Revue des Romans/Johann Wolfgang von Goethe

Revue des Romans.
Recueil d’analyses raisonnées des productions remarquables des plus célèbres romanciers français et étrangers.
Contenant 1100 analyses raisonnées, faisant connaître avec assez d’étendue pour en donner une idée exacte, le sujet, les personnages, l’intrigue et le dénoûment de chaque roman.
1839
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GŒTHE,
né à Francfort-sur-le-Mein, le 28 août 1749, mort le 22 mars 1832.


LES PASSIONS DU JEUNE WERTHER, in-8, 1804, trad. par L. Sévelinge. De toutes les traductions françaises qu’on a faites de Werther, celle de Sévelinge est la plus fidèle et la plus élégante ; elle a en outre l’avantage, sur les traductions antérieures, d’être faite sur la dernière édition de Gœthe, revue et augmentée de douze lettres. — Le sujet de Werther n’est point une fiction, mais un fait arrivé réellement, et dont Gœthe apprit les circonstances à Wetzlar. Rien n’est plus simple que ce sujet. C’est un jeune homme, du nom de Werther, qui devient amoureux d’une jeune personne vertueuse, promise à un autre homme. Il lui inspire un goût très-vif, qu’elle se cache à elle-même, comme il dissimule de son côté la passion qu’il ressent. Il s’éloigne cependant, pour ne pas voir le mariage qui se prépare. Il voyage quelque temps, revient ensuite chez les deux époux, et vit pendant quelque temps dans la plus grande union avec le mari et la femme ; mais insensiblement celle-ci est moins contente de son époux, celui-ci commence à voir de mauvais œil les visites du jeune Werther. La tristesse et la contrainte règnent entre ces trois personnages. Werther tombe dans cette mélancolie qui est le calmant des grandes douleurs, mais l’aliment dangereux des grandes passions. Il se dégoûte de la vie, et finit par se tuer avec un pistolet qu’il a emprunté à son rival, et qui a été donné des mains de sa maîtresse.

WILHELM MEISTER, 4 vol. in-12, 1829, traduit pas T. Toussenel. Cette traduction passe pour la plus fidèle. M. Toussenel a également traduit la deuxième époque du roman de Gœthe, intitulé Wilhelm Meister’s Wanderjahren. — Chenier, qui ne connaissait que la première époque de ce roman en deux parties, en a porté le jugement suivant : « Ce livre est trop long, quoique abrégé par son traducteur. Du reste, une intrigue bizarre et mal ourdie, une action tantôt traînante et tantôt précipitée, des incidents que rien n’amène, des mystères que rien n’explique, un personnage principal pour qui l’on veut inspirer de l’intérêt, et qui n’est qu’un ridicule aventurier, d’autres personnages que le romancier jette au hasard dans sa fable, et dont il se débarrasse par des maladies aiguës ou par un suicide, pour faire arriver, bon gré mal gré, un dénoûment vulgaire et froid. » — Malgré ce jugement sévère, Meister passe en Allemagne pour l’une des productions les plus remarquables de Gœthe, et renferme, dit-on, toute l’énigme de son génie. L’émotion y est puissante, l’exécution parfaite, le développement et la peinture du caractère merveilleux. Dans Werther, l’écrivain luttait encore contre la vie et la destinée ; la philosophie de Meister est une espèce d’optimisme poétique. Par la manière calme, exempte de passions, dont Gœthe considérait le monde et la vie, il s’était formé une façon de voir les choses également éloignée de l’ascétisme et de l’épicuréisme : chacun et chaque chose semblait bien, à la place qui lui avait été assignée. « Chaque individu, disait-il, doit travailler au bien général, et, dans le vie humaine, les effets et leurs actions sont le point principal. » Ces pensées jetaient nécessairement une lumière douce et consolante sur nos douleurs, nos passions, nos regrets, sur toute la partie sombre de la vie. Le poëte qui, dans Werther, s’était laissé séduire à une misanthropie farouche, impatiente, frénétique, s’élevait à l’idée d’une théosophie consolante. — À dire le vrai, Wilhelm Meister est un ouvrage assez souvent ennuyeux, où l’on trouve cependant des passages fort remarquables ; c’est le même sujet que le roman comique de Scarron. Wilhelm Meister est fils d’un riche amateur de tableaux et de chefs-d’œuvre italiens, par lesquels Wilhelm a reçu ses premières impressions. Enfant, Wilhelm s’est amusé à faire jouer des marionnettes ; il a composé des tragédies avec la Jérusalem du Tasse. Jeune homme, il a vu le théâtre, il s’est placé dans ce monde de carton, au milieu des ingénuités fardées, et il est devenu fou de cette nature de convention. Il aime une jeune première, Marianne, fille de joie et égrillarde avec laquelle il est au mieux, jusqu’au jour fatal où l’amant en titre se glisse chez Marianne. Pauvre Wilhelm, il voit tout ! Il maudit la perfide, et se met à courir la campagne. À chaque pas il fait de nouvelles découvertes : ici c’est une fille qu’un comédien enlève à sa mère ; là c’est un Hercule qui fait des tours de force ; plus loin, des danseurs de corde ameutent la ville au son du tambour ; et ainsi, de tableaux en tableaux, l’auteur, parcourant toute l’échelle de la gent dramatique, arrive au tiers du roman. Il y a toutefois dans ce livre des choses qu’un esprit vulgaire n’aurait pas faites. Par exemple, Philina est un caractère tout français : vive, joyeuse, alerte, vivant au hasard, toujours riante, une fille toute parisienne ; à quelques taches près, c’est une piquante création. « Grand merci de vos fleurs, » dit-elle à Wilhelm à sa première entrevue ; et, pour ses fleurs, elle lui donne un peigne en écaille, et elle l’entraîne droit à la guinguette ; ils vont par eau à ce rendez-vous de convives, et rencontrent dans le bateau un ecclésiastique qu’ils forcent à jouer la comédie ; ils débarquent, et sur la rive, voilà des mineurs qui jouent la comédie ; le soir ce sont des Bohémiens qui jouent la comédie au carrefour d’une forêt ; puis viennent des scènes de bouteilles, des scènes de vieux châteaux ; des enlèvements à prévenir, des princes à flatter, des vieux barons allemands à subjuguer, et Philina se charge de tout, Philina suffit à tout, Philina rit de tout : c’est le seul caractère conséquent du roman ; malheureusement il paraît sans suite, il disparaît sans raison ; puis il reparaît sans qu’on sache pourquoi ; à la fin on ne le revoit plus et on le regrette vivement. — Une autre charmante création est celle de la frêle et mystérieuse Mignon, que Walter Scott a prise à Gœthe, et qu’il a nommée Fénella ; mais la femme enfant de Gœthe est infiniment supérieure à l’imitation de Walter Scott. Rien n’est touchant comme la mort de Mignon. — Qu’avez-vous, Mignon ? s’écria Wilhelm. Elle leva sa charmante petite tête, regarda son protecteur, et, la main sur son cœur, elle sembla lui exprimer l’excès de ses souffrances. Bientôt elle se jeta à son cou avec la vivacité d’un ressort qui se détend ; un torrent de larmes s’échappa de ses yeux fermés et coula sur son sein. Mon enfant ! mon enfant ! disait Wilhelm, et elle pleurait toujours ; puis elle lui dit : — « Mon père ! veux-tu être mon père ? je serai ton enfant ! » — Si la lecture de Wilhelm Meister est quelquefois insipide, il y a certes aussi, dans cet ouvrage, de grandes beautés, des choses, nous le répétons, qu’un esprit vulgaire n’aurait pas faites.

FAUST, tragédie, traduite de l’allemand par M. A. Stepfer, in-fol., 1828. — Ce qu’on appelle ici la tragédie de Gœthe n’est non plus ce qu’on entend en français par une tragédie, que la Divine comédie du Dante n’est ce qu’on est convenu d’appeler une comédie ; c’est une conception tout originale dont il faut se garder de juger par comparaison avec rien de ce qu’on a coutume de faire. Cette conception est précédée d’un prologue sur le théâtre, dans lequel l’auteur se met en scène avec le directeur et le bouffon d’une troupe de comédiens ambulants ; ensuite vient un prologue dans le ciel, où Dieu entre en conversation avec un diable nommé Méphistophélès, qui demande et obtient du Seigneur qu’il lui permette de tenter, jusqu’à sa perdition, s’il se peut, Faust son serviteur. Voici comment, de retour sur la terre, marche l’action : Faust, le docteur, vieilli dans l’obscurité de l’école, dans la poussière des livres, et à force de peines devenu savant de tout ce qu’il est donné à l’homme de savoir, reconnaît avec amertume que toute science n’est que vanité et affliction d’esprit. « Après tant et de si longues veilles, se dit-il à lui-même, me voilà, pauvre fou, aussi sage que devant ; … nous ne pouvons rien connaître. Rien ! … La joie m’a fui sans retour ; … je n’ai d’ailleurs ni biens, ni argent, ni honneur, ni crédit dans le monde ; … non, un chien ne voudrait pas de l’existence à ce prix ! Je ne vois plus maintenant qu’une chose à essayer, c’est de me jeter dans la magie. » Par fortune, le grimoire de Nostradamus lui tombe sous la main ; il l’ouvre, et tout d’abord les génies cèdent à ses conjurations ; le monde des esprits lui est ouvert ; l’harmonie des cieux et le mécanisme de la terre se manifestent à ses yeux. Mais cette vision ineffable, ce rêve d’une imagination exaltée, qu’il suffit de l’arrivée d’un valet importun pour faire évanouir, ne servent qu’à rendre plus sensible au docteur la honte de son ignorance, le sentiment de son néant, et de quel poids sont pour l’âme les liens du corps. Après un fort long colloque avec l’impertinent valet, cette dernière idée lui revient. Comme il n’a pas grand’chose à perdre dans ce monde, et qu’en sa qualité d’esprit fort il ne craint rien dans l’autre, le voilà résolu à mettre son âme hors d’entraves : déjà le breuvage est préparé, déjà la coupe empoisonnée touche ses lèvres, quand soudain se fait entendre la douce mélodie d’un chant religieux : c’est l’office du matin d’un jour de Pâques, c’est l’hymne de la résurrection que l’on chante dans l’église voisine. Cette musique céleste, ces paroles de vie, réveillent dans l’âme du vieux philosophe les souvenirs de la jeunesse, jours d’innocence et de bonheur ; elles changent le cours de ses idées, le font renoncer à son sinistre projet, et l’entraînent hors de sa sombre demeure, sur le parvis de l’église, en vue d’une belle campagne que commencent à ranimer les souffles balsamiques du printemps, à l’instant où la troupe des fidèles sort en foule, se partage en groupes, et peu à peu se disperse pour aller, chacun suivant les goûts de son âge, jouir des plaisirs ou des douceurs du jour du repos. Ce spectacle, que le génie de Goëthe a sur rendre ravissant, calme pour un instant l’imagination et le cœur de Faust. Mais bientôt, de retour dans son laboratoire, il retombe en proie à ses turbulentes pensées, à ses désirs, à ses regrets, et, de plus, au diable Méphistophélès, qui s’introduit chez lui sous la forme d’un gros chien barbet. Une lutte à outrance s’engage entre le magicien et le démon ; le docteur succombe et fait un pacte avec le diable, par lequel ce dernier s’engage à être à son service dans ce monde, à charge de revanche dans l’autre. — À partir de là, ce ne sont plus que prestiges, maléfices, débauches, crimes et catastrophes terribles. Faust, métamorphosé, par la puissance du démon, en un jeune et beau cavalier, séduit et déshonore une pauvre fille nommée Marguerite, puis l’abandonne, après avoir tué son frère traîtreusement en duel. Plus tard, après une année environ d’entr’acte, on apprend, de la bouche même de cette jeune fille, qu’ainsi délaissée dans le désordre, elle a causé la mort de sa mère, s’est rendue coupable du meurtre de son enfant, et a été condamnée au dernier supplice. Actuellement elle gémit dans un cachot, en proie au délire des remords, de la terreur, et encore de son fol amour. Cependant Faust, en qui tout sentiment humain n’est point étouffé, a exigé de Méphistophélès qu’il lui ouvrît les portes de la prison, et fît tomber les fers de Marguerite. L’infortunée peut en ce moment choisir, ou d’une mort ignominieuse, ou de la vie dans les bras de son amant, mais sous la domination du démon. Cette dernière condition la pénètre d’une horreur salutaire ; elle résiste aux instances de Faust et de Méphistophélès qui la presse de les suivre, et expire à leurs yeux, assurée, par la voix des anges, de la miséricorde de Dieu, le matin du jour où elle allait tomber sous les coups de la justice des hommes. — Ce rôle de Marguerite est d’un bout à l’autre ravissant de grâces et du plus déchirant pathétique : on est confondu de voir revêtues de tant de beautés, et de beautés du caractère le plus noble, un amas d’horreurs et de l’espèce la plus ignoble. Le rôle de Faust, à part le galimatias philosophique et satirique, est aussi fort beau.