Revue dramatique - 14 octobre 1883

Revue dramatique - 14 octobre 1883
Revue des Deux Mondes3e période, tome 59 (p. 931-944).
REVUE DRAMATIQUE

Comédie-Française : les Maucroix, comédie en 3 actes, de M. Albert Delpit. Porte-Saint-Martin : Froufrou (reprise). — Odéon : la Famille d’Armelles, drame en 3 actes, de M. Jean Marras. — Vaudeville : les Affolés, comédie en 4 actes, de MM. Gondinet et Pierre Véron. — Palais-Royal : Ma Camarade, comédie en 5 actes, de MM. H. Meilhac et Ph. Gille.

Après la première représentation des Maucroix, M. Emile Augier embrassa l’auteur : « Eh bien! mon cher enfant, lui dit-il, cette fois encore vous vous êtes jeté d’un quatrième étage, et vous êtes retombé sur vos pieds. » On connaît, en effet, les façons de M. Albert Delpit, son goût des situations escarpées, son habitude de s’en précipiter ; il serait à craindre, pour tout autre, que de tels sauts ne fussent des chutes ; sain et sauf, après chaque épreuve, notre ami et collaborateur salue le public galamment.

Quel est donc le point capital des Maucroix? La rivalité de deux frères, l’un légitime, l’autre bâtard. — Et c’est là ce qu’on trouve d’un ragoût si fort, pour un plat de M. Delpit? La matière n’est pas neuve, et, ces jours-ci, le Bel Armand nous donnait l’occasion d’écrire qu’on commençait à la trouver fade. — Oui, mais le sujet du Fils naturel était-il neuf quand parut le Fils de Coralie? L’auteur l’avait renouvelé et relevé d’un piment si particulier que le public se réjouit de s’en faire emporter la bouche; de même pour les Maucroix. Par une métaphore plus séante au caractère de M. Delpit, disons que ce jeune capitaine aime à se lever tôt, après avoir couché sur Is positions conquises par les grands chefs, pour pousser hardiment leur conquête : d’un bond, il quitte la place marquée par la victoire des autres et plante la sienne plus avant; sa devise est : Plus ultra. Voyez les précautions que prenaient naguère des écrivains comme M. Dumas fils, qui n’est pourtant pas timide, comme M. Augier, qui n’est pas poltron, pour nous présenter la mère d’un bâtard. Ils choisissaient une vierge, ils la prêtaient à l’amour une seule fois et la cloîtraient ensuite, pour toute sa vie, dans le repentir: Clara Vignot, du Fils naturel, et Mme Bernard, des Fourchambault, profitent l’une et l’autre de cette convention. Arrive M. Delpit; il met face à face le capitaine Daniel et Coralie: « Ma mère, au moins dites-moi qui est mon père! » La pauvre femme se tait; selon le mot de Gavarni, c’est Mme veuve Tout-le-Monde, et son fils n’est le fils de personne. Des œuvres antérieures à celle-ci, qui ne voit le progrès? La convention est dénoncée; le pathétique de la situation est porté à l’extrême.

Toujours en quête d’une nouvelle outrance, M. Delpit s’est avisé que, Dans le Bâtard de Touroude, — comme dans le Bel Armand de M. Jannet, — les deux frères se haïssent par accident et se provoquent sans savoir qu’ils sont frères; il s’est avisé que, dans les Fourchambault, quand Léopold soufflette Bernard, il ne sait pas que Bernard est le fils de son père : il a voulu montrer à son tour deux jeunes hommes qui se haïssent et se provoquent, mais sachant qu’ils sont frères et justement parce qu’ils le sont. Il s’est avisé que M. Duversy, chez Touroude, et le bel Armand, chez M. Jannet, n’avaient qu’à découvrir aux deux adversaires le secret de leur naissance pour que l’un au moins renonçât au combat; il s’est avisé que M. Fourchambault, mieux partagé encore, ignorait que Bernard fût son fils et ne connaissait même pas l’injure qu’il reçoit de Léopold : il a voulu que les jeunes hommes qu’il mettrait sur la scène en vinssent presque aux mains devant leur père, — qui n’aurait pas contre leur fureur ce recours de leur révéler qu’ils sont frères, puisqu’ils le savent, et que c’est justement l’horreur de cette parenté qui les anime l’un contre l’autre... Et cela sans le prestige du recul dans un temps et dans un pays éloignés, sans le charme avantageux du costume, qui rendait de telles extrémités plus vraisemblables dans les Mères ennemies de M. Catulle Mendès ! Étéocle en redingote et Polynice en jaquette, à supposer que l’un et l’autre ne soient pas nés d’une même mère, tout près de s’entr’égorger du vivant d’Œdipe, et sous ses yeux, avant qu’Œdipe soit aveugle, voilà quel spectacle M. Delpit s’engage à nous offrir : après les Maucroix, on ne pourra plus empirer cette situation du bâtard et du fils légitime ennemis, pas plus qu’après le Fils de Coralie, on ne peut empirer la situation de la fille mère. C’est le privilège de M. Delpit de pousser jusqu’au bout une donnée dramatique et d’en épuiser les ressources : où son cheval a passé le regain ne poussera pas!

Pour concevoir de tels projets, il suffit d’un téméraire; pour les mener à bien, il lui faut ce tour de main où se reconnaît le génie particulier du théâtre; il lui faut cette prestesse, qui est celle de la franchise et de l’énergie plutôt que de l’habileté : nulle habileté ne fera excuser cette situation, si la franchise et l’énergie ne la font admettre par force. On sait que ces qualités, M. Delpit les possède à l’excès : rarement il en donna des marques plus décisives que dans ce drame, intitulé comédie, mais qui n’est fait que d’essence tragique. Ce n’est pas seulement parce que l’ouvrage, distribué en trois actes, se tient dans un seul décor et tout juste dans l’espace de temps que l’action exigerait réellement, ce n’est pas seulement parce que la règle des trois unités y triomphe qu’il a l’aspect classique : c’est parce qu’il est net, sobre et nu, de façon à surprendre les amateurs les plus déclarés du genre. Point de petites roueries, de menues élégances, de lentes délicatesses; auprès des Maucroix, le Supplice d’une femme ou Julie, au lieu de paraître un drame, semble une étude psychologique trop patiente.

La scène se passe à Évian, dans un salon d’hôtel : le sol de ce salon, c’est le terrain de la place publique ou du vestibule où se réunissaient jadis les héros de la tragédie; M. Perrin l’a fait garnir de meubles par un tapissier moderne. Paraissent une jeune fille et un jeune homme : « Julien ! — Germaine ! » Germaine est la fille de M. Gérard, député radical et plusieurs fois millionnaire, qui ne veut marier sa fille qu’au possesseur d’une grande fortune et d’un grand nom. Julien a l’un et l’autre ; ce jeune homme frêle et blond est le fils du marquis de Maucroix, chez qui Germaine a été reçue l’an dernier à Bayonne. Les deux enfans sont émus en se retrouvant; Germaine devine la cause de cette émotion et la dit avec ingénuité : « Mon ami, savez-vous que vous êtes amoureux de moi? Il n’y a pas de mal à cela, puisque je suis amoureuse de vous. Mon frère est ici; je vais le présenter au vôtre; ils nous marieront. » Cependant les parens de Julien passent au fond de la scène : « Il est dommage, murmure le marquis de Maucroix, que ces enfans se soient revus! » Et Germaine reprend avec une confiance qui nous fait sourire : « Ce mariage sera trop facile ! »

Nous devinons que les espérances de nos amoureux seront traversées, et nous ne doutons pas qu’elles ne le soient par ces deux personnages auxquels ils cèdent la place : une dame en cheveux blancs et vêtement de deuil, noble de visage et d’allures; un jeune homme, noir de cheveux et sombre de mine, décoré de la médaille militaire. « Encore cette jeune fille! dit la dame en regardant Germaine, qui se retire. Vous me l’avez fait suivre de Lausanne à Vevey et de Vevey ici. Henri, êtes-vous sûr de l’aimer? — Ma mère, répond le jeune homme, j’aime ou je hais à première vue. Il faut que cette jeune fille soit ma femme. — Vous devrez donc écrire à votre père pour avoir son consentement. — Mon père! » s’écrie le jeune Maucroix..; car c’est le fils légitime du marquis de Maucroix et sa femme que nous avons devant les yeux: sa femme abandonnée, voilà vingt ans de cela, parce que son caractère ne convenait pas à celui du marquis, abandonnée avec cet enfant, qui maintenant est un homme, connaît la faute de son père et se souvient des larmes qu’il a vu répandre à sa mère. La voix d’Henri sonne la rancune plutôt que la piété filiale: ne sait-il pas que son père fait porter par une maîtresse et par un bâtard ce nom et ces titres qui n’appartiennent qu’à sa mère et à lui? Ne sait-il pas qu’il y a de par le monde deux comtes de Maucroix, comme deux marquises ? C’est trop d’un Henri, sauf pendant la guerre de 1870, a toujours vécu dans le pays de sa mère, en Italie, tandis que le marquis, avec sa nouvelle famille, vivait à Bayonne; il n’a jamais rencontré ce prétendu frère dont la seule idée lui fait horreur. Mais voici que tinte la cloche des vêpres; la marquise sort et laisse Henri. Julien rentre et la conversation s’engage entre les deux jeunes gens, comme entre deux voyageurs à peu près du même âge et apparemment du même monde. Leurs caractères opposés se déclarent : « Je suis l’homme de l’action, dit Henri. — Et moi, répond Julien, je suis plutôt l’homme du rêve; » puis il ajoute, comme pour donner un premier gage des sentimens de conciliation qui l’animent : « Avouons, monsieur, que nous sommes incomplets l’un et l’autre, et que ce monde est triste où l’action n’est pas la sœur du rêve !.. »

Voilà donc les deux frères en présence et le public dans l’attente. Comment va se déchaîner le drame? Quelle étincelle mettra le feu aux poudres? Une étincelle électrique. Pour un coup de tragédie, s’en peut-il souhaiter de plus moderne? Un domestique apporte un télégramme : « Pour M. le comte de Maucroix. » Les deux jeunes gens se retournent à la fois et tendent la main; Julien a déjà pris la dépêche : « Pardon, monsieur, fait Henri en souriant; vous avez mal entendu. On a dit : Pour M. le comte de Maucroix. — Hé bien? — Eh bien ! je suis le comte Henri de Maucroix. — Et moi, Julien de Maucroix! — Ah! s’écrie Henri avec fureur, ah ! c’est vous le petit Julien! C’est vous le bâtard de mon père ! Je vais avertir ma mère : elle ne peut pas rester dans cette maison! » Et il sort en poussant d’un coup de poing les deux battans de la porte ; Julien demeure stupéfait, anéanti : « C’est un fou ! murmure-t-il, » en passant sur la main sur son front, comme pour essuyer un cauchemar;.. et le public demeure étonné, ravi par la simplicité, la promptitude et la nouveauté de ce moyen, qui fait éclater une tragédie.

A peine Julien essaie-t-il de rassembler ses idées, sa mère paraît; il s’élance vers elle : « Un jeune homme était là tout à l’heure, qui m’a dit que j’étais le bâtard de son père! » La mère porte la main à son cœur, renverse la tête en arrière et se tait; Julien comprend, il s’agenouille : « Mère, je te demande pardon! » Au lieu de pardonner, Hélène se confesse : il y a vingt ans, elle était jeune et libre; elle a rencontré le marquis de Maucroix marié, mais séparé de sa femme; elle l’a aimé; il lui a donné son nom pour qu’elle fût respectée; voilà toute l’histoire de leur faute et de leur fraude. Le malheureux Julien n’en retient qu’une chose : c’est qu’il n’est plus Maucroix, mais Julien tout court, et qu’il n’épousera pas Germaine. Ainsi s’achève cette exposition, qui ne peut que plaire par sa clarté, son ordonnance grave et nette, et se trouve marquée, vers la fin, d’un des coups les plus originaux que l’on pût espérer au théâtre.

Quand la toile se relève, — à peine s’il était besoin de la baisser, — nous revoyons Julien dans le même fauteuil et pleurant toujours. C’est maintenant son père qui vient l’embrasser et courbe le front devant lui. Mais il s’incline plus bas encore : « Vous êtes mon père et vous m’avez toujours aimé ; je ne vous juge pas et je vous aime. » Le marquis de Maucroix, si peu qu’il se soit occupé d’Henri, connaît la violence de son caractère, l’intolérance de ses idées, l’amertume de ses sentimens; il tremble que les deux frères ne se rencontrent de nouveau; il demande à Julien, qu’il a élevé, un sacrifice qu’il ne peut demander à Henri, pour qui, hélas ! il est resté un étranger : « Si Henri t’insultait, n’oublie pas qu’il est ton frère aîné. » Survient Germaine : « Je ne sais plus si je suis riche, lui dit le jeune homme, et je ne m’appelle plus le comte de Maucroix; je m’appelle Julien; vous ne serez pas ma femme. — Je ne comprends pas très bien ce que vous me dites, reprend la jeune fille. Il est certain que je ne me marierai pas contre la volonté de mon père; mais jamais je ne serai la femme d’un autre que vous. » Germaine est un peu cousine de l’Hermine Sternay de M. Damas : elle a peut-être avec autant d’honnêteté plus d’innocence, avec autant de fermeté plus de grâce. Elle est la lumière et le sourire de ce drame. C’est elle qui, dans le commencement de ce deuxième acte, ravive le plaisir du spectateur éveillé par le coup de théâtre du premier, et comment? Par un trait de présence d’esprit, de noblesse malicieuse et de courage décent, qui paraît tout simple, mais qu’il fallait trouver : ce n’est qu’un mot de situation, comme l’incident du télégramme n’est qu’un jeu de scène; mais de tels mots et de tels jeux, en leur place, prennent un prix extraordinaire, et celui qui les y met n’est assurément pas un écolier, ni surtout un écolier mal doué. Germaine est donc au milieu du théâtre, Henri à sa gauche, Julien à sa droite : Henri s’est présenté lui-même à la jeune fille comme le comte de Maucroix ; tout en affectant d’abord de ne s’adresser qu’à Germaine, il crible de sarcasmes son rival ; Julien s’efforce de se contenir. Henri parle insolemment de ces gens qui courent les villes d’eaux en s’affublant de noms et de titres volés ; les regards de Germaine vont de l’un à l’autre; elle ne sait pas pour quelle raison Julien supporte cette ironie en silence, mais elle sait qu’il n’est pas lâche, elle le plaint et veut le secourir ; elle sent qu’il appartient à elle seule de rompre le malaise de cet entretien ; alors, par une inspiration subite, avec une dignité de petite reine : « Au fait, messieurs, dit-elle, j’ai oublié de vous présenter l’un à l’autre : M. le comte de Maucroix ! — M. Julien ! »

La salle éclate en applaudissemens; mais ce n’est pas le temps d’applaudir, il faut écouter. Après avoir ajouté que Julien est son fiancé, Germaine se retire devant le marquis; voici le vieux gentilhomme entre ses deux fils. Il se tourne d’abord vers Henri : « Vous avez mal parlé tout à l’heure. Si ce jeune homme ne vous a pas répondu, c’est que je lui avais défendu de vous répondre. » Henri réplique avec une fermeté à peine respectueuse; on voit qu’il ronge son frein et prendra bientôt le mors aux dents. « J’aime qui m’aime, s’écrie-t-il et je suis du parti de ma mère... Ce jeune homme, mon frère ! La voix du sang?.. Elle ne vous a pas fait m’aimer : pourquoi me ferait-elle le chérir ? » Il s’échauffe encore, il crie sa haine pour ce bâtard et pour « cette femme... » À ce coup, Julien bondit sous l’injure : « Vous insultez ma mère ! — Si vous n’avez quitté ce soir même le pays avec elle, je vous jetterai mon gant au visage ! — Je le ramasserai. — Enfin, je vous trouve ! — Il est du parti de sa mère, je suis du parti de la mienne. Guerre entre nous ! — Oui, guerre à mort! — Un duel! s’écrie le marquis, je saurai bien l’empêcher. — Allons donc ! la frontière est là, nous prendrons quatre soldats piémontais... » On voit comme le dialogue se précipite, comme les répliques se croisent à la façon cornélienne. On voit aussi, en ce point culminant du drame, l’originalité de la situation telle que M. Delpit l’a renouvelée. D’ordinaire, en cette conjoncture, la ressource du père est de crier à ses fils : « Vous êtes frères; » l’un des deux, au moins, met bas les armes, et le combat s’arrête avant de commencer, faute de combattans. Mais pour ceux-ci, qui se haïssent justement parce qu’ils sont frères, plus haut le père fera sonner la voix du sang et plus il exaspérera leur fureur: le sang crie vengeance contre le sang.

Le père est impuissant à sauver ses fils l’un de l’autre : c’est des mères que viendra le salut; c’est la maîtresse qui va s’humilier devant l’épouse pour obtenir la grâce de son enfant, car nous savons qu’Henri de Maucroix est un redoutable tireur et « l’homme du rêve » succomberait devant « l’homme de l’action. » Hélène se résout donc à implorer sa rivale, la femme qu’elle offense depuis vingt ans. Voici que les cloches annoncent la fin des vêpres : Hélène attend la marquise dans un silence que ce tintement fait plus sensible; heureux effet, entre la scène de tumulte qui précède et la scène pathétique qu’on attend, que celui de cet intervalle religieux.

La conception de cette scène des deux mères est hardie et haute ; l’exécution, à mon sens, n’est pas sans défaut : j’y trouve un peu de rhétorique. Après un cri d’horreur qui sonne juste, et dès qu’elle sait pourquoi sa rivale est devant elle, la marquise de Maucroix, au lieu de répondre sur le sujet pressant qui l’amène, lui reproche en un long discours toute la suite de ses chagrins. Pour conclure, elle repousse la prière qu’on lui adresse; pas un moment elle n’a peur pour son fils, ni de la mort, ni même du sacrilège. Hélène supplie, s’agenouille, sanglote; au bruit de ses plaintes, Julien accourt; il la relève, il la caresse, il la console. La marquise regarde ce groupe d’une mère et d’un fils : « Je suis mauvaise chrétienne ! » prononce-t-elle d’une voix grave. Elle étend la main vers Hélène : « Vous avez fait couler mes larmes, j’essuierai les vôtres. »

Comment tiendra-t-elle cette promesse ? Nous sommes, dans le commencement du troisième acte, un peu distraits de cette pensée par deux jolies scènes entre Germaine et M. Gérard, entre Germaine et Henri. Il est difficile qu’une ingénue aimante, raisonnable et volontaire réponde avec une soumission plus malicieuse au père qui prétend contrarier son choix; il est difficile qu’elle éconduise un prétendant qui lui déplaît avec plus de prudence et d’esprit d’abord, avec plus de franchise et de dignité ensuite. Cependant le féroce Henri voit dans Julien un rival décidément préféré : sa rancune filiale se double et s’avive d’une rancune amoureuse. Quand sa mère veut le forcer de renoncer à son mauvais dessein, il se dérobe respectueusement à cette requête. La marquise, alors, use d’un moyen suprême ; elle mande Julien devant elle : « J’ai une prière à vous adresser, monsieur. — Commandez, madame; vous avez essuyé les larmes de ma mère : quoi que vous ordonniez, vous serez obéie. » La marquise demande à Julien de s’enfuir sans attendre la dernière provocation d’Henri; Julien y consent. On peut trouver invraisemblable l’artifice de cette piété filiale, si subtile et si puissante qu’elle fait renoncer un jeune homme amoureux et brave à la réparation d’un outrage, qu’elle le décide à la fuite devant un rival, devant un adversaire déclaré, parce qu’ainsi le veut une étrangère qui a essuyé les larmes de sa mère. Mais les héros de M. Delpit sont ingénieux dans le sublime autant que brusques. On le voit bien tout à l’heure. De nouveau devant Germaine, devant le père de Germaine et devant le sien, devant la marquise, tous rassemblés à dessein, Julien subit l’outrage d’Henri : « Je quitte la place, » dit-il faiblement. « J’en étais sûr ! s’écrie l’autre. Vous êtes un lâche ! » Julien ne bronche pas ; Germaine le regarde, toujours avec autant de confiance, mais toujours avec plus de surprise; cet excès d’humilité, à la fin, étonne Henri lui-même : il jette un coup d’œil sur sa mère et comprend tout. Au moment où Julien va sortir, répétant qu’il préfère la retraite au combat, Henri lui barre le passage : « Il ment! crie-t-il avec éclat. Vous voyez bien qu’il ment! Julien, tu vaux mieux que moi. Embrasse-moi, mon frère. »

Mais Henri de Maucroix est extrême en tout : ce n’est pas assez pour lui de donner le baiser de paix à Julien; il veut lui donner son nom, la moitié de son patrimoine et Germaine. Un notaire présent assure que le marquis et la marquise de Maucroix peuvent légitimer ce fils. « Et ma mère! s’écrie Julien. Qu’est-ce que vous faites de ma mère? » La mère s’est sacrifiée à la cantonade, pendant que le reste des personnages se sacrifiait à l’envi sur la scène. Le marquis de Maucroix, dont la faiblesse ne se dément pas, a laissé partir sa maîtresse aussi facilement que naguère il avait abandonné sa femme. Hélène défend qu’on la suive, elle achèvera ses jours dans un couvent. Julien, pourtant, s’élance sur ses traces: « Je vous attendrai, » lui dit Germaine. Henri lui donne encore l’accolade et lui crie : « Au revoir ! »

Nous attendrons pour blâmer ce dénoûment qu’un de ceux qui le déclarent mauvais en propose un meilleur. C’est la rançon de ces sortes de pièces, où la volonté de l’auteur force des élémens contraires, qu’elles ne peuvent ni mal finir ni tout à fait bien; il faut que le dramaturge les arrête en un certain point par un compromis avec la vérité. La seule question est de savoir si ce compromis est à ce point désagréable que, plutôt que de l’accepter, le public repoussera toute la pièce. Il est certain que, si Julien disparaissait avec sa mère sans espoir d’épouser Germaine, le spectateur serait furieux; il est certain, d’autre part, que si le drame s’achève le plus heureusement qu’il est possible, il est cependant malaisé d’imaginer comment se composera dans l’avenir le bonheur de la famille Maucroix. Plutôt que de nous offrir ce dénoûment tel quel, fallait-il que M. Delpit rejetât son drame dans le néant? Personne ne le soutiendra; plutôt que de les perdre, le public achète volontiers, au prix de la convention qui les termine, ces trois actes où brillent tant de beautés scéniques.

Par la même raison, je ne citerai même pas les chicanes amoncelées sur l’invraisemblance des conditions de ce drame; je n’entreprendrai ni de blâmer ni d’excuser le mépris que paraît professer l’auteur de certaines difficultés d’ordre matériel; plutôt que mépris, c’est, je crois, ignorance heureuse. M. Delpit traverse l’abîme sans vertige, comme le somnambule qui n’en voit pas le vide ; s’il s’était embarrassé de tous les scrupules qu’on veut maintenant lui jeter dans les jambes, il ne serait pas sans doute allé jusqu’au bout : la belle avance pour les critiques ! On lui a reproché de n’avoir ni présenté ses héros ni expliqué leurs actes avec assez de détail; il me paraît au moins qu’il a dessiné d’un trait sûr, non-seulement le caractère de Germaine, mais celui des deux frères, qu’il tenait avec raison pour ses personnages principaux. S’il a marqué moins nettement ceux des mères et du père, c’est apparemment qu’il ne pouvait s’attarder à de trop minutieuses études : l’action le réclamait ; c’est aussi que la pénombre où demeurent ces silhouettes leur est plus avantageuse que nuisible : qui sait si, au grand jour, telle ou telle ne se fût pas évanouie? Du moins, ainsi négligées à dessein, laissent-elles plus de relief aux autres. D’ailleurs, à expliquer de; certains actes, on risque d’éveiller la méfiance du public plutôt que de gagner sa confiance: mieux vaut ravir sa crédulité, l’emporter d’assaut en quelque sorte, que d’en faire minutieusement le siège.

Dans ce genre de pièces, l’auteur est un despote qui doit gouverner despotiquement le public : entre-t-il en explications, il perd la foi de ses sujets, et d’abord la foi en lui-même, il ruine son autorité; le régime parlementaire n’est pas bon aux empires. S’il faut absolument éplucher ce drame, plutôt que de reprocher à M. Delpit le peu de détails qu’il y donne, je lui reprocherai d’en donner quelques-uns qui manquent de nouveauté : la chute de cheval de Germaine à la porte des parens de Julien, la grande maladie dont Julien a gardé le souvenir, pendant laquelle son père l’a si bien soigné... De pareils traits feraient croire à l’exécution trop rapide d’un ouvrage qui, s’il exigeait d’être vivement mené, méritait de n’être improvisé en aucun point. Mais ce sont de petites taches dans ce tableau qui, par la nécessité du sujet, devait être traité en esquisse; c’en est une, en effet; il serait également puéril de le nier et de s’en plaindre : Sint ut sunt aut non sint, ont le droit de répondre les auteurs de tels ouvrages. C’est une esquisse composée avec largeur, brossée avec fougue, où plusieurs touches sont d’un maître, et dont l’ensemble offre aux connaisseurs en art dramatique un rare exemplaire de simplicité. C’est pourquoi la Comédie-Française a bien fait d’accueillir le jeune auteur du Fils de Coralie et du Père de Martial, et pourquoi la critique, même la plus sévère, a bien fait de traiter les Maucroix avec honneur.

Que dire de Mlle Reichemberg, sinon qu’elle est parfaite dans le rôle de Germaine? Elle est sérieuse et gaie, décente et mutine, réelle et poétique : c’est le personnage le plus exquis peut-être qu’elle ait créé dans la comédie moderne. Si l’on veut donner à un étranger l’idée de l’art le plus précis et le plus gracieux qui se puisse goûter sur la scène, il suffira de le mener voir Mlle Reichemberg. M. Le Bargy fait Julien : il est lui-même dans ce rôle et non l’imitateur de M. Delaunay ; il se permet d’être sincère sans se relâcher de son excellente diction; il a beaucoup plu. M. Worms, par l’autorité de son talent, fait applaudir les violences d’Henri et par la virilité de son jeu les rend vraisemblables. Mme Dudlay représenta la marquise avec noblesse, et Mme Broisat, dans le rôle d’Hélène, a de la sensibilité. M. Coquelin cadet nous donne, sous le nom de Gérard, une plaisante caricature de député. M. Silvain, sous les cheveux blancs du marquis, garde un peu trop de la philosophie du chœur antique.

Si quelqu’un a les nerfs trop tendus par les brusques péripéties des Maucroix et se plaint, après coup, de ce pathétique un pea sec, je l’enverrai à la Porte-Saint-Martin voir Froufrou, jouée par Mme Sarah Bernhardt; il y trouvera la détente qu’il cherche et reviendra trempé de larmes. Telle est la magie de cette extraordinaire et charmante personne, qui semble après tant d’erreurs, — je parle de ses voyages, — être enfin toute rendue à l’art français ! Par sa grâce, un théâtre de féerie ordinaire et de mélodrame intermittent se trouve transformé en scène littéraire : les grands classiques, les maîtres modernes, les jeunes écrivains sont conviés à occuper la place qu’occupaient les machinistes; ce n’est pas le changement à vue le moins merveilleux qu’aient supporté ces planches. Mais un autre miracle est la métamorphose de Froufrou. Relisez les critiques de 1869, vous y verrez éclater comme un coup de tonnerre le succès de cette rare comédie; vous y verrez paraître, comme une comète inattendue, la renommée de Mlle Désclée. Mais partout les éloges et les réserves se distribuent de même façon : les trois premiers actes sont de comédie et de tous points excellens ; Mlle Desclée s’y montre prodigieuse ; le quatrième tourne au drame, et le cinquième y verse ; Mlle Desclée y devient faible et meurt médiocrement. Allez maintenant à la Porte-Saint-Martin : il vous semblera peut-être, au commencement, que la comédie est moins légère et que le plus subtil s’en est évaporé; au troisième acte, vous la verrez s’enfler en tragédie et prendre une ampleur qu’on ne soupçonnait pas; les événemens dramatiques du quatrième ne vous causeront plus de surprise, et vous pleurerez au cinquième, comme les spectateurs de Racine pleuraient à Iphigénie. Est-ce à dire qu’on se soit trompé naguère, qu’il faille réformer le jugement et que ce dernier acte de Froufrou, voire le quatrième, aient plus de prix que les trois premiers? Non pas; aujourd’hui qu’après quinze années, il est assuré que Froufrou est un des ouvrages de ce temps destiné à nous survivre, il demeure acquis pour les gens de sang-froid que les trois premiers actes et certains morceaux du quatrième font l’originalité de cette pièce et lui mériteront l’honneur de durer; seulement il apparaît que l’équilibre de toute l’œuvre est mieux ménagé qu’on ne pensait : le jour où l’interprète se trouverait qui réunirait les dons et le talent de Mlle Desclée à ceux de Mme Sarah Bernhardt, quel effet ne produirait pas Froufrou ! C’est que Mlle Desclée était une artiste de genre, uniquement douée, agitée d’un démon nouveau, mais une artiste de genre; le temple de son génie devait être capitonné par un tapissier parisien; Mme Sarah Bernhardt s’est formée sous les portiques de la tragédie; elle a bien pu y introduire une grâce lyrique toute moderne et des façons nerveuses qui ne sentent pas l’ancien; pourtant l’art classique l’a sacrée, elle joue d’un autre style : la comédie parisienne, avec elle, s’élargit et s’élève.

On n’est pas impunément tragédienne, si rare comédienne qu’on puisse devenir. Mme Sarah Bernhardt joue les deux premiers actes de Froufrou avec un art à la fois très personnel et très consommé, mais qui se fait sentir; cette gaîté est voulue, cette insouciance est feinte, cette inconscience n’est qu’un étourdissement volontaire : on sent tout de suite le dessous tragique de la comédie et le frémissement de la lave qui jaillira tout à l’heure. Plutôt que Froufrou, c’est la Renée Mauperin de MM. de Goncourt, à qui parfois on l’a comparée. Renée Mauperin est définie par son ami Denoisel « une mélancolique tintamarresque; » elle essaie, par son tintamarre, d’étourdir sa mélancolie; c’est une âme fière, et, à vingt ans, déjà trempée d’amertume; elle a jugé la vie à l’école désabusée de Denoisel. Mais Froufrou!.. Ce n’est ni de sa petite cervelle ni des leçons de Brigard qu’elle tirerait un grain de mélancolie; elle n’a de commun avec Renée que certaines façons d’enfant mal élevée ; elle n’est pas une philosophe qui secoue des grelots; elle est le grelot lui-même. C’est à la fois ce qui fait le charme propre du personnage et la valeur générale du type. Mais du milieu de la comédie, dès que le drame se lève, Mme Sarah Bernhardt lui communique une noblesse et une puissance nouvelles : quand Froufrou, au troisième acte, éclate en reproches contre sa sœur, ce n’est plus seulement une crise de nerfs, mais une crise d’âme qui nous émeut; la force de ce tragique moderne est incomparable. Me sera-t-il permis de regretter quelques jeux de scène un peu trop yankees, — le supplice d’un coussin déchiqueté pendant un quart d’heure par la main fiévreuse de l’héroïne, — un mouchoir réduit en charpie ? Ces moyens, de même que certaine lutte avec M. Marais au quatrième acte, me paraissent d’une violence un peu grossière et trop indignes du reste : c’est que le reste, en deux mots, est admirable.

Ce quatrième acte, aussi bien, a maintenant un air de grandeur qui nous touche. Comme, en effet, ce palais vénitien convient à Mme Sarah Bernhardt, plutôt que la chambre d’hôtel de la rue du Petit-Musc ! J’ai dit le succès du cinquième : il n’est produit par aucun moyen de mélodrame. Lorsqu’on a joué Phèdre, doña Sol, la Dame aux Camélias et Fédora, on a bien des manières de mourir : aucune n’est plus simple que celle-ci ni plus savante, aucune d’un art plus fin et plus pur. aucune n’aura fait couler plus de larmes. Avec M. Marais, qui représente Sartorys et peut revendiquer sa part de cette première victoire, Mme Sarah Bernhardt promet de belles soirées aux fidèles de l’art dramatique et des lettres. Elle a trouvé, cette fois, le bon moyen de narguer la Comédie-Française jusqu’au jour où son destin l’y ramènera triomphalement.

C’est encore une adultère que l’héroïne de M. Jean Marras, Mme d’Armelles, et qui déserte le foyer conjugal; mais ce n’est ni à Venise ni rue du Petit-Musc qu’il convient de la loger : c’est dans la « Tour du Nord » d’un manoir romantique, et l’auteur n’y manque pas. Entre la Famille d’Armelles et Froufrou, ce n’est pas assez de la distance de l’Odéon à la Porte-Saint-Martin; il semble que près d’un demi-siècle se soit écoulé entre les deux. Ce drame fut-il écrit en l’âge le plus noir du romantisme et par un lycanthrope forcené, jaloux du vicomte d’Arlincourt? Est-ce la gageure d’un lettré qui a parié de faire représenter une pièce toute écrite en style d’oracle? Cet ouvrage sibyllin me paraît plutôt sincère, et l’auteur, qui ne veut donner que dans le rare, n’est pas le premier venu.

Il est obscur et saugrenu à dessein, comme peu de gens parviendraient à l’être, d’une manière qui lui est propre, avec une suite extraordinaire : ce n’est pas d’un ignare assurément, ni d’un écrivain qui livrerait quelque chose au hasard, qu’on pourrait attendre deux actes et davantage où ne s’échangent pas vingt phrases naturelles. Le public a donc bien fait de supporter cet amphigouri et d’attendre avec une tolérance respectueuse la dernière scène : celle-ci ne laisse pas d’être frappante. On y voit le commandant d’Armelles barrer à son fils le seuil de la chambre où sa belle-fille coupable s’est réfugiée : dans cette chambre même autrefois, et pour une faute pareille, le commandant a tué sa femme, la mère de ce fils qui veut se faire justicier à son retour; il révèle au jeune homme l’horrible secret, il lui dit l’inutilité du meurtre et les terreurs qui le suivent. Ce récit nous a payé de notre patience; jusque-là quelques répliques seulement nous avaient été données en à-compte : « Vous me dites de mépriser ma femme, s’était écrié Octave d’Armelles : je ne puis pas la mépriser, puisque je l’aime ! Vous me dites de dédaigner mon rival : je ne puis pas le dédaigner, puisqu’elle me le préfère ! » Ici la pensée est forte et le style net : que M. Marras se néglige, qu’il s’abandonne à écrire tout un ouvrage de cette façon humaine, c’est un dédommagement qu’il doit à M. Chelles, à M. Cosset, à Mlle Tessandier.

Après tant d’émotions, les Affolés, au Vaudeville, pouvaient-ils nous divertir? MM. Gondinet et Pierre Véron, dans cet ouvrage, ont voulu mettre en scène les gens du monde et les bourgeois maniaques de spéculation, tels qu’on les vit sur la place de Paris, voilà bientôt deux ans. Si tous alors ne moururent pas, tous furent frappés, au moins dans la personne de quelque ami ; le sujet devait paraître pénible au spectateur : il fallait, j’imagine, ou que l’ouvrage eût sur nous la prise d’une comédie sociale aussi gravement satirique que les effrontés, ou qu’il se précipitât dans la charge et forçât par le fou rire la résistance de souvenirs fâcheux. Entre ces deux manières MM. Gondinet et Pierre Véron n’ont pas choisi; leur comédie, en ses trois premiers actes, est modérément gaie; vers la fin du troisième et dans le quatrième, elle est modérément pathétique. Le drame ne se décide que trop tard et pour émouvoir faiblement, après que d’agréables détails, en nombre infini, se sont égrenés vainement pour faire sourire. Que de mots d’une bonhomie aimable et d’un esprit ingénieux, qui sans doute eussent obtenu un meilleur sort dans un ouvrage d’un genre plus franc et d’une facture plus serrée ! Malgré toute cette dépense des auteurs et malgré le talent de MM, Adolphe Dupuis, Berton et Francès, malgré les efforts de Mlle Legault, les Affolés n’ont été que mollement applaudis.

Peut-être il fallait que la gaîté du public s’épargnât pour Ma Camarade, la nouvelle pièce de MM. Meilhac et Gille, au Palais-Royal. C’est une comédie où s’entrelace une farce, mais l’une et l’autre combien spirituelles, combien gaies et combien françaises! La «camarade » de M. de Boisthulbé, c’est Adrienne, sa femme, une charmante petite Parisienne, en qui l’amour conjugal n’est pas éveillé. Comment le serait-il? Adrien de Boisthulbé, dans sa vie de garçon, n’a pas appris à éveiller l’amour. Sa femme ne voit donc dans le mariage qu’une camaraderie; et lui, qui cependant désire davantage, se décide à faire l’école buissonnière. Il y acquiert sans doute l’art de se faire aimer, et quand il revient au logis, Adrienne, préparée fort à point par la jalousie à le bien recevoir, ne se repent pas de l’accueil qu’elle lui fait : foin de la camaraderie et vive le vrai mariage !

Telle est l’idée de la comédie, où la farce est étroitement sertie, — plus étroitement peut-être qu’il ne paraît, car les auteurs eussent pu, à peu de frais, marquer davantage les points d’attache et rendre plus sensible au public le rythme de la pièce. La farce, ce sont les péripéties de la rupture de Cotentin, cousin de Mlle de Boisthulbé, avec sa maîtresse, que Boisthulbé veut lui ravir, et de la chasse qu’Adrienne donne à son mari avec l’aide de Cotentin. Une scène du troisième acte, où l’on assiste à l’insomnie de ce vieux garçon, après que Mlle Sidonie l’a quitté, est un morceau de bouffonnerie des plus humainement comiques. Cotentin, resté seul, se couche, peste, rage, s’attendrit, se bat contre son oreiller et a honte de son trouble : « Que je suis bête, mon Dieu ! que je suis bête! s’écrie-t-il. » Puis, se reprenant : « Au fait, dit-il, qu’est-ce que ça me fait d’être bête puisque je suis seul? » Mais quelle analyse peut donner une idée de l’ouvrage, et quelle série de citations faudrait-il pour énumérer les traits dont il fourmille? Au moins, ce que j’en puis dire, c’est qu’il est varié à miracle; c’est que du lunch d’une femme du monde les auteurs nous mènent à la séance d’une tireuse de cartes; du souper d’un vieux garçon à un souper de joyeuses filles et de ce souper dans le boudoir d’une honnête femme; qu’ils passent du burlesque le plus franc à l’ironie la plus fine, que tous leurs personnages sont neufs et que chacun parle comme il doit parler. « J’étais au club, dit l’amoureux Des Platanes à Mme de Boisthulbé, lorsqu’on m’a remis votre lettre ; je tenais la banque au baccarat ; j’avais un sept, j’avais donné une bûche à gauche, une bûche à droite.. ; jusque-là je n’avais pas cru qu’il fût de plus grand bonheur que d’avoir un sept entre deux bûches : votre lettre me l’a appris ! » N’est-ce pas le langage d’une sorte particulière et plaisante d’amoureux? Le meilleur est que, par toute cette comédie, pas un moment la gaité ne cesse d’être naturelle et française. « Je vais donner vingt sous au cocher, dit le concierge au locataire qui se ravise au moment de sortir. — Non, ne lui donne rien. — Mais, monsieur, il me les demandera. — S’il te les demande, donne-les-lui; mais ne lui en parle pas le premier. » Cela ne coule-t-il pas de la bonne veine nationale? Le mot ne pourrait-il pas être de Pathelin ou d’un bourgeois de Molière? MM. Meilhac et Gille méritent le succès qu’ils remportent, et, — si bien jouée que soit la pièce par M. Daubray et Mlle Réjane, par M. Raymond, Mme Mathilde et Lavigne, — c’est leur esprit surtout que nous remercions de notre plaisir. Tout au contraire de Cotentin,, MM. Meilhac et Gille ne sont pas bêtes, et c’est tant mieux pour nous, puisque nous sommes là !


LOUIS GANDERAX.