Revue des Romans/Henry Mackenzie

Revue des Romans.
Recueil d’analyses raisonnées des productions remarquables des plus célèbres romanciers français et étrangers.
Contenant 1100 analyses raisonnées, faisant connaître avec assez d’étendue pour en donner une idée exacte, le sujet, les personnages, l’intrigue et le dénoûment de chaque roman.
1839
◄  Luchet Mahul  ►


MACKENSIE (Henri), né à Édimbourg en août 1745.


L’HOMME SENSIBLE, trad. par Saint-Ange, in-12, 1775. (L’original fut publié en 1771.) — Le succès universel et durable des romans de Mackensie a marqué sa place parmi les écrivains les plus distingués de l’Angleterre ; ses ouvrages ont le rare et inappréciable mérite de l’originalité, et il s’est frayé une route qui lui appartient exclusivement. Dans les romans de cet auteur, l’attention du lecteur n’est point captivée comme dans les romans de Fielding par un caractère fortement dessiné, par un plan bien conçu, ou, comme dans ceux de Smollet, par une humour franche et une connaissance profonde de la vie humaine ; et lorsqu’il est prophétique, il ne l’est point de la même manière que Richardson et Sterne. Toutefois, les ouvrages de Mackensie peuvent être considérés comme appartenant à la même classe que celle de ces derniers auteurs ; et dans le grand nombre d’imitateurs qui ont cherché à rivaliser avec lui, il n’est pas un seul auteur anglais qui puisse lui être comparé. Mackensie s’est proposé surtout pour objet, dans ses romans, d’être à la fois pathétique et moral, en peignant l’effet d’un événement, soit important, soit insignifiant, sur l’homme en général, et particulièrement sur ceux qui sont non-seulement justes, honorables et éclairés, mais naturellement plus propres à éprouver ces sentiments délicats auxquels restent fermés les cœurs ordinaires. Ce fut le but direct et avoué de Mackensie dans son roman de l’Homme sensible. — Harley, c’est le nom de l’homme sensible, a reçu de la nature un cœur affectueux, facile à toutes les impressions du bien ; une âme dont l’excessive délicatesse est l’unique et noble défaut ; mais cette délicatesse excessive n’est pas une sensiblerie niaise qui porte indifféremment sur tous les objets ; la sensibilité d’Harley est noble et touchante, elle s’adresse aux misères humaines ; le faible trouve en lui un appui, l’opprimé un défenseur, sa compassion descend même jusqu’au vice, parce que le vice est encore un malheur, surtout quand il n’est qu’une faiblesse, et c’est le plus souvent. On sent qu’une âme si belle était faite pour la plus douce des sympathies, l’amour ; aussi Harley devient-il amoureux, et cette passion qu’il renferme en lui-même use le reste de ses forces. N’en trouvant plus pour supporter l’excès de son bonheur, quand il apprend que son amour est partagé, il expire, et sa mort, admirablement racontée par Mackensie, est vraiment déchirante. — L’Homme sensible n’est point une histoire, mais une série d’incidents qui se succèdent, et sont tous rendus intéressants par les sentiments qu’ils excitent dans Harley, dont le caractère est supérieurement tracé. Quoique dupé et escroqué à Londres, Harley ne cesse pas d’être à nos yeux un homme de sens et d’esprit ; il n’est pas exposé à cette espèce de mépris que les lecteurs, en général, ont pour les nouveaux débarqués dans la capitale, parce que c’est une occasion de s’applaudir eux-mêmes de la connaissance qu’ils ont du monde. La conduite énergique d’Harley avec l’impertinent voyageur qu’il rencontre dans la diligence, son mouvement d’indignation en écoutant l’histoire d’Édouard, sont des détails amenés avec art, pour montrer aux lecteurs que la douceur et l’affabilité de son caractère ne tiennent point à la lâcheté, et que, dans l’occasion, il sait se conduire en homme de cœur.

L’HOMME DU MONDE, trad. par Saint-Ange, 2 vol. in-12, 1775. — L’Homme du monde est encore plutôt l’histoire des épreuves du sentiment qu’une suite d’aventures ; mais ce second ouvrage est très-inférieur au premier. Le talent aimable et pur de Mackensie était plus propre à peindre les douces images de la vertu que les tristes excès d’une dépravation systématique : celui qui nous avait développé les fibres délicates du cœur d’Harley, ne pouvait guère sonder la profondeur de l’âme d’un Sindal. L’infamie de ce Sindal nous peint un homme endurci dans l’égoïsme, par l’habitude d’assouvir ses goûts libertins ; c’est le contraste d’Harley, dont la sensibilité morale a pris un tel ascendant, qu’il n’est plus propre aux affaires journalières de la vie. Le caractère de Sindal est si affreux, que l’on serait tenté de croire qu’il n’a rien de réel, si malheureusement on ne savait pas que, comme dit Burns, les plaisirs des sens endurcissent le cœur et pétrifient la sensibilité, et qu’il n’exista jamais un homme constamment vertueux sans être capable d’une courageuse abnégation de soi-même. L’histoire de Sindal, et particulièrement celle des Annesley, est parfaitement tracée : peut-être l’auteur n’a-t-il rien au-dessus de la scène entre le frère et la sœur près de l’étang.

HISTOIRE DE JULIE DE ROUBIGNÉ, in-12, 1779. — Dans ce beau et tragique roman épistolaire, l’auteur s’est proposé de faire la contre-partie de l’Homme du monde, et de composer un roman dans lequel tous les caractères seraient naturellement vertueux, et dont la catastrophe, comme cela arrive souvent dans le monde, ne serait pas l’effet d’une scélératesse préméditée, mais de passions et de sentiments honnêtes, louables même, qui, ayant été encouragés jusqu’à l’exaltation, et se trouvant en opposition par un hasard funeste, amènent les plus désastreuses conséquences. Julie de Roubigné est une des histoires les plus déchirantes qui aient jamais été écrites. Les circonstances qui atténuent les erreurs des victimes, dont le malheur nous intéresse, nous montrent qu’il n’y a plus ni espérance, ni remède, ni vengeance. Quand un Sindal ou un Lovelace se présentent comme le mauvais principe, comme l’agent de tout mal qui s’opère, nous croyons qu’une chance fera trahir leurs artifices ; leurs victimes, du moins, ont la conscience de leur innocence, et le lecteur conserve jusqu’à la fin l’espoir qu’elles seront vengées ; mais lorsque, comme dans Julie de Roubigné, le retour d’un attachement mutuel entre deux êtres aimables et vertueux, dans leur imprudence, éveille justement l’honneur jaloux d’un mari dont l’âme est haute et fière ; quand nous voyons Julie si fort à plaindre pour avoir sacrifié un premier amour à la piété filiale ; Savillon malheureux comme elle, par son tendre attachement à un objet qui en est digne, et Montauban par le sentiment jaloux d’une réputation sans tache, nous ne pouvons plus prévoir qu’une catastrophe terrible. Le soutien sur lequel s’appuyait chaque victime est ce qui lui perce le cœur, et les sentiments auxquels elles se livraient d’abord bien légitimement, les précipite dans l’erreur, le crime, le remords et le désespoir. — Les lecteurs qui s’émeuvent facilement aiment dans Julie de Roubigné la vérité des sentiments et la vérité du style : quel est celui qui, dans le cours de sa vie, n’a pas eu à gémir sur quelques-unes des douleurs dont Julie de Roubigné rappelle le souvenir ?

ŒUVRES COMPLÈTES, traduit de l’anglais par Bonnet, 5 vol. in-12, 1825. — Outre la traduction des romans déjà cités, cette collection contient six nouvelles publiées par Mackensie dans deux recueils périodiques, le Miroir et le Fainéant. Ces nouvelles sont : l’Histoire de la Roche, l’Histoire de Nancy Collins, l’Histoire d’Albert Bane, de Sophie M***, du père Nicolas, et l’Histoire de Louise Venoni. Cette dernière nouvelle, histoire simple, triste, éloquente, est un de ces récits qu’il suffit d’avoir lus une fois pour ne les oublier jamais.