Revue dramatique - 14 janvier 1888

Revue dramatique - 14 janvier 1888
Revue des Deux Mondes3e période, tome 85 (p. 453-464).
REVUE DRAMATIQUE

Vaudeville : l’Affaire Clemenceau, pièce en 5 actes et tableaux, tirée par M. Armand d’Artois du roman de M. Alexandre Dumas fils. — Odéon : Beaucoup de bruit pour rien, comédie en 5 actes et 8 tableaux, en vers, par M. Louis Legendre, d’après W. Shakspeare.

Vous vous souvenez de l’Odyssée : quand le glorieux Ulysse, par l’accomplissement des rites, a rassemblé autour de lui « les ombres impuissantes des morts, » celle du devin Tirésias s’approche de la fosse où fume le sang frais des victimes, et elle s’adresse au pèlerin, qui tient au-dessus de la libation son glaive étendu: « Dans quelle pensée, malheureux, as-tu quitté la lumière du soleil pour visiter les morts et leur odieux séjour? Mais recule de la fosse, et retire ton glaive acéré, pour que je boive de ce sang et par le conformément à la vérité. » Le théâtre aussi, bien souvent, est l’odieux séjour des morts: combien de comédies et de drames ne sont peuplés que d’ombres impuissantes ! « Jeunes femmes, jeunes hommes, vieillards, vierges tendres, » ou, comme on dit en ce pays, jeunes premières, jeunes premiers, pères nobles, duègnes et ingénues, se pressent en foule autour de nous, visiteurs habituels, avec une monotone rumeur. Sans doute ils ont vécu, au temps où le génie humain a créé leurs types à l’image de l’homme; mais ils n’ont plus « ni chairs ni os, » et leur âme s’est « envolée, évaporée comme un songe, » car ce ne sont plus que des images d’images. Et, à la vue de ces simulacres inertes, ce n’est point « la pâle crainte » qui nous envahit, nous autres, mais la pâle indifférence 1 Que nous importent le murmure dénué de sens et les gestes vains de ces figures? Elles nous sont aussi étrangères que des fantoches de carton et de bois.

Cependant le devin, ayant bu lui-même, a donné cet avis : « Celui d’entre les morts que tu laisseras approcher du sang te dira la vérité...» Je me la rappelais, l’autre soir, cette grande parole, assis dans un fauteuil du Vaudeville, tandis que se dressaient devant moi Pierre Clemenceau et sa femme et la mère de sa femme : dans la ronde fastidieuse que mènent les personnages de théâtre autour du critique, voilà que trois formes avaient repris les apparences de la sensibilité, de l’énergie humaines! c’est que l’auteur est de ceux qui possèdent encore le secret de vie : ces ombres impuissantes, il les a laissées « approcher du sang. » Et ce n’est plus le sang d’un agneau mâle et d’une femelle noire qu’il leur a versé, mais un sang pareil au sien, pareil au nôtre, qu’il a fait rentrer dans leur cœur et dont il a poussé l’ondée dans leurs veines. Il se peut que parfois le bruit du battement nous échappe et que la chair semble dormir, il se peut que le jeu perpétuel des organes et leur continuelle transformation ne nous soient pas entièrement découverts, — il se peut, enfin, que le drame ait des lenteurs et des lacunes; — L’intérêt pourtant et la sympathie sont éveillés et subsistent : au lieu de misérables fantômes, on sait qu’on a devant soi un homme et des femmes.

A vrai dire, cette surprise était de celles qu’on est en droit d’attendre ; il n’était guère probable que, du roman de M. Dumas fils, M. Armand d’Artois n’eût tiré qu’une œuvre morte. Et qui donc l’aurait oublié, ce roman, après l’avoir une fois connu? Au moins ce n’est pas moi qui obtiendrai de ma mémoire, je dirai presque de ma conscience, où il s’est enfoncé, qu’elle l’expulse complaisamment pour me permettre de mieux juger la pièce. Pour la mieux juger, s’il est nécessaire de la moins comprendre, j’avoue que cette belle équité n’est pas là mienne !.. Dans le Réveillon, de MM. Meilhac et Halévy, dont le Palais-Royal vient de faire une brillante reprise, il y a ce récit délicieusement comique: mandé devant le tribunal pour avoir traité le garde champêtre d’imbécile, Gaillardin a été interrogé par son ami, le président Moulinot, qui dîne chez lui tous les dimanches; Moulinot a commencé par lui demander son nom : « Mais vous savez bien que je m’appelle Gaillardin! » s’est écrié le prévenu. Et, un moment après, le substitut, — un homme à qui plus de vingt fois Gaillardin a prêté son tilbury! — Le substitut a fait preuve d’une ingratitude si zélée qu’il a obtenu pour Gaillardin huit jours de prison. J’admire ce substitut, j’admire Moulinot, mais je ne suis ni l’un ni l’autre! Je ne puis faire que je ne connaisse l’ouvrage de M. Dumas, qu’il ne me soit devenu et ne me doive rester intime : à l’approche de ses héros, je ne puis faire que mon cœur et mes nerfs ne s’émeuvent et n’aillent, pour ainsi dire, au-devant d’eux; je ne peux empêcher qu’entre eux et moi une communication ne se rétablisse, et que je ne sente la tiédeur et le frémissement de leur vie. Aussi bien, M. d’Artois n’a pas compté sans mon souvenir; il a donné ce titre à son drame : l’Affaire Clémenceau; et ce titre, énigmatique depuis le premier tableau jusqu’au dernier, ne prendrait de sens qu’après le dénoûment si l’on ne pensait au livre : Affaire Clémenceau, — Mémoire de l’accusé. — Pour le livre, il commence en effet après le crime qui achève le drame: c’est l’histoire des causes d’un meurtre, exposée par le meurtrier. Mais dans la salle, renseignés ou non sur la signification de l’affiche, il y a beaucoup de gens qui n’ont jamais lu ce volume : il a paru dix ou vingt ans trop tôt, avant l’ère de l’Assommoir, de Fromont jeune et Risler aîné, du Maître de forges; il s’est répandu dix ou vingt fois moins qu’il n’aurait fait plus tard, alors que la mode avait pris dans le public de traiter ce genre, le roman, au moins selon ses mérites. Eh bien ! même ceux qui ne savent que le dernier mot, la fin sanglante de cette histoire, ou qui n’en savent rien, je les sens à côté de moi, au théâtre, qui tressaillent, eux aussi : sans reconnaître ces personnages, ils devinent qu’ils existent; ils flairent l’odeur affaiblie, mais encore vivace de la vérité !

Cette salubre odeur, au cours du roman, le vieux sculpteur Thomas Ritz félicitait son élève de l’avoir respirée, la première fois qu’il s’était trouvé en face du modèle. Devant le frisson de cette nudité, Pierre Clemenceau avait compris ce mot, sorti bien souvent de la bouche de son maître : « La nature est désespérante ! « Il avait « excusé cette foule d’artistes qui préfèrent s’en tenir à la tradition et recopier toujours l’œuvre des hommes plutôt que de s’attaquer à l’œuvre de Dieu. » Lui, cependant, ne s’était pas laissé désespérer par la nature : il avait travaillé vaillamment d’après elle ; et c’est pourquoi son œuvre avait eu, autant qu’il est possible à une œuvre humaine, « le regard, le sourire, la chaude émanation de la vie. »

Le romancier lui-même a fait comme son héros : si fortement composé, si subtilement déduit que soit cet ouvrage, il n’en est guère, dans la littérature contemporaine, qui sente aussi peu l’art. Il est original, au milieu d’une multitude, par le manque presque absolu des signes du métier. A part certains développemens sur le beau et l’idéal (encore ces propos s’expliquent-ils, venant du statuaire qui est censé parler), et tel discours sur l’indissolubilité du mariage, prêté à un comparse, soldat et célibataire, — à part ces quelques morceaux, un peu suspects de tourner à la digression ou à la déclamation, ce récit est d’un naturel parfait; c’est bien le son d’une voix d’homme, et non pas d’homme de lettres. Le moyen qu’elle ne m’entre pas dans l’âme ! Elle va son train, tantôt modéré, tantôt plus vif ou même tumultueux. Elle attache mon attention ou la retient par une parole tout à la fois précise et familière; elle devient éloquente sans que je me méfie d’elle, par son intensité, par sa précipitation nécessaires en certains passages : sa plus belle phrase n’est qu’un beau cri. Oui, vraiment, s’il y a ici un artiste, à force de regarder avec bonne foi, il s’est absorbé dans son modèle; et c’est celui-ci, cet exemplaire vivant de l’humanité, qui nous force d’écouter sa confession. Il déroule sincèrement tout le tissu de sa vie morale, la trame de son caractère et l’éclatante et, à la fin, effroyable broderie de sa passion; et, à mesure qu’en paraît le relief, il fait voir quelle pernicieuse ouvrière y a aidé. Il l’évoque, cette créature, il l’anime, et avec elle, parmi d’autres personnages, l’étrange femme dont elle est sortie. Pierre Clemenceau, meurtrier, remonte à sa propre enfance, il part de là; et, selon la connaissance qu’il acquiert peu à peu de lui-même et des autres, juste par ces degrés, il nous dénonce la nature surprise dans son âme, et dans l’âme qui est née pour la perdition de la sienne, et, entre temps, au moins dans une troisième : ah ! la simple et admirable hallucination qu’il se donne et qu’il nous fait partager !

« l’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête. » À cette parole qui rabat tristement nos ambitions les plus pures, joignez celle-ci, un peu plus moderne : « Une belle femme est le paradis des yeux, l’enfer de l’âme, » et cette autre, beaucoup plus ancienne : « Il vaut mieux demeurer avec un lion et avec un dragon que d’habiter avec une méchante femme, » — vous aurez à peu près l’épigraphe qui siérait à ce « mémoire de l’accusé. » Si Pierre Clemenceau a voulu faire l’ange, c’est la faute de sa naissance et de son éducation. Fils de la femme plutôt que de l’homme, issu d’un père inconnu et d’une fille séduite qui s’est dévouée à son devoir maternel, il s’est trouvé disposé, dès sa petite enfance, à une adoration véritable, à un culte naïf, respectueux et tendre du sexe qui lui est apparu d’abord comme son tout dans ce monde. Sa première rencontre avec des mâles s’est produite au collège, où sa mère, prodiguant l’honnête gain de ses journées et de ses veilles, l’a placé parmi des enfans riches: l’horreur de leur impureté, de leur brutalité (ces mœurs, hélas! ne sont pas celles d’un collège exceptionnel), la crainte aussi et la haine de leur cruauté (ils savent, au moins vaguement, les petits misérables, ce que c’est qu’un bâtard, ils persécutent ce camarade différent d’eux tous, ils outragent salement le nom de sa mère), autant de causes de répulsion qui le rejettent hors du commerce de l’homme et le contraignent à se replier sur lui-même. Il ne devient pas féroce, quoiqu’il en paraisse capable, un jour, dans une rixe où il manque d’étrangler un de ses insulteurs : — Est-ce la fureur du sang paternel qui a soudain monté à sa tête? — Mais il est consolé, radouci par un homme en robe, l’aumônier, qui lui par le de la Vierge-Mère; et tout ce qu’il a de meilleur en lui se raffine et brûle désormais en élixir mystique. — Et puis, à l’approche de l’adolescence, un hasard révèle à ceux qui s’intéressent à lui qu’il est particulièrement doué pour la sculpture : il se met en apprentissage ou plutôt il s’y jette, quittant ses vilains compagnons d’études classiques pour se consacrer avec ferveur à son art. Et, dès lors, une dévotion, presque une superstition d’artiste, se joint à sa piété filiale, à sa piété catholique, pour le conserver pur et le tenir dans une contemplation, dans une attente également extatiques de la Femme : il la considère comme la forme idéale du Beau, il l’espère comme l’objet légitime et unique de tous ses désirs, des vœux confondus de son corps et de son âme. L’aventure d’une heure d’ivresse, où flambe subitement l’appétit héréditaire (il porte en lui le germe de la manie sensuelle aussi bien que de la manie homicide), ce rapide accès de débauche suffit à prouver qu’il n’est pas chaste par nature : renchaîné aussitôt, le démon de sa jeunesse accroît ses forces et, même à son insu, bouillonne d’impatience. Dans son imagination nourrie d’idées généreuses, dans ses nerfs nourris d’un sang riche, il se fait une magnifique et dangereuse épargne d’énergie pour l’art et pour l’amour.

Il la rencontre un soir dans un bal costumé, cette Beauté qu’il rêve, sous l’espèce d’une jeune fille ou plutôt d’un enfant, sous l’habit d’un page : vêtement incertain entre les deux sexes, âge indécis entre la sécheresse du type primitif et la plénitude d’attraits de la femme réelle. N’est-ce pas en effet la Beauté pure, l’idéal androgyne à qui s’adresse en toute innocence, en toute sécurité, l’enthousiaste pensée de l’artiste? La voici révélée à ses yeux, cette idole; et, en même temps, proposée à son amitié, à sa pitié même et à sa protection. Malgré son caractère céleste, elle est née, elle a grandi sur la terre dans une condition mauvaise. Fille d’une aventurière qui promène à travers le monde, en l’avilissant par degrés, le nom d’un grand seigneur polonais mort depuis longtemps, la pauvrette, à quinze ans, est dévolue à tous les hasards : la fortune aussi bien que la vertu manquent à sa mère pour donner à leur commune existence un peu de dignité. De ce déplorable état, Pierre Clemenceau ne voit que juste assez pour que sa bonté d’honnête homme s’y intéresse : la comtesse Dobronowska emmène la fillette en Russie, à la poursuite d’une alliance princière ; le sculpteur reste fidèle, et par l’esprit et par le cœur, à l’ange disparu. Il fait de cette figure la petite reine de ses méditations d’artiste, la patronne exquise dont la grâce doit le préserver des péchés vulgaires : ce Dante à l’ébauchoir adore sa Béatrix de bal masqué. D’ailleurs, il correspond de loin en loin avec elle; il reçoit d’abord les avances de sa gentillesse, ensuite la confidence de son espoir, docilement tourné vers un brillant mariage, et puis la nouvelle d’une déconvenue. Pauvre gamine, ballottée par l’ambition, par la cupidité de sa mère ! Au souvenir de l’enfant joignez le charme de ces lettres naïves : peu à peu, Clemenceau, séparé d’Iza par des centaines et des centaines de lieues, se prend à aimer d’amour la femme qu’elle est devenue et qu’il ne connaît pas. Au moins y est-il tout prêt : et quand la jeune fille s’arrache avec horreur de cette mère qui a voulu la vendre, et, traversant l’Europe, vient se réfugier auprès de son unique ami, comment veut-on qu’il ne lui ouvre pas les bras ? Une occasion s’offre au bâtard de réparer envers une abandonnée le tort qu’un inconnu a fait à sa mère ; et quelle occasion ! n’est-ce pas une tentation, qu’il faut dire ? Toutes ses promesses de beauté, Iza les a tenues royalement ; c’est la fiancée à qui la bienvenue est souhaitée dans le Cantique des cantiques : « Te voilà belle, ma grande amie, te voilà belle,.. ma sœur, mon épouse ! »

Noces merveilleuses de la Force vierge et de la Beauté ! c’est le triomphe de l’Amour. Pierre Clemenceau, qui s’en étonnerait ? s’exalte et s’enivre en cette fête de ses sens, de son cœur et de son esprit. Il s’est réservé pour cette union, il s’y met tout entier ; il y cherche et d’abord il y trouve tout ce que réclament sa chair, son âme, son génie ; l’ayant conquis honnêtement, il en jouit sans scrupule, sans inquiétude. Il possède à la fois le Réel, le Bien, le Beau: la maîtresse, la femme, l’inspiration en une seule personne. La nature, la morale, l’esthétique, ces différentes souveraines, il satisfait à leurs exigences, il obéit en même temps à toutes les trois avec tant d’aisance et de bonheur qu’il les confond et ne croit obéir qu’à une seule. Aussi bien, il n’a jamais compris que, dans la société moderne, l’appétit, le sentiment, l’imagination, pussent avoir chacun sa pâture à part. Supposez Adam artiste : mis en possession d’Ève, ira-t-il ménager son amour ? S’avisera-i-il que sa femme ne doit être ni sa maîtresse ni son modèle ? Commandera-t-il à ses désirs ? Fera-t-il un voyage de découverte hors du Paradis terrestre, à la recherche d’une autre créature qui « pose l’ensemble ? » Non, évidemment, il n’en aura pas l’idée. Pierre Clemenceau est cet Adam, puisqu’une seule femme existe pour lui sur la terre, et puisque la terre, par la présence de cette femme, est son Paradis. Mais, hélas ! depuis Ève, qui n’a déjà pas trop bien tourné, le mal est inné à toutes les femmes, et particulièrement à quelques-unes. Celle-ci a reçu de la mère que l’on connaît et d’un père libertin des germes redoutables : le malheureux Pierre les fait éclore et les développe à la chaleur de son amour. Par son idolâtrie, l’imprudent l’habitue à se considérer elle-même comme une déesse à qui tout hommage était dû, de qui tout caprice est légitime : il la prépare à l’ingratitude et au désordre. Par ses caresses, il cultive sa sensualité : d’autres, bientôt, en cueilleront les fleurs les plus rares. Par son indiscrétion d’artiste, il forme son impudeur: nue, elle a posé devant lui ; nue, elle se dresse en effigie sous la lumière brutale des expositions, dans les vitrines des boutiques ; nue, elle permettra aux amateurs de vérifier si l’enseigne trompe sur la marchandise.

Comment un mari déprave honnêtement sa femme, ce n’est pas le moins curieux chapitre de cette confession. Cependant une grossesse met quelque intervalle dans leurs plaisirs : à cette occasion revient la belle-mère; elle rentre à point, — plutôt que sage-femme, entremetteuse! Bientôt, par une de ces échappées comme il s’en produit dans la vie quotidienne, l’homme aperçoit la trahison, l’infamie de sa compagne. Il la chasse de sa maison, il s’enfuit de son pays. Comment, alors, il se trouve dépravé lui-même, corrompu dans les moelles et jusque dans son cerveau d’artiste, c’est encore une partie de ce douloureux récit, et peut-être elle vaut la précédente. Tous les nerfs, toute la peau de cet homme se souviennent de cette femme ; loin d’elle, son imagination demeure inerte: à peine s’il peut vivre; il renonce à rien créer.

Une infidélité plus outrageuse, plus cruelle que les autres, lui fournit un prétexte : il arrive d’un trait chez la misérable, dans le palais qui est le temple de sa beauté vénale. Apparaît l’idole, rayonnant d’un nouvel éclat et comme assouplie par le vice, ointe par la luxure, exhalant sa senteur; elle approche, elle sourit à ce visiteur, dont sa chair, elle non plus, n’a pas oublié la chair : la colère de l’homme fond au feu du désir, l’ignominieuse folie le secoue des talons à la nuque et le jette en proie à cette admirable bête! Mais au milieu de la nuit, tandis qu’elle dort, il se reprend : si elle voit le jour, pense-t-il, ce jour éclairera ma honte, ma honte et le commencement d’un monstrueux servage ou bien d’une nouvelle torture! Et pour recouvrer sa liberté, pour retrouver aussi le calme de l’esprit et ressaisir la maîtrise de son imagination, après un baiser suprême, il la tue.

Navrante histoire, et de la première à la dernière ligne entièrement humaine!.. Ce n’est pas une fable inventée pour le service d’une thèse : au moins, il n’y paraît pas. Pierre Clemenceau est un homme, Iza est une femme; ni l’un ni l’autre ne sont les agens d’un moraliste. Aussi l’un n’est-il pas glorifié ni l’autre honnie plus que de raison : l’écrivain n’a point de colère contre celle-ci, point de faiblesse pour celui-là. Il dresse, au nom du meurtrier, l’inventaire des causes du meurtre et l’inventaire des causes de la faute ou des fautes qui ont provoqué cette violence : procès-verbal complet, mené jusqu’au bout avec clairvoyance, avec impartialité. On y voit comment le péché de la femme et le crime de l’homme furent nécessaires : plutôt qu’un justicier ou même qu’un assassin honorable, et qu’une suppliciée, il y a donc ici deux victimes. Hélas! c’est l’ordinaire vérité; mais, pour la faire éclater aux yeux de tous, ne faut-il pas une puissance peu ordinaire ? Une telle force, dans une telle entreprise, ne va guère sans la bonté : qui peut scruter ainsi et mettre au jour la conscience de l’homme et de la femme les prend tous les deux en pitié. Si l’écrivain laisse deviner dans cet ouvrage un sentiment personnel, c’est celui-là, de même que, s’il montre un souci, perpétuellement, c’est celui de rester sincère. Voilà, en fin de compte, la double vertu de ce livre et par laquelle, selon toute apparence, il durera : il est deux fois humain ! Il est marqué d’un caractère de vérité, d’un caractère de charité.

Une telle abondance, une telle qualité de substance morale, pouvait-on espérer de les transporter sans perte et sans dommage au théâtre? M. Dumas, sans doute, ne l’a pas pensé. A moins de montrer Pierre Clemenceau


Enfant au premier acte et barbon au dernier,


on laisserait dans l’ombre la cause, la première cause à laquelle toute la chaîne des autres était suspendue : son éducation. D’autre part, après sa première rencontre avec Iza et jusqu’à leur mariage, par quel sortilège rendre lisible, au feu de la rampe, le mystérieux tracé des progrès de leur amour? Comment surtout faire apparaître à cette lumière le travail de leur mutuelle dépravation? Enfin, après que l’homme a rejeté la femme, après que l’artiste a fui son modèle, comment révéler sur la scène la trépidation stérile de ses nerfs et le vide affreux de son cerveau? S’il ne se fût agi que des défenses opposées par la pudeur publique, j’imagine que M. Dumas, la sachant variable et la tenant pour suspecte, eût risqué une bravade; et peut-être il eût maté son adversaire. Mais les moyens faisaient défaut à l’art dramatique pour pousser le sujet jusqu’à cette perfection où le roman avait pu atteindre. Il y a tel ordre de phénomènes qui se laissent expliquer et ne se montrent pas; celui-ci est du nombre : le goût d’un épidémie pour un autre. On a fait l’expérience de cette vérité, au moins deux fois dans ces derniers temps, avec la Glu, avec Sapho : la plus subtile essence de l’œuvre de M. Richepin et de celle de M. Daudet s’est évaporée dans le passage du livre au théâtre. M. Dumas ne s’est pas soucié de décanter lui-même le jus précieux de sa vigne.

Mais un homme de bonne volonté s’est trouvé pour tirer de ce parfait roman le drame imparfait que négligeait le propriétaire, et c’est tant mieux; ce qui demeure de l’ouvrage primitif et ce qu’on en devine, c’est assez pour émouvoir plus vivement, plus noblement que ne font beaucoup de pièces toutes neuves: un peu d’humanité y palpite encore. Que dis-je, un peu! Au cœur de l’ouvrage, voici un morceau de réalité bien crue et bien vive : le ménage bohème d’Iza et de sa mère. A la fin, ramassée dans une scène où s’est marquée la griffe du maître, voici toute une tragédie, la plus rare à la fois et la plus vraisemblable, et la plus poignante : le duel suprême de l’homme et de la femme, de l’ange transformé en bête et de l’autre bête, que la première dévore!

Deux tableaux, pour commencer, — une scène d’atelier et le bal costumé, — se développent avec lenteur; mieux eût valu les réduire à un seul, plus rapide. L’exposition s’y fait maigrement: il y a quelque fatras alentour. Dans les renseignemens que donne le héros sur sa mère, — comme dans tout ce qui touche par la suite à cette bonne femme, — je ne retrouve pas la délicatesse à laquelle, dans le roman, une particulière piété filiale nous avait habitués. Apparemment, le jeune dramaturge, renouvelant les exercices de M. Dumas, a voulu prouver qu’il était fort, lui aussi, plus fort que cet Hercule; et c’est pourquoi il nous met sous le nez ses biceps, et les fait rouler terriblement. Par son ordre, le fils naturel se plaît à déclarer en termes exprès : « Ma mère est une fille-mère ! » Plus loin, à son instigation, et en vertu de ce même principe, l’ami du mari dit à la femme, sans que l’occasion l’y oblige : « Madame, vous avez un amant!.. » Et toute cette fâcheuse algarade que le romancier avait, pour ainsi dire, laissée dans la coulisse, M. d’Artois la met sur le théâtre avec une brutalité qui n’est pas sans gaucherie.

Mais déjà dans ce bal costumé, puis dans le petit logement de la comtesse Dobronowska et de sa fille, le caractère de l’une et de l’autre, celui de la première surtout, est mis en saillie. On l’a pris tout animé dans le livre, je le sais bien, mais je suis tenté de l’oublier, tant il paraît sur la scène plus éclatant de vie! c’est que toutes ses particularités sont ici traduites en actions; et que les moindres de ces actions ont la valeur de signes certains, et que les plus hasardeuses sont réglées avec un tact, une sûreté qui font honneur à la main d’un novice ; — Trop d’honneur ! dirais-je, s’il ne se trouvait heureusement une petite scène, au milieu de ce troisième tableau, assez mal conduite pour qu’on n’attribue pas cette partie de la pièce à M. Dumas. C’est de l’apparition de Serge que je veux parler, et je n’en parlerai pas davantage; mais je ne tarirais pas si je voulais énumérer tous les mérites de cette figure : l’incomparable mère d’Iza ! Courtisane autrefois fourvoyée dans le monde ou grande dame déclassée, besogneuse avec d’altières façons, mêlant au souci du pain quotidien et de la toilette du soir les orgueilleux souvenirs et les ambitieuses chimères, contrariant un mensonge par un autre et le renforçant par un troisième, jeûnant chez elle et nourrie au bal, digérant les sandwiches de la nuit en courant le matin au Mont-de-Piété ; l’esprit fertile en ressources, la conscience légère et dure, l’œil vigilant, la langue prompte, le verbe haut, le geste vif; au demeurant, adorant sa fille, mais l’adorant avec une admiration d’auteur pour son chef-d’œuvre et de maquignon pour sa plus jolie pouliche, ne laissant ni diriger ni traverser les projets de sa passion maternelle par le sens moral, astucieuse et cynique, familière comme une bonne femme et plus effrontée qu’un vieux diable, telle est Mme Dobronowska : depuis Mme Guichard, de Monsieur Alphonse, peu de personnages de théâtre ont reproduit aussi minutieusement, aussi aisément, toutes les grimaces de la vie. — Disons, sans plus attendre, que ce type merveilleux a trouvé une comédienne pour l’incarner à merveille, Mlle Tessandier. Sans indiscret empiétement, par le seul avantage d’un talent sincère, elle a pris le pas sur Mlle Cerny, qui prête cependant à Iza une mièvrerie bien séduisante; elle n’a laissé qu’à peine sa juste part de succès à M. Raphaël Duflos, qui donne à Clemenceau, comme il convenait, sa tenue sévère, son ardeur virile et sa brusque énergie.

La toile tombe sur ce misérable intérieur (celui de la comtesse), au moment où le héros, féru d’amour en moins de vingt-quatre heures obtient la main d’Iza. L’entr’acte qui suit, à mon humble avis, est trop intéressant: il est rempli de trop de choses, et de choses trop considérables; la lune de miel y tient tout entière. Quand le rideau se relève, Iza, qui s’annonçait simplement comme une gamine charmante et mal élevée, est déjà pervertie. Sa noirceur nous surprend; l’ami qui lui reproche ses méfaits nous étonne par sa grossièreté; sa belle-mère, qui meurt de chagrin, n’oublie rien, dans une agonie un peu longue, sinon de nous expliquer ce changement. — Restent deux tableaux. C’est dans l’avant-dernier que la colère de Clemenceau éclate : après ce coup de foudre, la femme gît d’un côté, la belle-mère de l’autre, à demi mortes d’épouvante; si quelqu’un avait sommeillé tout à l’heure, pendant les prières des agonisans, il serait réveillé de la bonne façon.

Mais le dernier, ah ! le dernier, il mériterait à lui seul qu’on veillât pour l’attendre. Voici Pierre Clemenceau revenu de son exil volontaire, admis en présence d’Iza, dans ce luxueux hôtel que paie la fantaisie d’un roi. Frémissans comme deux fauves dans la saison d’amour, le mâle et la femelle s’affrontent : les yeux luisans, le souffle court, ils se reconnaissent. Elle sent que son pouvoir sur ce malheureux n’est pas encore aboli ; émue elle-même, elle sent qu’elle peut encore user de lui pour son plaisir. Elle congédie les importuns, même sa mère : elle propose à l’époux, qui ne sera plus qu’un amant parmi les autres, le pacte de luxure. Si ce dialogue n’est pas de M. Dumas, à la bonne heure! c’est qu’un autre Dumas nous est né. Il a, celui-ci, la réplique aussi nette, le discours aussi rapide que l’ancien; et, pour finir, il a fait une trouvaille, celle d’un mot qui, dans son genre, vaut le « Qui te l’a dit? » d’Hermione : ils ne sont rien, ces mots-là, hors de leur place; dans le drame, ils sont le signe d’une révolution d’âme chez le personnage qui les prononce ou le signal d’une révolution chez celui qui les écoute. Clemenceau vient d’accepter l’infamie offerte; en se retirant, il jette ces paroles : « À ce soir! » Iza, prise à l’improviste, étourdiment, riposte : « Non, pas ce soir, je ne peux pas !.. » L’éclair de cette petite phrase dessille les yeux de l’homme, illumine à ses pieds l’abîme où il roule; par un effort désespéré, il s’arrête... Il saisit un couteau,.. il frappe au cœur; à peine l’arme enfoncée, il cueille le dernier soupir sur ces lèvres trop aimées, puis il laisse tomber le corps. — Ne pouvant, sur la scène, tenir ouverte pendant toute la nuit l’alcôve où s’achève le roman, quelle fin plus belle M. Dumas en personne eût-il imaginée ? Je ne serais pas étonné d’apprendre qu’il est assez content, — Et même assez fier, — de celle-ci.

Il s’est fait la part du lion, ce M. d’Artois ! Il ne laisse qu’un petit bout d’article à Shakspeare, voire à M. Legendre. Il est vrai que l’un et l’autre, à la rigueur, s’en pourraient passer : tous les Parisiens de Paris, depuis un mois, ont pris le chemin de l’Odéon, et plus d’un y retourne; Beaucoup de bruit pour rien, ô miracle! est à la mode cet hiver, comme Durand et Durand l’hiver dernier! Quiproquo pour quiproquo, je préfère celui du vieux Will à celui de M. Albin Valabrègue; ce jeune dieu du Palais-Royal a trop de bonne humeur pour s’en fâcher. Elle m’amuse et me charme, la comédie où gazouillent moqueusement Béatrix et Bénédict, — « ces deux merles de l’amour, a dit un poète[1], comme Roméo et Juliette en sont les rossignols. » Mais les rossignols y sont aussi! La première fois que, dans une fête, Claudio aperçoit Héro, ne dit-il pas à Bénédict : « Si Héro voulait être ma femme, je ne répondrais pas de moi, quand bien même j’aurais juré auparavant de ne pas me marier? » Ainsi Roméo : « Mon cœur a-t-il aimé jusqu’ici? Non; jurez-le, mes yeux! car, jusqu’à ce soir, je n’avais pas vu la vraie beauté. » Et, d’autre part, Juliette : « s’il est marié mon cercueil pourrait bien être mon lit nuptial ! »

Merles et rossignols, dans la forêt shakpearienne, volent capricieusement de taillis en taillis: leur coutume est de jouer aux propos interrompus. La nôtre est d’écouter plus volontiers des entretiens plus suivis : M. Legendre a su apprivoiser ces babillards et leur enseigner l’art de filer patiemment leur causerie. Avec une dextérité, une souplesse qui sont d’un délicat, il a dessiné un jardin dans la forêt, au moins un jardin à l’anglaise! Au lieu d’éparpiller cette comédie ailée en des fourrés innombrables, il l’a distribuée en huit bosquets.

Mais ce n’est pas tout : ces jolis merles sifflaient des airs libertins du XVIe siècle, et d’autres plus honnêtes, mais encore trop particuliers à l’époque, et ceux-ci et ceux-là trop particuliers à la Grande-Bretagne. Une race, une génération a son badinage ; la plaisanterie d’une ingénue ou d’un père noble de Shakspeare n’est pas celle d’une ingénue de M. Meilhac ou d’un père noble de M. Augier; sur la scène, elle scandaliserait les gens de ce pays et de ce temps-ci, — à moins qu’elle ne leur fût inintelligible! — M. Legendre a donc fait comme ce bon prince que Bénédict accuse en riant d’avoir volé un nid d’oiseaux : « Je veux seulement, réplique don Pedro, leur apprendre à chanter et les rendre ensuite à leur propriétaire. » Voilà justement l’obligeant procédé de notre auteur envers Shakspeare: il n’a voulu lui enlever ni son Bénédict ni sa Béatrix; il les a réduits seulement à chanter à la mode française. L’originalité de ce couple, il le fallait bien, s’en est trouvée atténuée : ce nouveau régime a tourné au profit de l’autre couple, celui des amoureux qui ne se moquent point. Héro, dont la fâcheuse aventure forme le nœud de l’intrigue, Héro et Claudio deviennent tout de bon les personnages principaux de la pièce, qui prend ainsi un caractère plus sentimental. Ajoutez que M. Legendre, après qu’Héro calomniée s’est évanouie, nous laisse croire jusqu’au dénoûment qu’elle est morte. J’avoue que cette mystification me paraît un peu trop sérieuse. Shakspeare était plus bénin : il rassurait les gens tout de suite, au moins ceux qu’il fallait rassurer, la famille et les spectateurs. Ce changement est le seul grave que M. Legendre ait opéré dans la fable; il a pourtant innové en ce point : plus shakspearien que Shakspeare, il a mis en action une scène racontée, cette pantomime calomnieuse jouée sur le balcon d’Héro, à laquelle son fiancé assiste avec le traître. Je me serais passé de cet embellissement. L’auteur d’un estimable Roger de Naples, M. Emile Blémont, réclame un peu bruyamment l’honneur de l’avoir inventé; je suis persuadé que M. Legendre n’a voulu lui rien prendre, et je ne crois pas qu’il lui doive grand’chose : qu’il lui abandonne l’objet du débat ! A sa place, je ne tiendrais guère à cette parade.

A quoi je tiendrais, par exemple, c’est à ces vers, comiques ou lyriques, mais toujours gracieux, et véritablement inventés : ils ne sont pas traduits, en effet, mais inspirés de Shakspeare. M. Legendre, évidemment, a lu Much ah about nothing, et, mis en humeur poétique, il a fermé le livre et commencé de rêver. Et dans son rêve a passé une musique légère, agile, nette et bien française, amoureuse aussi et caressante comme les mélodies italiennes, spirituelle avec Béatrix, attendrie avec Héro ; à défaut de ces traits rapides qui ne se peuvent répéter sans le reste, écoutez au moins cette cadence :


J’ai l’air de l’accuser! Au fond j’ai pitié d’elle!..
Est-elle heureuse? Non! Une félicité
Parfaite ne va pas avec tant de gaîté,
Et je plains Béatrix plus que je ne l’admire.
C’est le vide du cœur qui fait sonner le rire!..
Et, tenez, il est doux d’être aimée, il est doux,
Au milieu de ces fleurs, assise auprès de vous,
De songer que demain je serai votre femme;
Mais, pour vous exprimer tout ce que j’ai dans l’âme,
Claudio, je ne puis trouver de mots joyeux,
Et je sens que des pleurs me montent dans les yeux!


LOUIS GANDERAX.

  1. M. Anatole France.