Revue des Romans/Laurence Sterne

Revue des romans.
Recueil d’analyses raisonnées des productions remarquables des plus célèbres romanciers français et étrangers.
Contenant 1100 analyses raisonnées, faisant connaître avec assez d’étendue pour en donner une idée exacte, le sujet, les personnages, l’intrigue et le dénoûment de chaque roman.
1839
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STERNE (Lawrence), célèbre littérateur anglais,
né à Clonmel, en Irlande, le 24 novembre 1713, mort le 18 mars 1768.


VOYAGE SENTIMENTAL, trad. par Fresnais, 2 vol. in-12, 1769. — Le même, nouv. édit., suivie des Lettres d’Yorick à Élisa, 2 vol. in-4, fig. 1799. — Aimez-vous Sterne ? Sterne, simple et bon, courant le monde, livrant avec délice sa pensée à un vague abandon, étudiant les petits faits de l’âme ; et, au milieu de scènes si attachantes, se mettant lui-même en scène, avec une ravissante bonhomie, parce que lui, Sterne, ou Yorick, a éprouvé et senti ce que chacun de nous, à sa place, aurait pu éprouver ou sentir… Vous souvient-il combien il y a de délicatesse et d’émotion d’un cœur honnête dans l’échange de sa tabatière, à lui Sterne, avec la tabatière en corne du bon vieux moine ? Qu’il y a de crainte et d’abandon pudique à la fois, dans son entrevue avec la fraîche et gentille soubrette en petit bonnet, en simple tablier ! Que de larmes dans le récit de la mort du chien de l’aveugle ! Que de mélancolie dans les pensées qu’éveille le chant plaintif du sansonnet, qui veut la liberté de l’air ! Et puis, que de laisser-aller dans cette rencontre du fifre français, si bon, si franc, si jovial ! Et quel exquise sensibilité dans ces entretiens avec la pauvre Marie, pauvre folle, si émue, si à plaindre, et qui, assise sur un banc, sa petite chèvre à côté d’elle, au bord de la route de Moulins, jouait sur son chalumeau sa plaintive chanson du soir. — Aimez-vous Sterne ? Sterne qui donnait, comme il le dit lui-même, carte blanche à son imagination, à sa sensibilité, à son génie, quelque nom qu’on veuille lui donner, et qui ne s’en fait nul souci ; Sterne qui, monté sur son dada, le laissant prendre la course, aller l’amble, caracoler, trotter ou marcher d’un pas triste et languissant, selon ce qui lui plaisait le mieux, et qui, ainsi chevauchant avec sa bonhomie, son laisser-aller, sa sensibilité, arrive au milieu des pompes de Versailles, où on le prend, lui aussi, pour un fou de cour !… Pauvre Yorick.

S’il existe un livre dont l’auteur, profond sans y penser, et jovial sans chercher à l’être, intéresse en nous initiant à tous les caprices d’une imagination vagabonde, cache une douce philosophie sous l’apparence du récit exact et minutieux de ses sensations, et se joue tout à la fois du lecteur et de lui-même, c’est sans contredit le Voyage sentimental, vrai petit chef-d’œuvre, éternel désespoir de ses imitateurs. Il n’y a qu’une voix sur le mérite de cet ouvrage ; mais ce que bien des personnes ignorent, c’est que Lafleur, le fidèle jockey, l’ami, le compagnon d’Yorick, n’est point un être purement fantastique. Ce brave homme naquit en Bourgogne ; dévoré dès son enfance de la passion des voyages, il fuit à dix ans le toit paternel pour courir le monde. Son physique était agréable ; il avait aussi peu de besoins que de désirs : un morceau de pain, un peu de lait, une botte de paille pour lit, suffisait à son ambition. Il mena cette vie vagabonde jusqu’à l’âge de dix ans, qu’un soldat l’enrôla sur le Pont-Neuf. Il battit six ans la caisse dans les troupes françaises, déserta sous un habit de paysan, arriva à Montreuil-sur-Mer, et fut présenté à Sterne tout couvert de haillons, la tête haute, l’œil vif, le teint vermeil, et fut agréé. Lafleur donnait de précieux détails sur Sterne. « Il y avait, disait-il, des moments où mon maître paraissait plongé dans une profonde mélancolie ; alors il avait si rarement besoin de mes services, que je me hasardais à entrer sans être appelé, et à lui suggérer ce que je jugeais le plus propre à le distraire ; il souriait et je voyais que je le rendais heureux. D’autres fois on eût dit que ce n’était plus le même homme, le ciel de la France opérait sur lui, et il s’écriait : Vive la bagatelle ! Ce fut dans un de ces moments qu’il fit connaissance avec la petite grisette du magasin de gants, qui vint le voir chez lui à plusieurs reprises. L’âne mort n’est pas une invention ; le pauvre homme en pleurs était aussi simple et aussi intéressant que mon maître le dit. La pauvre Marie, hélas ! n’est pas une fiction ; lorsque nous la rencontrâmes, elle se roulait à terre comme un enfant et se couvrait la tête de poussière ; malgré cela elle était charmante. Mon maître l’aborda avec bienveillance et la prit dans ses bras ; elle revint à elle, lui raconta son malheur et versa des larmes. Marie se dégagea alors doucement et lui chanta un cantique à la Vierge. Mon pauvre maître se couvrit le visage de ses mains et la conduisit jusqu’à sa chaumière. Il y trouva la vieille femme et lui parla sérieusement… Je leur portais tous les jours des aliments de l’hôtel, et lorsque mon maître quitta Moulins, il laissa à la mère ses bénédictions et un peu d’argent. J’ignore combien ; ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il donnait toujours plus qu’il ne pouvait. »

Mademoiselle de Lespinasse a donné une suite au Voyage sentimental de Sterne, en deux chapitres, imprimés dans le tome II des Œuvres posthumes de d’Alembert, et réimprimés depuis dans quelques éditions des Œuvres de Sterne, notamment dans celles de 1818 et de 1825-27.

LA VIE ET LES OPINIONS DE TRISTRAM SHANDY, trad. par Fresnais, 4 vol. in-12, 1786. (La première édition originale a paru en 9 volumes, vers 1785.) — Tristram Shandy n’est pas une histoire, mais un recueil de scènes, de dialogues, et de tableaux plaisants ou touchants, entremêlés de beaucoup d’esprit et de beaucoup de connaissances originales. La singularité de cet ouvrage, l’étonnement des lecteurs qui ne pouvaient concevoir le but de la publication, la sagacité de ceux qui s’efforçaient de trouver un sens à des passages qui n’en avaient réellement aucun, c’en était assez pour donner à ce livre une vogue extraordinaire. Les gens du monde surtout admirèrent l’originalité de ce piquant écrit, ses caractères bizarres, l’air de mystère dont il est empreint, sa philosophie profonde, sa gaieté folle et souvent même licencieuse. Le principal personnage est un M. Shandy, esprit tout à la fois bizarre, actif et métaphysique, que l’étude des sciences trop diverses a presque rendu fou, et qui veut se conduire dans les affaires ordinaires de la vie d’après les théories absurdes inventées par les pédants des siècles passés. Son caractère contraste avec celui de sa bonne femme, qui ne met jamais obstacle à la marche du dada de son mari, et lui témoigne sans cesse son admiration pour la grâce et la dextérité avec lesquelles il se conduit. Yorick, le gai, le spirituel, le sensible, l’insouciant curé, n’est autre que Sterne lui-même, et on ne peut douter que ce portrait n’ait une grande ressemblance avec l’original. L’oncle Tobie et son fidèle serviteur, les plus délicieux caractères de cet ouvrage, et peut-être d’aucun ouvrage connu, sont peints avec tant de charme, ils ont une individualité si originale, qu’ils font facilement oublier la licence du romancier, qui, en leur faveur, doit être non-seulement absous par la critique, mais même applaudi franchement pour l’énergie et la chaleur qu’il met à plaider la cause de l’humanité, et pour les douces impressions dont le lecteur est redevable de tant de scènes animées d’une tendre bienveillance, jointe aux sentiments d’un vrai courage et d’une simplicité ingénue. Il est inutile de s’étendre davantage sur un ouvrage si généralement connu. Le style de Sterne, quoique bizarrement orné, est toujours vigoureux, plein de cette chaleur et de cette force qui ne s’acquièrent que par une grande familiarité avec les anciens prosateurs anglais. Nul ne l’a surpassé, ni peut-être même égalé dans la peinture des sentiments les plus délicats du cœur. — Les deux premiers volumes de Tristram Shandy parurent en 1759, les tomes 3 et 4 en 1761, les tomes 5 et 6 en 1762, les tomes 7 et 8 en 1765, et le tome 9 en 1767. Le succès des premiers volumes fut acquis aux derniers ; mais le clergé ne fut pas de l’avis du public, et il lança l’anathème contre l’auteur. Sterne ne fit qu’en rire. «  Avez-vous lu mon roman ? demandait-il un jour à une dame de qualité. — Non, monsieur, répondit-elle, et, s’il faut vous parler franchement, on m’assure qu’il n’est pas convenable qu’une femme le lise. — Ma chère dame, répliqua l’écrivain, ne soyez pas dupe de ces contes-là. Mon ouvrage ressemble à cet enfant de trois ans qui se roule maintenant sur le tapis, et qui montre fort innocemment par intervalles, des choses qu’on est dans l’habitude de cacher. »