Revue dramatique - 30 juin 1920

Revue dramatique - 30 juin 1920
Revue des Deux Mondes6e période, tome 58 (p. 203-212).
REVUE DRAMATIQUE


COMEDIE-FRANÇAISE : Juliette et Roméo, tragi-comédie en cinq actes et six tableaux, en vers, d’après Shakspeare et Luigi da Porto par M. André Rivoire. — Reprises : Le Monde où l’on s’ennuie, d’Edouard Pailleron. Paraître, de M. Maurice Donnay. — Odéon : Mademoiselle Pascal, pièce en trois actes par M. Martial Piéchaud. — Théâtre des Arts : Les Ratés pièce en quatorze tableaux par M. H.-R. Lenormant. — Réjane.


Juliette et Roméo est un charmant spectacle, qui rappelle très agréablement Roméo et Juliette. Le public lui a fait fête et nous faisons comme lui. C’est une joie de voir se réveiller sous nos yeux tout ce monde poétique et reprendre corps et vie ces chers compagnons de notre imagination. Et c’est une manière de revanche d’entendre l’éternel duo résonner à nos oreilles, sans autre musique que celle du vers. Shakspeare a parlé divinement de la musique : elle est l’âme des mondes et il faut se métier de ceux que la musique laisse insensibles. Donc, aimons la musique et surtout celle de Gounod ; mais, elle aussi, la poésie a bien son prix, et, tout de même, un drame de Shakspeare est autre chose qu’un livret d’opéra.

Nous avons retrouvé, dans l’atmosphère de rêve et d’émotion qui les baigne à jamais, les scènes fameuses : la rencontre chez Capulet et le premier coup d’œil qui foudroie deux cœurs, Juliette au balcon, Juliette implorant l’alouette d’être le rossignol, Juliette au tombeau. Autour du couple que la mort a fait immortel, nous avons revu, dans sa prodigieuse exubérance de vie, ce grouillement de personnages dont il n’est pas un qui ne soit pittoresque et qui n’ait sa saveur d’originalité. Les épées sont d’elles-mêmes sorties du fourreau : duels, meurtres et suicides ont ensanglanté la scène. Le moine a composé son narcotique et l’apothicaire a fourni son poison. Shakspeare mêlait volontiers le tragique et le comique : le vieux Capulet est donc un barbon de comédie, et le rôle de la nourrice est résolument tourné à la bouffonnerie, cependant que frère Laurent évoque cette religion que servait le curé de Meudon et qui est la religion de la nature. Les scènes sont ingénieusement découpées. La versification de M. André Rivoire est souple et souvent brillante : un morceau, la délicieuse fantaisie sur la reine Mab, ne va faire qu’un saut de la scène dans les anthologies. Tout cela, heureusement fondu, harmonieux, élégant, aimable, adapté au goût français et au goût de l’année 1920.

Cet éloge, que j’adresse en toute sincérité à M. André Rivoire, enferme une part de critique. En intitulant sa pièce Juliette et Roméo, M. Rivoire a voulu signifier qu’il ne se bornait pas au rôle de fidèle copiste. Il a eu soin de nous avertir que, s’il a beaucoup retenu de Shakspeare, il n’a pas laissé de faire quelque emprunt à Luigi da Porto. J’estime qu’il a eu tort. À quoi bon exhumer l’antique nouvelle qui ne fut jamais qu’une ébauche et ne vaut que pour avoir servi de thème initial au drame shakspearien ? Pourquoi ressusciter ce mort qu’un grand poète a tué ? Nous savons très bien par quelle lente élaboration s’est préparé, avant Shakspeare, le drame de Shakspeare. C’est l’habituelle genèse des chefs-d’œuvre. Une légende court. Un curieux de lettres la recueille et l’appelle à la vie de l’art. C’est ici ! e rôle d’initiateur qui appartient à Luigi da Porto. Puis commence la série des amplifications. Un fameux conteur, Bandetto, s’empare du sujet qui est dans 1 air et l’habille à sa guise, l’honnête Pierre Boisteau lui-même, l’adaptateur français, y ajoute de son cru. Voilà réunis tous les matériaux qu’utilisera Shakspeare : rien n’y manque, et le fait est qu’il n’y ajoutera rien, sauf pourtant son génie. Mais alors l’évolution est terminée. Le destin des êtres adoptés par le poète est immuable. Désormais la vérité poétique est fixée, et elle vaut autant que la vérité historique. Il n’est pas bien sûr qu’aucune Juliette ait jamais habité la maison qu’on désigne pour avoir été la sienne, et peut-être jamais nul vivant n’a-t-il rencontré aucun Roméo, dans les rues de Vérone. Mais c’est un fait que Roméo s’est empoisonné au tombeau de Juliette et qu’à l’instant où Juliette a rouvert les yeux, son amant s’était endormi de cet autre sommeil, dont on ne se réveille pas ; — comme c’en est un que Manon est morte à la Louisiane et Virginie dans le naufrage du Saint-Géran. Nous n’y pouvons rien. Imaginer, comme l’avait déjà fait Garrick et toujours d’après Luigi da Porto, que Juliette se réveille auprès de Roméo expirant, et prêter aux amants de Vérone un suprême dialogue, c’est aller contre ce que nous savons tous de science certaine, et, par une erreur gratuite, altérer un fait dont la vérité est irrécusable.

Je n’ai garde de reprocher à M. André Rivoire de n’avoir pas dans l’ensemble de sa pièce, serré d’assez près le texte de Shakspeare et de nous en avoir donné une traduction souvent fort adoucie. Il ne pouvait faire autrement, et les farouches partisans d’une traduction intégrale et littérale le savent comme nous. Ils savent, par exemple, que le texte de Shakspeare est plein de gravelures et que le dialogue y abonde en plaisanteries d’un genre absolument impossible à faire admettre sur la scène française. Le théâtre est le théâtre : c’est dire qu’il y faut tenir compte du public. Et puisque Shakspeare a tenu compte des goûts d’un public mal dégrossi auquel il a fait toute sorte de concessions, la même loi s’impose à ses modernes imitateurs : ce n’est pas leur faute si le public d’aujourd’hui a été affiné par des siècles de culture. Il est vrai que le goût est chose variable et qu’il peut s’élargir, mais non pas au-delà de certaines limites. On s’est beaucoup moqué du bon Ducis et de ce pauvre Letourneur ; mais, en dépit de leur timidité qu’il est facile de railler, ces honnêtes lettrés ont plus fait pour acclimater Shakspeare en France que ses dévots les plus fanatiques et les plus bruyants. M. André Rivoire, à son tour, s’est montré homme de goût en se souvenant que la scène française a ses exigences.

Après cela, il se peut qu’il n’ait pas donné suffisamment l’impression de cette violence qui est la marque des personnages de Shakspeare. Ce sont des êtres entièrement dominés par la sensibilité, absorbés par la sensation du moment. La passion fond sur eux, soudaine et souveraine : ils lui appartiennent tout de suite et tout entiers. Ni combat, ni partage : pas de complexité et pas de nuances. Comparez les femmes de Shakspeare aux femmes de Racine. Allez voir, cela en vaut la peine, dans ce cycle de représentations raciniennes que donne la Comédie-Française, ces deux belles tragédiennes que sont Mme Bartet et Mme Weber jouer Andromaque et Hermione. Quelle richesse de psychologie dans ces âmes tourmentées ! Avec elles, nous parcourons tout le clavier des sentiments humains. Chez les héros de Shakspeare, la passion n’est pas plus violente, mais elle s’attaque à des âmes plus simples ; elle est trop exclusive pour laisser place à côté d’elle à aucun autre sentiment. Roméo, tout énamouré de sa Rosaline, entre au bal chez Capulet et aperçoit Juliette. « Mon cœur a-t-il aime jusqu’ici ? Non. Jurez-le, mes yeux. Car jusqu’à ce soir je n’avais pas vu la vraie beauté. » Juliette de même : elle a tout de suite livré ses lèvres à l’inconnu qui lui a tendu les siennes ; après cela, elle s’informe quel est ce jeune homme : « S’il est marié, mon cercueil pourrait bien être mon lit nuptial. » Désormais ni famille, ni lois, rien n’existe pour les deux jeunes gens que leur amour. Quant au vieux Capulet, au premier refus d’obéissance, il entre en fureur et vomit contre sa fille bien-aimée les plus basses injures. Telle est chez ces grands enfants l’impulsion du désir que, plutôt que d’y souffrir contrariété ou retard, ils aiment mieux mourir. Cette intensité donne au drame shakspearien son accent et sa couleur. Tout y est porté au paroxysme. On y atteint à l’absolu. Il n’en était ainsi, ni dans Luigi da Porto ni dans aucun de ceux à qui Shakspeare a fait l’honneur de les piller, et c’est la part de son génie. Jeunesse, amour, beauté, cruauté du sort, y sont évoquées en images définitives, et le conflit y est fixé sub specie æterni de ces grandes forces éternellement en lutte : la Haine, l’Amour et la Mort.

M. André Rivoire a trouvé pour personnifier sa Juliette, qui n’est peut-être pas tout à fait celle de Shakspeare, une exquise interprète. Mlle Piérat a été, dans la scène du balcon, une très poétique apparition. Gracieuse d’une grâce un peu fragile, et souvent émouvante, son succès a été des plus vifs. M. Albert Lambert en Roméo et M. Paul Mounet en frère Laurent, ont été tels que nous avons coutume de les voir. On a fort applaudi Mlle Dussanne dans le rôle de la nourrice ; M. Roger Gaillard a été un élégant Paris, et M. Brunot un Mercutio très bien disant. Toutefois, dans son ensemble, l’interprétation n’a pas assez de cohésion. Pour ce qui est de la mise en scène combien je regrette certain décor où l’on voit un couvent, tout de guingois, flanqué de deux cyprès qui semblent dessinés par un enfant ! Fâcheuse concession à la mode de gaucherie qui sévit aujourd’hui, parmi nos peintres et nos illustrateurs. Et de même il est conforme au nouvel usage, mais il n’en est pas moins gênant que, presque tout le temps, la pièce se joue dans le noir.


Dirons-nous que la Comédie-Française vient de faire une belle reprise du chef-d’œuvre d’Edouard Pailleron : le Monde où l’on s’ennuie ? Mais le mot de reprise peut-il s’appliquer à une pièce qui, en réalité, depuis le 23 avril 1881 où elle fut représentée pour la première fois, n’a jamais quitté l’affiche ? On put croire, au début, que son éclatant succès était dû pour une part à une admirable interprétation, qui réunissait les noms de Got, Delaunay, Coquelin, Madeleine Broban, Reichemberg, Emilie Broisat, Jeanne Samary ; et aussi que l’actualité du sujet, les polémiques soulevées, la malignité du public qui se plaisait à soulever les masques, n’y étaient pas étrangères. Depuis lors, le temps a passé. Les salons qu’on recommandait, en ce temps-là, aux candidats à l’Académie, se sont fermés. L’éblouissante pléiade d’artistes, qui restera célèbre dans l’histoire de la Comédie-Française, a disparu. La pièce n’a jamais cessé de ravir un public qui l’applaudit pour elle-même. C’est un fait bien connu, rue Richelieu, que si d’aventure on est embarrassé et si, pour quelque cause que ce soit, la salle n’est pas aussi remplie qu’on voudrait, vite, on remet sur l’affiche le Monde où l’on s’ennuie. Et le public de reprendre le chemin de la Comédie. L’accueil fait l’autre soir à cette pièce heureuse a prouvé une fois de plus l’action qu’elle exerce sur le public. Après quarante ans, elle n’a pas pris une ride. Tout de suite la salle est conquise, et ce sont jusqu’au bout des fusées de rire coupées par de jolis moments d’émotion. Il est impossible de doubler plus allègrement le cap de la sept centième.

Ce succès inépuisable et légendaire tient d’abord à cette raison, qui en vaut bien une autre, que Le Monde où l’on s’ennuie est une œuvre achevée en son genre, une parfaite réussite. C’est ensuite que cette pièce d’un tour si moderne se rattache étroitement à notre tradition, et qu’elle est en intime accord avec notre humeur française et même gauloise. C’est une tradition chez nous, depuis Molière, de railler les pédants et les savantes qui, pour l’amour du grec, sont tentées de les embrasser. Cela date, notons-le, du jour où ont pris naissance la vie de salon et l’art de la conversation. Cette vie de salon, nous en goûtons subtilement le charme. Cette conversation, qui est un art si français, nous en sommes fiers. Nos savants, nous voulons qu’ils sortent de leurs bibliothèques et de leurs laboratoires, pour se frotter au monde : avant d’être philosophe ou chimiste, il importe qu’on soit honnête homme. Et de plus en plus il nous plaît qu’une femme ne soit ni sotte ni ignorante, et qu’elle puisse causer d’autre chose que d’ennuis domestiques et de chiffons. Oui, mais tout est affairé de nuances et dans aucune autre affaire on n’a plus de chances de dépasser la mesure. Un salon peut être académique, à condition toutefois qu’il ne devienne pas une académie. Il est excellent qu’on y parle du livre qui vient de paraître et de la pièce en vogue : encore ne faut-il pas que la causerie y devienne conférence. Une femme instruite a beau avoir des clartés de tout, sur certaines questions elle manque de préparation, et, pour peu qu’elle s’y pâme, son enthousiasme nous devient suspect. Un cours sur le bouddhisme convient au Collège de France, et les Tumulii ne sont pas des bibelots de salon. Une place pour chaque chose, et chaque chose à sa place.

L’ennui ! C’est vrai que nous en avons tout à la fois l’horreur et le respect. Non certes que nous méritions ce reproche de légèreté que nous adressent depuis plus de cent cinquante ans ceux qui vont prendre le mot d’ordre en Allemagne. Toute notre histoire prouve la solidité de notre bon sens et le sérieux de notre caractère. Mais nous détestons la solennité parce qu’elle est une affectation et nous redoutons l’ennui parce qu’il est en contradiction avec la vie : le langage courant ne dit-il pas qu’on meurt d’ennui ? Nous allons d’instinct à ce qui est simple, naturel et vrai. Et nous fuyons comme la peste l’esprit de coterie et l’esprit de camaraderie, les réputations de petites chapelles et les hypocrisies intéressées, parce que nous sommes un peuple de franchise, de libre esprit et de belle humeur. C’est tout cela qui est au fond de nous-mêmes et tout cela que, réjouit le dialogue du Monde où l’on n’ennuie sous sa forme légère, dans le pétillement de sa gaieté.

Et les personnages ont pour nous un air si familier ! La duchesse de Réville, si jeune sous ses cheveux blancs, type de ces femmes d’autrefois qui avaient beaucoup vu, beaucoup appris et que l’âge avait rendues indulgentes, — connue beaucoup de femmes d’aujourd’hui ! Suzanne de Villiers, évaporée et ingénue, innocente sous ses dehors d’étourderie, vraie jeune fille de chez nous ! La petite sous-préfète que son espièglerie fournit si à propos de graves citations, et qui possède si bien ce don de la Française : l’art de s’adapter au milieu et de n’être nulle part déplacée ! Et les autres, les ridicules, le savant dont le père avait tant de talent, le jeune poète au crâne dénudé, le philosophe qui confesse les dames, les plus méchants d’entre eux ne le sont guère : rien ne nous empêche d’en rire et rien ne vient gâter notre plaisir.

La nouvelle distribution ne saurait sans doute être comparée à l’ancienne ; mais elle est des plus honorables. La pièce est jouée dans le mouvement et, comme il convient, enlevée avec brio. Le succès a été tout particulièrement pour Mlle Devoyod, qui, dans le rôle de la duchesse de Réville, a surtout souligné le côté hurluberlu, pour Mme Huguette Duflos, une sous-préfète très fine et pour Mlle Roseraie qui a dessiné avec beaucoup d’originalité la figure de Lucy Watson. M. Fenoux a composé avec tact et mesure le personnage de Bellac qu’il s’est justement abstenu de pousser à la caricature, et M. Monteaux dans le rôle du sous-préfet a de la jeunesse et de l’esprit.


La Comédie-Française vient également de reprendre avec grand succès une des comédies les plus fameuses de M. Maurice Donnay. Paraître est, dans l’ensemble du théâtre de M. Donnay, une œuvre un peu à part. Elle est d’une note plus âpre, d’un dramatique plus violent. Ce que nous avons coutume de goûter chez le charmant écrivain, c’est la grâce nonchalante, l’ironie à fleur de peau et qui n’a pas l’air d’y toucher, la mélancolie qui s’arrête au seuil de la tristesse, le mélange de l’observation et la fantaisie, avec beaucoup de gaieté bon enfant. Et tout cela se retrouve dans les conversations qui peu à peu dessinent l’atmosphère de Paraître, comme dans les épisodes ingénieusement jetés sur la trame de l’action. Mais cette fois c’est à un des plus graves malentendus sociaux que l’auteur s’est attaqué et il a abordé une situation qui, telle qu’il l’a posée, ne pouvait se dénouer que tragiquement.

Le jour où, comme, dans les Voitures versées et dans Il ne faut jurer de rien, le jeune et riche Jean Raidzell est recueilli chez les Margès, pour y être soigné de ses blessures, le malheur entre avec lui dans ce paisible intérieur. Les Marges étaient d’honnêtes bourgeois qui vivaient modestement et jouissaient de leur médiocrité ; du jour où ils respirent l’air de la richesse, ils vont être entraînés dans le tourbillon, affolés par la détestable manie de paraître. Juliette Margès a eu le tort de trop bien soigner Jean et d’être trop jolie sous le petit bonnet d’infirmière. Revenu à la santé, le blessé épouse la Dame blanche, — huit ans avant la guerre… déjà ! Bientôt ce richard oisif et qui s’ennuie, cherche à se distraire avec une femme de lettres. Le mal ne serait pas grand, mais voici surgir l’autre danger. La belle-sœur de Juliette, l’avide et astucieuse Christiane, n’est devenue la maîtresse de Jean qu’avec le projet bien arrêté d’en faire un jour son mari. L’affaire est en bonne voie. Mais quelqu’un vient troubler la fête. Au moment où, sous le ciel méditerranéen, les deux amants cueillent les roses de la vie et baptisent celles des horticulteurs, Paul Margès, le mari de Christiane, ayant tout appris, saute dans le train et au débarqué loge une balle dans la poitrine de Jean Raidzell… A cet instant, la pièce est finie et j’estime que M. Maurice Donnay a tort de faire relever la toile sur un épilogue douloureux. Mieux eût valu nous laisser sous le coup de l’émotion causée par ce brusque dénouement. Mlle Valpreux est excellente dans un rôle de femme honnête, résignée et triste, dont la vertu ne va pas sans un peu de raideur. Mlle Ventura a très adroitement dessiné le personnage de l’artificieuse Christiane, et Mlle Bovy a bien dit son effroyable récit d’adultère et de chantage. M. Léon Bernard, dans le rôle du baron, est parfait de rondeur et de bonhomie. Et M. Georges Le Roy, dans celui de Jean Raidzell, a bien fait sentir le peu de consistance et l’irrésolution du personnage.


À l’Odéon Mademoiselle Pascal est une pièce intéressante qui ne prétend pas à être une pièce gaie. Nous sommes dans un milieu de bourgeoisie provinciale. Mlle Pascal a dû jadis épouser son cousin de Vayres qu’elle aimait et dont elle était aimée. Elle s’est heurtée à l’opposition de ses parents. Elle s’est sacrifiée. Ce cousin vient de mourir. Mlle Pascal est allée à l’enterrement, à Paris ; elle en ramène le jeune de Vayres, un adolescent, et l’installe chez ses parents. Nous ne doutons pas un seul instant que ce jeune homme ne soit son fils, et toute l’action consiste en effet à amener l’instant où mademoiselle sa mère lui dira « Mon fils » et où il se jettera dans ses bras en l’appelant « Ma mère, » comme aux plus beaux jours de Marie Laurent. Mais alors ce fils retrouvé s’éprend d’une jeune Américaine. Mlle Pascal est toute prête à s’embarquer avec le jeune couple pour le Nouveau Monde. Le jeune couple montre moins d’empressement à l’emmener. Donc, une seconde fois Mlle Pascal se sacrifie. Vraisemblablement ce ne sera pas la dernière. Car chacun a son lot ici-bas. Mlle Pascal a choisi sa part, et ce n’est pas la meilleure. Drame bourgeois un peu languissant, très larmoyant, mais qui témoigne, chez son auteur, de réelles qualités dramatiques. — Nous avons fort applaudi Mlle Jeanne Rolly, liés émouvante dans le rôle de Mlle Pascal, M. Debucourt et Mlle de Fehl.


Au Théâtre des Arts, la pièce de M. Lenormand, — qui déjà, à ce même théâtre avait donné les Possédés, — est toute imprégnée de ce genre spécial d’amertume et de pitié simpliste que le roman russe mit naguère à la mode. Les Ratés qu’il nous présente, ce sont ceux du théâtre, depuis l’auteur méconnu jusqu’au musicien « synthétique » qui finit par tenir le piano dans un beuglant. Mais cette galerie de bohèmes est-elle bien de chez nous ? Les nôtres, de Delobelle à Brichanteau, ont plus de bonne humeur. L’inconscient nihilisme des personnages donne ici à l’œuvre une couleur d’exotisme qui, en nous dépaysant, nous déconcerte. M. Lenormand s’est trop souvenu de Dostoiewski et de Tolstoï, dont on s’aperçoit aujourd’hui que ce n’étaient pas de très bons maîtres à penser.

Ses deux principaux personnages sont anonymes : Lui et Elle. Lui, un poète qui a réussi à se faire jouer dans un théâtre d’avant-garde, mais qui, pour n’avoir pas voulu se plier à certaines « concessions, » est resté pauvre et vit uniquement de quelques leçons au maigre cachet. Elle, une artiste qui n’a jamais décroché l’engagement rêvé. Un camarade propose à la jeune femme de faire partie d’une tournée de six mois qui lui vaudra, sinon la gloire et la fortune, du moins le pain quotidien. Elle accepte, mais à la condition que son poète l’accompagnera, abandonnera ses leçons pour la suivre de ville en ville. Il n’y consent pas sans quelque résistance. D’ailleurs, la misère l’effraie et le révolte plus qu’elle, résignée à tout accepter pourvu que rien ne la sépare de celui qu’elle aime. C’est une de ces âmes en qui l’amour ne progresse que sous l’aiguillon de la pitié. « Je ne sais pas, se demande-t-elle avec une mélancolie qui la peint tout entière, si une femme peut aimer un être heureux. »

La tournée part. Nous retrouvons le couple à Bar-le-Duc, aux prises avec les pires soucis. Cinquante francs pour vivre à deux pendant quinze jours, c’est peu en ce temps de vie chère. Affolée, la malheureuse femme consent à recevoir dans sa loge les « hommages » d’un spectateur provincial qui l’a remarquée. Elle se vend, par devoir. Quand le mari apprend cette vertueuse trahison, d’abord la pitié l’emporte. Il pardonne. Mais l’horrible souvenir l’obsède malgré lui. Il se met à boire, pour oublier. Un jour, dans leur chambre garnie, une crise de delirium le pousse au crime. Il tue son infortunée compagne et se suicide d’un coup de revolver au moment où la police vient l’arrêter.

Drame qui vaut surtout par l’analyse subtile de deux âmes misérables, trop avilies l’une et l’autre, semble-t-il, pour éprouver vraiment le dégoût de leur déchéance. La prostituée par amour est terriblement « vieille guitare, » et nous aurions quelque peine à nous intéresser à ces deux épaves, si le talent des interprètes, l’artiste russe Georges Pitoëff et Mme Kalff, ne les campait avec une saisissante vérité d’expression. En somme, spectacle très russe. La pièce fut-elle écrite au temps où nous avions quelques illusions sur l’âme slave ? On le souhaiterait.

Pour cette succession de quatorze tableaux, il a fallu découper la scène en compartiments superposés. D’un décor de café de nuit nous passons à une chambre garnie, qui s’ouvre quelques mètres plus haut. On songe à ces maisons vues en coupe où le regard s’élève du sous-sol au grenier.

La mort de Réjane met en deuil la scène française. C’est une grande artiste qui disparaît. Elle était de celles qui, à un certain moment, semble s’être incarné l’esprit même d’un théâtre. Parisienne dans l’âme, ayant l’allure, le geste et l’accent d’ici, elle n’était chez elle que dans le répertoire moderne, mais elle le possédait tout entier. Extraordinairement intelligente, elle avait le talent le plus souple, le jeu le plus varié, avec une fantaisie sans cesse renouvelée. Nous l’avions d’abord applaudie dans les rôles de Meilhac pour sa gaieté, sa verve et sa gaminerie. Puis un beau soir elle nous apparut dans Germinie Lacerteux et ce fut une révélation. Si médiocre que fût le rôle, elle avait su y mettre une profondeur d’émotion, une douleur, un désenchantement, une lassitude, dont il était impossible de ne pas être bouleversé. C’est une des plus belles créations et des plus personnelles dont je me souvienne au théâtre. Cette Parisienne au nez retroussé avait la lèvre amère. Depuis lors nous la vîmes, d’un rôle à l’autre et souvent dans le même rôle, faire alterner l’espièglerie la plus malicieuse avec la sensibilité la plus vraiment humaine. Un jour elle était Mme Sans-Gêne, et un autre jour la mère des douleurs dans la Course du flambeau. Elle était prodigieusement vivante. Partout où elle passait, elle apportait avec elle le mouvement, la chaleur, la lumière. Combien de pièces n’ont dû qu’à elle seule une vie qu’elle leur prêtait ! Combien de rôles et des plus fameux dans le théâtre de ces trente dernières années, lui ont dû de prendre, grâce à elle, toute leur signification et tout leur relief ! De telles artistes, en réalisant un type de femme dont rêve une époque, sont pour l’écrivain plus que des interprètes : leur souvenir reste inséparable d’un moment qui leur appartient dans l’histoire de notre théâtre.

René Doumic.