Revue des Romans/Henri de Latouche

Revue des Romans.
Recueil d’analyses raisonnées des productions remarquables des plus célèbres romanciers français et étrangers.
Contenant 1100 analyses raisonnées, faisant connaître avec assez d’étendue pour en donner une idée exacte, le sujet, les personnages, l’intrigue et le dénoûment de chaque roman.
1839
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LATOUCHE (Henri de).


FRAGOLETTA, Naples et Paris, en 1799, 2 vol. in-8, 1829. — Ce serait mutiler cruellement ce roman que d’essayer d’en faire l’analyse. Ces patriotes abandonnés de leur monarque, et qui espèrent tenir des mains de la France le don précieux de la liberté ; cette capitulation méprisée, ces commissions sanguinaires, ces bourreaux institués juges, ces héros déclarés scélérats, ces saturnales de la victoire qui se parjure, ces fêtes triomphales, où le sang coule sans interrompre les divertissements, ces mille et une figures, toutes diverses, ces phases d’ivresse et de grandeur, de résignation et de cruautés, ne peuvent être prises séparément ; il faut lire le livre tout entier. Le second tableau, que M. Latouche nous offre dans son dernier volume, est moins énergique que le premier, et cependant il s’agit du 18 brumaire, du retour de Napoléon à Paris après l’expédition d’Égypte, et de cette mystification brusque dont le dénoûment amena l’empire.

GRANGENEUVE, 2 vol. in-8, 1835. — Un des plus célèbres girondins est le héros de ce livre, dont la partie romanesque est peu compliquée ; elle est tout entière dans une femme qu’on regrette quelquefois de voir accolée à la belle et pure physionomie du député de la Gironde. Dégradée presque dès l’enfance, Adeline, dont il n’est guère possible de caractériser la condition jusqu’au moment où elle s’attache à Grangeneuve, s’épure toutefois par son amour, et le suit avec une fidélité touchante à travers les vicissitudes de sa vie d’homme et de député. Des rapports de l’orateur brillant, de l’homme doué de qualités supérieures, avec cette femme aux habitudes, aux idées vulgaires, et qui n’a d’autre mérité que celui de savoir aimer, naissent des scènes piquantes et neuves. Après avoir risqué plusieurs fois sa vie pour sauver l’amant dont elle est dédaignée, Adeline meurt de douleur, implorant en vain un de ses regards au pied de l’échafaud où, fier et calme, il vient apporter la tête d’un martyr de la liberté.

FRANCE ET MARIE, 1835. — Sur la fin du consulat, et à l’époque de la conspiration de Georges Cadoudal, un navire anglais, qui avait pour mot d’ordre France, débarque les conspirateurs sur la côte de Normandie. Marie est le nom d’une jeune fille venue d’aventure sur ce navire, et qu’attendait, au haut de la falaise de Beville, Roger de Lavarenne. Marie de Chavigny est ramenée en France par le vieux comte de Lavarenne, émigré auquel l’amnistie a rendu sa patrie ; Marie est sa pupille, elle lui a été léguée par son ami Chavigny, mort en Angleterre ; elle est destinée à Roger. Quoique tout jeune encore et sortant du Prytanée, Roger se trouve compromis dans la conspiration de Georges : il est condamné à mort. Une jeune veuve, son premier amour, Gabrielle de Saint-Alverte, l’épouse sans répugnance comme sans amour pour lui sauver la vie. Bientôt Marie, retirée au fond du Berry, perd son protecteur, le vieux comte de Lavarenne, qui, au moment de mourir, transmet à son fils tous ses droits de tuteur. Marie, qui ignore le mariage de Roger, s’est habituée à voir en lui son seul soutien, son époux, sa providence ; et, de son côté, Roger, qui n’a pas trouvé dans Gabrielle de Saint-Alverte cette passion exaltée dont il a besoin, éprouve pour sa touchante pupille un amour insensé. Ce secret fatal, découvert à la fin par Marie, amène un de ces tragiques dénoûments auquel le lecteur ne s’attend pas.

Rien n’est plus animé ni plus imposant que l’entrée en scène des personnages de ce roman ; ils sont nombreux, mais aucun n’est inutile à l’action. Tous les épisodes les plus dramatiques sont groupés dans la première partie ; dans la seconde, après avoir ému de pitié et fait frissonner d’épouvante, M. de Latouche présente au lecteur le gracieux type de femme qui a pour nom Gabrielle de Saint-Alverte : elle n’a point connu l’amour et ne le connaîtra jamais. Ces beaux dévouements, ces actions sublimes qu’inspire quelquefois une passion extrême, la jeune femme les accomplit instinctivement sans rien perdre de sa tranquillité d’âme. Elle donne sa main à Roger, afin de pouvoir, armée du titre d’épouse, essayer à sauver ce malheureux jeune homme. Marie, la pupille du père de Roger, est beaucoup plus rapprochée du monde réel ; la candeur, l’innocence, la sérénité, l’amour, respirent sur cette figure virginale. Autant par obéissance pour la volonté respectable qui a disposé de son sort, que par un sentiment facile à expliquer, Marie donne son cœur à Roger qu’elle regarde comme son futur époux, et ce faible jeune homme recule toujours devant une explication qui prévient une cruelle catastrophe. Roger se trouve donc placé entre l’attachement qu’il doit à la mère de son enfant, et l’amour qu’il ressent pour la pupille de son père, entre sa reconnaissance envers la femme qui lui a sauvé la vie, et le dévouement de la vierge qui veut lui consacrer la sienne. Le caractère de Georges Cadoudal est fortement tracé. L’auteur a dépeint fidèlement cet intrépide soldat, cet audacieux partisan qui s’obstine à guerroyer quand ses frères d’armes titrés sont sous la tente : ces manières rudes, cet héroïque sang-froid dans les plus pressants dangers, ce bras aussi prompt que le coup d’œil, ce langage morose et grondeur, tout cela était bien dans l’énergique nature du plébéien qui s’était dévoué à la cause patricienne par entraînement chevaleresque, mais qui n’en méprisait pas moins les impuissants auxiliaires que le hasard lui avait donnés. — Le dénoûment est terrible. Il faut savoir gré à M. de Latouche de la chaste réserve avec laquelle il a voilé cette catastrophe déchirante ; assez d’autres aiment à repaître leurs lecteurs de scènes hideuses de sang et de destruction.

France et Marie complète la trilogie de M. de Latouche sur la révolution française. Dans Grangeneuve, il a mis aux prises l’intelligence avec la force brutale ; dans Fragoletta, il a stigmatisé une flétrissante époque ; dans France et Marie, il a voulu montrer que le caractère était presque toujours façonné par des influences extérieures, et que les hommes qui n’ont pas en eux-mêmes de quoi lutter contre les impressions du dehors, ne tardent pas à être dominés par elles.

LA VALLÉE AUX LOUPS, Souvenirs et fantaisies, in-8, 1833. — L’auteur de ces fantaisies est un des hommes les plus délicieusement paresseux de notre époque, mais de cette paresse friande et réfléchie qui aime à se sentir, qui a d’abord soin de faire artistement son lit, qui sait choisir et se balayer une belle place au soleil. Or, ce n’est point au milieu des bruits et de la boue de Paris, point au milieu de l’ardeur des partis, point au milieu des vaudevilles nouveaux et des débats parlementaires, que l’on peut ainsi laisser sommeiller sa vie ; force donc a été à notre épicurien d’oisiveté, afin de savourer les doux loisirs que lui permettait une belle renommée littéraire, bien largement posée et bien loyalement acquise, d’aller demander aux bois du repos et du silence. Là cependant il fut saisi un jour de la pensée d’écrire encore ; ce ne fut pas toutefois sans une lutte généreuse, sans de terribles efforts pour retenir sa serpe et sa bêche que le campagnard se décida à reprendre la plume. « Tu veux que j’écrive, » a-t-il dit à l’esprit qui l’obsédait, « soit ; mais je daterai mon œuvre de ma solitude, et elle portera son nom. À toutes les lignes je parlerai du bonheur de la vie des champs, de feuilles vertes et de soleil, d’horizons bleuâtres et de voix lointaines soupirant à travers les bois nombreux. En me lisant, Paris se paraîtra à lui-même plus bruyant et plus étouffé ; sa boue lui semblera plus noire, et ses ruisseaux plus infects. » Le cruel homme, il n’a que trop tenu parole ; en l’écoutant, il vous prend une soif de la campagne et un dégoût de la ville insurmontables ; il semble que l’on ait le mal du pays de tous les villages et de tous les clochers que l’on a visités et dont on garde le souvenir. — Nous n’avons pas de longs commentaires à faire sur une œuvre qui n’existe pas nue, qui n’est liée dans ses parties bien distinctes par aucune idée générale ; et d’autre part, on ne peut un à un analyser les délicieux fragments qui la composent ; mais lisez-les tous, car ce sont autant de petits chefs-d’œuvre qui, publiés séparément, eussent, pendant deux années, fait la fortune d’une revue. Lisez l’Étude du paysage, véritable tableau de Claude Lorrain ; lisez le frère quêteur, histoire étrange, si heureusement inventée, contée avec tant de grâce et de relief. Dans un autre ordre d’idée, lisez un excellent article sur André Chénier. Mais surtout lisez le Cœur du poëte, un roman tout entier, un drame plein d’intérêt et de terreur, une effrayante histoire de courtisane, une vie douloureuse d’homme de talent, le récit d’un abominable sacrilége.

AYMAR, 2 vol. in-8, 1838. — Quand nous promenons autour de nous nos regards découragés, nous éprouvons pour M. de Latouche quelque chose qui ressemble à de la reconnaissance en retrouvant debout, toujours ferme, toujours hardie, toujours armée d’élégance et de bon goût, sa verve démocratique que vingt ans de luttes n’ont pas lassée. Aymar est quelque chose de plus qu’un roman par le but que s’est proposé l’auteur ; en racontant les douleurs d’une âme qui meurt parce que la patrie lui manque, M. de Latouche a fait l’histoire toute contemporaine de bien des cœurs généreux. L’intrigue romanesque est faible, les événements sont prévus, les caractères sont pâles : avec tout cela, il est impossible de fermer le roman sans l’avoir achevé ; c’est un de ces livres où des situations fortes et inattendues naissent des incidents les plus singuliers ; un livre où l’on aime à reconnaître la plume qui a tracé les lettres de Clément XIV, Flagoletta, Grangeneuve ; il y a des portraits tracés de main de maître, des mots caractéristiques qui resteront, de la verve de sarcasme à côté d’une douce et rêveuse poésie ; de la mélancolie et de l’épigramme, du dévouement en face de l’égoïsme : Christiane, Aymar et M. Chalamel, sont trois créations faites en vue de trois aspects de notre société, et qui la montrent telle qu’elle est. — Le roman commence aux Journées de Juillet. Glorieusement blessé, Aymar sauve la vie du comte de Claremond, dont une troupe furibonde veut piller l’hôtel. Auprès du vieux et loyal carliste était la jeune Christiane, sa petite-fille, qu’Aymar avait quelquefois aperçue dans le monde. Épuisé par les efforts qu’il a faits pour protéger le comte de Claremond, Aymar s’évanouit ; Christiane se dévoue pour le soigner, et lorsqu’il fut en convalescence, le cœur de la jeune royaliste sympathisait au battement de celui du jeune républicain. À peine Aymar est-il rétabli que Christiane est obligée de quitter la France avec son aïeul, qui la conduit en Russie, près d’un de ses parents. Privé de la vue de son amie, trompé dans son espoir de voir s’établir en France le gouvernement républicain par l’intronisation d’une nouvelle dynastie royale, Aymar était sur le point de se livrer au désespoir, lorsqu’éclate la révolution de Pologne ; il prend part à cette lutte héroïque, et rencontre, dans un bivouac d’insurgés polonais, sous la tente de la noble et courageuse Émilia Plater, la belle Christiane de Claremond. On se rappelle que son aïeul l’avait conduite en Russie ; à peine fut-elle arrivée, que le comte de Claremond, pressé de se rendre à Prague, auprès du roi déchu, se hâte de conclure le mariage de sa petite-fille avec le castellan polonais Muranoff, homme dissolu, esclave d’une aventurière qui se faisait nommer lady Buceleugh. Muranoff avait contracté ce mariage dans l’espoir de posséder les grands biens des Claremond, qui lui étaient dévolus dans le cas où Christiane le rendrait père d’un fils. À son arrivée en Pologne, Christiane fut reçue au milieu d’une orgie dont lady Buceleugh faisait les honneurs. Cette femme misérable menace son amant d’une rupture, et exige pour rester avec lui une étrange preuve d’amour à laquelle Muranoff se soumet sans murmurer. Elle lui défend l’approche du lit nuptial ; mais comme il faut que Christiane devienne mère pour assurer à Muranoff le riche héritage des Claremond, elle le décide à choisir parmi ses affidés celui qui doit entrer en sa place dans le lit de la nouvelle épouse. Nous n’entreprendrons pas d’expliquer ce qui se passe ensuite. Un homme pénètre dans la chambre de Christiane ; ce n’est ni Muranoff ni son infâme émissaire, ni, Dieu merci ! aucun autre Cosaque. Christiane se livre sans défiance à celui qu’elle croit son époux ; seulement elle s’étonne de la douceur de ces étreintes, et du timide empressement de ce mari, qu’elle avait vu si sauvage et si farouche. Cette nouvelle sensation lui fait presque aimer Muranoff. Mais bientôt l’abandon où elle se trouve et la brutalité avec laquelle le Sarmate la détrompe, lorsqu’elle vient lui avouer ses espérances de jeune mère, lui révèlent l’infamie dont elle a été victime, et pourtant elle se sent presque heureuse de ne devoir plus d’amour à celui qu’elle croyait loyalement son époux. Christiane reste plongée dans de cruelles perplexités, une vague et douce rêverie s’empare de toutes ses idées. Quel est celui dont le souvenir la fait encore palpiter ? Quel est l’homme qui a conçu assez d’amour et d’audace pour arriver jusqu’à elle ? Quel est le père de son enfant ? … elle l’ignore ! C’est Aymar, Aymar qui l’aimait avant son départ de France, Aymar qui l’aime maintenant avec un sentiment de plus, avec toute la tendresse d’un époux, et qui, pour parvenir jusqu’à elle, n’a pas craint de tuer un homme. Elle apprend tout de lui dans une seconde entrevue que la nuit favorise encore, et après les plus doux entretiens, ils conviennent de fuir ensemble. Mais lady Buceleugh, qui s’est éprise d’Aymar avec toute la frénétique passion d’une femme à qui rien ne coûte pour la satisfaire, parvient, à force d’artifices, à jeter dans son âme les plus odieux soupçons sur la vertu de Christiane. Aymar exaspéré, part pour la France sans elle ; il la retrouve cependant plus tard, au moment où on l’emporte mourant des barricades de Saint-Méry. Les tendres soins de Christiane le rendent à la vie, et elle reçoit son nom, car elle est veuve ; lady Buceleugh ayant payé d’un empoisonnement l’amour de Muranoff.

Nous connaissons encore de M. de Latouche : *Mémoires de Mme  Manson, in-8, 1818. — *Lettres de deux Amants de Barcelonne, publiées à Madrid par le chevalier Hénarès, traduites de l’espagnol (traduction supposée, dont nous avons par erreur donné l’analyse sous le nom de Hénarès). — *Olivier, in-12, 1826 (roman attribué à tort à Mme  de Duras). — *Clément XIV et Carlo Bertinazzai, in-12, 1827.