Revue dramatique - 14 janvier 1920

Revue dramatique - 14 janvier 1920
Revue des Deux Mondes6e période, tome 55 (p. 445-456).
REVUE DRAMATIQUE


Théâtre des Arts : L’Ame en folie, comédie dramatique en trois actes de M. François de Curel. — Variétés : La Chasse à l’Homme, comédie en trois actes de M. Maurice Donnay. — Comédie-Française : Le Prince d’Aurec, comédie en trois actes de M. Henri Lavedan. — Œdipe au Cirque.


C’est au théâtre des Arts, sur les hauteurs des Batignolles, que M. François de Curel a fait représenter sa nouvelle pièce : l’Ame en folie. Le choix de ce théâtre excentrique et lointain nous a remplis d’aise. Il nous reportait au beau temps du Théâtre libre, qui fut pour les hommes de montage l’époque de leur jeunesse. En ce temps-là, on partait, pèlerins passionnés de l’art, vers des impasses de l’Elysée ou des Théâtres Montparnasse. On allait, confiants, dans l’espoir de la révélation. Il arrivait que la révélation fût une simple mystification, mais on ne se décourageait pas pour si peu. Et puis ce théâtre étant libre, on lui passait toute sorte de libertés que nulle part ailleurs on n’eût supportées. Il y avait là de tout un peu et de toutes les notes, depuis le réalisme le plus vulgaire jusqu’au plus nuageux symbolisme. Trop souvent on piétinait dans la trivialité ; d’autres fois on était soulevé par une vague de lyrisme, emporté par un torrent d’éloquence, et c’étaient justement les soirs où le Théâtre libre s’honorait en accueillant l’art si original et si âpre de M. François de Curel.

Ce qu’il y avait encore de bien curieux au Théâtre libre, c’était l’atmosphère qu’on y respirait. Maintes fois, le spectacle de la salle fut pour le moins aussi intéressant que celui de la scène. Quel public ! Quel cœur il avait et quel estomac ! Comme il applaudissait et quelles choses il applaudissait ! Quelle fureur d’enthousiasme et quelle bonne volonté. C’est qu’il y avait de la poudre dans l’air. En battant des mains, on se battait. Chaque soirée était un soir de combat. Ceux de 1830 ont, eu leur bataille de Hernani. Ceux de 1890 ont eu les batailles du Théâtre libre... Ces souvenirs nous revenaient à l’esprit, ce soir de l’Ame en folie où, comme il y a vingt-cinq ans, nous nous acheminions vers un théâtre d’avant-garde. Le théâtre des Arts est celui-là même où, un peu avant la guerre, fut joué le Grand Soir, cette préface de la saturnale russe. Comme jadis au Théâtre libre, la pièce était de M. François de Curel et la mise en scène était de M. Antoine. L’illusion était complétée par la vignette suggestive dont s’ornait notre billet d’invitation : on y voit, parfaitement dessiné, un squelette qui serre galamment dans ses bras décharnés une femme nue. Le programme nous avertissait que cet engageant personnage avait un rôle dans la pièce. Et nous nous remémorions la prédilection qu’a toujours eue le Théâtre libre pour le genre macabre.

Donc la scène représente une maison de campagne où un original, Justin Riolle, s’est retiré pour y mener le genre de vie qui convient à son humeur morose et à son goût pour les rêveries scientifico-philosophiques. Sa femme, qui n’est plus jeune, vient d’être gravement malade. Elle sort à peine d’une longue crise cardiaque : c’est une femme condamnée. .Justin Riolle semble être à peu près seul à ne pas s’en apercevoir ou à ne pas s’en inquiéter. Ce n’est pas un sentimental. Il a une réelle affection pour sa brave femme de femme ; mais cette bourgeoise pot-au-feu est totalement dépourvue d’idées générales : il ne peut voir en elle une compagne de son intelligence. Il vit à côté d’elle et loin d’elle, indulgent et méprisant, retranché dans son égoïsme sarcastique d’homme supérieur et méconnu.

La pauvre femme dont l’esprit faible vient d’être encore affaibli par la maladie, nous confie une terreur qui l’a hantée pendant sa dernière crise. Il y a là-haut, dans un grenier dont son père avait fait jadis un atelier, un squelette. Ce squelette s’obstinait à venir la tourmenter dans sa fièvre. Elle supplie qu’on l’en débarrasse. Justin Riolle y consent, tout en haussant les épaules et regrettant ce vieux meuble qui flattait sa manie de physiologiste amateur et réjouissait, son ironie de misanthrope.

Ainsi commence à se dessiner le caractère de Justin Riolle. C’est une manière de philosophe campagnard. Il a jadis écrit un livre, l’Ame en folie, qui n’a eu aucun succès : l’édition presque complète a fait retour à son auteur. A en juger par ce que nous entendrons tout à l’heure, les savants ont dû trouver qu’il y avait mis trop de littérature, et les littérateurs trop de sciences naturelles. Déçu par cet insuccès, Justin Riolle a secoué la poussière de ses souliers au seuil de l’école, et il s’est réfugié dans le désert d’Alceste, pour y philosopher en liberté. Il a fait choix d’une campagne perdue, à la lisière des bois. Il vit là tout près de la nature, il se mêle au grouillement de la forêt, il étudie sur place et vérifie in anima vili les lois qui régissent le monde animal : ne soyons pas trop surpris si, dans la société des bêtes, il a un peu oublié la société des gens.

On annonce une visite. Une visite dans cette thébaïde, c’est un événement. Et quelle visite ! Celle du célèbre auteur dramatique Michel Fleutet. Qu’est-ce qui peut bien amener dans ces parages ce Parisien renforcé ? Avec une belle intrépidité de flagornerie, il invoquera le désir de connaître l’auteur de l’Ame en folie ; car il a lu ce livre que personne ne lit ; il est celui qui a lu l’Ame en folie, et il l’admire. Parlez-moi des auteurs dramatiques pour savoir soigner une entrée ! Ces fins psychologues devinent ce qui se cache de vanité sous de certains airs indifférents et bourrus. Michel Fleutet a un autre motif, — le mauvais motif, — qui est le vrai. Il est à la poursuite d’une actrice, Rosa Romance, qui le fuit, mais qui, en fuyant, a eu soin de laisser une adresse. Et fugit ad salices... L’adresse qu’elle a laissée est celle des Riolle. Car cette Rosa est leur nièce, et ils l’attendent d’un instant à l’autre. Justin Riolle a beaucoup observé dans la forêt les mâles, ardents à la poursuite des femelles. Il est tout réjoui par la pensée que la fugitive, en arrivant chez lui, va se trouver en présence du mâle lancé sur ses traces. Magnifique occasion que lui fournit le hasard, d’expérimenter sa doctrine de l’identité foncière entre la folie des bêtes et l’amour des humains.

Le second acte est presque entièrement rempli par l’exposé des théories de Justin Riolle. Il faut songer qu’il se tait depuis des années et qu’il vient de trouver un auditeur bénévole... Avec une infinie complaisance, il nous explique comment il est devenu philosophe : c’est en courant les bois. Une forêt est un monde ; chacun y voit et y entend ce qu’il veut, suivant son humeur et ses dispositions : Justin Riolle y a surtout entendu bramer les cerfs. « Lorsque les cerfs auront fini de bramer, ce sera le tour des sangliers. Puis l’inévitable fièvre gagnera d’autres espèces. Toutes y passeront. Oui, lorsqu’on sait écouter et voir, une forêt n’est pas la paisible retraite qu’on imagine. C’est le pays de la violence et de l’assassinat, la patrie des fauves déchaînés. C’est la forêt tragique. Et c’est là que j’entrais pour être assailli par l’émouvant spectacle de l’amour des bêtes, moi, tout palpitant de l’amour humain. » Un poète aurait chanté, à la manière de Lucrèce. Justin Riolle ratiocine, à la manière de Darwin. « Ma première idée a été de suivre l’instinct de la reproduction depuis l’époque où il n’était, dans une goutte de protoplasme, qu’une aveugle attraction, voisine de l’affinité chimique, jusqu’au point où, dans nos âmes, il déchaîne les magnifiques orages de la passion. Mais je n’ai pas tardé à m’apercevoir que l’entreprise était au-dessus de mes forces, et je me suis borné à essayer de construire l’amour humain sur la furie sensuelle de nos grands cousins les grands mammifères. » Excusez du peu !

Voici ses conclusions. « L’intelligence, aussitôt qu’elle se manifeste par quelques lueurs dans une espèce animale, devient immédiatement la servante attentive des besoins sexuels... C’est l’intelligence qui dirige les batailles des mâles, règle l’escrime de leurs bois, etc.. Grâce à ces jeux variés, l’intelligence acquiert peu à peu la notion de beauté, si bien qu’il est permis d’affirmer que les sublimes envolées du génie ont pour origine, dans le recul des âges, les ardeurs de l’animal en rut. » Justin Riolle n’est pas un philosophe de salon : !o mot cru ne lui fait pas peur : je le soupçonnerais plutôt de le recherclier. Et il n’a pas peur non plus d’ « affirmer. » Dans sa solitude de penseur à qui nul ne donne la réplique, son moi s’est exalté, sa philosophie lui est montée à !a tête : la fumée de ses idées l’a enivré. Il continue en remarquant que chez les bêtes l’intelligence va toujours dans le sens de la sélection naturelle ; chez les gens, il en est autrement. L’avantage n’est d’ailleurs pas uniquement du côté des bêtes. Il y a une sélection suivant l’ordre de l’intelligence et du sentiment, etc., etc.

Que valent ces théories en elles-mêmes ? Elles ne sont pas neuves et n’ont jamais été que des hypothèses. Mais peu importe. Et c’est ici, je crois, que la plupart des critiques, dans l’espèce de fureur sacrée qui s’est emparée de leur docte phalange, se sont trompés sur les intentions de l’auteur et sur le caractère de son œuvre. Ils ont salué l’avènement d’une sorte d’évangile naturaliste. Ils ont rendu compte d’une pièce de théâtre, comme ils auraient fait d’une soutenance de thèse en Sorbonne. Nous sommes au théâtre : les idées de Justin Riolle n’ont d’intérêt qu’en tant qu’elles sont les idées de Justin Riolle. Elles font corps avec le personnage, elles tiennent à son caractère et cadrent avec son type. C’est pour cela même que, si long qu’en soit l’exposé, elles n’ennuient pas. Elles ont passé par le cœur du bonhomme aussi bien que par sa tête ; elles se sont incarnées en lui. Elles valent ce que vaut l’homme. Or M. François de Curel a campé son personnage avec sa franchise et sa rudesse coutumières ; il l’a peint-en pleine pâte ; il l’a animé d’une vie puissante. Il a ainsi atteint le but qui est celui de l’auteur dramatique : rien de ce qui touche à Justin Riolle ne nous est indifférent. Nous sommes curieux des rêveries, quelles qu’elles soient, de ce promeneur solitaire. Nous voulons tout connaître de ce cerveau bizarre.

Pour ce qui est du doux Michel Fleutet, il a écouté toutes ces belles choses sans sourciller, en homme qui va s’empresser de les oublier dans les bras de la charmante Rosa. Car l’instant est venu où ce qu’il souhaitait si ardemment va s’accomplir. Mme Riolle est indignée que cela s’accomplisse chez elle. Mais alors Justin Riolle, (décidément il est déchaîné !) lui fait une étrange révélation. Il lui déclare que son indignation n’est que jalousie toute pure : elle est amoureuse de Michel Fleutet ! Tout de suite convaincue, la pauvre femme convient que, tout en continuant d’aimer son mari et souhaitant de lui rester fidèle, si ce Fleutet lui faisait certaines propositions, elle y céderait. Michel Fleutet n’y songe guère et la bonne dame ne court aucun danger ; mais tout de même elle en frémit : tant les aperçus de Justin Riolle sur l’origine des espèces l’ont bouleversée !.. Dirai-je que. tout cela ne me paraît pas très vraisemblable ? Esprit simple, femme de bon sens timoré et de vertu bourgeoise, dévote de province, je croirais plutôt que la cynique éloquence de son mari a dû la scandaliser. Et au degré de misère physiologique où elle est, entre deux crises dont la dernière l’enlèvera, non, je ne crois pas qu’elle soit très portée à ce que nos pères, qui n’avaient pas lu Darwin, appelaient la gaudriole.

Le troisième acte est l’acte du squelette. Nous pénétrons dans l’atelier dont ce vieux camarade fait depuis des années le plus bel ornement. La charitable Mme Riolle voudrait lui ménager une sépulture chrétienne. Elle sollicite le curé de l’accueillir en terre consacrée et de lui faire les honneurs d’une petite cérémonie. Cela soulève quelques difficultés. Ce squelette n’a jamais été un chrétien, n’ayant jamais été même un vivant. C’est une pièce anatomique, ce qui est bien différent. Un habile commerçant a réuni des ossements de provenances diverses, fournis par l’École de médecine, et en a composé un tout artificiel. Nouvelle matière à philosopher pour l’intarissable Justin Riolle. il découvre à ce squelette une valeur de symbole. La diversité des pièces qui le composent symbolise la diversité des instincts que nous appelions avec nous en naissant et qui nous viennent d’ascendants multiples et bariolés. Qui sait si ce crâne n’est pas celui d’un savant, ce fémur celui d’un homme d’église, et ce tibia celui d’un assassin ? De même, nous tous tant que nous sommes, nous avons le front d’une de nos grand’mères, le nez d’un aïeul et le menton d’une tante. C’est pourquoi nous sentons parfois s’éveiller en nous d’obscurs instincts et s’exercer des poussées imprévues dont nous ne sommes ni maîtres, ni responsables, car elles nous viennent de notre préhistoire.

Enfin, on emporte le squelette ! Mais il est toujours là pour la malheureuse Mme Riolle, qui, restée seule et reprise d’une crise de cœur, l’entend lui tenir dans les ténèbres d’abondants discours, à voix basse et sifflante. Car il ne faut pas confondre les squelettes avec les fantômes qui ont, comme on sait, une voix bien timbrée, dans les notes graves. Tant qu’enfin l’infortunée tombe morte sur un dictionnaire qu’elle venait d’ouvrir : toutes ces émotions l’ont tuée. Justin Riolle lit le mot sur lequel s’est raidi le doigt de la mourante : Messaline ! Finira-t-il par comprendre qu’il eût mieux fait de ne pas troubler cette pauvre cervelle et de garder pour lui ses récréations philosophiques, darwiniennes et ironistes ?

On sort de l’Ame en folie avec un peu de vertige et de courbature : le chemin est long des temps géologiques jusqu’à nos jours. On vient d’errer dans les broussailles de la forêt, parmi les fourrés des idées ; on n’est pas sans inquiétude : on sent à ses trousses une meute de comparaisons et d’images tirées de l’animalité. Le squelette aussi vous poursuit. On se tâte. On s’interroge sur son hérédité : est-on sûr de chacun de ses membres et de chacune de ses vertèbres ? Jurerait-on que dans le nombre il ne s’en est pas glissé quelqu’une de provenance douteuse ? On rentre chez soi plus troublé que de coutume par ces menus craquements qui s’entendent dans la nuit. Crainte d’avoir le cauchemar, on ouvre un livre pour se changer les idées. Si vous m’en croyez, vous choisirez Racine ou Musset. Vous n’y entendrez parler ni de sélection naturelle, ni de protoplasme, ni de l’amour chez les mammifères ; mais vous y apprendrez beaucoup de choses sur l’amour, tourment des hommes et des dieux.

Mise en scène, et jeu des acteurs portent bien la marque de M. Antoine. Du naturel avant toute chose. M. Grétillat a été tout à fait remarquable dans le rôle écrasant de Justin Riolle qui doit beaucoup à sa fougue et à sa conviction, et Mme Mady Berry dans celui de Mme Riolle nous a vraiment émus.

Tout doucement, sans fracas, sans insistance, sans avoir l’air d’y toucher, M. Maurice Donnay nous apporte sinon une forme, du moins une nuance de comédie nouvelle et charmante. Nous pouvons d’autant mieux nous en réjouir à la Revue, que nous avons eu la primeur de cette manière fine et légère. Aucun de nos lecteurs n’a oublié ces Conversations pendant la guerre qui reproduisaient si ingénieusement le tour et les sujets de nos conversations quotidiennes. Nous retrouvions, sous la plume de l’écrivain, ce qui se disait un peu partout et que nous avions dit nous-mêmes. C’étaient les Français peints par leurs propos de salon. Image fidèle qui n’était pourtant pas une simple copie. Qu’y avait-il de changé ? Moins que rien. C’étaient les mêmes paroles sur un air à peine transposé. Combien de fois nous est-il arrivé d’entendre un homme d’esprit répéter les propos d’un imbécile ! Il les répète textuellement. Mais l’intonation, le sourire, un je ne sais quoi donne à la phrase banale un accent et un sens, l’accompagne, la commente, la traduit et la trahit pour notre plus grand plaisir. Ainsi en était-il dans ces charmants dialogues, ainsi en est-il encore dans la Chasse à l’homme. Les personnages que M. Donnay met en scène ne sont pas des imbéciles : ce sont de braves gens, des gens de la moyenne, pareils à beaucoup de ceux que nous connaissons. D’un trait léger l’auteur indique, plutôt qu’il ne les souligne, les travers, les manies, les ridicules. Ce sont travers du jour, ridicules de maintenant, manies du temps présent, nées de notre nouvel état social. On a fait jadis des portraits-charges ; M. Donnay fait le portrait-blague. Et la note est si juste, l’observation si exacte et si actuelle, l’air si bien d’aujourd’hui que le public saisit aussitôt l’allusion, et rit de tout son cœur à ce portrait de lui-même tracé par un observateur malicieux et bon enfant.

Nous voici chez les Friolley, bourgeois riches, moins riches qu’avant la guerre, ce qui nous les rend tout de suite sympathiques. Ils sont gênés dans leurs affaires : misère dorée où beaucoup d’entre nous s’accommoderaient très bien de prendre leurs invalides. De quoi parle-t-on chez les Friolley ? Mais bien entendu de la vie chère, comme partout. Comme partout, chacun cite des chiffres : les plus impressionnants sont les meilleurs. On parle de la difficulté de se loger, de s’éclairer, de se chauffer, de se nourrir, de s’habiller et généralement de procéder à tous les rites de l’existence. On parle des modes et de leur excentricité, des jupes courtes et des corsages absents et de cette folie dansante qui s’est emparée d’une partie de nos contemporains. On parle de mille choses encore, et de la façon même dont on en parle cet hiver.

Les Friolley ont deux filles, dont l’une, Odette, n’est pas mariée et l’autre, Françoise, ne l’est plus. Donc toutes deux partent à la chasse à l’homme. Ainsi le veut le malheur des temps : c’est la force des choses et il n’y a pas à récriminer. Simple affaire de statistique. Déjà, avant la guerre, il y avait plus de femmes que d’hommes et le jeune homme à marier faisait prime sur le marché. Après la terrible hécatombe, les femmes sont en surnombre et la loi de l’offre et de la demande joue impitoyablement. Il faut en prendre son parti, les temps chevaleresques sont passés : on ne recherche plus les jeunes filles en mariage ; c’est à elles maintenant de courir après les jeunes gens et de leur faire la cour. Le premier des sports auxquels doit s’adonner une jeune fille moderne est la chasse au mari. Ce sport a comme les autres ses règles, ses usages et son code de la courtoisie. Odette et Françoise ne sont pas des rivales : ce sont des championnes. Championnes loyales, elles s’avertissent, se tiennent au courant de leurs projets et de leurs progrès ; au besoin même, elles s’entr’aident : l’essentiel est que l’une ou l’autre atteigne le but. Le but s’appelle Philippe Guersant. Avant la guerre, il était avocat ; il a très largement fait son devoir : blessé, croix de guerre, c’est un parti des plus présentables. Odette et Françoise se le disputeront en usant chacune des avantages que leur confère leur situation respective.

Cette chasse à l’homme, en dépit du titre, n’occupe dans la pièce ni trop de place, ni même la première place, réservée, comme il convient dans une maison d’aujourd’hui, aux gens de maison. La scène la plus pittoresque de ce premier acte, et la plus vraiment comique, est celle de l’engagement d’une femme de chambre en l’an de grâce 1919. Les historiens de la« petite histoire » s’y reporteront un jour, comme à un document. Les conditions sont faites par M. Friolley lui-même que la distinction, la réserve et la grâce de Simone ont singulièrement affriolé. Un petit cri de surprise échappé à une visiteuse sur le passage de Simone, un signe de cette Simone réclamant le secret, nous avertissent que ce n’est pas là une femme de chambre ordinaire.

Le second acte se passe le matin du 14 juillet dans un appartement ayant vue sur l’avenue des Champs-Elysées. La maîtresse de maison a loué ses fenêtres au bénéfice d’une Œuvre, tout en réservant quelques places à des amis. Je jurerais que M. Donnay y était, de sa personne, et qu’il a, — justement de ce balcon-là, — assisté au défilé de la Victoire. Tout le décor est peint avec une exactitude minutieuse et donne l’impression de la réalité dans chacun de ses détails, jusqu’à celui-ci, qu’on n’inventerait pas : l’envoyé du fisc venant faire le compte des personnes payantes et donc taillables et corvéables ! Dans ce cadre réel, M., Donnay a fait tenir des épisodes de la plus divertissante fantaisie et d’amusantes scènes dont la plus applaudie se joue en anglais. Les petites Friolley continuent à se disputer l’homme désigné à leurs convoitises, cependant que Friolley père serre de près l’affriolante femme de chambre et brûle de la suivre jusque sur les toits pour contempler de ce poste élevé la rentrée de nos troupes victorieuses.

Ai-je dit que Philippe Guersant s’est fait chauffeur ? Entre les honoraires d’un avocat et les gains d’un chauffeur, la balance n’est pas égale. Philippe a donc quitté la barre pour le volant. Le jour il conduit sa machine et le soir il va dans le monde. C’est le même genre de calcul qui a poussé Simone à prendre le tablier de femme de chambre : si elle se fût obstinée à enseigner le français, usant des brevets qui certifiaient son aptitude, elle serait tout bonnement morte de faim. Ainsi vont les choses. Tant pis pour ceux qui ont choisi une profession au lieu d’un métier ! Ces deux jeunes gens sont dignes de se comprendre, ayant si bien compris leur époque. Leur union fera un ménage bien lendemain d’armistice. Et les petites Friolley en seront pour leurs frais. Car les temps sont durs pour les ci-devant classes aisées.

Ainsi se poursuit, sous les apparences de la fantaisie, une indulgente satire de nos mœurs. Le dialogue, plein de gaieté et d’imprévu, se souvient du Chat Noir. Et le spectateur ne regrette pas qu’il y ait si peu de pièce, en songeant à tout ce que l’auteur a mis autour.

M. Raimu, dans le rôle de Friolley, est excellent de rondeur et de comique exubérant. Mme Jeanne Marnac a dessiné, avec une rare finesse et une agréable malice, la silhouette de Simone. L’ensemble de l’interprétation est chatoyant et gai.


Lorsque M. Henri Lavedan fit représenter le Prince d’Aurec, il y aura bientôt trente ans, il n’avait encore donné qu’une comédie. Une famille, jouée à la Comédie-Française où elle obtint un succès d’estime : je ne compte pas les Quarts d’heure, une petite plaisanterie pour le Théâtre libre. Ce fut son véritable début d’auteur dramatique : un coup de maître. Le Prince d’Aurec est, à ne le juger qu’au point de vue de l’art, une de nos meilleures comédies modernes. On peut le mettre à côté du Gendre de M. Poirier dont il est une suite : ce n’est pas peu dire. C’est une des idées chères à M. Lavedan que tous les grands sujets ont été traités, mais qu’ils peuvent tous se reprendre et qu’on peut refaire, à quelque cinquante ans de distance, Monsieur de Camors, ou le Bourgeois gentilhomme, ou même Les Misérables. La pièce, où l’on sent partout la main de l’homme de théâtre sur de son métier, est du dessin le plus net, d’une exécution achevée et d’une admirable tenue littéraire. C’est le tableau de mœurs le plus enlevé et la satire la plus cinglante. Chaque caractère, un prince d’Aurec, un baron de Horn, une duchesse de Talais, a la valeur d’un type. Dans un papillotage de traits curieux et amusants se situent quelques grandes scènes d’une réelle puissance dramatique. Et c’est, tout le temps, un dialogue étincelant, l’esprit le plus mordant, et cette langue d’une étourdissante virtuosité, la même que nous admirons en ce moment dans Irène Olette.

Reste la portée sociale d’une telle œuvre. A l’époque même où elle fut représentée, elle nous parut cruelle et, en partie, injuste. Sans doute l’auteur n’avait voulu faire le procès qu’à une sorte d’aristocratie, celle qui, oisive et frivole, borne son ambition à régner sur la mode, et que son goût de la jouissance, joint à son incapacité de rien faire, expose à d’humiliantes compromissions. Oui, mais il avait négligé d’indiquer, ce qu’eût fait, je crois, un Emile Augier, qu’il en existe une autre, qui est l’aristocratie de la bienfaisance et de la vertu. Il n’avait pas davantage montré en quoi l’aristocratie est victime de l’hostilité savamment entretenue contre elle depuis la Révolution, et de l’ostracisme que font peser sur elle ceux qui lui reprochent le plus amèrement de se tenir à l’écart. Et pas montré non plus l’utilité qu’il y a pour le monde moderne à conserver jalousement ce que représente l’aristocratie de naissance. Tout juste M. Lavedan laissait-il aux gentilshommes la ressource de se faire tuer sur le champ de bataille. C’est le mot de la fin. Comme quelqu’un remarque que, dans la prochaine guerre, tout le monde fera son devoir, le prince d’Aurec répond : « Il y a la manière. » Cette riposte, restée fameuse, devait être prophétique. La guerre est venue, et tous y ont fait leur devoir, et les derniers des paysans se sont révélés les admirables poilus qui par leur courage et leur patience ont sauvé le pays. N’empêche qu’un Rohan, un Clermont-Tonnerre et les Gramont, et les Wagram, et les Reille Soult de Dalmatie, et d’autres, et d’autres, héritiers des plus beaux noms de France, ont eu la manière. Et cette manière-là a servi grandement à la victoire. Et elle s’est à jamais imposée à notre admiration et à notre reconnaissance.

Ce souvenir nous hantait en écoutant cette pièce d’avant-guerre à laquelle la guerre a apporté de tels correctifs. Les fils du prince d’Aurec, et ceux aussi du baron de Horn, ont si largement payé leur dette à la patrie que nous en devenons moins sévères pour leurs pères. Ce flot de sang généreux a emporté les tares et les erreurs d’hier. Non que je sois disposé à croire, comme beaucoup de gens le répétaient dans les couloirs, que dans la France d’aujourd’hui il n’y a plus de castes et plus de classes. C’est aller un peu vite en besogne. Contentons-nous qu’il n’y ait plus de guerre entre les classes : ce sera déjà un joli résultat. Souhaitons que l’aristocratie de vieille date s’adapte aux conditions de la société nouvelle ; n’exigeons pas qu’elle disparaisse : nous ne gagnerions rien à la remplacer par les nouveaux riches. Elle a un rôle à jouer ; elle est une force que notre passé nous a légué et que nous ne devons pas laisser se perdre. Nous n’avons pas trop de toutes nos forces pour faire à la France l’avenir qu’elle a si magnifiquement mérité.

L’interprétation que le Prince d’Aurec a rencontrée à la Comédie-Française, est loin de valoir celle du Vaudeville. M. Henri Mayer avait dessiné avec une rare intelligence une silhouette de gentilhomme ultra-moderne faite de scepticisme et de veulerie ; Mme Jeanne Hading avait été vraiment grande dame ; et tel rôle épisodique, comme celui de Montréjeau (Montréjeau plus haut ! — Pavane !...) avait été tenu à ravir par Galipaux. C’était rapide et brillant, impertinent et jeune, d’une grâce qui atténuait heureusement les duretés de la peinture. Au contraire, l’interprétation de la Comédie-Française alourdit, pèse, accentue, durcit, accuse. M, Grand ne donne aucunement l’idée d’un prince d’Aurec qui aurait de la race, et Mme Cécile Sorel danse à ravir mais elle dit moins bien. Quant à M. de Max, qui joue le rôle du prince de Horn en traître de mélodrame, c’est lui qui fausse le plus le caractère de l’œuvre. La seule Mme Kolb, en duchesse de Talais née Piédoux, sait faire applaudir ce savoureux mélange : la vulgarité des manières et la noblesse des sentiments,

... M. Henri Lavedan se souvient-il de la belle fête qu’il nous donna pour la centième du Prince d’Aurec ? C’était au foyer du Vaudeville. Au haut de l’escalier Henri Mayer et Jeanne Hading faisaient les honneurs : le prince et la princesse d’Aurec recevaient leurs invités, comme dans la pièce. Il y avait là toutes les vedettes de la scène et aussi quelques étoiles qui se levaient : telle Mlle Leconte, alors tout à fait inconnue, et qui devait faire une si jolie carrière. J’entends encore le petit rire de tête de Jules Lemaître. Je revois, debout, au milieu de la salle, silencieux avec ses grands yeux songeurs, Paul Hervieu qui allait faire ses débuts d’auteur dramatique par Les paroles restent. Comme cela est loin ! Combien manquent à l’appel ! Et quelle mélancolie doit éprouver M. Henri Lavedan à repasser la liste de ses invités de ce soir-là !…


La fatalité s’acharne après Œdipe. Dès avant sa naissance, elle L’avait marqué pour le pire destin. Elle a fait de lui le plus malheureux des hommes. Il a tué son père, épousé sa mère, souillé sa ville natale et, par sa seule présence, déchaîné sur elle le fléau de la peste ; il s’est crevé les yeux, il a erré de ville en ville, partout honni et partout repoussé. Et cela a continué après sa mort. Ses fils se sont entrebattus, ses filles se sont querellées, la meilleure d’entre elles a été enterrée vive. Ce n’était pas encore assez. Une dernière humiliation lui était réservée. Un jour devait venir où sa légende servirait de prétexte à des divertissements forains et le récit de ses malheurs serait interrompu par des acrobates jouant à saute-mouton.

C’est un vague poème de M. Saint-Georges de Bouhélier, Œdipe Roi de Thèbes, à prétentions shakspeariennes, qui sert de prétexte à cette exhibition de figurants, de danseurs, de lutteurs, de gymnastes, de saltimbanques et d’athlètes. On fait ce qu’on peut : nos prédécesseurs avaient inventé la tragédie, la tragi-comédie, le drame et le mélodrame ; on nous devra la tragédie avec partie sportive.

Cette représentation d’Œdipe au Cirque n’aura pourtant pas été inutile. Elle est dans la logique de la fameuse mise en scène de M. Gémier. Elle montre où cette mise en scène aboutit et où elle a sa place. Elle n’a rien à faire avec le théâtre proprement dit. Puisque la voilà installée au Cirque, grand bien lui fasse. Qu’elle y reste !


RENE DOUMIC.