Revue des Romans/Ernst Theodor Amadeus Hoffmann

Revue des Romans.
Recueil d’analyses raisonnées des productions remarquables des plus célèbres romanciers français et étrangers.
Contenant 1100 analyses raisonnées, faisant connaître avec assez d’étendue pour en donner une idée exacte, le sujet, les personnages, l’intrigue et le dénoûment de chaque roman.
1839
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HOFFMANN, célèbre romancier allemand,
né à Kœnigsberg le 24 janvier 1776, mort en 1822.


CONTES FANTASTIQUES, 16 vol. in-12, 1829 et années suivantes. — Hoffmann est un auteur d’un genre d’ouvrages fort extraordinaires ; il a un talent particulier pour découvrir le merveilleux où nous le soupçonnons le moins, il lui suffit d’un mot, d’une circonstance indifférente pour éveiller notre imagination : tout ce que nous gardons, en dépit de la raison, de penchants crédules, de dispositions peureuses, de sentiments superstitieux, le frissonnement involontaire que nous éprouvons à traverser le soir une forêt, un cimetière, à visiter des ruines, la rêverie où nous jette pendant la nuit le son lointain d’une musique ou l’aspect d’un lac tranquille, tout ce qui est du domaine de l’imagination, tout cela est le domaine d’Hoffmann. — Vous souvenez-vous de quelque soirée passée au coin du feu, nous ne disons pas dans quelque vieux château, ou dans quelque auberge déserte ; cela sent l’homme qui amène son merveilleux et qui montre la corde avant de faire jouer sa lanterne magique, nous disons une soirée passée dans votre chambre au quatrième étage, rue Saint-Jacques ou rue Saint-Denis, où vous voudrez ? vous êtes assis dans un grand fauteuil, les pieds sur les chenets ; près de vous votre table de travail, sur un tabouret votre chien ou votre chat, vos chaises rangées à leur place ordinaire, vos rideaux fermés ; dans l’alcôve votre lit déjà prêt et la couverture faite ; dans les chambres voisines, vous entendez aller et venir les gens de la maison, dans la rue rouler les voitures ; partout enfin vous êtes entouré de choses et de bruits qui vous rappellent la vie de famille, le monde, la civilisation. Où la fantaisie pourrait-elle trouver à se nicher ? où va-t-elle se placer ? Où ? sous votre bonnet de coton même que vous venez d’enfoncer sur vos deux oreilles en vous mettant au lit. C’est là qu’elle s’établit pour troubler vos idées et fasciner vos regards. Voyez, voici déjà dans votre feu des images de toutes sortes de choses, des maisons, des châteaux, des clochers étincelants qui grandissent, grandissent à vue d’œil, puis des pétillements singuliers : vous levez les yeux au plafond ; quels bizarres reflets ou plutôt quelles figures étranges y flottent entrelacées ! Comme tout tremble et s’agite dans votre chambre ; et là-bas, dans ce coin, près de ce meuble qu’on ne dérange jamais, il y a là, est-ce une erreur, une illusion ? non, il y a quelque chose qui brille : ce sont comme deux yeux ! ils vous regardent ! chut. Vous entendez marcher, c’est un bruit de pas ! … nous vous laissons sauter à bas de votre lit, si vous êtes hardi, ou vous cacher la tête sous la couverture, si vous êtes peureux : qu’il nous suffise de savoir que ces illusions et ces terreurs de la nuit, à côté d’une scène de ménage, c’est là un des genres de récits d’Hoffmann.

Le domaine d’Hoffmann, c’est la fantaisie et l’imagination ; toutes les idées où la raison et la réflexion n’ont point de part, sont de son domaine. Ainsi, dans le Majorat, l’intérêt vient d’une apparition surnaturelle ; dans le Sanctus, le sujet, c’est la puissance de la musique et de l’enthousiasme indéfinissable qu’elle inspire ; dans Salvator Rosa, l’imagination vive et hardie de l’homme de génie ; dans la Vie d’artiste, c’est encore le pouvoir singulier de la musique : Hoffmann y montre une âme désordonnée, embarrassée et malheureuse d’un talent supérieur, obéissant à la médiocrité pour se dispenser des soins matériels de la vie, et se condamnant à des travaux obscurs pour échapper aux louanges et aux triomphes prostitués journellement par l’intrigue ; dans le Violon de Crémone, c’est la liaison et la sympathie mystérieuse qui existent entre la vie d’une jeune fille et une espèce de violon magique ; dans le Bonheur au jeu, le hasard et ce que sa faveur a de fatal ; dans le Choix d’une fiancée, un personnage mystérieux, qui tient du diable et du Juif errant ; dans le Spectre fiancé, le magnétisme ; dans le Pot d’or et dans Melle  de Scudéry, l’horreur profonde qu’inspirent les grands crimes ; dans Marino Faliero, c’est tout ce qu’il y a d’aventureux dans les passions amoureuses.

Ce n’est pas que la fantaisie seule dirige et promène au hasard le pinceau brillant d’Hoffmann ; il y a quelque chose de plus dans ses meilleurs écrits. Le sentiment des arts est chez lui tout-puissant, plein d’éloquence, d’énergie, mais aussi de désespoir. Il voit la limite que la peinture et la musique ne peuvent franchir, et il s’irrite contre ces obstacles ; il voudrait leur communiquer la puissance de reproduire tout ce que l’âme désire. Il prend en pitié ces moyens mécaniques, instruments nécessaires des arts, et qui opposent des bornes matérielles à la conquête qu’il voudrait opérer. Convaincu enfin de l’inutilité de ses efforts, de l’impossibilité que l’artiste trouve à réaliser toute sa pensée, à refléter toute la nature, à redire tous les sentiments de l’homme et toutes ses émotions, il exprime d’une manière aussi forte que bizarre la douleur que cette puissance incurable lui cause. Ici, un vieux peintre s’assied devant un canevas vide que son imagination seule peuple de figures admirables ; là, Gluck exécute son Iphigénie en Tauride, après avoir placé sur son piano un cahier blanc, dont il retourne les feuillets comme s’il y lisait la partition de l’ouvrage. — Dans L’Église des jésuites, le principal personnage est un jeune peintre allemand qui a longtemps cherché en vain la route que son talent devait suivre. Un jour qu’il erre dans les bois, une jeune femme, d’une figure céleste, lui apparaît et se dérobe aussitôt à sa vue. Voilà son idéal ! son génie naît, s’élève, se déploie, il produit des chefs-d’œuvre. Les traits angéliques qui se sont fixés dans sa pensée se reproduisent dans tous ses ouvrages pour les embellir ; on reconnaît un nouveau talent, et le grand maître fait école. Mais il arrive qu’au milieu d’un incendie, Berthod retrouve et sauve la femme même qui lui est apparue, et que son imagination avait transformée en vision céleste. L’amour le plus tendre les unit ; elle devient sa femme. Hélas ! ce n’est plus qu’une mortelle, le prestige est détruit ; la verve de l’artiste s’éteint ; l’être surnaturel qui l’inspirait a disparu, la réalité le presse et l’obsède ; il se suicide. — Il faut voir dans l’original de quel intérêt s’entoure ce récit bizarre, et de quelle éloquence l’auteur a doué le malheureux Berthod, lorsque, déshérité de son génie, veuf de l’illusion chérie qui l’animait et l’exaltait, il est réduit par sa pauvreté et son désespoir à peindre en grisaille les murs de la chapelle des jésuites. La Cour d’Arthus, Gluck, Don Juan, Zacharias Werner, respirent le même sentiment intime des arts, le même enivrement causé par leurs prestiges, le même dégoût de la réalité, le même délire douloureux qu’ils jetaient dans l’organisation d’Hoffmann. Maître Floh (le roi des puces) est quelque chose de plus singulier encore. Il y a là une satire et les expériences des Lewenhoeck et des Spallanzani ; une imagination sans frein et sans raison étincelle dans cette extravagante débauche, où l’auteur, élevant à des proportions colossales le monde des infiniment petits, environne l’homme d’une population effrayante de cicindelles, de tipules, de locustes, de longues raphidées, de scolopendres gigantesquement grandies. — Dans Maître Martin, esquisse fort simple, Hoffmann a quitté sa marotte ; il a laissé vide le grand bol de punch, où voltigeaient à ses yeux, dans les flammes bleues et violettes, tous les esprits infernaux et toutes les apparitions du monde aérien. Des couleurs douces et naïves lui ont servi à reproduire, avec une ingénuité, avec une bonhomie parfaites, cet enthousiasme du devoir et cet amour du beau, qui, se mêlant à la vie de l’ouvrier au moyen âge, transformant le métier en art, ennoblissait la truelle du maçon et l’équerre du charpentier. Capable de tracer des tableaux si touchants et si vrais, comment Hoffmann a-t-il renfermé son talent dans une sphère fantastique où on a peine à le suivre ? Lisez le Sablier et vous l’apprendrez : vous verrez de quelle ironie puissante il poursuivait ses propres folies ; avec quelle force il condamnait cette confusion du monde terrestre et du monde idéal, dont lui-même avait brisé les limites respectives. — Mais ce talent ironique qui, chez Hoffmann, s’alliait à des qualités si opposées, s’est révélé bien plus vivement dans une composition de sa vieillesse, intitulée : les Contemplations du chat Murr entremêlées accidentellement de la biographie du maître de chapelle Jean Kreisler. Cette bizarre conception, dont le titre est moins fou encore que l’esprit, où deux narrations diverses se croisent et se contrarient tout en se tenant serrées comme un double lierre, est une sorte de bicéphale littéraire dont la création a épuisé la gigantesque pensée d’Hoffmann, et sur laquelle il a rendu son dernier soupir.

Après avoir cherché à donner une idée du genre de talent d’Hoffmann, nous allons essayer d’analyser avec un peu plus d’étendue deux des plus remarquables productions de cet auteur.

LE SABLIER. — Nathaniel, le héros de ce conte, est un jeune homme d’un tempérament fantasque, d’une tournure d’esprit poétique et métaphysique à l’excès, avec une imagination nerveuse, plus particulièrement soumise à l’influence de l’imagination. Il raconte les événements de son enfance dans une lettre adressée à Lothaire, son ami, frère de Clara sa fiancée. Son père, honnête horloger, avait l’habitude d’envoyer coucher ses enfants à certains jours plutôt qu’à l’ordinaire, et la mère ajoutait chaque fois à cet ordre : « Allez au lit, voici le sablier qui vient. » Nathaniel, en effet, observa qu’alors, après leur retraite, on entendait frapper à la porte ; des pas lourds et traînants retentissaient sur l’escalier ; quelqu’un entrait chez son père, et quelquefois une vapeur désagréable et suffocante se répandait dans la maison. C’était donc le sablier : mais que voulait-il et que venait-il faire ? Aux questions de Nathaniel la bonne répondit par un conte de nourrice, que le sablier était un méchant homme qui jetait du sable dans les yeux des petits enfants qui ne voulaient pas aller se coucher. Cette réponse redoubla sa frayeur, mais éveilla sa curiosité. Il résolut enfin de se cacher dans la chambre de son père, et d’y attendre l’arrivée du visiteur nocturne ; il exécuta ce projet, et reconnut dans le sablier l’homme de loi Copelius qu’il avait vu souvent avec son père. Sa masse informe s’appuyait sur des jambes torses ; il avait le nez gros, les oreilles énormes, tous les traits démesurés, et l’aspect farouche. Copelius fut reçu par le père de Nathaniel avec les démonstrations d’un humble respect ; ils découvrirent un fourneau secret, l’allumèrent, et commencèrent bientôt des opérations chimiques d’une nature étrange et mystérieuse, qui expliquait cette vapeur dont la maison avait été plusieurs fois remplie. Les gestes des opérateurs devinrent frénétiques ; leurs traits prirent une expression d’égarement et de fureur à mesure qu’ils avançaient dans leurs travaux ; Nathaniel, cédant à la terreur, jeta un cri et sortit de sa retraite. L’alchimiste, car Copelius en était un, eut à peine découvert le petit espion, qu’il voulut lui jeter des cendres ardentes dans les yeux. L’imagination de Nathaniel fut tellement troublée de cette scène, qu’il fut attaqué d’une fièvre nerveuse, pendant laquelle l’horrible figure de Copelius était sans cesse devant ses yeux comme un spectre menaçant. Après un long intervalle, et quand Nathaniel fut rétabli, les visites nocturnes de Copelius à son élève recommencèrent. Celui-ci promit un jour à sa femme que ce serait pour la dernière fois. Sa promesse fut réalisée, mais non pas sans doute comme l’entendait le vieil horloger. Il périt le jour même, par l’explosion de son laboratoire chimique, sans qu’on pût retrouver aucune trace de son maître dans l’art fatal qui lui avait coûté la vie. Un pareil événement était bien fait pour produire une impression profonde sur une imagination ardente : Nathaniel fut poursuivi tant qu’il vécut par le souvenir de cet affreux personnage, et Copelius s’identifia dans son esprit avec le principe du mal. L’auteur continue ensuite le récit lui-même, et nous présente son héros étudiant à l’université, où il est surpris par l’apparition soudaine de son infatigable persécuteur. Celui-ci joue maintenant le rôle d’un colporteur italien ou du Tyrol, qui vend des instruments d’optique. Nathaniel est vivement tourmenté de ne pouvoir faire partager à sa maîtresse les craintes que lui inspire le faux opticien ; celle-ci, guidée par son bon sens et par un jugement sain, rejette non-seulement ses frayeurs métaphysiques, mais blâme encore son style plein d’enflure et d’affectation. Nathaniel s’éloigne par degré de la compagne de son enfance, qui ne sait qu’être franche, sensible et affectionnée ; il transporte son amour sur la fille d’un professeur appelé Spalanzani, dont la maison fait face aux fenêtres de son logement. Ce voisinage lui donne l’occasion fréquente de contempler Olympia assise dans sa chambre, où elle reste des heures entières sans lire, sans travailler, sans se mouvoir ; mais en dépit de cette insipidité et de cette inaction, il ne peut résister au charme de son extrême beauté. Cette femme n’était pourtant qu’une belle poupée ou automate créée par la main habile de Spalanzani, et douée d’une apparence de vie par les artifices diaboliques de l’alchimiste Copelius. L’amoureux Nathaniel vient à connaître cette fatale vérité, en se trouvant le témoin d’une querelle terrible qui s’élève entre les deux créateurs de cette machine. Nathaniel, déjà à moitié fou, tombe dans une frénésie complète après cette découverte, et nous nous dispenserons d’analyser tous les rêves de son cerveau en délire. Au dénoûment, notre étudiant, dans un accès de fureur, veut tuer Clara en la précipitant du sommet d’une tour : son frère la sauve de ce péril, et le frénétique, resté seul sur la plate-forme, gesticule avec violence, et débite le jargon magique qu’il a appris de Copelius et de Spalanzani. Les spectateurs que cette scène avait rassemblés en foule au pied de la tour cherchaient les moyens de s’emparer de ce furieux, lorsque Copelius apparaît soudain parmi eux, et leur donne l’assurance que Nathaniel va descendre de son propre mouvement. Il réalise sa prophétie en fixant sur le malheureux jeune homme un regard de fascination qui le fait aussitôt se précipiter lui-même la tête la première. — L’horrible absurdité de ce conte est rachetée par quelques traits du caractère de Clara, dont la fermeté, le simple bon sens et la franche affection forment un contraste agréable avec l’imagination en désordre, les appréhensions, les frayeurs chimériques et la passion déréglée de son extravagant adorateur.

MARINO FALIÉRO. — À l’exposition de 1816, à Berlin, on remarquait un tableau du célèbre Kolbe représentant un doge richement habillé, à l’air vénérable, près duquel était une jeune et belle femme ; dans le fond, on voyait la mer couverte de barques et les palais de la belle Venise ; sur le cadre du tableau on lisait ces mots :

Ah ! senza amare
Andare sul mare,
Col sposo del mare,
Non puo consolare.

Ah ! quand on n’aime pas, se promener sur la mer, fût-ce même avec l’époux de la mer, tout cela ne peut consoler quand on n’aime pas ! Une discussion s’engage sur ce tableau. Est-ce un sujet de fantaisie ? Est-ce une aventure réelle ? Hoffmann fait intervenir un inconnu, quelque peu mystérieux, qui raconte ainsi l’histoire du doge Faliéro, représenté dans ce tableau : Le jour d’une grande fête à Venise, le peuple se pressait aux portes du palais ducal pour voir sortir le doge et la dogaresse qui devaient aller à la place Saint-Marc. Au moment où la dogaresse passa, un jeune homme poussa un cri, et tomba comme mort sur le pavé ; la dogaresse pâlit, et ce fut comme si un coup de poignard venait de lui percer le sein. Ce jeune homme, c’était le gondolier Antonio ; il avait reconnu dans la dogaresse, Annunciata, jeune fille qu’il avait vue autrefois à Trévise dans un jardin, et qui avait épousé depuis le vieux doge Faliéro. C’était elle, il l’avait reconnue, c’était Annunciata. Ce que n’avaient pu faire toute la galanterie et tout l’éclat des jeunes Vénitiens, le souvenir d’Antonio et l’idée de son amour troublent le cœur d’Annunciata, et cette jeune fille mariée à un vieillard qu’elle chérit, qu’elle respecte comme un père, mais qu’elle n’aime pas, qu’elle ne peut aimer, Annunciata devient triste et rêveuse ; cette affection et ce respect de fille ne remplissent pas son cœur ; il lui manque quelque chose de vif et de plus doux, il lui manque d’aimer. Hélas ! est-ce d’aimer qu’il lui manque ? Non, elle aime, elle aime Antonio ; elle s’en entretient sans cesse avec une vieille femme, la nourrice d’Antonio, qui a réussi à s’introduire près de la dogaresse. Annunciata se rappelle cette entrevue passagère au jardin de Trévise. Antonion dormait sous un arbre, et un serpent allait le mordre ; elle est arrivée, et d’un coup de baguette elle a tué le serpent. Alors Antonio s’est éveillé, il m’a prise pour son ange gardien ; il me parlait les mains jointes ; je lui ai répondu que je n’étais qu’un enfant comme lui… Voilà les souvenirs qui font rêver Annunciata. — Un jour, le doge et la dogaresse montèrent dans leur gondole pour aller passer quelques heures à leur maison de plaisance de Guidena : un second rameur était dans cette gondole, c’était Antonio ; il était près d’Annunciata, il touchait sa robe, mais il savait contenir son bonheur, et ramant avec force, ne regardait qu’à la dérobée celle qu’il aimait. Le vieux Faliéro souriait d’un air de gaieté à sa jeune épouse, prenait sa main blanche et si délicate, la baisait, passait son bras autour de sa taille, et lui disait : N’est-il pas beau, mon amour, de se promener sur les flots avec le maître de cette belle Venise, avec l’époux de la mer ? mais la dogaresse n’entendait pas ses paroles, elle n’entendait, ne voyait qu’Antonio, et en rentrant dans ses appartements, elle murmura doucement : Amare ! amare ! ah ! senza amare ! Cependant le doge s’était rendu à Guidena pour organiser une conspiration ; bientôt cette conspiration est découverte, et Faliéro décapité. À cette nouvelle, Antonio se précipite dans le palais, entre dans la chambre d’Annunciata, se jette à ses pieds, couvre sa main de baisers, l’appelle des plus doux noms ; Annunciata le reconnaît, le presse contre son sein, et entre mille larmes et mille baisers, ces deux amants se jurent une foi éternelle. Ils oubliaient la terreur de cette épouvantable journée. Une barque est préparée ; Annunciata, suivie de la vieille Marguerite, sort du palais, enveloppé d’un voile épais ; elle monte dans la barque, Antonio saisit les rames, et ils s’éloignent du bord. Doux et charmant voyage ! Au ciel brillait la lune qui éclairait leur course et faisait jouer ses reflets sur les flots : mais Annunciata, telle que Hoffmann l’avait conçue, faite pour aimer, et n’ayant d’autre loi, d’autre idée que l’amour, Annunciata ne pouvait avoir dans la vie que deux moments, ne pas aimer et puis aimer. Eh bien ! sa destinée est remplie : à peine arrivée à la haute mer, Hoffmann fait s’élever une tempête horrible, qui submerge la barque et les deux amants !