Revue dramatique - 30 novembre 1885

Revue dramatique - 30 novembre 1885
Revue des Deux Mondes3e période, tome 72 (p. 693-705).
REVUE DRAMATIQUE

Odéon : les Jacobites, drame en 5 actes, en vers, par M. François Coppée.

M. François Coppée, après une victoire au théâtre, n’a pas honte de rester poète ; au contraire, sitôt affermi dans ce domaine, il use de son autorité nouvelle pour s’y déclarer plus franchement ce qu’il est ; il se donne le plaisir, au lendemain de Severo Torelli, d’écrire une épopée ; il n’emploie son expérience qu’à la distribuer et l’animer de façon qu’elle soit applaudie sur la scène : et l’auteur de la Bénédiction, l’auteur des Récits et élégies, plus heureux qu’avec sa Guerre de cent ans[1], voit triompher les Jacobites.

Une épopée exposée à la rampe, et dont l’épisode central, avec un relief particulier, se relève en drame, voilà, en effet, la définition de cet ouvrage, et l’on devine assez aux beautés de la forme que l’artiste s’est réjoui, en le façonnant, de ne s’occuper d’aucun art plus que du sien propre.

Le détouûment d’une nation à la royauté en qui s’incarne son indépendance, un tel sujet, à coup sûr, est épique ; cette double agonie d’un peuple et d’une lignée souveraine est un de ces événemens qui paraissent d’un ordre supérieur à celui des passions individuelles et comptent parmi les Gestes de la Providence ou de la destinée plutôt que parmi les accidens humains. Dévoûment, d’ailleurs, suppose sacrifice volontaire, c’est-à-dire action : il sera donc possible de traiter ce sujet sur un théâtre. Les acteurs de ce sacrifice, comme il convient à des figures épiques, résumeront en leurs personnes quelques sentimens universels : aussi bien dans l’Inde qu’en Grèce et en Italie, au temps du Rama qu’au temps d’Achille, un Allemagne comme en France, dans le siècle de Siegfried comme dans celui de Roland, leur héroïsme serait vraisemblable, et il intéressera tous les hommes. Ces héros, d’ailleurs, selon une autre exigence du genre, appartiendront à une race et à une époque : ils ne seront pas des abstractions toutes pures, errant à travers les pays et les âges ; ils auront les pieds sur le sol, à une certaine date, puisque, sortis de ce sol, ils seront les suprêmes défenseurs de sa liberté. Enfin, s’il est dit que cette terre, choisie par le poète, est l’Ecosse, et pour peu qu’on se rappelle comment fut livré, autour du dernier des Stuarts, le dernier combat pour l’existence nationale, on jugera, sans doute, que cette légende, à la fois allégorique et réelle, peut s’évoquer sur la scène.

Quel personnage, en effet, plus vif que ce Charles-Edouard ? Quel jeune premier tragique mieux préparé par l’histoire pour brûler les planches ? Il n’est pas, celui-là, un vain fantôme, un froid symbole de la royauté : proche de nous, en habit Louis XV, moderne à tel point que Voltaire écrivit le manifeste qu’il devait lancer à ses sujets, nous le voyons qui s’embarque, avec sept gentilshommes, pour aller reconquérir le royaume de son père. Aux pauvres gens qui se jettent à ses genoux et lui disent : « Nous n’avons point d’armes, nous sommes dans la pauvreté, nous ne vivons que de pain d’avoine, » il répond : « Je mangerai de ce pain, je partagerai votre pauvreté et je vous apporte des armes. » A la tête de ses montagnards, dont le flot grossit comme un torrent, il marche à pied, vêtu à leur guise, jeûnant à leur guise. Il prend quelques villes de force et entre sans coup férir dans sa capitale. Parvenu en face des Anglais, il tire l’épée, jette le fourreau derrière lui et pousse devant sa victoire. Il va jusqu’à trente lieues de Londres, il se retourne pour triompher encore ; ., et bientôt le voici vaincu, errant, traqué. Pendant cinq jours et cinq nuits, il ne prend guère de repos ni de nourriture ; pendant trois jours et trois nuits, il se cache dans une caverne ; pendant deux jours encore, dans une autre ; il s’échappe sous des habits de servante : il est sauvé par un navire français. Quel roman de chevalerie ! mais quel roman certain, précis et joué, pour ainsi dire, sous nos regards ! Et, autour de ce personnage, comment souhaiter un chœur préférable à ce peuple écossais, plus avantageux au poète et au dramaturge, de mœurs plus fabuleusement pittoresques et de caractère plus actif ? C’est ce peuple, au demeurant, qui est le héros de l’entreprise. Sans lui, sans l’énergie de ses vertus, cette épopée ne serait qu’une équipée. Et ces mêmes vertus, communes à toute la nation, quelles faces différentes selon les provinces, selon les classes, n’offrent-elles pas ? Rappelons-nous que, d’après Walter Scott, ce coloriste modéré, la descente des highlanders, en 1746, n’étonna guère moins leurs compatriotes des basses terres qu’une invasion d’Esquimaux ou de nègres ; et que les compagnons qui, à Preston-Pans, suivant le témoignage de Johnstone, avec leurs haches de Lochaber, tranchaient les jarrets des chevaux et coupaient les cavaliers par le milieu du corps, ceux-là justement avaient pour chefs, pour capitaines et conseillers, auprès de lairds aussi barbares qu’eux-mêmes, des lords qui eussent fait bonne mine à la cour, — et non-seulement un Balmerino, qui, dix mois après, sur le point d’être pendu et écartelé, au cri du gouverneur anglais : « Vive le roi George ! » répondit par cet autre : « Vive le roi Jacques et son digne fils ! » — mais un Lovat, qui, sur l’échafaud, prononça hautement ce vers d’Horace :


Dulce et decorum est pro matria mori !


Ce peuple, avec ses contrastes, il est le héros multiple et divers de notre poème, et c’est justice. Voilà pourquoi, plutôt que de porter le nom de Charles-Edouard ou de quelqu’un des personnages qui l’entourent, cette tragédie, d’une souplesse et d’une ampleur singulières, a pour titre : les Jacobites. Le dernier mot : « fidèle, » qui doit être gravé sur une tombe, c’est à eux tous, selon l’esprit de l’ouvrage, qu’il doit servir d’épitaphe. La lutte de leur fidélité, c’est le sujet que l’auteur met en scène : les combats qu’elle livre par telle ou telle main seront les divers momens du drame ; s’il s’en trouve un, dans le milieu, plus important que les autres, ce n’est pas une raison pour qu’il soit le dernier ; l’action ne finit qu’avec la fidélité de ce peuple, fidèle jusqu’à la mort.

Les yeux sur cette idée, résolu à composer son œuvre d’après ce système, M. Coppée nous montre d’abord, représentée par un groupe de montagnards, la nation d’où il tire bientôt quelques personnages, symboliques encore que vivans, destinés à l’honneur de sentir, de parler, d’agir définitivement pour elle. Toute l’Ecosse, en vérité, serait rassemblée dans ce cimetière de village que nous ne sentirions pas plus vivement les souffles contraires dû l’esprit public : c’est comme un parlement à ciel ouvert, un champ de Mars improvisé, qui se tient dans ce champ de repos.

Des highlanders, au début, s’arrêtent devant la porte de l’église, entre les tombes où dorment leurs pères. L’un d’eux, un homme dans sa force, Duncan, leur annonce que le prince est débarqué : s’il paraissait ici brusquement, n’est-ce pas sûr que les lames sortiraient du fourreau toutes seules ? — Non pas ! répond un vieillard, il est bien vrai que l’étranger nous opprime et nous dévore ; il est vrai que l’amour de la liberté, au fond des cœurs, est toujours le même ; si une chance de succès était offerte à la révolte, elle éclaterait encore ; mais quoi ! on sait trop ce que ces précédentes épreuves ont coûté, combien elles furent vaines ! — Ainsi se heurtent les opinions adverses, et Duncan, tandis que ses camarades écoutent l’office, ne peut que se lamenter éloquemment et apostropher les aïeux.

Mais voici venir ceux que le poète a élus pour figurer la nation, la patrie écossaise : Angus, vieillard aveugle et mendiant, c’est le peuple de ce pays, misérable, infirme et près de finir, mais courageux, et, jusqu’à sa dernière heure, espérant de venger sa défaite et de rétablir ses droits ; de même, lord Fingall, qui paraîtra tout à l’heure, c’est la noblesse, moins fournie d’illusions mais aussi vaillante que le peuple, et plus dévouée même, l’étant jusqu’au chevaleresque oubli des injures ; Marie, la petite-fille d’Angus qui le soutient et le guide, c’est l’Écosse elle-même, chastement éprise de son prince, comme de son honneur visible, et destinée à périr pour lui. Ces personnages n’attendent guère pour nous déclarer leur caractère mystique ; ils vivent pourtant chacun de sa vie propre ; ce ne sont pas des êtres qui marchent, mais des hommes et une jeune fille qui ont une mission. Écoutez plutôt Angus :


Lorsque l’aveugle entend quelque clocher qui vibre,
Il va là, répétant : L’Écosse n’est pas libre !
Et ses affreux haillons, et ses tristes yeux morts,
Au cœur des oublieux font naître les remords.
C’est là ma mission, c’est le devoir de celle
Dont l’humble main conduit l’infirme qui chancelle.
Ô vous, qui, plus heureux que moi, pouvez la voir,
Cette fière et candide enfant, toute au devoir,
Dont le malheur a fait le courage précoce,
N’est-elle pas la chère image de l’Écosse ?
Marie ! Elle a le nom d’une Stuart ; elle est
Catholique comme elle, et dit son chapelet ;
Mais il est tout entier fait des balles de guerre
Dont furent fusillés ses oncles et son père.
Moi-même, je les vins ramasser sur le lieu
Du massacre, et l’enfant, le soir, en priant Dieu,
Touche ces plombs rouillés du sang de sa famille.
Voilà quels sont l’aïeul et sa petite-fille.


La petite-fille elle-même, écoutez-la, quand, avec un sourire extatique de visionnaire, elle raconte, et revoit en la racontant, l’apparition de Charles-Édouard sur le rivage :


Depuis que je l’ai vu sourire
Et marcher dans l’écume, avec un air vainqueur,
C’est comme un fruit divin qui se fond dans mon cœur !

}


Oui, vraiment, un cœur palpite sous ces haillons, qui sont bien « la robe même de la patrie. » Pour enfermer l’idée dans cette forme transparente, et pour faire que cette forme vécût, il fallait un poète, au sens complet du mot, c’est-à-dire, autant qu’un métaphysicien, un créateur. Cette figure de Marie, à elle seule (et son légendaire aïeul, étant de la même sorte d’êtres, en double le mérite), cette figure seule attesterait, au besoin, que M. Coppée, si bon artisan de vers qu’il soit, est d’abord quelque chose de plus noble et de plus rare : il n’eût pas suffi d’être un virtuose, grandi dans l’école romantique, pour donner une sœur à Mignon et à Jeanne-d’Arc.

Lord Fingall ne contient pas tant de substance idéale ; et sa femme, lady Dora, bien que séduite par la royauté, marquée pour lui sacrifier l’honneur et la vie, n’en contient guère. Ils peuvent deviser joliment, le bon gentilhomme à tête grise, et sa jeune compagne à tête blonde ; elle peut confesser gaïment qu’elle raffole du prince, même avant de l’avoir vu, qu’elle se réjouit de chiffonner des cocardes pour la bonne cause, et de partir en guerre, la coquette frondeuse, comme elle partirait pour une chasse, à la suite de l’aventurier légitime, de l’élégant héros, qui vient presque seul, la joie sur les lèvres,


Conquérir un pays comme on cueille une fleur ;


son mari, plus soucieux, plus défiant de la fortune, peut lui promettre, puisqu’elle veut tout de bon être une amazone, qu’il lui servira d’écuyer. Cependant ce n’est pas le discours de Fingall qui décide les montagnards à la lutte ; c’est l’invective d’Angus, alors qu’il revient, accompagné du fossoyeur, pour jeter au tombeau le drapeau de l’Ecosse, l’étendard rouge à la croix blanche, qu’il tire de dessous ses guenilles. Et de même, lorsqu’au son des pibroks[2] et des tambours, escorté de gentilshommes et de highlanders en armes, le prince apparaît, coiffé en poudre, botté, l’étoile de Saint-André sur l’habit, il rend bien à lady Dora son salut pour sa révérence, mais c’est la petite-fille du porte-drapeau vénérable, c’est l’enfant du peuple qu’il baise au front, quelque jalousie que Dora en puisse concevoir, avec une galanterie émue et grave :


Il me semble que c’est l’Ecosse que j’épouse !


Battez tambours ! sonnez pibroks ! en l’honneur du prince et de M. Coppée ! Ce premier acte a prévenu favorablement le public ; distribué en larges scènes qui se succèdent avec aisance, il a de l’ampleur et de la variété ; un peuple entier s’y meut simplement, d’où se dégage l’idée du poème ; les mœurs nationales y sont peintes ; les caractères, avec le degré de consistance et de particularité qu’admet un ouvrage de cette sorte, y sont franchement posés, les passions annoncées, le principe de l’action mis au jour : c’est une solide et belle assise pour le monument qui s’élève.

Le deuxième acte, au camp du prince, après les victoires de Preston-Pans et de Falkirk, est un tableau de mœurs traité avec plus de minutie et de curiosité que le précédent. D’une part, auprès des belles dames, — émules de lady Hackintosh et de cette Jenny Cameron que Charles-Edouard appelait « son joli colonel, » — auprès de lady Fingall et de lady Murray, voici un Français, le marquis d’Aiguilles, mis à la dernière mode de Versailles, qui madrigalise, marivaude et donne de gracieuses nouvelles : la Pompadour, assure-t-il,


Suit de loin vos succès et marque, chaque jour,
Le terrain qu’ont gagné vos montagnards farouches
Sur la carte d’Ecosse, avec sa boîte à mouches.


D’autre part, les chefs de ces montagnards, Donald de Glenmoriston et Gordon de Glencoe, des fauves sortis de leurs tanières, roulent volontiers des yeux féroces et hérissent leurs crinières rousses, Le prince exprime par son costume les deux états de civilisation qui s’unissent pour sa cause : il porte, avec une veste à la française, le bonnet à plume d’aigle et la courte jupe de tartan ; il a la tête poudrée et les jambes nues. Il révèle une âme à l’avenant, mi-partie héroïque et galante. Il rêve de traverser l’histoire comme un météore, en sorte que le monde, après lui, paraisse changé quelque peu,


De même que le ciel semble rapetissé,
Et plus triste et plus bas, quand un aigle a passé.


Cependant il aime Dora, il s’est fait aimer d’elle : sur un avis de Marie, qui éclaire son armée en infatigable espionne, il va lever le camp ; il exigu d’abord un dernier rendez-vous de sa maîtresse. Mais Donald et Gordon, ces loups qui sont de bonne garde, ont déjà surpris ces amours ; ils ignorent le nom de la coupable ; ils se doutent seulement que c’est la femme d’un des soldats du prince ; ils font part de leurs soupçons à Fingall ; ils le somment de venir avec eux au lieu désigné. S’ils n’y trouvent qu’une fille de rien, ils excuseront la peccadille ; mais si, comme ils le craignent, un des leurs a été offensé, alors ils abandonneront ce prétendant libertin et traître : ainsi le commande le sévère honneur que ces chefs de clan ont hérité de leurs pères.

Ils ont presque fait sourire, ces vertueux sauvages ; ils ont paru échappés de la Légende des siècles ou des Poèmes barbares plutôt que descendus des Highlands et des Hébrides. Est-ce la faute du poète, pourtant, s’ils ont cette étrangeté de sentimens et de manières ? L’auteur de Waverley ne représente guère autrement les tenanciers de Fergus Mac-lvor ; M. Coppée devait-il être plus timide, et affaiblir le contraste de cet aspect farouche avec la politesse d’un marquis d’Aiguilles ou seulement d’un Fingall ? Non, non, il a bien fait d’aviver courageusement cette peinture. L’excuse des spectateurs, s’il en est qui échappent ici pour un moment au prestige du poète, c’est que leur attention, vers la fin de ce tableau, est un peu lasse. Des détails de mœurs, si léger ou intense que soit le coloris de chacun ; si habile qu’en soit l’assemblage, exposés sur la scène, fatiguent bientôt la vue : rappelez-vous la conversation des jeunes seigneurs sur la place de Blois, au second acte de Manon Delorme ! N’empêche qu’il soit pimpant, animé autant que possible en ce genre, traité avec harmonie et vigueur, ce deuxième acte des Jacobites, D’ailleurs le caractère du prétendant s’y déclare, et l’action y fait un progrès ; le ressort d’où dépend l’épisode central y est tendu avec force.

Marie a entendu le complot ; elle devance, mais de quelques pas seulement, les justiciers ; elle arrive dans la maison du rendez-vous au moment où le prince l’a quittée ; elle y trouve Dora. Cette maison a-t-elle deux issues ? Non, une seule. Dora est prise au piège, et avec elle la fortune de Charles-Edouard, puisque tout à l’heure ses plus braves soldats, et à leur tête sans doute, lord Fingall, son premier lieutenant, s’estimeront déliés et déserteront sa cause. Voilà ce qu’une femme aura fait, par étourderie et caprice, tandis qu’une autre… Ah ! Marie, cette fois n’a plus à être humble et modeste ; elle voit la patrie, pour qui elle vivait, perdue ; sa conscience monte à ses lèvres ; elle dit hautement ce qu’elle est et ce qu’est sa rivale :


J’ai toujours, ayant eu les fossés pour berceaux,
Vu le ciel traversé par les libres oiseaux
Et rêvé du pays esclave qu’on délivre ;
Conduisant mon aïeul, par la pluie ou le givre,
Je chantais les vieux airs qui sont repris en chœur
Et font monter le sang de la révolte au cœur ;
Partout où je passais, le soir, à la veillée,
La race des Stuarts était moins oubliée.
Enfin, le Prince vint, à notre espoir pareil,
Par la mer, du côté du lever du soleil ;
Son baiser sur mon front à lui m’a consacrée,
Pour rendre sa victoire encor plus assurée,
J’ai choisi le rôle humble et dangereux, j’ai pris
La fonction pour qui l’on n’a que du mépris.
La pauvre mendiante à qui nul ne prend garde,
Va chez ses ennemis, espionne et regarde,
Et comme une servante, une lampe à la main,
Eclaire devant lui ton glorieux chemin.


Voilà ce qu’elle a fait, tandis que la frivole Dora jouait la comédie de la guerre et de l’amour. Et cependant, pour sauver le prince, Marie veut la sauver. Comment ? Une inspiration la saisit ; elle se rappelle que les chefs, s’ils trouvent ici une fille de rien, doivent se retirer sans colère ; elle fait cacher Dora ; elle est surprise à sa place par Fingall et Gordon :


… Puisse l’holocauste, au ciel, être approuvé,
De mon honneur perdu pour mon pays sauvé !


Même, comme Fingall et Gordon paraissent douter encore, elle laisse tomber à leurs pieds une bourse que le prétendant lui a donnée tout à l’heure, pleine d’or et brodée à ses armes :


Charle-Edouard m’a dit : Sers-t’en pour mon service.


Mais voici que le troisième conjuré, Donald, arrive à son tour et qu’il amène avec lui, pour être juge du crime et en témoigner devant le peuple, qui ? L’aveugle Angus ! Vainement on dit au vieillard que la maison est vide : il a entendu sangloter une femme ; il adjure les trois hommes de la lui nommer ; il l’adjure de se déclarer elle-même. Elle est du peuple, sans doute, et c’est pourquoi ils abandonnent la querelle ; eh bien ! lui veut la poursuivre. Ils se taisent. Elle pleure sans répondre ; il les maudit alors comme complices du crime ; il la maudit elle-même. C’en est trop : « Ah ! grand-père ! » À ce cri de sa petite-fille, la fureur d’Angus éclate en désespoir et presque en délire. Il se dresse comme un prophète outragé, qui appelle son Dieu à la rescousse pour venger son outrage ; ce Dieu qu’il a tant prié pour ses rois, il le somme de l’aider au régicide :


Dieu ! rends-moi mes regards, brûlés de pleurs de sang,
Pour un jour, un seul jour ! .. O Dieu, toujours présent,
Qui portes en tes mains les foudres éternelles,
Lance un éclair, remets la flamme en mes prunelles,
Que mes yeux pour frapper puissent guider mon bras !
Un miracle ! .. Un miracle ! ., ou tu n’existes pas !


Il chasse du geste les trois hommes et reste seul avec sa petite fille ; elle aussitôt, simplement :


Père, je ne suis pas coupable ; j’ai menti !


Par quel dévoûment elle a menti, Dora reparaît pour le dire : Marie est innocente, et le prince garde son armée. Justement une marche, sonnée par des cornemuses, annonce qu’il lève le camp. N’importe ; l’aveugle, à demi confident de la Providence, n’a plus la même foi dans sa fortune : avec les yeux de l’âme, il voit une tache à son étoile. Marie, par une caresse, ferme cette bouche d’augure :


Ne parlez pas ainsi, grand-père ; car je l’aime.

Un pareil troisième acte, il est à peine besoin de le dire, porte l’émotion à son plus haut degré. En vain quelques plaisans murmurent que le choix d’un aveugle, pour constater un flagrant délit, parait d’abord singulier ; en vain les raisonneurs, avec plus de justesse peut-être s’étonnent que ces trois hommes ne profitent pas de l’infirmité du vieillard pour faire évader sa petite-fille ; en vain ils s’avisent que la situation, à mesure qu’elle se prolonge, devient moins vraisemblable et plus pénible ; cette remarque, même communiquée à toute la salle, ne ferait que ralentir et attiédir un peu les âmes : l’éloquence lyrique des discours, soutenue par la beauté des sentimens, les emporte et les échauffe. Après les premières angoisses, le spectateur est-il moins haletant, il profite de ce répit pour jouir plus à l’aise de la magnificence des vers ; et bientôt il est ressaisi, entraîné de nouveau, ravi d’une admiration qui se connaît à peine.

Même, le danger d’un tel morceau, en fin de compte, c’est que l’intérêt proprement dramatique ne peut que décroître après lui, c’est que beaucoup de personnes, méconnaissant l’intention du poète et abusées par l’importance de cet épisode, prennent le change et s’attendent que l’ouvrage continue par la même voie ; la rivalité amoureuse de deux femmes auprès d’un homme, traversée par certaines péripéties et tendant à une fin quelconque, c’est l’aventure toute humaine dont elles espèrent la suite.

Ils sont désappointés, nécessairement, ces prévoyans à courte vue, dès que le quatrième acte commence. Ils apprennent que, dans l’intervalle du troisième à celui-ci, le prince a été battu à Culloden, et que sa maîtresse, qui avait promis de mourir dans la prochaine bataille, a tenu parole. Désormais, pour ces naïfs, la pièce est finie ; leur déception menace de tourner à l’impatience grossière. Le drame, ou ce qu’ils prenaient pour le drame, achevé soudainement, ils sont surpris que les acteurs parlent encore : vont-ils les prier de se taire ? Duncan le chasseur, rentré dans sa chaumière après la défaite, a beau annoncer ces tristes nouvelles en excellentes paroles, tout ce qu’il obtient, c’est qu’on l’écoute. Lord Fingall, réfugié chez lui, fait à peine respecter son chagrin. Elles sont pourtant d’un tour délicat, les lamentations du pauvre homme sur sa jeune femme. Mais quoi ! elle est morte, et le public en a fait son deuil ; il sait d’ailleurs, ce public parisien, qu’elle avait trompé son mari, et peu s’en faut qu’il n’avertisse cet Arnolphe qu’il est trop bon de pleurer cette Agnès. M. Coppée récemment recevait d’un critique[3] ces deux épithètes : « malin et sentimental. » Aurait-il été, cette fois, dupe de sa sensibilité ? Le public, ici, a plus de malice que lui. Après avoir fait grise mine à ce mari trompé, il fait visage de bois au prétendant qui vient abriter chez Duncan sa tête mise à prix, exhaler sa douleur, raconter, en vers hallucinans, ses songes de fuyard.

Même, il est peu touché ce public, par une scène entre le prince et l’Innocent, un garçonnet dont la faible raison ne conçoit guère les malheurs qui l’entourent. Il élève presque une question préalable et prétend réserver à l’Arlésienne le privilège d’un tel personnage ; il ignore que, bien avant M. Alphonse Daudet, Walter Scott, imitateur de Wordsworth en ce passage, avait retenu pour M. Coppée la place de l’Innocent dans un drame pareil. Moins mal disposé, il eût admiré celle rencontre comme shakspearienne ; à peine s’il goûte l’exquise allégorie de ce nid de fauvette apporté par l’enfant au vaincu :


Et dire qu’il suffit d’un orage qui passe
Pour que ce grand travail ait été fait pour rien !
…….. — Tais-toi, pauvre infant ! .. Cet assez !
Par mon ambition, que de nids renversés ! ..


M. Coppée se défiait-il de cette maussaderie ? A la scène, il a supprimé un passage que je regrette, l’ayant trouvé dans la brochure[4]. « Le roi ! .. interrogeait le prétendant ; on t’a parlé du roi ? .. » L’Innocent cherchait dans sa mémoire, et soudain, tirant de sa poche une pièce de monnaie ; « Ah ! j’y suis ! Tu sais lire… » Et le prétendant, ce prince en idée, confronté avec le prince réel, lisait sur la pièce : « Georges II, roi de Grande-Bretagne. » C’était à mon sens un trait scénique, allant droit et loin, digne d’un pur drame historique, et de l’ordre le plus élevé, aussi bien que d’un drame symbolique, tel qu’est plutôt celui-ci. Mais ne faut-il pas que le poème se hâte ? On n’a guère d’indulgence, à l’heure qu’il est, pour l’artifice d’un médaillon, rapporté par l’Innocent, où Fingall découvre, avec un portrait de Charles-Edouard, un billet qui lui révèle la trahison de sa femme. On ne tolère qu’avec mauvaise grâce ses imprécations contre le prince, — qui à présent se trouve son hôte, dormant sous le toit de son vassal ; — même on ne tolère qu’à peine, après ses menaces de mort, son brusque retour au sentiment de l’hospitalité, son effort pour dompter sa colère, et, à la fin, lorsqu’il arrête les soldats anglais en se livrant, son sacrifice. Oui, en vérité, on lui permet malaisément de se dévouer à son tour, comme si le propre sujet de la pièce n’était pas le dévoûment de tous les Jacobites à la royauté !

Cependant, au cinquième acte, alors que les moins raffinés ont reconnu la nature de l’ouvrage et en ont pris leur parti, la vertu de la poésie est la plus forte. Ici elle agit toute pure et n’emprunte le secours d’aucun élément dramatique ; désarmés par cette franchise, les plus rebelles se laissent aller derechef à l’admiration.

Sur une grève, parmi des rochers sinistres, voici Charles-Édouard qui se traîne ; et, d’autre part, surviennent Angus et Marie. Épuisée par la fatigue, la faim et le désespoir, la jeune fille s’éteint


Comme un feu du berger sur qui tombe la neige.


Aux genoux de son grand-père, elle dort cet avant-dernier sommeil où la pauvre créature humaine, bien souvent, revoit sa chimère favorite. Charles-Édouard, tandis qu’elle repose, s’approche d’Angus qu’il ne reconnaît pas, et lui demande un morceau de pain : la rencontre, cette fois, n’est-elle pas saisissante ? L’ombre de Shakspeare ne plane-t-elle pas sur cette scène ?


Le prince a demandé l’aumône au mendiant !


Le mendiant, hélas ! n’a rien à partager avec lui. L’Écosse ne peut plus rien faire pour son prince que de mourir en lui disant adieu. Aussi Marie s’éveille :


Quel doux rêve j’ai fait !.. La journée était belle…
Le ciel riait… Un grand espoir flottait dans l’air…
Et je vis le haros qui marchait dans la mer !..
Sa croix de diamant brillait comme une étoile…
Il me prit dans ses bras… Sur ma robe de toile,
Un moment, j’ai senti son cœur près de mon cœur.


Elle le sent, en effet ; elle rend à son demi-dieu le baiser qu’il lui donna, voilà six mois, sur ce rivage ; comme elle lui souhaita la bienvenue, elle console maintenant son exode. Avant, qu’il s’éloigne sur le navire français qui est en vue, avant qu’elle tombe, en lui adressant un geste de bénédiction, pour ne plus se relever, elle l’assure que son cher souvenir vivra toujours sur la terre d’Écosse :


Par les belles nuits de France ou d’Italie,
Quand tu souffriras trop de ta mélancolie,
Pense à nos nuits du Nord, sereines par hasard :
La lune, tout à coup dissipant le brouillard,
Se mire dans le lac où les daims viennent boire ;
Les astres sont brillans, la campagne est moins noire ;
On distingue les pics neigeux à l’horizon ;
Et le son d’un pibrok, venant d’une maison
Où veille une lumière et qu’un pauvre homme habite,
Soudain s’élève et joue un vieil air jacobite…


On les écoute, ces vers, avec le recueillement dont ils sont dignes : c’est dire que les applaudissemens éclatent, presque aussitôt après, lorsqu’Angus a enveloppé la morte dans le dernier drapeau écossais, et que le poème s’achève par ce mot, simple épîtaphe de l’héroïne : « Fidèle ! »

Après cette analyse, perpétuellement accompagnée d’impartiale critique, on sait en quels points le succès a été disputé, combien il est grand et de quelle rare et noble espèce. M. François Coppée a combattu, il a vaincu en poète. Nous avons marqué, plus haut, par quelle précieuse qualité d’idées, par quelle énergie créatrice il avait prouvé ses droits essentiels à ce titre. Des citations, faites selon la commodité du récit plutôt que selon l’avantage de l’auteur, nous dispensent d’insister sur les mérites de sa forme. Le style de M. Coppée est nourri plus que jamais de bons substantifs et de bons verbes. Son vers[5] a du poids, sans être lourd ; même, lorsque l’opportunité le conseille, il est agile. Sa période s’enfle généreusement, lorsqu’elle peut être lyrique ou épique ; lorsqu’il s’agit d’être dramatique, le trait ne lui manque pas. Sa rime, à l’ordinaire, n’est ni banale, ni affectée ; en trois ou quatre occasions, tout au plus, elle est faible. Son rythme se carre ou s’arrondit où il en a le loisir, il se désarticule où il faut et ne se rompt jamais, sinon dans cet unique vers :


Ne va pas, ô o ma pauvre Marie, être lâche !


Plutôt que d’insister sur pareille vétille, si je devais adresser un reproche à M. Coppée, je relèverais chez lui des réminiscences de certaines allures de Hugo : il s’en serait passé avec bénéfice. N’est-ce pas assez qu’un tel poème, — le nombre des situations dramatiques étant restreint, — rappelle forcément par la situation des personnages tantôt le Roi s’amuse, tantôt Hernani, tantôt les Burgraves, — pour ne parler ni des Funérailles de l’honneur, ni du Roi Lear ? — Pourquoi aggraver cette nécessité ? pourquoi se donner gratuitement, par telle attaque de phrase, par telle coupe de vers, des airs d’imitation directe ? Il est impossible de ne pas se rappeler la tirade :


Je suis Jean d’Aragon, grand-maître d’Avis, e,
Et si nos échafauds sont petits, changez-les,..


lorsqu’on entend celle-ci :


Je me nom
Richard-William, lord Fingall de Mac-Fingall,
Chef de clan, colonel d’un régiment royal,
Aide-de-camp… Je vaux pour tous, bourreaux anglais,
Mille livres sterling. Me voici. Gagnez-les. Une telle ressemblance avec le maître est d’un élève : or M. Coppée, sans occuper l’héritage de Hugo, est maître à son tour dans sa province. Qu’il veille donc, sans nulle relâche de fierté, sur son originalité personnelle : après Severo Torelli, après les Jacobites, il en a le devoir, car il en a le droit.

Il a dédié son œuvre, en même temps qu’à M. Porel, à Mlle Weber, qui joue le rôle de Marie : c’est un trait de bonne grâce, de modestie et de justice. Mlle Weber sort du Conservatoire : envers celle-là Dieu merci, Paris n’aura pas à rougir d’une erreur pareille à celle qui repaie, après plusieurs années, envers Mme Rose Caron. Il l’a fêtée, dès le premier soir, comme une prochaine Rachel. Au moins a-t-elle une voix agréablement timbrée, — quoiqu’il y en ait de plus riches et de plus délicieuses, — une diction juste et variée, un visage intéressant, une mimique, même alors qu’elle pèche par inexpérience, intelligente et nette. Mais surtout elle frémit d’une ardeur sincère, elle se donne toute, à tous momens, à son rôle, tant qu’elle est en scène, avec elle ou par elle, le drame existe ; si elle doit se taire, si un autre personnage s’abandonne à quelque monologue lyrique, son geste, sa physionomie établit un dialogue. Elle a, parait-il, vingt ans à peine, elle n’est restée que six mois à l’école ; pourvu qu’elle ne se gâte pas, nous ne demandons qu’à la gâter.

M. Paul Mounet déclame de la belle façon le rôle d’Angus. M. Chelles n’a pas les agrémens personnels, le son de voix aristocratique les manières élégantes qu’il fallait au prince : il le joue, comme il peut avec intelligence et chaleur. M. Albert Lambert représente simplement lord Fingall ; il ne manque ni de dignité ni de tendresse Mlle Méa pour son début, aurait pu être plus heureuse que dans le personnage de Dora ; et Mlle Lainé, pour l’emploi de petit paysan idiot à l’Odéon ne vaut pas Mlle Yahne, entrevue naguère dans l’Arlésienne… Mais la pièce, quelle que soit là dessus la superstition populaire, n’avait pas besoin d’innocent pour être heureuse : le poète y avait pourvu.


Louis GANDERAX.


P.-S. — Sur la foi d’un journal, j’ai déploré, la quinzaine dernière que le principal théâtre de Genève, à peine quelque cent ans après a mort de Voltaire, eût fermé ses portes. Qui donc a défini le journalisme : « l’art d’émettre de fausses nouvelles pour solliciter les vraies ? » Voici un document à l’appui de sa thèse. Le directeur du Grand-Théâtre de Genève nous écrit que sa maison n’a jamais été close et que la troupe qui l’occupe a conquis son public… — « Dors-tu content Voltaire ? » — L. G.

  1. La Guerre de Cent ans ; Lemerre, éditeur. — Cette pièce, écrite en collaboration avec M. Armand d’Artois, n’a pas été représentée.
  2. Nous acceptons ce mot avec l’orthographe et le sens que lui donne M. Coppée, qui le prend pour synonyme de bag-pipe, cornemuse ; nous croyons cependant qu’un pibroch est proprement un air compote pour la cornemuse.
  3. Robert de Bonnières, Mémoires d’aujourd’hui, 2e série. — Ollendorff, éditeur.
  4. Lemerre, Éditeur.
  5. Voir, sur la prosodie de M. Coppée, un ingénieux chapitre du récent livre d M. Jules Lemaitre, les Contemporains ; Lecène et Oudin, éditeurs.