Revue dramatique - 14 novembre 1902

REVUE ÉDRAMATIQUE


RENAISSANCE : La Châtelaine, pièce en trois actes, par M. Alfred Capus.


Tout doucement le théâtre est en train de revenir aux formes contre lesquelles on était, il y a vingt ans, parti en guerre avec un si bel entrain. En écoutant quelques-unes des comédies les plus récentes, on pourrait croire qu’elles ont été écrites vers le milieu du siècle qui vient de s’achever.. Le répertoire de Scribe, naguère si décrié, a recommencé d’être l’école du parfait auteur dramatique. La pièce à thèse, hier encore si démodée, fait fureur. Le vaudeville triomphe. C’est même le trait le plus saillant du mouvement dramatique actuel que la renaissance, la recrudescence et l’épanouissement du théâtre de farce. Enfin nos grands-parens, gens de mœurs familiales et qui aimaient à se divertir honnêtement, goûtaient fort une catégorie de pièces aimables et sans conséquence où la gaieté facile et l’émotion superficielle habilement dosées formaient un mélange un peu fade, mais assez agréable. L’ancien Gymnase s’en était fait une gracieuse spécialité. On les écoutait d’une oreille distraite et sans ennui, et la mère y pouvait mener sa fille. C’était, par excellence, le genre innocent.

C’est celui auquel appartient la pièce nouvelle de M. Capus, la Châtelaine.

Ce genre de comédie à l’aquarelle n’est en soi ni plus ni moins conventionnel que ne l’étaient les prétendus drames réalistes du Théâtre-Libre ; et, pour notre part, nous avions souvent regretté qu’il fût tombé en désuétude. M. Capus vient à propos nous en rappeler les recettes. La première consiste à nous entraîner à cent mille lieues du monde réel pour nous lancer en plein romanesque. On aura beau dire : le plus grand nombre des spectateurs ne va pas au théâtre pour y retrouver les images de la vie de chaque jour. Quelques-uns seulement ont l’incurable souci du vrai. La Châtelaine n’a pas été écrite à leur intention. Une femme encore jeune, Thérèse, a été, pour. son malheur, mariée à un certain Gaston de Rives qui est un pauvre homme et un coureur. Celui-ci l’a trompée bêtement et ruinée complètement. Thérèse a demandé le divorce et l’obtiendra haut la main. Après quoi, pour vivre et élever son fils, il ne lui restera plus qu’une ressource : la vente d’un château délabré, qui vaut à peine quelques billets de mille francs. Nous savons assez bien ce qui arrive dans ces cas de vente forcée. Thérèse donnera sa masure historique pour un morceau de pain et ce sera la misère. A moins, toutefois, qu’un sauveur, tombé du ciel et s’introduisant par la toiture en déroute, ne surgisse à l’improviste et juste à point pour payer au poids de l’or ces vieilles pierres. Mais ces choses-là ne se voient que dans les romans. Elles se voient dans la Châtelaine. André Jossan, venu on ne sait d’où, arrivé on ne sait comment, se rencontre avec Thérèse, en devient dans les cinq minutes éperdument amoureux, et, en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, offre en sa personne à la jeune femme un mari digne d’elle, à son enfant un papa très riche.

André Jossan est le personnage sympathique. Il l’est outrageusement et sans vergogne. C’est celui dont le rôle consiste à promener d’un bouta l’autre des pièces son perpétuel sourire et sa fatuité imperturbable. Il est généreux, il est spirituel, il est séduisant, il est irrésistible. Il évolue à travers les obstacles avec l’assurance souriante de l’homme habitué à vaincre. Pas une difficulté qui le prenne au dépourvu, et pas une occasion pour laquelle il n’ait une plaisanterie toute prête. Sa fonction est d’avoir toujours raison, et raison avec grâce : il s’en acquitte sans défaillance. Il est l’ironique redresseur des torts. Mis aux prises avec lui, les méchans n’en mènent pas large. Il leur dit leur fait pour la plus grande joie des bonnes âmes et les persifle avec une désinvolture supérieure. C’est ce personnage sympathique dont, il y a quelques années, tout le monde s’accordait à reconnaître qu’à force d’être sympathique il en devenait insupportable.

Mais dans le genre de comédie que nous essayons de définir, ce rôle n’est pas seulement indispensable : il est toute la pièce. Aussi peut-il être curieux de constater sous quels traits apparaît à nos contemporains l’homme à qui vont toutes leurs sympathies. André Jossan n’est pas tout jeune. Car nous ne sommes plus guère sensibles au charme de la jeunesse. C’est peut-être que dans notre société vieillie, agitée, inquiète du lendemain, il n’y a plus de place pour elle. Nous ne savons plus nous prêter, quand il faudrait, à la joie d’être jeunes : il est vrai que nous nous rattrapons plus tard et hors de saison. L’amoureux romantique avait vingt ans ; nous lui avons substitué le quadragénaire encore très présentable. André Jossan a commencé par être un viveur. Le moyen sans cela de connaître la vie ? D’ailleurs une règle constante de la psychologie théâtrale veut que l’oisiveté, le jeu et les liaisons faciles soient les meilleurs préservatifs pour une âme bien placée. La fête est l’incomparable école des beaux sentimens. Un matin André Jossan s’est trouvé, en face du tapis vert, parfaitement décavé et subitement converti. Il a compris la nécessité de se faire une situation honorable dans le monde. Jadis il est très probable qu’il se fût découvert une vocation pour le métier militaire ; le régiment était un asile tout prêt pour ceux qui avaient un peu abusé de la vie : on allait guerroyer en Afrique. Mais les temps sont bien changés : la carrière d’officier n’est plus ce qu’elle était autrefois. La poussée moderne se fait du côté de l’industrie. André Jossan sera un grand industriel. À ce propos, nous apprenons avec un réel plaisir qu’il est bien plus facile qu’on ne croit de devenir un grand industriel : il suffit de le vouloir. Et Jossan est un homme de volonté. Il n’y pouvait manquer. La volonté est à la mode. Elle l’est tout au moins dans les livres, dans les harangues des pédagogues et des conférenciers. Jamais on n’avait tant parlé de cette vertu que depuis qu’elle s’est faite si rare. Plus nous constatons autour de nous de mollesse, d’effacement dans les caractères, d’inertie et d’inaptitude à vouloir, plus nous entonnons avec verve et conviction l’hymne obligatoire à l’énergie. André Jossan a une volonté de fer. Il l’affirme, il le répète ; c’est son refrain. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’il le prouve : car d’un bout à l’autre de la pièce, s’il parle beaucoup, il agit peu. Mais pourquoi refuserions-nous de l’en croire ? Il est volontaire par définition et c’est ce qui le distingue de ceux qui ne sont pas volontaires. Viveur que l’âge a calmé, industriel qui a fait fortune, lutteur que son énergie plonge dans l’admiration de lui-même, comment ne pas aimer un pareil homme ? C’est, à la date de 1902, l’idéal de toutes les femmes.

Dans une bergerie suivant la formule il faut un loup, et dans une pièce convenablement aménagée il faut un traître : sans quoi, la satisfaction nous serait refusée de voir au dénouement le traître confondu. Dans la Châtelaine, il y a deux traîtres. C’est d’abord Mme La Baudière. Cette méchante femme ne s’est-elle pas mis en tête de marier sa fille à André Jossan ? Pour nuire à Thérèse, il n’est pas de vilaines intrigues qu’elle ne mette en œuvre. Insinuations perfides, calomnies, comédie hypocrite, c’est un jeu où elle excelle, étant le type de la bourgeoise égoïste, vaniteuse, autoritaire et tracassière. Elle a, comme on le devine, un brave homme de mari que d’un regard elle fait rentrer sous terre. C’est l’épouse acariâtre d’un conjoint débonnaire. Ce couple nous a été bien des fois présenté au théâtre : il amuse toujours. L’autre traître est le mari de Thérèse, Gaston de Rives ; celui-là se conforme avec docilité aux principes qui règlent la conduite des traîtres depuis qu’il y a des mélodrames et qu’on y ourdit d’astucieuses intrigues. A vrai dire, nous ne songions pas du tout à une intervention possible de ce mari, et quand nous avions vu André Jossan et Thérèse se promettre l’un à l’autre, nous avions tout à fait oublié qu’il y eût de par le monde un autre homme à qui Thérèse appartient légalement, tant que le divorce n’a pas encore été prononcé. Aussi éprouvons-nous la plus désagréable surprise lorsque surgit cet affreux trouble-fête. Depuis qu’il sait que sa femme divorce pour se remarier, la situation lui apparaît toute différente et il ne se soucie pas de faire les affaires de son successeur. Usant d’un grand moyen qui lui a été soufflé par l’odieuse Mme La Baudière, il enlève son fils. Thérèse n’est plus que la mère désolée à qui on a volé son enfant. C’est l’instant des sanglots et des larmes. Le pathétique est déchaîné.

Nous savons d’ailleurs que tout s’arrangera. Pour amener un heureux dénouement l’auteur n’aura même pas besoin de s’ingénier et de recourir à quelque habile péripétie : il sait qu’il peut compter sur la complicité du spectateur dans un genre dont c’est la loi que la pièce finisse bien. Un revirement va se produire : il arrivera, comme tout arrive dans cette comédie, sans cause, sans rien qui l’explique, et seulement parce qu’il plaît ainsi à l’auteur. Gaston de Rives ne s’obstinera pas dans ses mauvais desseins ; le mari récalcitrant devient le divorcé par persuasion ; il suffit pour amener cette facile conversion d’un entretien où André Jossan réveille les bons sentimens que ce coquin gardait tout de même au fond de son cœur. Car les méchans eux-mêmes, dans une berquinade, ne sont pas très méchans. Leur dureté se fond dans l’atmosphère d’universelle sensiblerie. Il n’est pas jusqu’à Mme La Baudière qui finalement ne conspire pour le bonheur de Thérèse. Comment se défendre de la plus douce des émotions au spectacle de tant de gens heureux ?

La Châtelaine fait un juste pendant à la Veine et aux Deux Écoles, et elle les complète, puisque c’est la définition du parisianisme, qu’il oscille entre deux pôles dont l’un est l’ironie et l’autre la sentimentalité. M. Capus est un des écrivains qui aujourd’hui passent de l’une à l’autre avec le plus d’aisance. Apparemment il ne s’abuse pas sur la valeur de cet exercice, et ne croit pas ce qu’on lui en dit. Il est homme d’esprit et ne peut être dupe du tapage que font autour de lui ses amis. Mais que les amis de M. Capus lui rendent un mauvais service et qu’ils sont maladroits ! Il suffit que son nom paraisse sur l’affiche, le chœur donne tout entier et part d’une seule voix. C’est un délire d’enthousiasme, un débordement d’admiration éperdue et spasmodique, un désespoir que la langue soit trop pauvre en épithètes, une aspiration à trouver des formes de louange inédites et inouïes. On jurerait qu’ils veulent l’accabler sous un amoncellement de glorieux pavés. On se demande : est-ce qu’ils se moquent ? est-ce de l’ironie appliquée à un ironiste ? Se sont-ils donné le mot et font-ils exprès de vanter ces petites pièces justement pour les mérites qu’elles n’ont pas ? Ils pourraient en louer le charme fragile et inconsistant, ils en louent la « profondeur. » Ils pourraient féliciter M. Capus de l’adresse avec laquelle il se meut dans la convention : ils lui font honneur de ce qu’il y a de « vécu » dans son art. Ils l’ont promu au grade de « moraliste. » Il y en a un qui a déclaré qu’en sortant de la Châtelaine il s’était senti meilleur : ainsi, dans la période de ferveur des religions le pécheur touché de la grâce fait une confession publique de ses fautes. D’autres ont découvert qu’il y a une philosophie dans ce roman dialogué et que c’est l’optimisme. Ils ont senti passer un souffle d’« humanité. » Il est impossible de souligner avec plus d’insistance, d’une façon plus désobligeante et plus appuyée les insuffisances de la pièce. On nous force à en apercevoir les lacunes. On nous gâte ainsi le plaisir que nous prendrions à cet art gentiment vieillot, agréablement fade et dont le petit air candide n’est pas sans charme.

La Châtelaine est très bien jouée. M. Guitry est tout à fait à son aise dans un rôle qui ne demande pas d’élégance, mais qui est fait de bonne humeur un peu épaisse et de suffisance un peu lourde. Le rôle de Thérèse est très monocorde ; Mme Hading s’y montre touchante. M. Tarride dans le rôle de Gaston de Rives et Mme Rosa Brück dans celui de Mme La Baudière, sont, comme il convient, un pleutre sympathique et une mégère séduisante. M. Boisselot est tout particulièrement remarquable, d’une finesse et d’une bonhomie exquises sous les traits du débonnaire et rusé mari de Mme La Baudière.


Le cas de Mme Suzanne Desprès, qui vient de quitter la Comédie-Française après y avoir fait un court passage, est un exemple de plus qui montre bien le danger de certaines admirations bruyantes et indiscrètes. Mme Desprès, après avoir, sur des scènes de genre, fait preuve d’un talent original, arrivait à notre première scène ; et nous devons croire que son désir était de s’y installer et de s’y maintenir. Ce n’eût été que justice de lui laisser le temps de s’y faire sa place et d’accommoder son talent à un cadre nouveau. Mais on voulait à toute force que sa première création fût une révélation et une révolution. Enfin l’art moderne faisait son entrée à la Comédie-Française et sous sa poussée triomphante l’édifice vermoulu des traditions et des conventions allait tomber comme par enchantement ! Mme Desprès joua Petite amie : elle y fut médiocre. Pour la continuation de ses débuts, elle devait interpréter un rôle du répertoire classique : le rôle de Phèdre la tentait. Aussitôt le bruit se répandit qu’il se préparait un événement littéraire. Mme Desprès a dit le rôle avec beaucoup de conscience et de scrupuleux efforts, comme l’aurait pu faire une des meilleures élèves du Conservatoire. Elle a fait de son mieux : on sentait assez qu’elle s’appliquait. Dans cette double épreuve, Mme Desprès n’a nullement été au-dessous d’elle-même ; mais à coup sûr, elle est restée très loin de ce que nous promettaient ses prôneurs impitoyables. Aussi a-t-elle préféré retourner aux scènes de genre où le succès est plus facile et l’originalité à meilleur compte.


Au Vaudeville, Sa maîtresse, une pièce enfantine et déclamatoire, écrite à grand renfort de cette phraséologie extraordinaire dont M. Henry Bauer a le secret, a servi du moins à présenter au public une débutante qui semble remarquablement douée. Mme Rébecca Félix, une nièce de Rachel, a des dons d’élégance et de distinction vraie qui sont au théâtre presque aussi rares que dans la société d’aujourd’hui ; la voix chaude, caressante, est d’une douceur pénétrante. Nous souhaitons vivement de la voir bientôt dans un rôle, qui sera un vrai rôle, et où elle trouvera l’emploi de ses qualités d’intelligence et de passion. Et quelque jour, quand elle sera davantage en possession de son métier, il faudra qu’elle s’attaque à l’un de ces rôles du répertoire où elle a des traditions de famille à reprendre, et où il se peut qu’elle nous rende ce qui manque si complètement aux tragédiennes d’aujourd’hui : le style.


R. D.