Revue dramatique - 15 décembre 1921

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Revue dramatique - 15 décembre 1921
Revue des Deux Mondes7e période, tome 6 (p. 943-946).
REVUE DRAMATIQUE


COMEDIE-FRANÇAISE. — Aimer, pièce en trois actes par M. Paul Géraldy.


Trois personnages et, pour titre, un verbe à l’infinitif: tous les signes annonciateurs d’une comédie d’analyse. Ce théâtre nous est cher. Il est dans notre meilleure tradition. Les pièces de Jules Lemaitre furent un régal pour les lettrés. Et tout récemment nous faisions rôle au Maître de son cœur, de M. Paul Raynal, pièce à trois personnages, en trois actes et toute en nuances. Il faut savoir gré à M. Géraldy de s’être, à son tour, essayé dans ce genre où il a trouvé un joli succès. Son premier acte nous a charmés par une certaine finesse pénétrante, une manière distinguée de dire les choses et plus encore un art subtil de faire entendre celles qu’on ne dit pas. Qui ne sait que le son des mots importe bien plus que leur sens? Si, par la suite, la pièce nous a semblé quelque peu dévier, elle reste, jusqu’au bout, intéressante et délicate.

Hélène et Henri, depuis dix ans qu’ils sont mariés, abritent leur bonheur dans un château de la Charente. Ils s’aiment, mais ils s’aiment depuis dix ans. Ils sont heureux, mais d’un bonheur qui a dix ans de date. Ils analysent leur amour et dissèquent leur bonheur. Ils comparent. Ce n’est plus la fougue des premiers temps. A l’imprévu, aux découvertes et même aux heurts d’autrefois a succédé un bonheur tout uni. On se connaît, comme on connaît la vue de cette terrasse sur la Charente. Belle vue. Bonheur de tout repos. Hélène a beaucoup entendu dire que c’est le vrai bonheur, et elle fait des efforts sincères pour s’en convaincre. Bref, elle s’ennuie.

C’est cet instant précis qu’a choisi Henri pour lui présenter un de ses amis, Challange, et lui en faire le plus brillant éloge. Telle est, comme on sait, la spécialité des maris : ils mettent sur le chemin de leur femme celui que secrètement elle aspirait à rencontrer. Challange tout de suite s’est épris de la jeune femme, qui de son côté n’a pas laissé de lui trouver quelque attrait. Et comme Challange s’est annoncé pour cet après-midi, Hélène, qui est une honnête femme, fait son devoir : elle prévient son mari. Mais lui : « Tu ne m’apprends rien. J’ai tout vu, tout compris, les assiduités de Challange et, soit dit sans reproche, le brin de coquetterie par quoi tu ne l’as pas découragé. — Mais alors? — Alors, une femme n’est pas embarrassée pour écarter un importun. Je ne me soucie pas du rôle de mari croquemitaine. C’est à toi de lui signifier son congé. Je vous laisse. » Jusqu’ici passe encore. Henri n’excède pas son rôle de mari confiant. Hélas ! de la confiance à l’imprudence la limite est aisée à franchir. Henri, bientôt, sautera par-dessus, à pieds joints. Même, il exagérera. Il sera de ceux qui ne manquent pas une occasion de faire ou de dire ce qu’il n’aurait pas fallu. C’est fâcheux, parce que cela nous empêche de le plaindre : « Vous l’avez voulu, Georges Dandin. »

En petite femme loyale et qui veut rester fidèle à son mari, Hélène prie Challange de cesser ses assiduités. Mais il y a la manière. Celle qu’a choisie Hélène va précisément déclencher l’offensive de son persécuteur. Il ne s’est encore livré qu’à une cour discrète et n’a laissé que deviner son amour; maintenant il déclare sa passion, une passion violente, forcenée, sauvage, et, pour tout dire, romantique. Car c’est tout droit du romantisme que nous vient cet amoureux-bolide. Il est tout à fait 1830 : il date. En phrases de livre, il oppose à la platitude et à la monotonie de l’existence provinciale le mirage d’une vie d’aventures. On songe à ce charmant Village d’Octave Feuillet, qui parut ici même. Dans le bonheur paisible d’un vieux couple provincial le voyageur Tom Rouvière risquait de jeter le désarroi, en vantant les plaisirs de la grand route. Lui aussi, Challange est « le voyageur. » Il est venu pour arracher Hélène à cette vie qui n’en est pas une, à cette ombre de vie, et l’entraîner sur l’océan de la passion. Levez-vous, orages désirés ! Mais quoi ! le temps a marché depuis l’époque du Village, qui déjà marquait un retour au bon sens. L’agence Cook a beaucoup nui à la poésie des voyages. Et décidément nous n’avons plus l’âme romantique. Antony offrait à Adèle d’Hervey l’adultère et la mort: c’était quelque chose. Challange offre à Hélène de divorcer, pour devenir Mme Challange : cela n’a rien que de très bourgeois, de très prosaïque et de très quotidien. Au surplus, on imagine sans peine ce que peut être la vie avec cet ennuyeux personnage. En voilà un qui doit être insupportable dans l’intimité ! Hélène ne gagnerait pas au change.

Pourtant, il parait que cette phraséologie n’a pas perdu tout son effet, au fond des Charentes. Hélène est troublée. Son mari ne manque pas de s’en apercevoir; mais qu’y faire? Il assistera impuissant, mélancolique et résigné, à la catastrophe que, de ses propres mains, il s’est préparée. Le soir tombe. C’est le crépuscule du bonheur, c’est la fin d’un beau jour qui sombre dans la tristesse et dans le deuil.

Ce premier acte est un peu lent, un peu froid, un peu verbeux, mais d’une très agréable tonalité dans les demi-teintes. Maintenant nous voici lancés en plein drame. L’amoureuse inquiétude de la femme de trente ans a grandi. L’heure de la crise a sonné. Depuis trois jours que Challange n’est venu, Hélène est dans l’attente et dans l’angoisse. Son mari le voit clairement, suivant son habitude. Et, à l’heure où s’annonce Challange, il ne manque pas de s’effacer discrètement, toujours suivant son habitude. C’est un homme très bien élevé qui, pour rien au monde, ne dérangerait un tête-à-tête où il n’est pas invité.

Ici, grande scène de passion. Tout ce qu’on peut ramasser de phrases toutes faites sur les joies de la vie intense, Challange le débite dans un élan éperdu de déclamation. Pas un mot du cœur, tout un déballage de rhétorique démodée. Comme si le divorce était, de nos jours, un événement extraordinaire! Quitter un propriétaire charentais pour convoler avec un autre propriétaire charentais, la belle affaire ! C’est une des grandes fautes de la pièce, que l’amant y soit si peu intéressant, si peu séduisant. Nous n’arrivons pas à comprendre l’émoi d’Hélène. Elle est toute palpitante, la gorge serrée, le cœur bondissant. Elle lutte encore ou elle essaie de lutter. Finalement, ce cri lui échappe : « Je suis possédée. » Elle le dit: il faut l’en croire. Tout de même, cela nous étonne. Elle ne nous avait pas donné l’impression qu’elle eût un tempérament de grande amoureuse. Elle consent à suivre Challange. Et le mari? Fidèle à sa ligne de conduite, qui est la ligne de moindre résistance, il s’incline. Mais ici, sa passivité devient coupable. Sa sottise confine à l’odieux. Comment ! cette femme, cette jeune et charmante femme, qu’il a épousée par amour et qu’il n’a pas cessé d’aimer, au moment où elle va, dans une minute d’exaltation, commettre une irréparable folie, il n’essaie pas de la rappeler à la raison, au vrai de sa nature et de sa destinée ! Il n’a pas pour elle une parole de bonté ! Lui non plus, il ne trouve pas un mot du cœur ! Ce mari, ce bon mari, ne comprend pas que c’est un devoir quand une femme, et qui est votre femme, va se noyer, de lui crier gare. C’est le drame de sa propre vie qui se joue, et il y assiste en spectateur ! Mais il n’est vraiment que cela, un comparse ; moins encore, une ombre, un fantôme : il n’existe pas.

Au troisième acte, Hélène fait ses préparatifs de départ. Elle a des rangements à faire, des adieux à dire, l’adieu à la maison où elle s’est crue heureuse, aux choses parmi lesquelles elle a vécu dix années de sa vie. Alors, de tous les coins de cette maison, se lèvent les souvenirs. Les choses lui parlent et elles lui disent, toutes ces douces choses, qu’elle ne doit pas, qu’elle ne peut pas partir. Elle appelle son mari ; elle lui confie les photographies de l’enfant qu’ils ont perdu. Rappelez-vous la Robe d’Eugène Manuel. Ce souvenir de l’enfant disparu, voilà le lien, voilà ce qui entre deux êtres fait l’union indissoluble. Challange n’a pas connu, aimé, pleuré cet enfant. Alors il ne sera jamais pour la mère du petit mort qu’un étranger. La crise est passée, le ménage est raccommodé : Challange peut reprendre son bâton de voyageur.

J’ai noté à mesure les incertitudes et les défaillances de cette pièce, aimable, délicate, où manque un certain degré de vigueur dramatique. Les personnages agissent peu et parlent beaucoup, Hélène surtout, qui est intarissable. Ils parlent d’ailleurs une langue soignée, et s’expriment avec élégance et distinction, en personnages de comédie qui se savent admis à exposer leurs affaires de cœur sur les planches de la Comédie-Française et qui sont, comme il convient, pénétrés et respectueux de l’honneur qui leur est fait.

Mlle Piérat a été charmante au premier acte. Aux actes suivants elle a trop appuyé sur la note sentimentale et larmoyante. M. Alexandre a joué avec beaucoup de tact le rôle, souvent difficile, du mari. M. Hervé, dans le rôle de Challange, en a souligné et accentué les défauts.


RENE DOUMIC.