Revue des Romans/Maria Edgeworth

Revue des Romans,
recueil d’analyses raisonnées des productions remarquables des plus célèbres romanciers français et étrangers.
contenant 1100 analyses raisonnées, faisant connaitre avec assez d’étendue pour en donner une idée exacte, le sujet, les personnages, l’intrigue et le dénoûment de chaque roman.
1839


EDGEWORTH (miss Mar.),
romancière anglaise, née à Edgeworth-Town, en Irlande.


BELINDE, conte moral, 4 vol. in-12, 1802. – À dix-huit ans, Belinde fut placée par lady Stanhope, sa tante, auprès de lady Delacour, femme à la mode, jouissant d’une immense fortune et de la réputation de femme d’esprit, objet de l’amour et de l’envie des femmes, et tournant sans cesse dans un cercle de bruyants plaisirs. Belinde, quoique jeune et sans expérience, sut conserver dans le tourbillon du monde les qualités aimables qu’elle reçut de la nature. Elle est bientôt remarquée par lord Harvey, un des hommes les plus aimables de Londres, et elle n’est pas insensible à ses soins, mais c’est tout ce que l’auteur nous apprend à ce sujet ; on voit que dans le conte il a sacrifié l’amour pour tracer le portrait principal, celui de lady Delacour. Un jour, Belinde, revenant d’un bal où lady Delacour avait développé tout le brillant de son esprit, la félicitait sur son étonnante gaieté. Étonnante, en effet, dit lady Delacour, au moment de mourir ; l’étonnement de Belinde fut extrême. Alors milady la conduit dans son boudoir ; elle essuie son rouge par un mouvement brusque et violent, puis, se tournant du côté de Belinde, elle lui fait remarquer ses traits livides, ses yeux enfoncés, ses joues creuses. « Vous êtes étonnée, lui dit-elle, eh bien ! voyez : » en achevant ces mots, elle découvre son sein dévoré d’une large plaie. « Ah ! plaignez-moi ; mon âme est tourmentée de maux incurables, comme mon corps. » Lady Delacour lui raconte alors toutes les circonstances de sa vie ; cette femme si belle, si aimable, qui paraissait si heureuse, était martyre de l’ambition de plaire ; esclave des faux plaisirs, elle avait tout sacrifié pour la réputation de femme à la mode.


LA MÈRE INTRIGANTE, 2 vol. in-12, 1811. – Madame de Beaumont, dans les plus simples affaires de famille, ne va jamais à ses fins par les chemins les plus droits et les plus courts ; elle ne s’avance que par des souterrains et par des détours ; sa marche est toujours cachée, oblique et tortueuse ; elle est mystérieuse en tout et ne met de franchise dans rien ; elle attache de l’importance à ses moindres gestes, à ses moindres mouvements ; enfin, Mme de Beaumont est une femme qui n’a jamais cherché, dans aucun de ses mouvements, que l’effet qu’ils devaient produire sur les autres, et qui, dans les effets qu’elle a cherché à produire, a toujours envisagé un but plus ou moins éloigné, et toujours arrêté. Le but de toute sa profonde politique est le mariage de son fils et de sa fille : ces deux jeunes gens sont aussi ingénus que leur mère est artificieuse. Elle veut les marier à son gré, contre leurs penchants, et finit par n’y point réussir ; toutes ses finesses, toute sa dextérité, échouent contre la simplicité, la droiture et la franchise des autres personnages, qui ne sont que de bonnes gens, et qui ne se piquent pas du tout de finesse. L’auteur s’est plu particulièrement à développer le caractère du vieux et riche négociant Palmer, et à l’opposer à la fausseté et à la duplicité de Mme de Beaumont ; mais tout l’intérêt se réunit sur la personne du capitaine Valsimgham, jeune officier de marine d’une bravoure signalée par plus d’une action d’éclat, d’un dévouement à toute épreuve dans l’amitié, d’une candeur admirable dans l’amour, et qui, malgré les ruses de Mme de Beaumont, obtient la main de sa fille qu’il aimait, dont il était aimé presque dès l’enfance, et que la mère voulait marier à un certain John Hunter, espèce de fat très-ridicule, d’un égoïsme insupportable, d’une vanité, d’une morgue, d’une suffisance sans bornes ; c’est tout le contraire du capitaine Valsimgham, et l’auteur a très-habilement mis ces deux figures en opposition. Mais comme il ne suffit pas de bien peindre des caractères dans un roman, et comme il faut qu’un roman renferme de plus quelque chose de romanesque, le capitaine Valsimgham est le héros d’une aventure dont une demoiselle renfermée dans un couvent est l’héroïne ; il la tire de captivité ; elle descend, à l’aide d’une échelle, le long des murs du couvent, dans les ténèbres et le silence de la nuit. Cette aventure, qui ne semble être accordée qu’à une vaine curiosité, se rattache au fond même de l’ouvrage, et fournit à la fin un incident qui achève de confondre les vues intéressées et la savante politique de l’astucieuse Mme de Beaumont. – Le premier mérite de cet ouvrage est donc de rouler sur le développement d’un caractère, et non sur un imbroglio d’aventures plus ou moins invraisemblables. Il y a peu d’intrigues dans la mère intrigante ; quant à l’instruction morale, elle se réduit à ce principe : que les parents ne sauraient mettre trop de franchise et de droiture dans leurs relations avec leurs enfants.

L’ENNUI, ou Mémoires du comte de Glenthorn, traduit par Mme E. de Bon, 3 vol. in-12, 1812. – Aux causes générales d’ennui, communes à tous les peuples, les Anglais en joignent une particulière tirée de l’influence de leur climat ; aussi passent-ils pour être, et sont-ils réellement, les mortels les plus ennuyés de l’Europe. Cette triste disposition a chez eux des effets plus graves, et s’y termine souvent par de tragiques résultats. C’est donc chez eux que naturellement devait naître l’idée de faire un roman dont l’ennui est le sujet, puisque c’est chez eux qu’il semble avoir plus particulièrement fixé son empire, et que l’on trouve les plus parfaits modèles des personnes ennuyées. Tel est incontestablement le comte de Glenthorn, dont miss Edgeworth nous a transmis les mémoires. Miss Edgeworth est connue en France et en Angleterre par plusieurs productions ingénieuses et spirituelles, pleines d’observations fines et délicates, et surtout d’une morale excellente ; les Anglais pensent qu’elle s’est surpassée dans l’Ennui, dont les journaux littéraires les plus accrédités ont rendu le compte le plus favorable. Voici la traduction du jugement qu’a porté de ce roman la Revue d’Édimbourg : « De tous les romans de miss Edgeworth, l’Ennui est peut-être le meilleur et le plus amusant : il est aussi varié et plus riche en caractères, en incidents et en réflexions qu’aucune narration anglaise que nous connaissions ; les caractères irlandais sont tracés avec une vivacité, une précision, une délicatesse, qui nous font douter qu’on puisse leur rien comparer en ce genre. » C’est surtout par la peinture de personnages singuliers et bizarres, ou de caractères nobles et aimables, que se distingue ce roman. Il y a peu d’événements, du moins dans les deux premiers volumes ; mais ce qui vaut mieux que des événements romanesques, on y rencontre beaucoup de tableaux de société vrais et naturels, d’observations d’une grande finesse, de réflexions ingénieuses et spirituelles. Le héros du roman, de tous les mortels le plus ennuyé, n’est cependant jamais ennuyeux ; il se fait même aimer, ce qui est bien rare de la part de ceux qui sont attaqués de cette triste maladie de l’ennui ; mais il en peint si naïvement tous les effets, il démêle si délicatement tous les ressorts qui le font agir, lorsqu’il agit, il raconte avec tant de modestie ses fautes, ses erreurs, ses faiblesses, et même ses belles actions, qu’on est convaincu qu’il avait reçu de la nature le plus noble caractère et les plus heureuses dispositions, et que ses défauts lui viennent des vices de son éducation, pendant laquelle, déjà maître d’une immense fortune, tous ses désirs sont prévenus, toutes ses passions flattées : de là le dégoût et la satiété de toutes choses, l’ennui enfin ; et l’ennui porté à un tel excès, que dès les premières pages du roman le héros est bien résolu à finir sa triste existence par un coup de pistolet. Il choisit pour cette belle expédition le jour même de son anniversaire ; heureusement pour lui un cruel accident le tue presque, ce qui l’empêche de se tuer tout à fait. Il vit donc, s’ennuie toujours, et bâille continuellement. Dans le troisième volume il y a plus d’événements, et surtout d’événements extraordinaires. Le comte de Glenthorn n’est point le comte de Glenthorn ; c’est un enfant changé en nourrice : le véritable comte est un forgeron couvert de charbon et de fumée. De là résultent des situations dramatiques, des réflexions philosophiques sur les compensations humaines dans les divers états, etc., etc. L’ex-comte de Glenthorn, maître de garder un secret qui n’est connu que de lui seul, restitue la fortune au véritable propriétaire, et se résout courageusement à devoir son existence à son travail. L’activité que lui inspire la nécessité, ses lumières naturelles, les amis que lui a procurés la noblesse de sa conduite, le placent bientôt à un rang honorable dans le barreau. Un amour véritable, qui est venu l’animer de ses craintes et de ses espérances, contribue à son bonheur et à sa fortune. Enfin, les excès du nouveau propriétaire de Glenthorn, en abrégeant ses jours, font retomber son château et ses domaines à une jeune parente à laquelle il était substitué, et cette parente est la femme qu’aime et qu’a épousée l’ancien comte ; mais il n’y portera plus son ennui, il sait à présent comment on arrive au bonheur, et il n’oubliera pas la recette.


FANNY, ou Mémoires d’une jeune orpheline et de ses bienfaiteurs, traduit par Joseph Joly, 3 vol. in-12, 1812. – Lord Ellincourt, jeune seigneur de Londres, avait un attachement très-vif pour une petite chienne nommée Fau ; il vint à la perdre, on fit des recherches qui n’aboutirent à aucun résultat. Un des amis de lord Ellincourt imagina de lui lire, en changeant quelques mots, un avertissement inséré dans les papiers publics, annonçant qu’une jeune fille, répondant au nom de Fanny, avait été déposée et abandonnée dans un pensionnat, qu’on se lassait de la garder, et que si on ne venait bientôt la reprendre, elle allait être renvoyée. Le lecteur infidèle substitua petite chienne à jeune fille, et le mot pendre à celui de renvoyer. Le lord furieux courut en toute hâte à la pension, où, après un quiproquo assez prolongé, l’institutrice, au lieu d’une petite chienne, amène une jeune fille de dix ans, belle comme un ange. Instruit de sa méprise, le lord est touché de la situation de la pauvre Fanny, il oublie le motif de sa visite, se déclare le protecteur de l’aimable enfant, se charge de sa fortune, et, ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est qu’il n’en devient pas amoureux et qu’il ne l’épouse pas. — Fanny diffère essentiellement des autres ouvrages de miss Edgeworth. À la peinture de caractères vrais et d’une originalité piquante, tels qu’il s’en rencontre assez souvent dans la société, elle a substitué celle de caractères ou extrêmement romanesques, ou extrêmement communs. Ses personnages sont de véritables héros de mélodrame ou d’odieux scélérats, plus faits pour figurer à la cour d’assises que dans les romans ; ou des êtres d’une perfection monotone, longtemps victimes de ces scélérats, dont ils triomphent enfin par des événements inespérés, et dont les triomphes miraculeux n’intéressent pas plus que leurs malheurs sans vraisemblance. Ces malheurs sont le fruit de mariages clandestins ; de là des parents furieux, des amants infortunés, assassinés même quelquefois ; des enfants sans nom, sans existence, sans appui, enlevés à des pères éperdus, à des mères éplorées ; des usurpations de terres et de titres ; puis viennent des duels, des coups de pistolet, des châteaux asiles des tyrans, des tours, des cavernes peuplées de religieuses, etc., etc. Enfin, les personnages morts, ou crus tels, ressuscitent ; les femmes sont réunies à leurs époux, les enfants à leurs parents, et les amants qui n’étaient pas encore mariés se marient. Après avoir lu l’Ennui, les Protecteurs et les protégés, et plusieurs autres charmants ouvrages sortis de la même plume, on est porté à croire que Fanny n’est pas une production de miss Edgeworth.


SCÈNES DE LA VIE DU GRAND MONDE, traduit par Dubuc, 7 vol. in-12, 1813. – Les Scènes de la vie du grand monde se composent de trois nouvelles : L’Absent, ou la Famille irlandaise (3 vol.) ; Émilie de Coulanges (1 vol.) ; Vivian ou l’Homme sans caractère (3 vol.). Ces romans sont absolument étrangers l’un à l’autre, et n’ont d’autres rapports que la peinture de ridicules très-divers, qui appartiennent à la même classe de la société.


L’ABSENT, ou la Famille irlandaise, 3 vol. in-12, 1813. – Miss Edgeworth s’est proposé de peindre dans ce roman un ridicule qui ne peut exister qu’en Angleterre, la manie qu’ont les riches propriétaires irlandais, qui méprisent leur pays et négligent leurs biens, de venir s’établir à Londres pour se ruiner honorablement dans la bonne compagnie. — Lady Clonbrony, dame irlandaise établie à Londres, donne, à l’ouverture du roman, une fête magnifique pour cacher le projet d’un mariage qu’elle voudrait assurer à son fils, lord Colambre, jeune homme du plus rare mérite. Le caractère de lady Clonbrony se compose d’un amour prodigieux pour la magnificence, et d’un grand mépris pour l’Irlande. Lord Clonbrony ne partage pas les préjugés de sa femme, mais il favorise ses dépenses, et tout en aimant l’Irlande, il se ruine à Londres. La famille irlandaise se compose encore d’une jeune parente très-aimable et très-intéressante, miss Nugent, qu’aime passionnément lord Colambre, qui, dès qu’il a soupçonné qu’on veut l’unir par des vues d’intérêt à miss Broadhurst, noble et riche héritière, repousse une proposition offensante pour sa délicatesse. — Il n’y a dans ce plan rien que de fort simple, mais il s’y mêle des peintures de mœurs et des caractères fort piquants : la magnificence des fêtes anglaises, les détails du luxe, la hauteur des grandes dames, le persifflage de la haute société, y sont rendus avec beaucoup d’exactitude. Les mœurs irlandaises sont ensuite l’objet d’une semblable description, qui n’est pas toujours à l’avantage de l’Angleterre. Lord Colambre étant revenu en Irlande pour examiner l’état de ses biens, prend des idées nouvelles sur sa patrie, chasse ses intendants fripons, afferme ses terres avantageusement, et rétablit les affaires de sa famille. Pendant qu’il est occupé de tous ces détails, on calomnie miss Nugent, l’objet de sa passion, en supposant qu’elle est d’une naissance fort incertaine ; heureusement il prend des informations, découvre que le père et la mère de miss Nugent étaient bien légalement mari et femme, se marie, et l’on va faire les noces en Irlande, où lord et lady Clonbrony, revenus de leur anglomanie, rentrent avec plaisir dans leur château.

ÉMILIE DE COULANGES, traduit par Dubuc, 1 vol. in-12, 1813. — Le principal but de miss Edgeworth, dans la composition de ce roman, paraît avoir été de montrer combien sont, en quelques circonstances et avec de certains caractères, difficiles et scabreuses les relations entre les bienfaiteurs et les personnes obligées. Émilie de Coulanges est une Française jetée avec sa mère en Angleterre par les orages de la révolution, qui les a laissées sans aucune ressource. Mme de Coulanges est un personnage assez ridicule, qui regrette trop, et quelquefois sans dignité, son ancienne opulence, ses châteaux, les belles glaces de ses appartements ; elle est légère, étourdie, coquette, à un âge et dans une situation où ce serait un devoir d’être plus réfléchie. Émilie est l’héroïne du roman, et miss Edgeworth s’est plu à verser sur elle les dons les plus heureux, toutes les qualités, toutes les grâces, et à la douer surtout de l’âme la plus sensible, du caractère le plus solide, le plus noble, le plus généreux. Remplie de la plus tendre reconnaissance envers mistress Somers, qui, l’ayant accueillie avec sa mère, leur a prodigué ses bienfaits avec une libéralité et une munificence extraordinaire, à combien est mise son exquise sensibilité par l’humeur inégale, par le caractère inconstant et soupçonneux de sa bienfaitrice ! Jamais il n’y en eut de plus ingénieux à tout dénaturer par de fausses interprétations, à tout corrompre par des conjectures sans fondement et sans raison. Il est vrai qu’elle revient bientôt franchement de ses injustes préventions, mais c’est pour y retomber aussitôt par les efforts qu’elle fait ou qu’on fait pour éviter de nouvelles défiances. Émilie est en vain un vrai prodige de bonté, de sensibilité, de reconnaissance, de grâce ; le travers d’un esprit, plein cependant de grandes et de généreuses qualités, empoisonne tout, ses paroles, son silence, sa gaieté et sa tristesse, les démonstrations de sa tendresse, et la contrainte qu’elle s’impose pour la renfermer au fond de son cœur et ne pas en fatiguer sa bienfaitrice. C’est dans des conversations adroitement amenées et de petits incidents ingénieusement imaginés pour développer ces trois caractères, et dans les altercations que leur opposition doit amener, que consiste tout le roman.


VIVIAN, ou l’Homme sans caractère, traduit par Jos. Joly, 3 vol. in-12, 1813. — Vivian est un jeune seigneur doué de fort heureuses qualités ; il a de l’esprit, de l’instruction, beaucoup de noblesse dans l’âme, de l’élévation dans les sentiments, de l’élégance dans les manières ; mais de si belles dispositions sont gâtées par une irrésolution qui, le faisant flotter entre tous les partis, le met à la merci de tous les intrigants qui veulent s’emparer de lui, et par une facilité de caractère qui ne lui permet jamais de résister au dernier qui lui parle : c’est ainsi qu’il agit presque toujours contre les lumières de son propre jugement, quelquefois même contre le cri de sa propre conscience. Vivian ne savait pas dire non ; quelquefois cependant, mais rarement, il veut se roidir contre cette pente funeste, et alors il ne manque pas de mépriser un salutaire avis pour faire voir qu’il ne se laisse point conduire, de prendre un mauvais parti pour montrer du caractère. Tel est Vivian dans sa conduite habituelle ; tel est aussi Vivian dans ses amours. Il aime d’abord une jeune personne charmante, pleine de grâces et de vertus, à qui il inspire les mêmes sentiments. De grands obstacles s’opposent à l’accomplissement de ses vœux ; il parvient cependant à aplanir ces obstacles : maître de son bonheur, il le diffère sous des prétextes assez légers, toujours épris toutefois, toujours bien décidé, à ce qu’il croit, à s’unir avec l’objet de son amour. Cependant il fait connaissance avec une coquette qu’il n’aime point, qu’il n’estime point ; cent fois il veut la quitter, mais de petites considérations l’enlacent de jour en jour, et enfin il se laisse persuader de l’enlever, ou plutôt il se laisse enlever par elle. Bientôt honteux de sa conquête, honteux de lui-même, il veut mettre ses regrets, ses remords et de nouvelles protestations d’amour aux pieds de Sélina sa première passion ; mais Sélina, éclairée sur le défaut de caractère de Vivian, le regardant comme incorrigible, désespérant de pouvoir le fixer et le rendre heureux, le plaint, l’aime toujours et le refuse. Vivian est au désespoir ; mais il ne tarde pas à devenir amoureux d’une jeune personne charmante à qui il ne peut faire partager ses sentiments, et dont il finit par épouser la sœur, à qui il a inspiré une vive passion, mais qu’il n’aime point du tout, aux bonnes qualités de qui il ne sait pas rendre justice, qu’il rend malheureuse malgré ses excellentes et généreuses intentions, et par qui il est malheureux lui-même, malgré l’amour qu’elle lui porte : le caractère des quatre femmes que Vivian aime successivement, ou qu’il croit aimer, ou qu’il espère pouvoir aimer dans la suite, offre des coups de pinceau pleins de vérité et de finesse. Telle est l’histoire très-abrégée de ses amours. Sa conduite politique, civile et sociale, offre encore plus d’irrésolutions, de contradictions et d’inconséquences déplorables, et se termine par une catastrophe plus déplorable encore.


CONTES À MON FILS, 2 vol. in-12, 1813, traduit par Th. Bertin. Le titre anglais est Contes à l’usage du peuple. – La nature humaine, lorsqu’elle est bien peinte, offre toujours des tableaux agréables et instructifs : elle est en général à peu près la même dans toutes les classes ; des nuances plus délicates et un vernis extérieur ne la changent point essentiellement au fond, et miss Edgeworth la connaît bien ; elle pénètre avec finesse dans les replis du cœur humain ; elle place les personnages dans des situations où ils révèlent sans le vouloir leurs pensées secrètes ; et ces révélations, toujours naturelles, sont souvent plaisantes et comiques. — Le premier des Contes à mon fils, intitulé le Testament, est fort intéressant et offre le contraste, souvent plaisant, de trois caractères fort divers, et dont deux sont même tout à fait opposés. Dans le second, qui a pour titre la Loterie, l’auteur est descendu à des détails trop petits, dénués d’intérêt, et à des tableaux de mœurs trop dépourvus d’agrément. La plupart des autres contes offrent toutes les qualités qu’on trouve dans le premier et les défauts que nous signalons dans le second. Mais il est deux contes qui se distinguent de tous les autres ; l’un par la nature même du sujet, le lieu de la scène, la qualité des personnages ; l’autre par sa supériorité. Le premier est un conte oriental, dans lequel miss Edgeworth combat la doctrine de la fatalité, que la religion de Mahomet inculque fortement dans l’esprit des Orientaux : le récit d’Hassan le malheureux, fortement imbu de cette doctrine, est drôle ; celui de Saladin le fortuné, persuadé que son bonheur est le fruit de ses réflexions, est très-divertissant. Mais le meilleur de tous les contes du recueil est sans contredit celui qui a pour titre Demain : le fond en est très-moral, les détails extrêmement spirituels et piquants. C’est un récit très-plaisant de toutes les infortunes de M. Bazile le libraire, qui a la malheureuse habitude de remettre les choses au lendemain, de ne s’en occuper qu’à la dernière extrémité, et de croire qu’il lui restera toujours assez de temps, ce qui rend nulle la moitié des bonnes intentions de sa vie. Les événements où ce défaut se reproduit d’une manière vraiment comique, et les inconvénients qui en résultent, sont en général imaginés avec beaucoup d’esprit. Parmi les plus naturels, nous citerons le suivant : « J’étais éditeur en même temps que libraire, dit M. Bazile, et je me trouvais journellement assailli par une foule d’auteurs qui se plaignaient continuellement des lenteurs que, par suite de ma manie de remettre toujours les choses au lendemain, j’apportais dans la publication de leurs manuscrits, ce qui souvent était préjudiciable à leurs intérêts. Porté par mon mauvais génie à la pitié comme à l’indolence, il m’arrivait souvent, pour leur faire prendre patience, d’avancer de l’argent aux auteurs nécessiteux, et bientôt ils apprirent à tirer parti de ma négligence. Un de ces auteurs dont j’avais non-seulement différé de publier, mais encore dont j’avais égaré le manuscrit, et qui s’en doutait, vint me trouver furieux. Je descendis l’escalier sans avoir aucune excuse prête. « Monsieur ! s’écrie-t-il en retenant sa colère, comme vous croyez au-dessous de vous de publier mon ouvrage, je vous prierai de vouloir bien m’en rendre le manuscrit. — Monsieur, je vous prie d’avoir un peu de patience ; il paraîtra le printemps prochain. — Pour le printemps, morbleu ! Je ne veux pas entendre parler de printemps. Ne m’aviez-vous pas dit qu’il devait être mis en vente à Noël, puis en juin, puis à la Pentecôte ? — Je vous demande bien pardon, monsieur, mais la multiplicité de mes affaires…. — Écoutez, monsieur Bazile, je ne suis pas venu ici pour entendre des excuses banales ; mon ouvrage doit être immédiatement imprimé et mis au jour, et je vous prie de me rendre mon manuscrit. — Monsieur, il vous sera remis demain matin. — Demain matin, monsieur, ne prendra point avec moi ; j’ai déjà assez de vos demains depuis quinze mois. Je ne sors point d’ici sans mon manuscrit. » Le pauvre Bazile, forcé dans ses derniers retranchements, est obligé d’avouer qu’il a perdu le fatal manuscrit. L’auteur assure qu’il en a refusé 12 000 fr. ; il attaque M. Bazile devant les tribunaux, et le malheureux libraire est condamné à 12 000 fr. de dédommagement.

LES DEUX GRISELDIS, traduit par Dubuc, 2 vol. in-12, 1813. — Une de ces histoires seulement est de miss Edgeworth, l’autre est de Chaucer. – Griseldis est un ancien conte fait en l’honneur des femmes, que le plus ancien des poëtes anglais, Chaucer, imita en anglais ; c’est cette imitation qui précède la traduction de la Griseldis de miss Edgeworth. La nouvelle Griseldis ne ressemble guère à l’ancienne ; c’est une Griseldis de Londres ou de Paris, femme très-jolie, très-aimable, très-spirituelle, pleine de talent et d’agrément, ayant par tant d’heureux dons et de qualités charmantes un grand ascendant sur l’esprit de son mari, mais cherchant toujours à accroître cet ascendant, à étendre son empire, à subjuguer de plus en plus ce pauvre mari, voulant que sa dépendance soit marquée dans tous les instants de la journée, et remarquée par tout le monde. Le bon mari, aimant sa femme, aimant la paix, fait tout ce qu’il peut pour plaire à l’une et conserver l’autre : vains efforts ! ce sont des plaintes continuelles, des disputes interminables. Griseldis a des fantaisies si singulières ! il faut bien hasarder quelques douces représentations ; on lui prouve, avec tout l’art et l’esprit imaginables, que ces représentations sont fort déplacées, que ce qu’on désire est fort raisonnable. S’y soumet-il ? il y a toujours quelque chicane à lui faire sur la manière dont il se soumet. Se révolte-t-il ? tous les manéges de la coquetterie ou de la sensibilité sont mis en œuvre pour réprimer une aussi dangereuse rébellion, et le ramener à sa déférence accoutumée. D’autres fois, on emploie une autre tactique, on le désole par toutes les assurances d’une soumission aveugle et sans bornes, d’une obéissance d’esclave. Il y a encore dans ce petit roman un autre personnage, Emma, véritable modèle des femmes, dont la douceur angélique parvient quelquefois à ramener le calme entre les deux époux.

LE MODÈLE DES FEMMES, traduit par Mme E. de Bon, 2 vol. in-12, 1813. – Rien n’est plus opposé à la manière véritable de miss Edgeworth que cette composition, où l’on trouve des incidents romanesques et usés, des duels, des enlèvements, des incendies, une innocente victime de la séduction qui devient folle, et remplit tout le roman de ses discours sans suite, de ses folies sentimentales. Il y a toutefois beaucoup de talent dans la manière dont l’auteur a su porter la plus grande partie de l’intérêt sur l’héroïne, sans affaiblir celui que doit inspirer la pauvre folle.

LES PROTECTEURS ET LES PROTÉGÉS, traduit par J. Cohen, 5 vol. in-12, 1816. – En général, tous les ouvrages de miss Edgeworth, et principalement celui-ci, sont moins des romans que des portraits, des caractères, des scènes de comédie ; ce n’est point une curiosité vive, impétueuse, insatiable, qu’elle prétend exciter ; c’est un esprit observateur qu’elle veut satisfaire. Elle imagine un but moral, le poursuit à travers de fréquentes digressions, y fait souvent concourir une grande foule de personnages, oublie très-souvent et très-longtemps les principaux, y revient, et les retrouve pour les abandonner encore et aller chercher les autres, ou en introduire de nouveaux. Le premier mérite de ses romans, c’est la peinture des mœurs de la société ; c’est une analyse fine, enjouée, et cependant assez profonde du cœur humain, de ses secrets mystères et de ses nuances les plus délicates. — Lord Oldborough est un ministre anglais qui a beaucoup d’étendue dans l’esprit, d’élévation dans l’âme, de générosité dans les sentiments ; ses défauts mêmes dérivent d’une passion toujours noble, celle d’être utile à son pays ; tel est l’homme que miss Edgeworth a destiné à représenter les protecteurs et à nous en dégoûter. C’est dans la famille Percy qu’elle a mis ses principaux acteurs et ses personnages vertueux. M. Percy le père est de plus assez intéressant : c’est bien là le caractère d’un gentleman plein de probité, d’honneur, de lumières, et préférant aux faveurs de lord Oldborough, qui savait l’apprécier, sa liberté et son indépendance. Sa femme, Mme Percy, est assez insignifiante. Ses trois fils, l’un militaire, l’autre médecin, et le troisième avocat, tous les trois fort vertueux, servent, par la diversité de leurs professions et la multitude de leurs relations, à faire ressortir un grand nombre de caractères divers ; mais ils se rattachent à une foule d’incidents dont la plupart ont peu d’intérêt, et ce qu’il y a de pis, c’est que Caroline Percy, l’héroïne du roman, est d’une perfection froide qui n’inspire au lecteur qu’une froide admiration. La famille Falconner est la contre-partie de la famille Percy ; elle se compose du même nombre de personnes, le père, la mère, trois fils qui ont aussi trois états différents, l’un diplomate, l’autre ecclésiastique, et le troisième militaire, et deux filles qui aspirent fort à changer le leur. Ce sont les protégés : tout leur prospère d’abord ; Falconner le père est un homme très-adroit, qui saisit parfaitement toutes les occasions de se rendre utile et agréable à son protecteur, qui calcule très-bien tous les moyens et toutes les chances de succès, mais son âme étroite ne saurait deviner tout ce qu’il y a de grand et d’élevé dans l’âme du ministre. Mme Falconner est bien plus habile encore : elle sent sa supériorité et en abuse quelquefois, ce qui produit entre elle et son mari des débats assez plaisants. — Tels sont les principaux personnages que miss Edgeworth met en jeu dans son roman, qui, malgré ses longueurs et ses digressions, malgré la multiplicité des épisodes et des incidents, souvent peu intéressants, porte l’empreinte d’un talent peu commun, et sera toujours lu avec plaisir.

ORMOND, traduit par Defauconpret, 3 vol. in-12, 1817. — Il ne faut pas chercher dans ce roman le développement de passions vives et fortes, les écarts de l’amour, ses folles joies et ses douleurs plus folles encore ; mais si on n’y trouve pas de ces grands événements, de ces aventures périlleuses qui font la ressource des romanciers ordinaires, et dont les romanciers habiles surent aussi se servir quelquefois, on y trouve des caractères bien tracés, une peinture fine, délicate, ingénieuse des travers de la société, et la connaissance parfaite des petites ruses du cœur humain. Ormond est un jeune homme dont l’éducation a été négligée, vertueux par sentiment, étourdi, vif, emporté par caractère, qui se distingue de la foule par une ferme volonté, et qui, toujours prêt à commettre une faute, s’arrête toujours à temps. Son tuteur, sir Ulick O’Shane, homme séduisant, aimable, né pour être bon, est un être dont l’ambition a dépravé le cœur, et qui a payé les faveurs de la fortune de sa réputation, de sa conscience, de son repos ; cupide, il veut paraître spéculateur profond ; dissipateur, il affecte la générosité ; astucieux, il feint d’être bonhomme ; ardent ami des gens puissants, on l’a vu, dans la lutte des partis, vendre sa voix au vainqueur, et abandonner sa religion pour une place au parlement. En opposition à ce caractère, l’auteur a mis celui de Cornélius O’Shane, seigneur des îles Noires, qui n’a d’autre faiblesse que celle de se croire roi de ce petit univers ; c’est un de ces caractères primitifs, francs, naturels, qu’on rencontre encore quelquefois en province. Dès le commencement du livre, une aventure malheureuse éloigne le jeune Ormond de la maison de son tuteur. Il a recours à l’hospitalité du roi Cornélius, qui le reçoit tambour battant, mèche allumée, au son d’une musique barbare, au bruit de toute l’artillerie de son royaume, et qui, de plus, lui donne le titre de prince, en lui imposant la loi de chasser, de boire et de se réjouir. Ce bon roi a une fille charmante, digne héritière de ses grandeurs, et il l’accorderait volontiers au nouveau prince, s’il ne l’avait promise dix ans avant sa naissance au fils d’un ancien ami. Mais les enfants ne tiennent pas toujours la promesse des pères ; Dora est tendre, le prince est aimable ; elle est coquette, il est ingénu ; et l’on ne sait trop ce que deviendrait l’engagement de Cornélius, si la mort du futur n’arrivait fort à propos pour faire le bonheur des deux amants, dont l’union est sur le point de se conclure lorsque apparaît sur la scène un nouveau personnage ; c’est un jeune fat qui arrive de Paris en cabriolet avec des coureurs ; il est impertinent, indifférent, charmant ; il désole Ormond et ne daigne même pas s’apercevoir qu’Ormond est aimé ; il déplaît au roi, et le force à voir en lui un digne héritier de ses vertus royales. Enfin la tête en tourne à Dora, et elle devient sa femme sans qu’il ait même cherché à lui paraître aimable. Cependant Ormond est bientôt dédommagé de cette perte par une femme adorable qui n’est point une héroïne à grands sentiments, mais qui promet d’être une bonne épouse.

Nous connaissons encore de miss Edgeworth : Léonora, 2 vol. in-12, 1807. – Conseils à mon fils, 2 vol. in-12, 1813. – Harrington, 2 vol. in-12, 1817. – Forster, 2 vol. in-12, 1821. – Les Enfants, ou les Caractères, 4 vol. in-18, 1822. – Glenfell, 2 vol. in-12, 1822. – Les jeunes Industriels, 4 vol. in-12, 1825.– Hélène, 3 vol. in-8, 1834.