Revue des Romans/Antoine François Prévost

Revue des Romans.
Recueil d’analyses raisonnées des productions remarquables des plus célèbres romanciers français et étrangers.
Contenant 1100 analyses raisonnées, faisant connaître avec assez d’étendue pour en donner une idée exacte, le sujet, les personnages, l’intrigue et le dénoûment de chaque roman.
1839


PRÉVOST-D’EXILES (l’abbé),
né à Hesdin en 1697, mort le 23 novembre sur la route de Vincennes, où il fut surpris d’une attaque d’apoplexie ; on le crut mort, et pour s’assurer de la cause de cette mort si subite, on ouvrit son corps ; il revint à la vie sous le scalpel du chirurgien ; mais les organes de la vie ayant été endommagés, il périt un moment après.


HISTOIRE DE M. CLÉVELAND, FILS NATUREL DE CROMWELL, ou le Philosophe anglais, 4 vol. in-12, 1732. — On peut reprocher à l’abbé Prévost l’abus qu’il fait de son imagination, et le défaut de ne savoir ni borner son plan, ni régler sa marche. Les Anglais ont quelquefois mieux connu que nous la composition des romans, dont plusieurs forment chez eux un tout composé de parties distinctes, et fixent le lecteur sur un objet dont ils ne le détournent jamais. L’abbé Prévost était bien éloigné de cette méthode ; il entasse événements sur événements, et vous fait perdre de vue les personnages qui vous intéressaient, pour en introduire de nouveaux. Les premières parties de Cléveland sont très-attachantes, et il n’est personne qui n’ait frémi en suivant lord Axminster dans la caverne de Rumney-Hole. Les scènes les plus extraordinaires sont retracées dans ce roman ; le héros vit dans des souterrains, seul, jusqu’à l’âge de seize ans ; il s’y égare un jour ; dans l’impossibilité de retrouver son chemin, il se couche par terre résolu à mourir. Il aperçoit un homme pâle, les habits en désordre ; c’est milord Axminster, qui, pour se soustraire à la tyrannie de Cromwell, s’est réfugié comme lui dans ces vastes cavernes. Il le conduit à sa famille, où il voit Fanny, fille de milord Axminster. La peinture de l’amour qui naît dans deux jeunes cœurs, tout à fait étrangers au monde, est pleine de naturel et de vérité. Nous ne suivrons point ces amants au milieu des sauvages, à travers les périls qu’ils affrontent ; nous nous contenterons de faire remarquer que toutes ces aventures sont remplies d’intérêt, et que la lecture en est attachante, qu’il est difficile de quitter le livre une fois qu’on l’a commencé. Les faits et les caractères, dans tout le premier volume, sont d’une imagination dramatique et d’une touche sombre et vigoureuse. L’épisode de l’île Sainte-Hélène commence par distraire le lecteur, et finit par s’en emparer, tant le morceau est original et intéressant ! Enfin, l’auteur vous promène d’un bout du monde à l’autre, et les longues réflexions, les aventures incroyables, refroidissent la curiosité, qui d’abord était vivement excitée.

MÉMOIRES ET AVENTURES D’UN HOMME DE QUALITÉ QUI S’EST RETIRÉ DU MONDE, 8 vol. in-12, 1732-33. L’Histoire du chevalier Desgrieux et de Manon Lescaut, formant le 8e volume, a été imprimée séparément sous ce titre un grand nombre de fois. — Ce livre est le premier ouvrage de l’abbé Prévost, et c’est aussi celui où il a le plus prodigué les aventures, où il a fait le plus fréquent usage des incidents. Il est certain qu’à la faveur du titre de Mémoires il pouvait agglomérer dans ce seul roman tout ce que lui fournissait son imagination ; cependant il est des bornes à tout. Jeune encore, et dominé par cette imagination vive et féconde, l’abbé Prévost ne s’est souvenu en aucune manière de l’unité, car, non-seulement son ouvrage est composé de parties bien distinctes et absolument indépendantes les unes des autres, mais même dans chacune des différentes parties il ne s’est point donné la peine de suivre une marche uniforme et régulière. Dans la première partie de ces mémoires, qui concerne l’homme de qualité, il raconte non-seulement ses aventures, mais encore celles de sa fille, de son père et de son grand-père, de sorte que dans un seul volume, on trouve l’histoire de quatre générations entières : ajoutez à cela, qu’il faut encore entendre celles de tous ceux que l’auteur rencontre sur son chemin. Toutes ces aventures sont non-seulement amenées quelquefois d’une manière brusque et inattendue, mais encore elles sont trop souvent invraisemblables ; on croirait lire un conte des Mille et une Nuits, lorsqu’on arrive à l’histoire de sa captivité en Turquie et de ses amours avec la fille de son patron. L’histoire de cette demoiselle que ses frères condamnent à mort, et qui lui laissent un quart d’heure pour recommander son âme à Dieu, n’est-elle pas calquée sur celle de Barbe-Bleue ? — Dans les dernières parties, l’homme de qualité n’est plus qu’un personnage secondaire ; le principal héros est le jeune marquis de ***, dont il a été chargé de diriger l’éducation, et à qui il doit servir de mentor en lui faisant visiter les différentes cours de l’Europe. Cette histoire du marquis est fort intéressante en plusieurs endroits, mais malheureusement elle est encore interrompue par une multitude d’aventures arrivées à des personnages étrangers, et cette manie d’entasser événements sur événements est si forte chez l’homme de qualité, qu’après avoir dit qu’il va enfin raconter sans interruption l’histoire du marquis, il se laisse encore emporter à huit ou dix longues digressions. L’histoire du marquis même n’est pas finie, et l’on ne sait ce qu’il devient, non plus que sa maîtresse, qui va s’ensevelir dans un couvent, et dont il n’est plus question.

Ce qui donne un grand degré d’intérêt aux mémoires dont il est ici question, c’est l’époque choisie par l’abbé Prévost. L’homme de qualité est censé avoir vécu sous le règne de Louis XIV, et avoir connu tous les grands hommes qui illustrèrent ce siècle mémorable. Il a eu l’adresse de les mettre plusieurs fois en scène. Tantôt c’est une conversation dont Racine et Boileau sont eux-mêmes les acteurs ; tantôt c’est un discussion qui a lieu entre des étrangers sur les auteurs français, tels que Corneille, Crébillon, Boileau, Fontenelle et Saint-Évremont ; il ne laisse point non plus échapper l’occasion de parler des grands événements qui eurent lieu pendant cette période. Ces événements, qui appartiennent à l’histoire, ne sont point déplacés dans ce roman, parce qu’ils ne sont là que comme accessoires, et que d’ailleurs ils sont amenés naturellement.

Le chef-d’œuvre de l’abbé Prévost est l’histoire de manon lescaut, qui, dans l’origine, n’était qu’un épisode des Mémoires d’un homme de qualité. Comment, dira-t-on peut-être, peut-on mettre tant de prix aux aventures d’une fille entretenue et d’un chevalier d’industrie ? C’est précisément à ce titre que l’ouvrage paraît le plus remarquable. Quel mérite a donc l’auteur, puisque avec un pareil sujet il a su attacher et émouvoir ? Comment deux enfants qui se prennent de passion l’un pour l’autre à la première vue, et qui semblent d’intelligence avant d’avoir pu se parler ; qui abandonnent tous les deux leurs parents pour s’enfuir ensemble, sans se douter si l’on a dans la vie d’autre besoin que de s’aimer ; qui se trouvent bientôt dans l’indigence, et dont l’une prend le parti de faire commerce de ses attraits, tandis que l’autre apprend à friponner au jeu ; comment ces deux personnes, dont les aventures jusque-là paraissent si communes, inspirent-elles dès le premier instant un intérêt si vif, et qui, à la fin, est porté au plus haut degré ? C’est qu’il y a de la passion et de la vérité, deux choses inappréciables dans tout ouvrage d’invention ; c’est que cette femme, toujours fidèle au chevalier Desgrieux, même en le trahissant, qui n’aime rien tant que lui, mais qui ne craint rien tant que la misère ; qui mêle un si grand charme à ses infidélités, dont l’imagination voluptueuse, les grâces, la gaieté, ont pris un si grand empire sur son amant, qu’une telle femme est un personnage aussi séduisant dans la peinture que dans la réalité ; c’est que l’enchantement qui l’environne, sous le pinceau de l’écrivain, ne la quitte jamais, pas même dans la charrette qui la transporte à l’hôpital ; c’est qu’en ce moment Manon, avec ses larmes qui l’inondent et ses beaux cheveux flottants qui la couvrent, liée par le milieu du corps, tendant les bras à son amant qui paye de quart d’heure en quart d’heure la permission de la suivre de loin, et qui attendrit jusqu’à ses impitoyables conducteurs, Manon semble être séparée de ses méprisables compagnes par le prestige qui suit par tout la beauté, et par cet intérêt qui naît toujours d’une grande passion ; c’est que dans ce prodigieux attachement du chevalier, que les fautes et les malheurs de sa maîtresse ne font que redoubler, on ne peut méconnaître cet attrait réciproque qui entraîne et domine à jamais deux créatures nées l’une pour l’autre. Et qu’arrive-t-il à la fin ? Que cette femme, si aimable jusque dans ses torts, devient ensuite admirable par sa constance et sa tendresse ; que les erreurs d’une imagination ardente font place aux vertus d’une âme sensible ; qu’après avoir été une maîtresse adorable, Manon devient une amante héroïque ; qu’elle préfère la pauvreté, les dangers, la proscription de son amant à une alliance honorable et avantageuse avec un homme en place ; que cette femme si délicate, si amollie par l’habitude des plaisirs, consent à fuir dans un désert avec celui qu’elle aime, plutôt que de s’en séparer, et trouve enfin la mort à côté de lui : exemple frappant de cette vérité morale, qu’il n’y a point d’âme qu’une grande passion n’élève au-dessus d’elle-même, et ne rende capable de tout. Quelle situation plus déchirante que celle de Desgrieux, lorsque sa malheureuse amante expire à ses côtés, épuisée de douleur et de fatigue, au milieu des déserts où elle l’a suivi ! On éprouve rarement une émotion aussi profonde, un attendrissement aussi douloureux qu’au dénoûment de cet ouvrage.

LE DOYEN DE KILLERINE, Histoire morale, composée sur les mémoires d’une illustre famille d’Irlande, 6 vol. in-12, 1735. — Il y a dans ce roman des caractères bien soutenus et une intrigue mieux nouée que dans tous les autres romans du même auteur, celui de Manon Lescaut excepté ; mais il a, comme les autres, le défaut de ne pas tenir tout ce que promet le commencement.

On a encore de l’abbé Prévost : *Le Pour et le Contre, ouvrage périodique composé de récits, d’anecdotes, de traductions et de jugements sur la littérature anglaise, 296 numéros, ou 20 vol. in-12, 1733-40. — *Campagnes philosophiques, 4 part. in-12, 1741. — Histoire de Marguerite d’Anjou, 2 vol. in-12, 1741. — *Histoire d’une Grecque moderne, 2 vol. in-12, 1741. — *Mémoires pour servir à l’histoire de Malte, ou Histoire de la jeunesse du commandeur de ***, 2 vol. in-12, 1742. — Mémoires d’un honnête homme, in-12, 1745. — Le Monde moral, 2 vol. in-12, 1760. — *Mémoires pour servir à l’histoire de la vertu, 4 vol. in-12, 1762.