Revue dramatique - 14 mars 1921

René Doumic
Revue dramatique - 14 mars 1921
Revue des Deux Mondes7e période, tome 2 (p. 446-452).
REVUE DRAMATIQUE


Vaudeville : La Tendresse, pièce en trois actes de M. Henry Bataille. — L’Œuvre : Les Scrupules de Sganarelle, pièce en trois actes de M. Henri de Régnier.


Un vieil homme qui renonce à l’amour, à l’instant précis où l’amour le quitte, tel était le sujet de la dernière pièce jouée au Vaudeville. C’est encore le thème de la pièce qui lui succède sur l’affiche du même théâtre. Dans les Ailes brisées, un père cédait la femme aimée à son fils, et lui souhaitait bonne chance dans la carrière d’où lui-même se retirait. Dans la Tendresse, un amant à la moustache grise s’efface devant un jeune amant sans barbe et lui donne sa bénédiction, accompagnée de forts droits d’auteur, il n’y a là ni imitation, ni emprunt, cela va sans dire. L’analogie n’en est que plus curieuse. C’est donc que le sujet est dans l’air et qu’à la date où nous sommes, nul sujet ne paraît plus palpitant à nos auteurs dramatiques les plus en vogue que ces démissions et ces renoncements baignés de larmes.

Barnac est un auteur dramatique illustre, à qui le théâtre a rapporté fortune, honneurs et le reste. Il est président de la Société des auteurs, il est membre de l’Académie française. Dans son luxueux cabinet de travail flottent de violents parfums. Et puisque, dans cet intérieur peu canonique, il reçoit une visite de candidat, il est inévitable que ce soit celle d’un prélat, Mgr de Cabriac. Conversation assez banale, et, l’évêque à peine parti, voici venir, dans sa grâce capiteuse, celle dont on respire partout l’odeur chez Barnac. Lui-même nous dira tout à l’heure que chaque soir, sa journée faite, il s’accoude è sa fenêtre, regarde, regarde, jusqu’à ce qu’il aperçoive un point noir qui peu à peu grandit, une silhouette lointaine qui peu à peu se rapproche, qui lui fait signe, qui lui sourit. Et alors, avec Marthe, c’est le bonheur qui entre, c’est la vie et tout ce qu’il aime dans la vie.

Tout de suite un flot de questions. Qu’a-t-elle fait, qu’a-t-elle dit depuis la veille, et surtout qui a-t-elle vu ? Marthe est jeune, elle est jolie, et elle vit dans le monde des théâtres. Ce sont bien des raisons pour faire trembler un vieillard amoureux. Certes, depuis cinq ans qu’elle est pour lui une maîtresse aussi délicieuse et tendre qu’elle est passionnément aimée, Barnac n’a pas cessé d’avoir confiance en elle ; mais c’est une confiance où ne laisse pas de se mêler une vague inquiétude. Il ne la fait pas surveiller, mais il la fait accompagner. Pendant qu’elle bavarde, rit, caquette, gazouille, saute à la corde, lui prend son cigare et fait mille gentilles gamineries, on le devine préoccupé. Il ne sait rien, mais déjà il éprouve ce malaise particulier et cette difficulté à respirer qui vient des impondérables. Il est à point. Deux bons confrères se chargent de lui ouvrir les yeux. Ils le font, la mort dans l’âme, pour la dignité de la profession : pas plus que la femme de César, la maîtresse du président de la Société des auteurs ne doit être soupçonnée. Et la conduite de Marthe fait plus que de prêter au soupçon.

Barnac réclame une précision, un nom. Mais le dénonciateur est galant homme : il ne consent à livrer qu’une initiale. Le nom commence par un J. Aussitôt Barnac se jette sur son livre d’adresses. Le J. est une lettre qui compte peu de titulaires. Il y a Jarry, compositeur de musique, et Jolligny, gentilhomme brocanteur. Lequel des deux ? Comment le savoir ? Barnac est auteur dramatique : sur le champ, sa connaissance du théâtre lui fournit un moyen un peu gros, un truc un peu scribesque ; peu importe : ce sont toujours les mêmes qui réussissent. Sous divers prétextes et à des heures différentes, il convoque pour le lendemain les deux J. Il feint auprès de Marthe d’être obligé à une absence par ses fonctions académiques. Marthe recevra Jarry et recevra Jolligny. Cependant deux dactylographes, introduites en grand secret dans la maison et cachées derrière une tenture, ne perdront pas un mot du double entretien, non plus que de tous ceux qui pourront suivre. L’une sténographiera, l’autre traduira.

Ces dispositions prises et son piège dûment machiné, Barnac feint De se remettre au travail, en toute liberté d’esprit, et de dicter une scène de la pièce qu’il a sur le chantier. Il dicte comme il en a l’habitude, Marthe couchée à ses pieds. La scène, celle d’un amant trahi et qui dit sa souffrance, est improvisée pour les besoins du moment ; mais cette allusion, transparente pour le public, ne trouble en rien la sérénité de Marthe, qui écoute et approuve avec le calme d’une bonne conscience.

Au second acte, le plan de Barnac s’exécute de point en point. Marthe est à son poste et nous devinons que les dactylos y sont pareillement. A deux heures, exactement, arrive le premier J. Apprenant que Barnac est absent et que Marthe est seule, il s’empresse de profiter de l’aubaine. Marthe le remet dédaigneusement à sa place et le congédie sans rancune : ce Jarry est un pauvre diable sans conséquence et sa petite inconvenance ne compte pas. Avec Jolligny la scène est plus vive. Ce descendant des preux n’admet pas qu’une fille de théâtre résiste à un si noble seigneur. Marthe relève sa goujaterie en termes excellents... Ainsi, les deux fois, l’épreuve a tourné à son avantage. La dactylographie n’a encore saisi que des propos tout à son honneur. Serait-ce une vertu ? Attendons.

Survient un collégien qui ambitionne d’avoir la signature de Barnac sur un album d’autographes. Ce petit élève de philosophie est un type d’éphèbe vicieux. Marthe ne s’y trompe pas ; tout de suite ils se comprennent ; et nous voilà renseignés. Le potache n’est qu’un passant, une occasion cueillie au vol, un extra. Au tour du client sérieux. L’amant de Marthe est vulgaire à souhait et nous ne pouvons nous faire aucune illusion sur le genre de satisfactions qu’une femme en reçoit. C’est un gaillard robuste et râblé, qui répond au nom de Sergyl et exerce la profession d’acteur de cinéma... Maintenant les dactylographes ne perdent plus leur temps.

Un coup de téléphone. C’est Barnac qui annonce son retour, plus tôt que Marthe ne l’attendait. Le retour imprévu ! Encore un moyen classique. Encore le répertoire. Mais pourquoi téléphoner, au lieu de surgir à l’improviste ? Ah ! c’est que Barnac a bâti dans sa tête toute une scène, la grande scène du deux, dont il a arrêté le rythme et le dessin, et qu’en la jouant tout à l’heure au naturel, l’amoureux souffrira, mais l’auteur dramatique éprouvera une sorte de satisfaction d’artiste. Ce Irait pourrait bien être ce qu’il y a de meilleur dans la composition du personnage : l’écrivain de théâtre qu’est Barnac transporte dans sa vie les procédés de son théâtre : son métier lui est entré dans les moelles.

Donc le voici de retour. Il dit qu’il a pu travailler dans le train, qu’il a écrit toute une scène et qu’elle est très bien venue ; il demande à Marthe de la lui lire tout haut. Marthe prend les feuillets qu’il lui passe et à peine a-t-elle commencé à lire, sa voix s’étrangle et son visage se décompose. Car ces feuillets sont ceux-là même sur lesquels les dactylographes ont travaillé de leur métier, et ce qu’elle lit sur ces feuillets dénonciateurs, c’est toute sa conversation avec Sergyl. Elle est démasquée. Barnac va la chasser.

Il la chasse. Pour se donner du courage, il a fait venir les deux bons confrères qui ont joué dans toute cette affaire le joli rôle que vous savez. Ainsi étayé, il est inébranlable. C’est vainement que Marthe implore, supplie, sanglote. Aussi bien, ne cherche-t-elle ni à se défendre, ni à se disculper. Elle confesse la fatalité de sa nature. « Je suis, dit-elle, ce monstre : une femme qui a des sens. » Mais d’ailleurs qu’est-ce que cela fait ? Elle a des sens : qu’est-ce que cela fait aux sentiments ? Cela empêche-t-il qu’elle aime Barnac et n’aime que lui ? Car elle l’aime vraiment, de tout son cœur et de tout le meilleur de son être, et lui seul existe pour elle. Elle se dévouerait pour lui, pour lui elle se jetterait au feu. Quelle sottise de prétendre qu’elle lui est infidèle ! Des épisodes auxquels n’ont part ni son cœur, ni sa tête, et qui se passent dans les obscures régions de l’instinct, ne comptent pas... Et on la devine sincère dans l’expression de son amour, autant que dans l’aveu de sa sensualité. Certains de mes confrères se sont portés garants que le cas n’est pas rare, que rien n’est plus ordinaire. Je les crois sur parole, et quand même je sais gré à Barnac de ne pas s’enlizer dans cette boue.

Seulement il souffre. Le troisième acte nous le montre tel qu’il est depuis le départ de Marthe : vieilli, désemparé, malade. Il ne travaille plus ; il a changé son mobilier et s’est fait un cadre de laideur, genre faubourg Saint-Antoine ; il porte des vêtements d’intérieur sans élégance ; on le bourre de camomille. Cela dure depuis deux ans et cela ne peut plus durer. Il aspire à retrouver Marthe. Il la fait venir. Il lui avoue qu’il ne peut pas se passer d’elle. Vous entendez bien que ces mots n’ont pas dans sa bouche le sens qu’on leur prête d’habitude. Ce à quoi il ne peut renoncer, c’est à la présence de la jeune femme, à l’intimité de ses propos, à son joli gazouillement. C’est fini de l’amour : l’heure est venue de la tendresse. Que Marthe garde donc son Sergyl, Barnac fermera les yeux. Que dis-je ? Il ne veut pas ignorer les amours de Marthe, il les protégera. Il tire d’un mauvais pas le Sergyl, qui est décidément un bas personnage ; il l’autorise à mettre au cinéma les meilleures pièces qui ont rendu célèbre le nom de Barnac. Et que le monde jase autant qu’il voudra, que les rigoristes parlent de ménage à trois, la vie redeviendra possible pour Barnac, qui savourera les joies amères du renoncement. Marthe accepte d’enthousiasme cet arrangement qui concilie tout. Elle est ravie, enchantée, radieuse, aux anges. Elle s’en va en sautant de joie. Barnac reste seul : un sanglot nous avertit de son intime détresse... Ce sont, comme on voit, toujours les mêmes peintures que M. Bataille nous présente, dans la même atmosphère et par des procédés qui ne changent pas. Et certes la tendresse est une jolie chose, une nuance de sentiment délicate et fine, mais qui semble un peu dépaysée dans le milieu où l’auteur la fourvoie.

La pièce est très bien jouée. Mlle Yvonne de Bray est charmante de gaieté, de mouvement, de variété, de grâce et d’émotion. M. Huguenet prend un peu trop au sérieux sa qualité d’académicien : il est grave, impitoyablement grave. Les autres rôles sont très convenablement tenus.


Ce n’est pas pour la représentation que M. Henri de Régnier avait écrit les Scrupules de Sganarelle. Il les avait écrits, comme font les poètes, même quand ils écrivent en prose, parce que la fantaisie lui en avait pris et que c’était son caprice, ce jour-là, de rendre les couleurs de la vie à quelques-uns des personnages de notre vieux théâtre. Un secret instinct pourtant l’avertissait que la pièce eût pu, au besoin, à subir le feu de la rampe et même y prendre un certain relief. » Elle venait du théâtre : comment n’y fût-elle pas retournée ? Les types, les sentiments, le langage, tout y porte la marque de son origine, tout y est né de la scène et fait pour elle. Dans ces conditions, il était fatal qu’elle fût représentée un jour ou l’autre. Elle vient de l’être sur le théâtre de l’Œuvre, et avec un plein succès.

C’est à un jeu de lettré, cher aux plus raffinés de nos écrivains, que s’est amusé M. Henri de Régnier en reprenant le type de Don Juan, pour le mêler à de nouvelles aventures. Les œuvres de notre théâtre classique sont si directement empruntées à la vérité humaine qu’elles nous ouvrent sur la vie toute sorte de perspectives. Leur action se continue et se prolonge bien au delà des limites où l’auteur s’est arrêté, parce qu’il fallait finir. Leurs personnages sont devenus les compagnons de notre imagination : nous nous plaisons à les placer dans d’autres circonstances, à les suivre dans un autre milieu, et à les y regarder vivre.

Donc, après le meurtre du Commandeur et fuyant un juste châtiment, le seigneur Don Juan arrive dans un coin de province française. Une place de petite ville, peinte en quelques traits charmants, à la manière de la petite ville de La Bruyère et de Picard. « Cet endroit a je ne sais quoi de frais et de tranquille. Que les passions y sembleraient donc déplacées et inutiles ! » Mais chacun porte en soi son démon intérieur. C’est Sganarelle qui a amené son maître à Verrières dont il est né natif. Il y a servi dans la maison de Géronte, et connu les douceurs et les amertumes de la vie conjugale auprès d’une coquine qui a fait du nom de Sganarelle le synonyme de ce que vous savez. Nous retrouvons notre Sganarelle tel que nous le connaissons, brave homme et poltron, de ferme bon sens et de caractère faible. Ce paysan français est peu voyageur : c’est sa mauvaise étoile qui l’a attaché aux pas de Don Juan. Il faut l’entendre parler de l’Espagne et de l’Italie. « Ah ! les vilains lieux et les méchants gîtes ! Et savez-vous, monsieur, rien de plus laid que cette grande villasse de Naples, avec ses rues sales, ses gens en guenilles et son gros volcan qui crache sa fumée ? » Non, il n’a pas le sens de l’exotisme. Ce qu’il reproche surtout à Naples, c’est d’avoir donné le jour à ce gueux de Leporello. a N’est-ce pas à Naples où vous l’avez trouvé dormant les pieds au soleil sur les dalles du quai, couvert encore de la vermine attrapée aux galères dont il sortait ? N’est-ce point de là que lavé, décrotté, vêtu, vous l’avez emmené avec vous sans crainte de donner à un honnête serviteur comme moi la société dégoûtante d’un pareil drôle ? » Ainsi Don Juan, dans la pièce de M. de Régnier, nous apparaît flanqué de ces deux acolytes, dont l’un lui sert de pourvoyeur à ses vices et d’instrument à ses crimes, tandis que l’autre est chargé de lui faire entendre l’inutile voix de la morale.

Géronte, le bourgeois cossu, égoïste, épicurien, bardé de principes et bourré de préjugés qui ne fléchissent que dans sa propre cause ; son frère, Anselme, tourné à la dévotion et censeur des mœurs du temps ; Léandre, l’amoureux classique, tendre, discret et si gentil ! Angélique, la jeune fille de ce temps-là, élevée dans les soins domestiques, destinée à devenir une ménagère accomplie, et qui rêve d’autres joies ; Dorine, la suivante, effrontée, le verbe haut et qui a ses raisons pour que le maître de céans ne lui fasse pas baisser le ton, tels sont les personnages qui défilent devant nous, chacun pris dans son air, où chacun nous paraît aimable. Le second acte leur appartient tout entier, rempli de conversations destinées à nous remettre en mémoire leur visage familier, non sans quelques retouches qui sentent leur dix-huitième siècle.

C’est su troisième acte que se découvrent la pensée de l’auteur et la portée de la pièce. Don Juan a remarqué Angélique : autant dire qu’il projette de l’enlever. Il charge Sganarelle, qui a ses entrées dans la maison, de lui porter un billet. C’est ici qu’interviennent les « scrupules » du bonhomme. Va-t-il, dans cette maison qui fut la sienne, introduire le déshonneur ? Il s’en tire en normand, fait la commission de son maître et tout de suite après le démasque aux yeux d’Angélique. Hélas ! il est trop tard, et placée entre l’amour honnête de Léandre et le troublant amour de Valère (c’est le nom supposé de Don Juan), c’est vers celui-ci qu’elle se sent attirée. M. de Régnier a mis dans la bouche de Léandre cette protestation indignée : « Quel tort a-t-elle jamais eu envers vous, Don Juan, cette enfant qui est devant vous ? Elle est pure, douce, tendre. Pourquoi êtes-vous venu troubler son repos ? Avant de vous avoir vu, elle était contente de son existence simple et tranquille et elle eût accepté de la continuer avec quelque honnête homme qui l’eût aimée. Elle aurait vécu heureuse et respectée à son foyer dont elle n’aurait connu que les joies simples, mais durables. » L’objet de la pièce est justement de montrer comment la conception romantique de la vie, le faux lyrisme, le mauvais romanesque viennent bouleverser une âme sans défense et compromettre le bonheur de toute une existence. C’est de même que la pièce finit sur une note toute réaliste : l’arrivée des gendarmes. Enlever les filles, abandonner les femmes, tuer les pères et transpercer les rivaux, tout cela est fort joli dans le monde de la fiction : dans la vie réelle, cela mène tout droit devant les tribunaux et a de grandes chances de mal finir.

Tout ce dernier acte est plein de mouvement et contient de très belles scènes. Montée pour quelques représentations seulement, la pièce a déjà dépassé le nombre prévu et en comptera bien d’autres encore. Il faut savoir gré à l’Œuvre de nous en avoir révélé la vertu dramatique et de l’avoir sans doute désignée à d’autres scènes.

Le rôle de Sganarelle est très remarquablement tenu par M. Jacques Baumer. qui l’a composé avec autant de sûreté que de fantaisie et de force comique. C’est sur lui que repose à peu près toute l’interprétation. Mlle Lucile Nycot, à force d’élégance, rendrait acceptable l’idée d’un Don Juan joué en travesti et gagnerait la partie, si la partie pouvait être gagnée. Je citerai encore M. Roger Weber, qui a très bien dit le joli rôle de Léandre. Le reste de l’interprétation est plus qu’honorable.


RENÉ DOUMIC.