Revue des Romans/Barbara Juliane von Krüdener

Revue des Romans.
Recueil d’analyses raisonnées des productions remarquables des plus célèbres romanciers français et étrangers.
Contenant 1100 analyses raisonnées, faisant connaître avec assez d’étendue pour en donner une idée exacte, le sujet, les personnages, l’intrigue et le dénoûment de chaque roman.
1839
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KRÜDNER (Mme de),
née Wittinghoff, à Riga, en 1766, morte en Crimée en décembre 1824.


VALÉRIE, ou Lettres de Gustave de Linard à Ernest de G… 2 vol. in-12, 1803. — Au milieu de cette foule de productions que réprouvent également le goût et la morale, quand nos romanciers à la mode ne travaillent qu’à coudre et à ajuster avec plus ou moins d’habileté et de talent les scènes les plus triviales, les situations les plus vulgaires, quand les livres que chaque jour voit éclore sont presque tous défectueux, faux ou exagérés sous le rapport de la composition, du style, des sentiments et des idées, on est heureux de trouver parfois quelques-uns de ces livres d’où sont exclus les drames échevelés, ces héroïnes adultères et tout ce grand fracas de mots vides et sonores qui constituent le savoir-faire de la plupart des romanciers modernes ; on est heureux, disons-nous, de feuilleter un livre comme celui de Valérie, un de ces livres bien écrits et bien pensés qui, sans incidents bizarres, sans catastrophes et sans péripéties sanglantes, ont le secret de nous intéresser et de faire naître en nous de douces émotions, parce que l’auteur a puisé ses inspirations aux sources du beau et de la poésie, c’est-à-dire, de la moralité. — Le roman de Valérie se compose d’éléments extrêmement simples. Née sur les bords de la Baltique, Juliana de Wittinghoff épousa, à quatorze ans, le baron de Krüdner, qui en avait trente-six, et qui, peu de temps après, fut nommé ambassadeur à Venise : sa femme l’y suivit, et là se passèrent les événements sur lesquels est bâti le roman de Valérie. Mme de Krüdner n’a pas cherché son sujet, ses personnages, au delà de son intimité la plus étroite ; elle s’est mise en scène, elle et son mari partant pour son ambassade, emmenant avec lui le fils d’un de ses anciens amis, jeune homme plein de candeur et de vertu, mais qui ne s’enflamme pas moins d’un amour délirant pour l’ambassadrice. Valérie ignore l’amour qu’elle inspire, et ne l’apprend que par la bouche de son mari, lorsque son amant est à l’agonie. Le but de ce roman, comme l’auteur le déclare dans sa préface, est de montrer que les âmes les plus sujettes à être entraînées par de fortes passions sont aussi celles qui ont reçu le plus de moyens pour leur résister, et que le secret de la sagesse est de les employer à temps. Gustave meurt d’amour pour Valérie. La naissance de cet amour, ses progrès, ce souffle de tous les sentiments purs qui y conspirent, remplissent à souhait tout le premier volume ; des scènes variées, des images gracieuses, expriment et figurent avec bonheur cette situation d’un amour orageux et dévorant à côté d’une amitié innocente et qui ignore. Ainsi, quand à Venise, au bal de la Villa-Pisani, Gustave, qui n’y est pas allé, passant auprès d’un pavillon, entend la musique, et, monté sur un grand vase de fleurs, atteint la fenêtre pour regarder ; quand il assiste du dehors à la merveilleuse danse du schall dansée par Valérie, et qu’enfin, enivré et hors de lui, à l’aspect de Valérie qui s’approche de la fenêtre, il colle ses lèvres sur le carreau que touche en dedans le bras de celle qu’il aime, il lui semble respirer des torrents de feu ; mais elle, elle n’a rien senti, rien aperçu. Quel symbole plus parfait de leurs destinées, et de tant de destinées plus ou moins pareilles ! Une simple glace entre eux deux : d’un côté le feu brûlant, de l’autre l’affectueuse indifférence ! Ainsi encore, quand, le jour de la fête de Valérie, le comte étant près de la gronder, Gustave envoie un jeune enfant lui souhaiter la fête et rappelle ainsi au comte de ne pas l’affliger ce jour-là, Valérie est touchée, elle embrasse l’enfant et le renvoie à Gustave, qui l’embrasse sur la joue, au même endroit, et qui y trouve une larme : « Oui, Valérie, s’écrie-t-il en lui-même, tu ne peux m’envoyer, me donner que des larmes. » Cette même idée de séparation et de deuil, cet anneau nuptial qu’il sent au doigt de Valérie dès qu’il lui tient la main, reparaît sous une nouvelle forme à chaque scène touchante. Lorsque Gustave s’en est allé seul avec sa blessure dans les montagnes, quand, durant les mois d’automne qui précèdent sa mort, il s’enivre éperdument de sa rêverie et des brises sauvages, il se rapproche beaucoup du Werther de Gœthe ; mais il s’en distingue à temps et demeure lui-même lorsqu’il rejette l’idée de se frapper, lorsqu’il reste pieux, innocent et pur jusque dans son égarement, rendant grâce jusque dans son désespoir. En un mot, Gustave réussit véritablement à laisser dans l’âme du lecteur, comme dans celle de Valérie, ce qu’il ambitionne le plus, quelques larmes seulement, et un de ces souvenirs qui durent toute la vie, et qui honorent ceux qui sont capables de les avoir.

Vers l’année 1801, Mme Krüdner vint à Paris, où elle se mit à revoir sérieusement l’esquisse de son roman ; elle avait l’ambition, malgré son origine étrangère, de l’élever au rang des productions classiques de la France, et elle ne négligea ni les conseils éclairés, ni les collaborations utiles. Valérie fut un peu l’ouvrage de tous les amis de l’auteur, et à cette époque, elle en avait beaucoup, sans oublier le célèbre Garat, avec lequel sa liaison fut notoire. — Valérie est un roman fort remarquable, dont le succès fut prodigieux en France et en Allemagne, dans la haute société. — On trouve dans l’interminable fatras intitulé : Mélanges militaires, littéraires et sentimentaires du prince de Ligne (tom. XXIX), une suite de Valérie qui n’est qu’une plaisanterie de cet homme d’esprit. La princesse Serge Galitzin, dit-il, n’ayant pu souper chez lui, tant la lecture de Valérie l’avait mise en larmes, il voulut lever cet obstacle pour le lendemain, en lui envoyant une fin rassurante, où Gustave ressuscite ; c’est une parodie, dont le sel fort léger s’est depuis longtemps évaporé.