Revue dramatique - 14 juin 1913

Revue dramatique - 14 juin 1913
Revue des Deux Mondes6e période, tome 15 (p. 923-934).
REVUE DRAMATIQUE


Comédie-Française : Vouloir, pièce en quatre actes de M. Gustave Guiches. — Chatelet : Marie-Magdeleine, pièce en trois actes de M. Maurice Maeterlinck. — Odéon : Moïse, tragédie en cinq actes en vers de Chateaubriand.


La pièce de M. Gustave Guiches que vient de représenter la Comédie-Française est une pièce intéressante et manquée. Elle est intéressante par le choix du sujet, par la conception des rôles principaux, par toute sorte d’intentions et d’indications qui sont justes. L’exécution, où l’on ne sent pas assez la main d’un homme de théâtre, laisse trop souvent à désirer. C’est un exemple de l’importance extrême qu’a, ici plus que partout ailleurs, la question de métier. Plus d’un trait a porté à faux, qui était de bonne logique ou de fine psychologie. Mais le théâtre a ses raisons...

Vouloir est une étude de la maladie à la mode, qui est la neurasthénie. Pour être tout à fait exacts, disons que c’est une mode d’hier. Elle passe, et nous allons mieux : il n’était que temps. L’honneur de ce retour à la santé revient-il à la récente manie des sports ou à l’éloquente prédication des professeurs d’énergie ? La cure a-t-elle été physique ou morale ? Toujours est-il que nous semblons en bonne voie de guérison. Nos nerfs se sont raffermis, nos pensées se sont virilisées, nos courages se sont relevés. Tout le monde n’est pas subitement redevenu vigoureux ; mais les vigoureux n’affectent plus de se donner pour débiles : c’est un grand point. Dans la période que nous venons de traverser, toute personne un peu distinguée devait être affligée d’une sensibilité exaspérée, d’un nervosisme aigu, et d’une volonté défaillante. Il était élégant d’être malade et bien porté de se mal porter. Nous commençons à faire justice de ce paradoxe. A mesure que s’éloigne la mode qui a cessé de plaire, le ridicule nous en apparaît. C’est l’instant que le théâtre doit choisir pour la mettre à la scène. Un peu plus tôt, il ne serait pas compris. Il a besoin de la collaboration du public. Sa fonction consiste à être un écho de ce public. Ce n’est pas son affaire de devancer l’opinion, mais de la suivre à une honorable distance. Une pièce de théâtre, pour arriver à l’heure juste, doit être toujours un peu en retard.

Notons encore que cette fameuse neurasthénie, dont on a tant parlé, qui a fait couler tant d’encre, et dont nous n’avons pas laissé de tirer quelque vanité, n’a pas été particulière à notre temps. Nous nous sommes imaginé, naïvement, que nous l’avions inventée. Et pourtant, combien d’exemples, éclatans et récens, n’en avions-nous pas derrière nous ? Au début du XIXe siècle, la mélancolie emplit toute la littérature : ce ne sont que tristesses sans cause, vague à l’âme, et plaintes désespérées. Dans cette soudaine dépression de l’âme française, on a voulu voir le contre-coup des terribles émotions par lesquelles venait de passer le pays, tour à tour secoué par le bouleversement de la Révolution et par les guerres de l’Empire. Mais déjà les femmes du XVIIIe siècle avaient eu leurs « vapeurs ; » ce qui ne les empêcha pas, l’instant de s’évanouir étant passé, de montrer dans la tourmente une belle vaillance et de se retrouver prêtes pour l’héroïsme sur le chemin de la guillotine. Et les époques les plus réputées pour leur santé ont eu leurs neurasthéniques, puisque Molière, en plein XVIIe siècle, écrivait son Malade imaginaire. La neurasthénie existait avant nous et d’autres générations après la nôtre referont connaissance avec elle. Il est vrai qu’alors elle portera un autre nom. Seules les étiquettes changent ; mais ces tares de notre organisme reparaissent, par crises, d’époque en époque. Aujourd’hui, et puisque nous sortons d’une de ces crises, fêtons notre convalescence, en raillant le mal de la veille.

Philippe d’Estal est un neurasthénique. Bien sûr, il l’a toujours été ; mais nul ne s’en doutait et lui moins que tout autre. C’est une de ces maladies dont on porte longuement le germe en soi, avec les plus magnifiques apparences de santé. Il faisait une belle carrière ; député, l’un des plus écoutés à la Chambre, qui sait s’il ne serait pas devenu ministre ? Mais il est de ces hommes qui ont besoin du succès et ne respirent librement que dans le bonheur. Un grand chagrin, la perte d’une femme adorée, a été le désastre où toute son énergie a sombré. C’est l’occasion que guettait la neurasthénie : elle s’est abat- tue sur lui et l’a terrassé Maintenant, il s’est retiré du monde ; il vit en sauvage au fond d’un château de province : la société de ses semblables, l’activité, tout ce qui l’intéressait hier et le passionnait, maintenant lui fait horreur.

Qu’un homme brisé par une affreuse douleur prenne la vie en dégoût, c’est preuve qu’il est malheureux, non qu’il est malade. M. Gustave Guiches a prévu l’objection et y a très ingénieusement répondu. Nous voyons en effet que Philippe, dans son parc, fermé à tout le genre humain, accueille une catégorie de visiteurs et une seule : les malades en traitement dans la clinique voisine du docteur Didiaix. Philippe s’entoure de neurasthéniques : preuve qu’il est lui-même neurasthénique. Et c’est pour l’auteur le moyen de nous présenter un certain nombre de silhouettes amusantes, caricatures ou portraits. Oisifs, mondains, privilégiés du luxe, surmenés du plaisir, tel est le troupeau dont ce Didiaix est le pasteur. Celui-ci est l’homme habile qui a diagnostiqué la manie de ses contemporains et qui en tire parti. Il sait l’art d’élever les neurasthéniques et de s’en faire des rentes. En lui donnant un peu d’esprit et beaucoup de scepticisme, l’auteur aurait pu en faire un type curieux de médecin philosophe et mondain, une figure très moderne de neurologiste bien parisien. Tel n’était pas son plan. Son docteur Didiaix n’est qu’un vulgaire intrigant : il ne joue dans la pièce qu’un rôle de traître, moins encore : d’utilité. C’est dommage.

Que les neurologistes ne s’empressent pas de partir en guerre contre M. Guiches. Le docteur Richard Lemas venge la corporation. Il est, celui-là, l’honneur de la Faculté. C’est un de ces médecins psychologues qui mettent au service de la science médicale l’observation déliée du moraliste. Il fait songer au docteur Pierre Janet, que l’Institut vient de s’adjoindre, ou au docteur Grasset, que l’Académie française vient de couronner. Aux anémiques du caractère, aux paralytiques de la volonté, il apporte mieux qu’un remède : son exemple. Il a une devise : « Vouloir, » et il y conforme sa conduite. C’est l’énergie faite homme, la morale de la volonté en action. Or il est le beau-frère de Philippe d’Estal, et il est le bon beau-frère : il opère en famille. Médecin, il a flairé en Philippe un sujet, et beau-frère, il jure de lui rendre la santé. Assistons à cette cure qui est de la psychologie appliquée et partant de la littérature.

La première difficulté est de gagner la confiance du client. C’en est une, et non la moindre, avec des malades atteints précisément de manie ombrageuse et qui soupçonnent en tout visiteur un ennemi. Très adroitement, Richard feint d’être le plus malade des deux et de chercher secours auprès de Philippe. Ainsi il engage la conversation ; il tâte les points douloureux : il fait de l’auscultation morale. Le diagnostic est des plus nets. Philippe est de ceux qui ne peuvent vivre sans foyer. La présence d’une femme guérira seule la blessure qu’a faite la mort d’une femme. Justement une femme vient à passer, Laurence. Elle est charmante, et Richard le sait mieux que personne, car il a eu jadis pour elle un sentiment qui ressemblait bien à de l’amour. Ajoutez que Didiaix tourne autour d’elle. La conclusion s’impose : il faut que Philippe épouse Laurence. C’est l’ordonnance. Une scène joliment filée met en présence ceux que la Faculté a décidé d’unir. Pour une première entrevue, c’est mieux qu’on ne pouvait espérer. Le mariage se fera...

Il est fait, quand la toile se relève sur le second acte, et bien fait. Philippe est très amoureux de sa femme. Il s’est si bien repris au monde et à ses vanités, qu’il est de nouveau candidat à la députation. La maison est gaie. On reçoit, on chante, on improvise des couplets de circonstance. Méfiez-vous des chansonniers amateurs et des revuistes de salon : ils n’ont pas toujours de l’esprit, mais ils manquent souvent de tact. Un poète homme du monde, c’est-à-dire qui n’est ni homme du monde, ni poète, a jugé bon de faire une allusion indiscrète aux rapports de Laurence et de Didiaix, Richard, qui se trouve là, relève le mot malencontreux, cherche querelle à Didiaix. Quels ont été dans tout cela les torts de Didiaix ? Nous ne le débrouillons pas très bien. Mais il nous suffit de savoir qu’il y a eu injure à l’adresse de Mme Philippe d’Estal, et que Philippe avait donc seul qualité pour s’en montrer offensé. Richard n’avait pas à intervenir : il a manqué aux convenances, gravement. Ç’a été mouvement spontané, démarche irréfléchie. Il s’est trahi. Il a laissé voir combien Laurence lui est chère. Il a révélé à tous, et à nous-mêmes, qui n’y songions guère, que l’amour d’antan n’est pas mort en lui...

La critique a été généralement d’avis qu’en agissant ainsi, le personnage démentait sa conduite précédente, manquait à son caractère, cessait d’être l’homme de la volonté ; et lui aussi le voilà neurasthénique ! Je crois qu’elle s’est trompée. Les caractères autoritaires ont toutes les qualités, sauf une, qui est la discrétion dans l’exercice de leur autorité. Habitués à vouloir, ils veulent pour eux-mêmes et aussi pour les autres. Ils n’y cherchent pas malice : c’est chez eux l’effet d’un trop-plein d’énergie qui a besoin de se dépenser, c’est le réflexe ou la détente d’une faculté excessive et toujours sous pression. Ajoutez que, soignant des neurasthéniques, Richard a pour habitude et pour règle de substituer sa volonté à la leur. C’est toute la médication. Or on sait la tyrannie du pli professionnel. Richard, le volontaire, ne manque pas à sa définition. La psychologie de M. Guiches n’est pas en défaut.

J’en dirai autant des scènes du troisième acte consacrées à nous montrer l’effet produit dans le ménage de Philippe par l’intervention irraisonnée de Richard. Si quelqu’un est innocent de ce qui vient de se passer et n’en peut mais, c’est Laurence. C’est donc à elle que s’en prend d’abord son mari, et il lui fait une affreuse scène de jalousie. Il est injuste, il est absurde, il est révoltant. Disons plus simplement : c’est un malade, incomplètement guéri, chez qui les nerfs, un instant apaisés, reprennent le dessus. Laurence riposte qu’il ne l’a jamais aimée, qu’une seule image, celle de sa première femme, habite son cœur : quel supplice de tous les instans pour une femme, que cette rivalité avec celle qui n’est plus ! Laurence n’est ni moins injuste, ni moins absurde que son mari. C’est qu’à vivre avec des neurasthéniques on devient neurasthénique soi-même. Cela se gagne. Le système du docteur Richard est terriblement chanceux. Il a marié la santé avec la maladie : maintenant ils sont deux à « faire » de la neurasthénie. C’est un résultat que nous aurions prévu, nous qui ne sommes pas médecins. Et je ne prétends pas que le spectacle de cette double crise de nerfs soit agréable à voir ; je dis qu’il paraît être de bonne observation clinique.

Mais à partir de ce moment, la pièce dévie. Elle tombe dans le romanesque, dans le factice, dans l’agitation à vide. Richard s’est battu avec Didiaix ; il l’a blessé. Il revient : c’est pour recevoir de Philippe la bordée d’injures que vous devinez. Resté seul avec Laurence, û se lamente. « Voilà ma récompense pour lui avoir fait le sacrifice de mon amour. Car, je ne vous l’ai jamais dit, Laurence : je vous aimais. — Vous ne me l’avez jamais dit : c’est le tort que vous avez eu. — Quoi ? — Mais oui. — Trop tard ! — Il n’est jamais trop tard. Refaisons notre vie. Fuyons ensemble ! — Fuyons ! » Ah bien, non, docteur ! Il y a des folies pour tous les âges : vous avez passé l’âge de ces sortes de folies. À vrai dire, je ne sais pas exactement quel âge l’auteur donne à Richard ; mais je suis bien obligé de voir le personnage tel que l’incarne M. de Féraudy. Il aurait pu être pour Laurence un mari de tout repos, avec une nuance de protection paternelle ; mais filer avec elle aux rives où l’on file le parfait amour, cela ne convient pas à son genre de beauté. Tranchons le mot : il est ridicule dans ce rôle, et d’un ridicule qui confine à l’odieux.

Au dernier acte, il lui reste, par scrupule de conscience et coquetterie de délicatesse, à informer Philippe de son beau projet : « J’enlève ta femme ; c’est pour le bon motif : nous venons te demander ta bénédiction. » Situation de vaudeville, s’il en fut. Tel en est le comique que Philippe lui-même en est égayé et distrait de sa maladie noire. Il prend la chose en plaisanterie. « Tu te moques de moi ; ce n’est pas d’un goût irréprochable ; mais le mieux est d’en rire. » Les rôles sont renversés ; c’est maintenant Philippe qui est l’homme sensé et de sang-froid : Richard parle et agit comme un dément. Toutefois, cet accueil — auquel il ne s’attendait pas ! — le dégrise. Il revient à lui, il refoule dans les profondeurs de sa conscience cet amour qui n’en aurait jamais dû sortir ; il se sacrifie une seconde fois. Il raccommode le bonheur de Philippe et de Laurence ; il retourne à ses malades ; il s’enferme dans l’austère prison de sa volonté. « Vouloir, » ce n’est pas toujours tout rose ; mais c’est cela même qui fait la valeur morale et la beauté de cet infinitif.

La comédie de M. Guiches est une de ces pièces où toute l’attention et tout l’intérêt doivent converger vers une seule figure. Le fait est que l’auteur a mis dans le personnage de Richard toutes ses complaisances, sinon tout son art. Il en a fait un héros du sacrifice et de la volonté, et ces deux sortes d’héroïsme sont bien aujourd’hui le fonds dont nous manquons le plus. D’où vient que ce héros nous soit, en somme, si peu sympathique ? La faute initiale est, à mon avis, qu’on ne nous a pas, au début, suffisamment convaincus de la grandeur et de la nécessité de son sacrifice. On indique d’un mot, en passant, qu’il aime Laurence. Il semble que ce soit une velléité amoureuse plutôt qu’un amour et que lui-même ne s’y soit pas arrêté. Il eût fallu insister sur cet amour, sur sa profondeur, et nous donner à entendre que Richard est à l’instant d’en faire le tout de sa vie. Il eût fallu d’autre part nous persuader que Laurence, et non point une autre, pouvait faire le bonheur de Philippe. Il fallait que la situation eût la rigueur impitoyable d’un dilemme : perdre Laurence ou perdre Philippe. Nous voyons au contraire que Philippe et Laurence se connaissent à peine. Laurence est une charmante femme ; mais il y en a d’autres, il y en a tant d’autres !

Faute d’établir solidement ces deux points, M. Guiches a privé sa pièce du support qui l’eût soutenue : telle qu’elle est, elle fait l’effet d’être en l’air. Notons aussi que Richard a trop bonne opinion de lui-même et une bonne opinion qu’il laisse trop paraître : il nous désoblige par l’abondance et l’intrépidité de ce contentement de soi. Il a le pédantisme de ses qualités. C’est le professionnel de la volonté : on le guette à la première défaillance. Quand il se laisse, lui aussi, égarer par la passion, nous ne songeons pas, pour l’en plaindre, que cela est dans la logique de notre nature fertile en contradictions : pour être surhomme, on n’en est pas moins homme. Nous ne songeons qu’à le railler. Nous y prenons du plaisir. Notre veulerie s’amuse à compter les faiblesses des forts. Notre humilité se réjouit à voir les puissans humiliés ; puisqu’ils sont à terre, nous en profitons pour les piétiner un peu. Nous nous empressons d’attester qu’ils ne valent pas mieux que nous et qu’ils ont tort de nous faire la leçon. Ah ! nous ne les aimons pas. Quant à ceux de nos obligeans contemporains qui ont une fois commis l’imprudence de se sacrifier pour nous, ils doivent avoir su à quoi ils s’engageaient : nous ne leur pardonnerions pas de se décourager. C’est ici que la séance doit continuer...

La pièce de M. Guiches avait, au premier acte, beaucoup plu : on en avait aimé les jolis coins de satire ; à partir du second acte, elle a paru d’allure incertaine, et de plus en plus monotone et fatigante. Elle n’a pas été sauvée par l’interprétation. L’excellent artiste qu’est M. de Féraudy a joué le rôle de Richard en comédien consommé ; mais il n’est pas le personnage du rôle. Il a trop de bonhomie, trop de rondeur, trop de verve tout en dehors ; c’est un rôle qu’il eût fallu jouer eu dedans, à la manière qui fut jadis celle de Worms. Au contraire, j’ai trouvé M. Grand meilleur qu’à son ordinaire dans ce rôle de frénétique que reprend par momens sa frénésie. Mlle Sorel est une Laurence charmante et digne d’un meilleur sort.


Nous avions déjà beaucoup de Marie-Madeleine au théâtre : de tous les personnages du drame sacré, c’est celui qui, de nos jours, et je ne sais pour quelle cause, intéresse le plus dramaturges et musiciens. M. Maurice Maeterlinck a éprouvé le besoin d’en ajouter une à la collection. Il est poète et philosophe, et le poète et le philosophe s’unissent et fraternisent dans le symboliste. Sa poésie lui sert à exprimer sa philosophie en la voilant, comme il convient. C’est dans son œuvre qu’on a l’impression de cheminer à travers une forêt de symboles. Donc, soyons attentifs et, par delà les apparences, tâchons d’apercevoir d’obscures clartés...

Nous sommes à Béthanie où s’est retiré le riche Silanus : choix singulier, quand il y avait dans l’ancien monde romain tant d’endroits plus agréables ! Ce doux vieillard est un sage. Épicurien ou stoïcien ? L’un et l’autre. On sait que la différence entre les deux doctrines était toute théorique et qu’elles aboutissaient dans la pratique aux mêmes résultats. Horace s’inscrivait tour à tour aux deux écoles ; Épicure fut un ascète et Sénèque un jouisseur. Quelque solution qu’elle en donne, la philosophie antique ne connaît qu’un problème, celui du bonheur. Toute la morale païenne n’est qu’un « art d’être heureux. » Silanus est heureux et veut qu’on le soit autour de lui. Il invite ses amis et les amies de ses amis. La belle courtisane Marie de Magdala ayant annoncé sa visite, il a eu soin de prévenir Lucius Ver us qui en est amoureux. Ce Verus est officier dans l’armée romaine : cela se reconnaît à la cuirasse qu’il porte toujours, et même quand il va goûter en ville. La conversation prend le tour qu’elle a volontiers chez ceux qui tiennent beaucoup à la vie : on parle de la mort. Un invité s’est excusé pour ce motif qu’il vient de perdre son fils, et qu’il en est inconsolable. Silanus, à ce propos, lit une lettre que le même homme lui avait écrite jadis pour le consoler d’une perte semblable. C’est une de ces épîtres raisonnables et compassées dont Sénèque nous a laissé le modèle. Consolations admirables, remarque justement Silanus, qui n’ont jamais consolé personne. Pour que la douleur nous soit supportable, il faut que ce soit la douleur des autres...

Silanus a un voisin : Simon le lépreux. Leurs deux jardins se touchent. Pour un vieil homme qui cherchait le repos et ne voulait que cultiver en paix son jardin, c’est ne pas avoir de chance. Ce jardin de Simon le lépreux sert d’asile à une bande de gens sans aveu, qui infestent le pays, à la suite d’un certain Jésus de Nazareth, thaumaturge. Justement un grand brouhaha, venu d’à côté, annonce qu’ils font leur sabbat. On entend la voix de Jésus : « Bienheureux ceux qui souffrent, car ils seront consolés... Heureux les simples d’esprit, car le royaume des cieux leur appartient... Heureux ceux qui ont le cœur pur, » etc. Voyez l’Évangile. En entendant ces paroles si nouvelles, Marie de Magdala est frappée de stupeur et d’admiration. Elle se précipite vers le jardin où fleurit cette doctrine extraordinaire. Elle veut voir et savoir. La foule la salue d’un tonnerre de huées. Mais Jésus la prend sous sa protection : « Que celui qui est sans péché lui jette la première pierre ! » Cette fin d’acte est bien en scène. Jésus ne paraît pas et ne paraîtra pas de toute la pièce. Heureuse précaution, dont je ne saurais trop complimenter M. Maeterlinck ! Tous les autres, de Caïphe à Pilate, peuvent avoir un rôle, parce qu’ils sont des hommes. Mais Jésus, qui est Dieu, quelle image nous en présenter au théâtre, qui ne soit une trahison ? Cette fois, le symbole est des plus clairs ; c’est l’opposition de deux morales, l’antithèse de deux religions : celle du plaisir et celle de la souffrance.

Le second acte chez Marie-Madeleine. Lucius Verus, à qui elle a donné rendez-vous, est venu la voir, toujours revêtu de la cuirasse qui ne le quitte ni jour ni nuit. Il est très amoureux, et très ennuyé. On l’a chargé d’une basse besogne : arrêter Jésus. Cela lui répugne. Fondre sur l’ennemi, forcer les villes, charger à la tête de son régiment, tant qu’on voudra ; mais disperser les congrégations, c’est l’affaire de la police, non de l’armée. Arrivent Appius et Silanus. Haletans, le cœur serré par l’émotion, ils racontent ce qu’ils ont vu. Ils ont vu, de leurs yeux vu, Lazare, qui était mort depuis quatre jours, se lever de son tombeau, à l’appel de Jésus, et marcher. C’est le prodige le plus extraordinaire oui ait été accompli depuis que le monde est monde et qu’il est sous l’empire de la mort. Jésus a réussi où sages et devins avaient échoué : il a vaincu la mort... Verus accueille ce récit avec quelque scepticisme. Mais Marie-Madeleine écoute en extase et boit, de tout son être angoissé, les paroles merveilleuses... Voici mieux. Et nous aussi, nous allons voir — hélas ! Car la maison a été envahie par la bande des loqueteux ; et, au premier rang, marche un cadavre décharné, livide, épouvantable. C’est Lazare le ressuscité. Il est hideux. La tête inclinée, l’épaule déjetée, la forme du cercueil déjà prise, il étend un bras, et d’une voix, qui est celle du sépulcre, il dit à la Madeleine : « Le Maître t’appelle. Viens. » Elle résiste ; elle se jette sur la poitrine de Verus et le supplie de la garder. Mais le mort vivant est là qui l’appelle. Et toujours se débattant, mais sans force contre la mystérieuse attirance, pareille à la Pythie qui écume et cède à l’approche de son dieu, elle va vers Celui qui lui a envoyé ce messager affreux et irrésistible. On songe au médium hurlant et convulsif sous les passes du magnétiseur. C’est la Salpêtrière à Béthanie.

Je ne connais pas de spectacle plus déplaisant. L’invention en appartient entièrement à M. Maeterlinck. Car il n’est fait dans l’Écriture aucune allusion à cette rencontre de la courtisane avec le ressuscité. L’auteur prend avec le texte sacré toute sorte de libertés. C’est, dit-on, le droit du poète. Admettons-le, — sous les plus expresses réserves. Reste à savoir ce que le poète a voulu donner à entendre et qui nécessitait l’emploi d’un si macabre artifice. Pourquoi a-t-il brouillé les faits, bouleversé la chronologie, confondu les épisodes traditionnels ? Pour quelle raison majeure a-t-il dérangé les morts et ouvert les tombes ? Quelle vérité si profonde exigeait une mise en scène si lugubre ? J’aime mieux dire que je n’y ai rien compris et laisser à de plus fins que moi l’honneur de déchiffrer cette énigme. J’ai cru jusqu’ici et je continue à croire qu’entre la résurrection de Lazare et la conversion de la Madeleine, il n’y a pas de lien. Ce n’est pas parce que Jésus a vaincu la mort que Madeleine est allée à Jésus. Le Sauveur l’a sauvée d’elle-même : c’est pourquoi elle l’a suivi. Elle était tout amour : c’est en elle que devait se faire la conversion de l’amour charnel à l’amour mystique.

Troisième acte : nous sommes dans la maison de Simon le lépreux, et, m’a-t-il semblé, dans le sous-sol. Les disciples de Jésus s’y sont réfugiés, en grand désarroi, poussés par le vent de la panique et par celui, plus troublant, du doute. Le maître s’est laissé arrêter, juger, condamner ; il n’a pu réussir à se sauver lui-même : que parle-t-il de sauver les autres ? Ainsi ils le renient, d’un commun accord, sans en excepter Lazare, plus pâle sous le suaire de la peur que sous celui de la mort. Un seul être lui est resté fidèle : Marie-Madeleine qui, pour la circonstance, s’est costumée en Marguerite de Faust, acte de la prison. Il faut que Lucius Verus fasse évader Jésus. Le galant officier y consentirait, non sans peine, à une condition toutefois : c’est que Marie-Madeleine lui appartienne. Jusqu’ici, il s’est contenté du flirt : maintenant, il aspire aux réalités. Il lui ouvre ses bras : qu’elle se jette sur son cœur et sur sa cuirasse ! Mais Marie-Madeleine est une sœur aînée de Marion Delorme, sujette comme elle à de soudaines et d’exquises pudeurs. Elle se refuse à Verus. Elle n’empêchera pas Jésus de sauver le monde. A quoi il a tenu, pourtant, que le monde ne fût pas sauvé !... Cette conclusion est pitoyable. Je m’étonne que M. Maeterlinck n’en ait pas senti l’inconvenance. C’est plus qu’une faute contre l’art : c’est une faute de goût.

Ce scénario tout à fait sommaire avait probablement pour objet principal de nous montrer Mme Georgette Leblanc dans un rôle fait sur mesure. Aussi ne s’y est-elle pas montrée au-dessus d’elle-même.


Enfin on a représenté Moïse ! On l’a représenté à l’Odéon : c’est encore Paris. L’histoire est connue de cette tragédie célèbre, qui doit à ses mésaventures toute sa célébrité. Chateaubriand l’avait écrite pour être jouée par Talma et non pour aucune autre cause. Talma étant mort, la pièce n’aurait pas dû lui survivre ; mais Chateaubriand s’était persuadé, entre temps, que c’était son chef-d’œuvre. La Comédie-Française se faisait tirer l’oreille. En attendant que la pièce fût représentée, l’obligeante Mme Récamier s’arrangea pour en donner une lecture à l’Abbaye-au-Bois. L’assemblée la plus brillante fut convoquée : Cousin, Villemain, Lamartine, Mérimée, le duc de Broglie. Nous savons par Mme Lenormant, qui n’est pas un témoin prévenu, l’échec lamentable de cette première épreuve. L’acteur Lafond, qui gasconnait, se tira convenablement du premier acte. « Dès le second, il ânonne, hésite, se trouble, dit que le manuscrit est mauvais. Impatience de l’auditoire, supplice parfaitement dissimulé de M. de Chateaubriand, désespoir de Mme Récamier. » Cela se passait le 27 juin 1829 et n’était pas de nature à triompher des résistances de nos grands comédiens. Cependant ni Chateaubriand, ni Mme Récamier ne renonçaient. Le 2 octobre 1834, une première et unique représentation eut lieu... au théâtre de Versailles. Ce fut un désastre. « Si les loges firent bonne contenance, écrit Edmond Biré dans les Dernières années de Chateaubriand, le parterre ne cacha pas son ennui. Tout le monde sortit triste, comme on sort d’une cérémonie funèbre. A la porte du théâtre, Mme Récamier, pressée et coudoyée par la foule, qui ne la reconnaissait pas sous son voile baissé, avait peine à retenir ses larmes ; il lui fallut attendre longtemps, au milieu de cette cohue, la voiture de louage que M. Ballanche cherchait en vain dans la rue. » Tout arrive. De Versailles voici Moïse à l’Odéon : il se rapproche.

Mme Récamier aurait été contente de M. Antoine, et aussi du public qui, par un bel après-midi du mois dernier, s’enferma pour entendre les vers de Chateaubriand. Il était, ce public, un peu clairsemé, et beaucoup moins illustre que celui de 1829, mais si plein de déférence ! Il a écouté avec respect, avec vénération, cette tragédie ennuyeuse comme de la pluie, mais comme de belle pluie. Il l’a écoutée jusqu’au bout. Ainsi il a voulu rendre hommage à un grand nom et témoigner de son culte pour une mémoire qui n’a jamais eu plus de prestige qu’aujourd’hui. La journée a été excellente pour Chateaubriand. Elle a été détestable pour Moïse. Maintenant que la pièce a été représentée, il n’y a plus aucune raison de la jouer.

Elle n’est ni bonne ni mauvaise. Elle n’est pas. Spécimen d’un genre mort, échantillon d’une espèce disparue, elle est née morte. Brunetière avait très bien vu que tout le génie d’un homme ne peut rien pour galvaniser un genre arrivé à ce moment de son évolution où il n’est plus viable. La tragédie classique, au début du XIXe siècle, est un anachronisme. Et Moïse est une tragédie classique, comme Athalie dont il est une pâle copie, ah ! si pâle ! Que nous font les amours de Nadab et d’Arzane au pied du Sinaï ? Que nous veulent Dathan, Caleb et Nébée ? Il paraît que Nadab est fils d’Aaron et que, pour plaire à la reine d’Amalec qu’il aime sans en être aimé, il se prépare à passer au culte des faux dieux. En faisant effort, on pourrait découvrir que ce Nadab inquiet, mélancolique, werthérien, poursuivi par la fatalité, avide d’orages et courtisan du malheur, a un peu en lui de l’âme de René et de celle de Chateaubriand. Mais à quoi bon s’ingénier pour étreindre le néant ? Nous sommes ici dans le royaume des ombres, où des ombres de personnages s’agitent autour de l’ombre d’une action. Çà et là quelques beaux vers qui pourraient être de Corneille ou plutôt de Crébillon ou de Marie-Joseph Chénier. Chose curieuse : ils n’ont rien de la troublante harmonie et des résonances profondes qu’ont certaines périodes de celui qui fut un si admirable poète et l’égal des plus grands, quand il écrivait en prose. Cela est de nul intérêt et surtout n’ajoute rien à la gloire d’un écrivain suffisamment illustre par ailleurs : le Moïse de Chateaubriand pourra dormir à côté du Saül de Lamartine, pendant que nous relirons Atala et les Méditations.


Les Escholiers nous ont conviés à entendre une série d’ouvrages, vers et prose, qui se recommandent d’abord par la jeunesse de leurs auteurs. Coup double de MM. Jean Renouard et Léon Leclerc est une agréable piécette en vers. Le berger Lucas abandonné par sa bergère a résolu de mettre fin à ses jours ; la bergère Muguette, trahie par son berger, a décidé de se « périr. » Ils se rencontrent, se confient leurs peines et s’unissent en légitime mariage. Firent-ils pas mieux que de se tuer ? Badinage léger et frais : cela se passe au bord d’une rivière. Également en vers, mais avec plus de lyrisme et plus d’envolée, l’Épreuve d’amour, de M. Henry Grawitz, a plu. C’est ici le genre antique, qu’au temps de Ponsard et d’Augier on appelait néo-grec. Côté des pièces en prose. Le Tournant de M. Lionel Nastorg pourrait s’appeler, si le titre n’était déjà pris : le plaisir de rompre. Deux amans, sentant prochaine la fin de leur liaison, décident de rompre en beauté : ils se quittent pour n’avoir pas à se « lâcher. » On a fait un grand succès à cette saynète, qui sera sans doute reprise ailleurs. La vraie Loi, de M. René Carraire, drame bourgeois et noir, conclut nettement contre le suicide, ce à quoi on ne saurait trop applaudir... Ces auteurs sont de jeunes auteurs : ce ne sont pas des révolutionnaires.


RENE DOUMIC.