Raon des vérités insolentes ; à leur père lui-même, elles tiennent tête et signifient leur volonté ou de garder leur mère ou de partir avec elle. Et Grécourt ayant, sur ces entrefaites, appris de Bagadais que sa femme n’eut jamais à se reprocher la moindre faiblesse, en éprouve une sorte de malaise et presque de regret. Envers l’épouse irréprochable, envers ses filles elles-mêmes, il se sent plus coupable, surtout coupable plus piteusement, et comme Anna pour rien au monde ne demeurerait auprès de lui, que lui-même d’ailleurs ne se sent ni la force ni l’envie de rompre avec Mme de Raon, Mme de Grécourt repartira pour Vienne, emmenant ses filles. Mais elle les emmènera sans joie, par affectueux intérêt, plus que par tendresse passionnée et vraiment maternelle. Et l’ironique visiteuse, prenant congé de son hôte, lui laisse ce mélancolique adieu : « J’étais venue le cœur pauvre ; je m’en vais, le cœur un peu enrichi ; merci de votre gracieuse invitation. »

Telle est cette œuvre supérieure, comédie de caractères, qu’une seule raison empêche d’être parfaite : la difficulté d’en admettre le point de départ. Eh ! oui, je l’entends bien, la question préalable, et chacun de nous se l’est posée après le premier acte : c’est le cri de la pauvre reine en appelant à toutes les mères. Les mères en effet ne comprendront, ne croiront jamais qu’une épouse, fût-ce la plus désespérée, abandonne ses enfans, et durant vingt longues années, s’étudie et réussisse enfin à ne les plus chérir. L’effort n’est pas seulement impie, et je veux bien qu’il soit impossible. Tâchons pourtant de l’admettre, d’imaginer cette âme plus que singulière et cet exemple, ou cette hypothèse exceptionnelle, unique même. Concédons à l’auteur son postulat psychologique, et nous l’en verrons tirer une des études les plus graves et les plus amères qu’on ait faites au théâtre, de l’égoïsme et des fautes contre le cœur.

L’égoïsme est le sujet de l’œuvre, comme celui des Fossiles était le sacrifice aveugle, criminel même, à un préjugé dont nous finissions par entrevoir la farouche grandeur et l’horreur sacrée. De même ici, M. de Curel a tout fait, sans peut-être que ce soit encore assez, pour excuser et pour imposer son héroïne. De l’endurcissement de soi-même auquel elle s’est vouée, il donne des raisons profondes. « À vingt-quatre ans, dit Mlle de Grécourt à son mari, le plus grand ennemi d’une femme complètement délaissée, c’est son propre cœur. J’ai vaincu le mien par des moyens barbares, y étouffant tout ce qui demandait à vivre, fauchant amitiés et penchans qui pouvaient entretenir la faculté d’aimer, l’apaisant avec d’arides coquetteries, comme on trompe la soif dans le désert avec de petits cailloux. — L’ai-je assez mutilé, ce pauvre cœur ! Actuellement, il n’y reste plus une fibre aimante, c’est un jardin transformé en cour pierreuse, sans un coin de verdure. À force d’y persécuter l’ivraie, le bon grain n’y peut plus pousser. Le bon grain, ce serait de chérir mes filles. »

Commencez-vous à comprendre l’étrange et hautaine créature ? À tout prix elle a voulu ne plus souffrir, oubliant que de certaine souffrance il est impie et funeste de se guérir. Égoïste, elle l’a été, nous le disions plus haut, jusqu’au suicide du cœur ; mais avouez que son égoïsme est d’une grande allure, qu’il témoigne d’un raffinement supérieur et qu’il parle un beau langage.

De M. de Grécourt, au contraire, l’égoïsme a quelque chose de misérable, de bas et d’amèrement ridicule, que la scène du second acte entre les deux époux souligne avec un dédain exquis. Allez, vous êtes un pauvre homme ! comme dit la Jacqueline de Musset. Pauvre homme, et même quelque chose de plus, qui, au bout de vingt ans, rend à sa femme des enfans incommodes à l’indignité de sa vieillesse. Pauvre homme, qui s’excuse, et si honteusement, d’avoir imposé à ses filles une vie interlope, et l’intimité d’une maîtresse dont il dit, à sa femme toujours, avec une étonnante mélancolie : « Voyez-vous, Marguerite n’est pas l’amie qu’il me faudrait ! » Pauvre homme enfin, et père plus que jamais égoïste et lâche, qui, plutôt que de purifier sa demeure, en exile ses filles, leur avouant bassement que son âme est de celles qui se cramponnent à la vie (et quelle vie ! ), au lieu de se préparer à la quitter noblement.

Égoïstes aussi, avec la grâce et l’ingénuité de leur jeunesse blonde, mais égoïstes, les vingt ans de Thérèse et les dix-huit ans d’Alice. Leur mère, qu’elles croyaient non pas morte, mais quelque chose de pis, leur mère revient, et, de son retour, elles aperçoivent l’intérêt futur et pratique avant d’en ressentir la joie irréfléchie et généreuse. Telle ne sera jamais leur joie ; leurs petites âmes, trop longtemps closes, ne peuvent plus que s’entr’ouvrir. En vain elles entoureront de leurs bras celle dont jamais elles ne furent embrassées ; en vain elles lui diront : « Nous savons qui vous êtes et vous êtes maman. » Il est trop tard ; ces lueurs ne deviendront ni lumière, ni foyer, et c’est dans une demi-clarté du cœur, mêlée de tristes ombres, que s’ébauchera cette imparfaite reprise d’une mère qui a désappris la tendresse, par des enfans qui ne l’apprirent jamais.

Il est trop tard, voilà la conclusion pénible, mais forcée, où marche la comédie de M. de Curel, et où elle atteint, tout droit et sans broncher. Et si grand est le talent de l’auteur, si forte et si juste sa pensée, que, parti de l’invraisemblable et, je le veux bien, du faux, il arrive à la vérité. Que dis-je, il y arrive ! C’est elle toujours, elle seulement qu’il rencontre à chaque pas sur son chemin, oh ! je le sais, un chemin douloureux et qui passe à travers des ruines. — « Moi, dit Anna, devant le vide affreux de mon cœur, je mesure ce qui m’est à jamais refusé. Depuis longtemps, je savais ce qu’il en coûte de supprimer en soi les sentimens que Dieu y a mis ; on en souffre tant qu’on les garde et l’on reste inconsolable de les avoir perdus. » — La pièce est là tout entière : en voilà le sujet, le développement et la moralité. Qu’elle est tristement vraie, l’impuissance de cette maternité désenchantée à se retrouver, à se ressaisir, et quel dénoûment fut jamais plus amer et plus logique aussi ? Il fallait qu’une telle mère emmenât de telles filles, mais qu’elle les emmenât ainsi, presque sans autre joie pour les enfans que le plaisir d’échapper à une situation fausse, sans autre bonheur pour elle-même que le pâle et froid bonheur du devoir et de la bonté. — « Être bon, dit à sa mère une des deux jeunes filles, c’est encore une façon d’aimer. — À moins, répond Mme de Grécourt, que ce ne soit chez les âmes orgueilleuses une façon hautaine de rendre à la vie le bien pour le mal. » — Et chacun, à la fin de la comédie, sera traité selon son mérite, selon la nature et le degré de son égoïsme. Le père demeurera dans une de ces intimités qui sont pires que le pire abandon. Les jeunes filles trouveront auprès de leur mère, ou plutôt grâce à elle, les avantages et le genre de bonheur qu’elles ont espéré, ou calculé. — « Je suis, leur dit Anna, comme les vieux saules creux ; le bois mort du cœur n’empêche pas les branches de verdir et les oiseaux d’y trouver un abri. » — Mais Anna sera la plus punie des trois, parce qu’elle a été la plus coupable, parce que son égoïsme a été le plus raffiné, le plus volontaire, surtout parce qu’il a corrompu en elle une âme plus haute, une âme supérieure, une âme qui ressemble à cette herbe des toits dont parle Bossuet, et qui se sèche d’elle-même : « Qu’il serait à désirer qu’elle ne fût pas née dans un lieu si haut, et qu’elle durât plus longtemps dans quelque vallée déserte ! »

Par l’originalité et l’élévation des idées, par la profondeur de l’observation, la comédie de M. de Curel est de premier ordre ; elle ne l’est pas moins par la beauté du style, beauté faite à la fois de vigueur et de charme, de simplicité et de poésie. L’auteur de l’Invitée est un penseur, un écrivain, et un penseur et un écrivain de théâtre. Le jour, qu’il faut souhaiter prochain, où il prendra son sujet et cherchera son inspiration dans la règle plutôt que dans l’exception de l’humanité, il nous donnera complètement le chef-d’œuvre qu’il vient de nous donner un peu et même beaucoup plus qu’à demi.

Félicitons-nous que l’Invitée n’ait pas été représentée à la Comédie-Française : elle n’y eût pas trouvé sa merveilleuse interprète. Mme Pasca joue le rôle plus que difficile d’Anna de Grécourt avec un talent supérieur à toutes les difficultés, avec je ne sais quoi de las, de blasé et de blessé dans la voix, le regard et le geste, avec la fierté, l’ironie souveraine et aussi la profonde tristesse d’une créature qui ne peut plus aimer, mais qui peut toujours souffrir. Une telle artiste fait mieux qu’interpréter : elle collabore. — M. Boisselot au contraire, qui joue M. de Grécourt, l’a joué, selon nous, à faux ; trop bas, d’un ton au-dessous de l’œuvre en général, et même du rôle en particulier. Par sa tenue, ses mines, par certain attirail grotesque de pêcheur à la ligne, il fait de ce mari de grande comédie un mari de vaudeville à la Blum et Toché, que, fût-ce il y a vingt-cinq ans, la belle, l’intelligente Anna jamais n’aurait aimé. Rien dans le texte ne me paraît justifier une telle caricature, qui jure avec l’ensemble de l’œuvre et le compromet.

Le temps me manque, et aussi le goût, de vous raconter le dernier spectacle de M. Antoine. Il se composa de Mademoiselle Julie, une malpropreté Scandinave, et du Ménage Brésile, une ordure française. Je n’oublie pas, aujourd’hui surtout, que le Théâtre-Libre nous a révélé M. de Curel ; mais il nous le fait payer chèrement.


CAMILLE BELLAIGUE.