Revue des Romans/Charles Pigault-Lebrun

Revue des Romans.
Recueil d’analyses raisonnées des productions remarquables des plus célèbres romanciers français et étrangers.
Contenant 1100 analyses raisonnées, faisant connaître avec assez d’étendue pour en donner une idée exacte, le sujet, les personnages, l’intrigue et le dénoûment de chaque roman.
1839


PIGAULT-LEBRUN (Guillaume-Charles-Antoine),
né à Calais le 8 avril 1753, mort le 24 juillet 1835.

Ce spirituel romancier, qui dans le genre comique a fait école, est un auteur dont jusqu’à présent le mérite n’a pas été apprécié à sa juste valeur. N’appartenant à aucune coterie littéraire, dédaignant les succès de camaraderie, il a toujours négligé les moyens qu’emploient certains auteurs pour faire ressortir le mérite de leurs productions. Aussi chercherait-on en vain dans les feuilletons de l’époque un seul article constatant le succès de ses nombreux romans, ce qui ne veut pas dire, toutefois, qu’ils aient été à l’abri de la critique ; mais Pigault ne s’en tracassait guère. Fort insouciant sur l’opinion que les aristarques émettaient sur ses romans, il se contentait de la faveur du public qui ne lui fit jamais faute, et répondit, pendant quarante ans, à une diatribe ou à un article dédaigneux sur un de ses romans, par la publication d’un roman nouveau, c’est-à-dire par un nouveau succès. Peu d’auteurs ont en effet procuré à leurs éditeurs de plus beaux avantages ; nous tenons de source certaine que la vente des ouvrages de Pigault, tous édités par le libraire Barba, s’est élevée à plus de six cent mille francs ! Aussi ce libraire se plaît-il à proclamer Pigault-Lebrun son père nourricier.

Aucun auteur ne fut peut-être à la fois plus gai, plus fécond, plus original que Pigault-Lebrun. Ses ouvrages ont obtenu une vogue prodigieuse ; leur succès n’a pas été une affaire de mode ; leur réputation, fondée sur une peinture fidèle, maligne et comique des mœurs qu’il décrit, sur un style enjoué, spirituel et correct, sur une narration constamment animée, rapide, amusante, sur une instruction et un fonds de philosophie inépuisables, ne peut manquer de se soutenir. Sans doute on peut lui reprocher une licence quelquefois trop grande dans ses portraits, une gaieté souvent bouffonne dans ses descriptions, des tableaux parfois un peu trop libres ; mais, malgré ces défauts, Pigault se fait lire avec le plus grand plaisir ; il saisit bien les rapports comiques de plusieurs choses, en prévient le résultat par des comparaisons d’une manière vive et piquante. Il est peintre, car il fait assister le lecteur aux scènes qu’il décrit ; il n’est pas toujours, il est vrai, peintre de bon ton, mais il l’est à la manière de Teniers, de Boilly ; il ne copie pas la belle nature pour lui prêter des formes sévères ou des couleurs séduisantes, il reproduit la nature dans sa naïve grossièreté ; il ne fait pas l’image de la volupté, il trace celle du plaisir.

Quelques traits peu connus du caractère de cet auteur ne paraîtront peut-être pas déplacés ici. Pigault-Lebrun était un homme franc et probe par excellence, religieux observateur de sa parole, d’une exactitude sévère envers les autres et envers lui, d’un désintéressement rare, d’une brusquerie extrême, mais qui n’allait pas cependant jusqu’à la rudesse. Barba, son libraire, n’a jamais traité avec lui que sur parole, et jamais ils n’eurent entre eux la plus légère contestation. Lorsque les romans de Pigault eurent obtenu un éclatant succès, Barba lui fit la proposition d’augmenter le prix primitivement convenu pour le manuscrit de chaque ouvrage. Mais Pigault fut huit ans sans vouloir que de nouvelles conditions fussent faites. Il y consentit cependant, nous croyons que c’est à l’occasion du roman de M. Botte ; l’auteur voulait faire seulement deux volumes ; Barba se plaignait de l’exiguïté, « Eh bien ! dit Pigault, paye-moi 60 francs la feuille ou 2 400 francs par roman, et je ferai quatre volumes ! » Barba y consentit de grand cœur, et ce prix servit de base pour les publications ultérieures. — L’auteur avait son couvert mis chez son libraire, avec lequel il dînait souvent. Un jour Barba lui offrit spontanément de lui faire une pension de 1 200 francs lorsqu’il y aurait quarante-huit volumes publiés (il n’y en avait alors que vingt-quatre). Lorsqu’il y eut trente-sept ou quarante volumes parus, Pigault dit à Barba en plaisantant : « Tu me dois une pension. — Non, répondit Barba, je ne la devrai qu’à la publication du quarante-huitième volume. — Tu veux donc te dédire. — Non, car j’accepte. » La pension courut à partir de ce jour, et fut payée, par Barba, pendant quinze ans, sans autre traité que sa parole. Plus tard un acte fut rédigé. La pension a été servie à l’auteur jusqu’à sa mort ; elle est encore payée à sa veuve par Gustave Barba, acquéreur des œuvres de Pigault. — Barba donnait à Pigault douze exemplaires de chacun de ses romans ; s’il en prenait un en plus il le payait ; il a pris ainsi, dans le cours de sa vie, environ quarante exemplaires de ses romans, dont Barba a été forcé d’accepter le prix. «Tant qu’il a vécu, dit Barba, je n’ai pas connu un plus honnête homme que lui ; depuis sa mort je n’en ai pas encore rencontré un aussi honnête, quoique je sache qu’il en existe. »

Les romans de Pigault lui firent beaucoup d’ennemis, et cela devait être, car il s’est constamment attaché à démasquer les hypocrites de tous les états et de toutes les opinions ; on ne peut, toutefois, lui reprocher d’avoir attaqué la religion, il n’attaque que la superstition et les mauvais ministres ; encore ne les attaque-t-il pas par système de dénigrement. Il commençait ordinairement le chapitre sans savoir souvent comment il le finirait, mais sans jamais cependant être embarrassé pour le finir, car il était doué d’une étonnante étendue d’imagination. Le premier travers qui se présentait à son esprit, il le peignait avec vérité. « Vous qui le connaissez, disait à un de ses amis un respectable ecclésiastique, défendez-lui donc de mettre en scène les prêtres dans ses romans. — Je m’en garderai bien, répondit celui à qui il s’adressait, ce serait l’inviter à dîner et ne lui donner ni pain ni vin : les cafards sont ceux qui lui ont fourni ses meilleurs chapitres, il faut lui laisser son allure. » On a reproché aussi à Diderot ses gravelures, sa hardiesse contre le clergé, et surtout son roman de la Religieuse. Pigault le justifiait de ce reproche en disant que Diderot n’ayant rien à se reprocher il lui était permis de tout écrire. On peut en dire autant de Pigault.

Pigault avait la prétention de croire ses romans très-moraux, et il le disait ouvertement, ce qui fit rire une fois aux éclats un de ses amis. « Je soutiens, dit Pigault, que mes romans sont moraux, et je le prouve : dans aucun le vice ni le crime ne triomphent ; les fripons et les scélérats n’y meurent jamais naturellement, ils sont toujours envoyés aux galères ou pendus. » Et cela est vrai.

À son retour de l’armée dans la Vendée, où il était chef de remonte à Saumur, il fut obligé de prendre les armes comme commandant, et fut nommé adjudant général dans les vingt-quatre heures, pour une belle position qu’il avait prise. Il abandonna la carrière militaire à l’époque où il n’y avait plus guère que des fripons qui servissent la république.

On lui proposa alors de donner une nouvelle édition du roman de Clarisse, en en retranchant les longueurs : « J’aimerais mieux me couper le bras, répondit-il, que de mutiler ce chef-d’œuvre. » Vers la fin de sa vie on lui conseillait d’écrire ses confessions, qui devaient être fort intéressantes et sans inconvénient, attendu que la plupart des personnes qu’il avait connues étaient mortes. « Si elles ne sont plus, dit-il, elles ont des descendants, et je regarde comme un malhonnête homme celui qui par amour-propre divulgue le secret de l’intimité. »

Le premier roman publié par Pigault est celui qui a pour titre l’Enfant du Carnaval ; c’est un roman d’une gaieté folle dans sa première partie, et où dans la seconde on stigmatise énergiquement des turpitudes et des crimes encore tout récents ; ce roman n’a pas du moins de quatorze éditions. — Pigault donna ensuite les Barons de Felsheim, qui parurent d’abord en deux volumes, et dont on ne vendit pas cent exemplaires. Cependant, Crapelet père et Barba, convaincus que c’était un bon ouvrage, forcèrent l’auteur à continuer. Deux ans après, ce livre obtint un succès de vogue qui ne s’est pas ralenti ; c’est en effet un des meilleurs romans de l’auteur. — À ce roman succéda celui d’Angélique et Jeanneton qui n’eut dans le principe aucun succès, bien que le premier volume renferme des pages que n’aurait pas désavouées Sterne ; ce livre a eu depuis dix-sept éditions. — la Folie espagnole, roman plus que gai, dut son succès à ses gravelures ; une cinquantaine d’exemplaires furent saisis pour la forme, et pour plaire aux criailleries des bigots de l’époque. — Les Cent vingt jours devaient former une publication périodique, contenant une nouvelle par mois ; il n’a paru que quatre nouvelles ; l’éditeur abandonna ce genre de publication, parce que l’espace était trop restreint pour l’imagination de l’auteur. L’ouvrage n’avait d’ailleurs qu’un succès médiocre ; ce qui n’étonne pas, il était raisonnable. Chose étrange ! quand les ouvrages de Pigault étaient gais, on criait après l’auteur pour ses farces ; quand il se dispensait d’en mettre, on ne les lisait pas. Les aventures grivoises de Mon oncle Thomas procurèrent à ce livre un immense succès, que couronna aussi la publication de Monsieur Botte. Ce roman doit son origine à un défi de l’acteur Damas, qui avait donné pour sujet à l’auteur les mots Je ne le veux pas ; Pigault écrivit séance tenante les deux premières pages, et, en peu de jours, le roman, qui eut un succès fou et qui le mérite. Nous citerons encore parmi les meilleurs romans de Pigault : Le Garçon sans souci, où l’éditeur s’étant reconnu, se plaignit à l’auteur, lequel répondit qu’il prenait ses originaux où il les trouvait ; Jérôme, dont le sujet est la bataille de Marengo ; l’Homme à projets, véritable type des hommes de l’époque où il fut publié.

Cette notice sur l’auteur et ses ouvrages pouvant suffire pour qu’on puisse s’en faire une idée, nous nous bornerons à donner l’analyse des deux ouvrages suivants :

ADÉLAÏDE DE MERAN, 4 vol. in-12, 1815. — Adélaïde de Meran est vivement éprise de son jeune cousin, Jules de Courcelles. Élevés ensemble, ils s’adorent et brûlent de s’unir ; mais ce désir est plus vif chez Adélaïde que chez son cousin ; et l’auteur a donné à cette jeune personne une imagination si vive et des dispositions si tendres, qu’on tremble à chaque instant pour sa vertu. Le désir d’augmenter sa fortune jette le père d’Adélaïde dans des spéculations hasardeuses, qui ne font qu’accélérer sa ruine. Forcé de se réfugier dans une petite terre au pied des Pyrénées, il exige que les deux amants se séparent. Le père d’Adélaïde fait la connaissance d’un monsieur d’Apremont qui habite avec sa fille un château voisin, où il reçoit un intrigant nommé des Adrets. Ce misérable tente en vain de séduire Mlle d’Apremont et Adélaïde. Pour se venger, il décide M. d’Apremont à épouser Adélaïde, qui est forcée, bien à regret, de consentir à ce mariage. De son côté, Jules tombe dans les filets d’une coquette, qui le rend père un peu plus tôt qu’il ne croyait. Cependant des Adrets veut recueillir le fruit de ses artifices ; afin de se rendre maître d’Adélaïde, il excite la jalousie de son mari, suscite mille tracasseries, brouille et bouleverse tout. Investi d’une place qui lui donne une grande importance, il fait arrêter M. d’Apremont. Adélaïde est réduite à solliciter ce vil scélérat, qui met un prix à sa faveur ; le traître obtient tout d’Adélaïde, et M. d’Apremont n’en est pas moins fusillé. Adélaïde s’enfuit à Meaux, où elle retrouve son père et son amant. Des Adrets arrive aussi au quartier général russe, où il est arrêté et pendu comme espion. Jules, redevenu libre par la mort de sa femme, revient à ses premiers sentiments, et, malgré la confession générale que lui fait Adélaïde, il n’en persiste pas moins à rester attaché à sa maîtresse.

LE BEAU-PÈRE ET LE GENDRE, 2 vol. in-12, 1822. — Pigault-Lebrun et Victor Augier, son gendre, se sont réunis pour faire paraître ces deux volumes, composés de mélanges et de sujets divers, soit en vers, soit en prose. On y trouve des chansons bien tournées, des élégies, des épîtres, et le premier chant d’un poëme que l’auteur n’a pas terminé. Parmi les nouvelles, nous citerons la Guerre aux mots, qui commence le premier volume ; c’est une critique ingénieuse de la fausse application que l’on fait de certains termes qui, dans l’origine, avaient une acception autre que celle qu’on leur donne aujourd’hui ; Chilpéric, petit roman qui compose à lui seul un volume, dont le fond est plein d’intérêt, et qui abonde, comme tous les ouvrages de Pigault, en observations philosophiques, en peintures de mœurs, en traits spirituels, en aperçus fins et gracieux, et dont les tableaux, d’un genre un peu plus sévère que ceux de Jérôme ou de la Folie espagnole, sont remplis de charmes et de vérité. Il y a plus de goût dans le choix, de réserve dans l’expression, et la gaze qui devrait toujours couvrir les scènes voluptueuses, n’y est jamais entièrement déchirée.

Voici la liste complète des romans de Pigault : Le Danger d’être trop sage, conte, in-8, 1787. — L’Enfant du Carnaval, 2 vol. in-8, 3 vol. in-12, 1796. — Les Barons de Felsheim, 4 vol. in-12, 1798-99. — Angélique et Jeanneton, 2 vol. in-12, 1799. — La Folie espagnole, 4 vol. in-12, 1799. — Cent vingt Jours, 4 vol. in-12, 1799. — Mon oncle Thomas, 4 vol. in-12, 1799. — Monsieur Botte, 4 vol. in-12, 1802. — Jérôme, 4 vol. in-12, 1804. — Une Macédoine, 4 vol. in-12, 1811. — Tableaux de Société, 4 vol. in-12, 1813. — Le Garçon sans souci, 2 vol. in-12, 1817. — Monsieur de Roberville, 4 vol. in-12, 1818. — Nous le sommes tous, ou l’Égoïsme, 2 vol. in-12, 1819. — L’Officieux, 2 vol. in-12, 1818. — L’Homme à Projets, 4 vol. in-12, 1819. — L’Observateur, 2 vol. in-12, 1820. — La sainte Ligue, 6 vol. in-12, 1829. — Contes à mon petit-fils, 2 vol. in-12, 1831. — On trouve dans ses Œuvres in-8 ses pièces de théâtres dans l’ordre qu’il les a faites. — La première pièce nouvelle en 5 actes Charles et Caroline, jouée au théâtre de la République, aujourd’hui Théâtre-Français, était de lui.