Revue des Romans/Laure Junot d’Abrantès

Revue des Romans.
Recueil d’analyses raisonnées des productions remarquables des plus célèbres romanciers français et étrangers.
Contenant 1100 analyses raisonnées, faisant connaître avec assez d’étendue pour en donner une idée exacte, le sujet, les personnages, l’intrigue et le dénoûment de chaque roman.
1839
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JUNOT (Mme), duchesse d’Abrantès,
née le 6 novembre 1784, morte le 25 juin 1838.


L’AMIRANTE DE CASTILLE, 2 vol. in-8, 1832. — L’exposition de ce roman est claire et nette ; on est vite au courant de la faiblesse de don Carlos, du pouvoir de sa femme, de l’amour partagé du comte Malgar, amirante de Castille, pour la reine, de l’ambition d’Oropesa, président du conseil. Deux partis divisaient la cour et se disputaient le pouvoir que Charles laissait échapper de ses mains ; l’un avait pour chef le président ; la reine et l’amirante étaient à la tête de l’autre. Les deux partis se tenaient réciproquement en échec sans gagner du terrain l’un sur l’autre ; il fallait trancher la question : la santé de Charles donnait de sérieuses inquiétudes ; Oropesa le sentit, et il prit pour auxiliaire sa fille, jeune et douce enfant qui venait d’atteindre sa seizième année dans un couvent, et dont les beaux yeux noirs, la pudeur tendre augmentèrent le nombre des partisans d’Oropesa, qui recherchèrent son alliance avec empressement. La reine, furieuse de la défection des siens, manda de suite à Madrid l’amirante, pour renverser le pouvoir de sa redoutable et jolie ennemie ; il arrive, voit Antonia, s’enflamme pour elle d’un violent amour, et fait demander sa main par le roi au président. Oropesa l’accorda avec joie. Le mariage fut arrêté et conclu malgré les pleurs d’Antonia, qui était aimée et aimait le jeune Fernand, son cousin. Le lendemain du mariage, une furieuse émeute éclate à Madrid, Oropesa est disgracié, et sa ruine entraîne celle de l’amirante, qui se serait facilement consolé de ce malheur, si la belle Antonia l’eût aimée. Mais la jeune femme voulait tenir les serments de la jeune fille, et Fernand seul avait une place dans son cœur. L’amirante, éloigné des affaires, put s’abandonner à loisir à sa dévorante jalousie : une nuit, il surprend Fernand dans la chambre de sa femme, le force à mettre l’épée à la main et le tue. — Ce roman est assez mal conduit, et l’on cherche en vain à s’intéresser au sort de quelques-uns des personnages ; on pourrait s’apitoyer sur la grâce et la jeunesse de la reine ; mais ses intrigues avec l’amirante enlèvent ses droits à la compassion ; Oropesa n’inspire que du dégoût ; l’amirante n’inspire rien du tout ; la beauté d’Antonia attire d’abord doucement vers elle, mais sa conduite dément ce que promettait sa timide présentation à la cour : on n’a pas vu naître cet amour de Fernand pour sa cousine ; cet amour a grandi loin de nous, aussi sa mort n’intéresse pas plus que sa passion.

CATHERINE II, in-8, 1834. — On trouve dans cet ouvrage, pour peu qu’on le dégage des formes pretentieuses et romanesques, de piquants et de curieux détails sur la vie de la fameuse Czarine, que les trop faciles éloges des encyclopédistes entourèrent d’un prestige de gloire et de grandeur. Quelles mœurs, grand Dieu ! que celles de la Czarine ! que de honte pour un peu de gloire ! que de taches de boue sur un lambeau de pourpre ! Les trois frères, Orloff, Wissotsky, Wassiltschikoff, Potemkin, Zawadowski, etc., etc., entrent tour à tour dans une couche encore fumante du sang de Pierre III. Sous le règne de cette femme, dont l’ingénieuse luxure aurait effrayé le seigneur Brantôme lui-même, de même que la perfidie de sa politique aurait étonné le génie de Machiavel, le favorisat devint une institution régulière, permanente, hautement avouée. Dans les cérémonies publiques, le favori prend place aux côtés de l’impératrice ; c’est un des grands fonctionnaires de l’État ; mais s’il est salarié comme eux sur les fonds du trésor, il est sujet aussi à toutes les chances de l’amovibilité. Que Catherine aperçoive en passant la revue ou sur les bancs d’un corps de garde quelque sergent à haute stature et aux larges épaules, et l’amant du jour devra s’incliner devant l’auguste choix de la souveraine ; mais il ne perd pas tout à la fois ; il emportera dans la retraite de quoi se consoler de sa disgrâce. Pour six semaines de service Wissotsky reçut 300 000 roubles, une terre de 6 000 paysans et une pension de 6 000 roubles en or, sans compter les pierreries. Les Orloff possédaient 45 000 paysans, et Potemkin, qui d’amant de l’impératrice était devenu le pourvoyeur de ses plaisirs, et avait eu l’heureuse idée d’exiger de chaque nouveau favori un énorme pot-de-vin, reçut pendant les dix-huit années de sa faveur plus de 300 000 000 de francs. Il faut lire l’ouvrage de Mme d’Abrantès pour avoir une idée de l’horrible débauche à laquelle se livrait cette impérieuse Czarine, que Voltaire appelait la Sémiramis du Nord.

HISTOIRES CONTEMPORAINES, 3 vol. in-8, 1835. — Sous ce titre, Mme d’Abrantès a réuni plusieurs nouvelles insérées précédemment dans un recueil périodique. À ces morceaux déjà connus, elle en a joint quelques-uns inédits ; on relira avec plaisir la Danseuse de Venise et l’Ange de Saint-Jean. La Vengeance d’une femme, nouvelle inédite, est une scène de la vie privée où les passions élégantes du grand monde sont analysées avec cette finesse de touche et cette grâce dans le détail qui font presque toujours excuser l’absence d’intérêt et de vérité.

SCÈNES DE LA VIE ESPAGNOLE, 2 vol. in-8, 1836. Les Scènes de la vie espagnole se composent de trois romans, où l’on retrouve les passions et les mœurs du pays étroitement liées, habilement fondues dans le moule de l’imagination vive et exercée de l’auteur. L’amour espagnol se développe et bondit sous la plume de Mme d’Abrantès ; il rompt les liens du sang, nivelle les conditions, et s’égare même jusqu’à l’impiété ; ce sont de riantes et terribles passions que celles qui naissent sous les orangers en fleur de la Véga de Grenade, et qui meurent sous le poignard. La description ajoute un intérêt piquant aux récits de l’auteur ; on lira avec plaisir la description de l’Escurial, palais aux vingt-deux cours, aux dix-sept cloîtres, et aux onze mille fenêtres ; et surtout celle de l’Alhambra, palais de dentelle découpé par les Maures. Dans ce riant séjour, le roman allume une de ces passions fatales dont l’Espagne a conservé pieusement le feu profane : deux fois victime, l’héroïne tombe frappée par le poignard de son époux. La nouvelle intitulée l’Espagnole retrace un épisode des guerres de l’empire, dont Mme d’Abrantès a été témoin : Une femme qui a vu son père, ses frères et son époux tomber sous les balles françaises, offre du vin empoisonné à un régiment français qui s’est emparé de son village ; et comme le colonel témoigne quelque méfiance, elle boit de ce vin et en fait boire à son enfant. Voilà un drame bien terrible, mais la poésie espagnole a toujours de ces sombres couleurs ; le drame s’y trouve mêlé à toutes les passions et aux sentiments les plus nobles, ainsi qu’il est facile de s’en convaincre en lisant les Scènes espagnoles de Mme d’Abrantès.

On a encore de cette dame : Mémoires de Mme la duchesse d’Abrantès, 18 vol. in-8, 1831-36. — Mémoires sur la Restauration, 6 vol. in-8, 1835-37. — Histoire des Salons de Paris, 2 vol. in-8, 1837. — Souvenirs d’une ambassade et d’un séjour en Espagne et en Portugal, 2 vol. in-8, 1837. — L’Exilé, une Rose au désert, 2 vol. in-8, 1837.