Revue des Romans/Alphonse Royer

Revue des Romans.
Recueil d’analyses raisonnées des productions remarquables des plus célèbres romanciers français et étrangers.
Contenant 1100 analyses raisonnées, faisant connaître avec assez d’étendue pour en donner une idée exacte, le sujet, les personnages, l’intrigue et le dénoûment de chaque roman.
1839
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ROYER (Alphonse).


LES MAUVAIS GARÇONS, 2 vol. in-8, 1830 (en société avec M. Auguste Barbier). — Le vieux Paris ne nous est guère connu que par de sèches analyses et de savantes compilations. Rien pour la physionomie, rien pour le pittoresque des mœurs et du langage. Faire revivre Paris au XVIe siècle, avec l’insolence de ses gentilshommes, ses abbés turbulents, ses désordonnés soudards, son luxe et sa misère, telle est la tâche qu’a entreprise M. Alphonse Royer. On sait que les Mauvais garçons étaient les bandes de bohémiens, de voleurs, de déserteurs, d’écoliers débauchés, qui parcouraient quelques provinces, et surtout les environs de Paris, en commettant d’effroyables désordres. Pendant la captivité de François Ier, leur audace s’accrut à tel point, qu’ils venaient jusqu’au sein de Paris exercer leurs brigandages, et qu’ils faisaient trembler le guet chargé de la police, lequel n’osait plus s’opposer à leurs tentatives, et fuyait à leur aspect. Leur cri de guerre était : Vive Bourgogne ! à sac ! à sac ! Il y eut à Paris une grande bataille, où plusieurs de leurs chefs furent tués ; le reste se dissipa après le supplice de Barbiton, Jean Charrot, clerc de maître Février, et Jean Lubbe, tailleur de pierres. — Le livre de M. Alphonse Royer est un tableau large et varié, qui nous montre tour à tour les écoles de l’université, la basoche et les mystères de la table de marbre ; l’hôtel royal des Tournelles, une passe d’armes dans la rue Saint-Antoine, les oubliettes de l’abbaye Saint-Germain, les salons du chancelier Duprat, des bals et des supplices, des orgies de brigands avec leur argot, le lit de mort du vertueux Briconnet, abbé de Saint-Germain des Prés, et le tableau animé par l’intérêt d’un drame coloré par un style formé à l’école de Rabelais, de Fleurange et du délicieux chroniqueur de Bayard.

UN DIVAN, in-8, 1834. — Sous ce titre, l’auteur publie une série de nouvelles, parmi lesquelles on distingue celle qui a pour titre Braunsberg le charbonnier, et celle intitulée Beczi-Moustapha. Braunsberg habitait depuis longtemps la petite ville de Spa, où il était un objet de curiosité pour tout le monde. Jeune encore, mais chétif dans toute sa personne, amaigri par les veilles et la misère, courbé avant l’âge et n’ayant pour se vêtir que quelques haillons délabrés, son aspect excitait de violents sarcasmes chaque fois qu’il quittait son grenier inaccessible à tous, pour le grand jour de la rue ; aussi ne s’y hasardait-il que pour satisfaire aux plus impérieux besoins. Nul ne savait à quoi il employait ses jours et ses nuits ; ce qu’on savait seulement, c’est que toutes ses ressources étaient consacrées à acheter chaque jour et sans cesse du charbon, ce qui lui avait fait donner le nom de Braunsberg le charbonnier. Il arriva un jour qu’un jeune étudiant venu à Spa, ayant appris par hasard que cet étrange personnage avait suivi les cours dans la même ville et la même faculté que lui, parvint à pénétrer dans sa mansarde, où Braunsberg se préparait à le mal recevoir ; mais il n’eut pas plutôt appris que celui-ci se présentait à titre de camarade d’université, et était guidé par un intérêt affectueux plutôt que par une importune curiosité, qu’il se jeta dans ses bras, sans pourtant lui révéler le secret de ses opérations mystérieuses. L’étudiant quitta Spa et oublia bientôt Braunsberg. Plusieurs années après, ses affaires le conduisirent à Londres. Vingt-quatre heures après son arrivée, un laquais à grande livrée vint lui remettre une lettre qui l’invitait à se présenter sans délai chez un certain baron dont le nom lui était totalement inconnu, et qu’il apprit être un des plus riches particuliers de Londres. Il se rendit chez le baron, et aperçut dans un cabinet fort simple l’ancien habitant de la mansarde. Braunsberg lui conta comme quoi il avait vu ses efforts et ses longs travaux couronnés d’un plein succès, sans lui en expliquer toutefois la nature, et lui apprit que des fatigues et des veilles continuelles avaient abrégé son existence, au point que les plus célèbres docteurs en avaient fixé le terme à six mois. Mais en dépit de cet arrêt, le baron prétendait jouir de la vie et racheter les peines du passé en comblant de plaisir et d’émotions le court intervalle qui le séparait de la tombe. « Je vais partir, dit-il ; vous serez mon compagnon de voyage, vous ne me quitterez pas. » Cela dit, il donna des ordres. En un quart d’heure tout fut prêt, et le baron se mit en route avec son ami. Le pèlerinage qu’ils font à travers la France et l’Italie est plein d’épisodes qui font naître tour à tour l’étonnement et la terreur. Au bout de deux mois, le baron, dont la santé se rétablit à vue d’œil, devient cependant plus mélancolique et plus original que jamais. Son compagnon de voyage, qui a deviné le secret de sa fortune intarissable, est poursuivi par l’affreuse idée de lui ravir son talisman, et cette convoitise amène des scènes curieuses. Bref, le baron si jaloux de s’enrichir et de vivre, cet homme qui avait des millions inépuisables au service de toutes ses passions et de tous ses désirs, n’attend par même le jour si prochainement désigné pour sa fin, et se délivre violemment d’une vie abreuvée de déceptions et d’ennuis. En mourant, il brise la merveilleuse machine qui convertissait le charbon en diamant, pour épargner à tout autre mortel un sort aussi affreux que le sien.

Beczi-Moustapha est une tradition très-amusante sur le sultan Mourad ; c’est un pari qui se trouve engagé entre ce sultan, célèbre par ses cruautés, et un pauvre gueux d’ivrogne, et que celui-ci, grâce à sa présence d’esprit et à sa hardiesse, gagne à son honneur en enivrant le fils du prophète. Beczi finit par devenir le premier favori du sultan ; à sa mort on lui fit de magnifiques funérailles, et son corps fut déposé avec une pompe inouïe dans une fosse creusée au seuil d’une taverne, et placée entre deux tonneaux.

MANVEL, IL PUCINELLA ET L’HOMME AUX MADONES, in-8, 1834. — Deux vieillards qui cherchent et épuisent, pour venger d’anciens outrages, tous les raffinements de la haine ; deux jeunes filles ensevelies dans leurs voiles de fiancées ; deux amants, sombres Espagnols, qui ont la lèpre, l’un sur le corps, l’autre dans l’âme ; une messe de mariage célébrée dans la chapelle d’un cimetière, une confession qui se termine par un coup de poignard, tout cela promet aux jolies lectrices de vilains rêves et des attaques de nerfs. Il est difficile de se détester plus cordialement que ne le font Philippe Germain et Pierre Seguin, l’un procureur au bailliage et chef du parti des Valois à Senlis, l’autre quartenier et représentant fougueux de la Ligue. Leur haine implacable est un gouffre où ils jettent toute leur famille ; mais il ne faut pas croire qu’il n’y a dans ces deux hommes qu’une animosité de parti : non, c’est une querelle particulière qu’ils vident dans l’arène de la politique. Philippe Germain, dans sa jeunesse, a dérobé à Pierre Seguin le cœur de sa femme, et l’époux outragé attend pour venger son injure que les filles de l’adultère soient grandes et belles. Jacynthe et Martinette, voilà ses victimes ! Manoël et Christoval, voilà les envoyés de sa vengeance ! Manoël, qui cache sous son pourpoint et ses dehors séduisants autant de crimes et de vices que Christoval de plaies et d’ulcères sous sa cuirasse et son masque de velours. — On peut reprocher à l’auteur de ce roman une recherche ambitieuse de grands effets. Le public, sans doute, veut des émotions à tout prix ; mais doit-on céder à ses caprices, et le mérite d’un auteur n’est-il pas plutôt de dicter la loi que de la subir ?

Il Pucinella est une nouvelle napolitaine. Le comte Gaetano Danèse, grand seigneur napolitain, aimait la comtesse Afra de Flettenfeld, à laquelle il ne put faire partager sa passion. Désespérant de s’en faire aimer sous son nom, Gaetano se déguise en polichinelle, et la belle comtesse, qui avait refusé ses faveurs au seigneur napolitain, s’empressa de les accorder au polichinelle, dans un de ces lieux où M. Victor Hugo ne craignit pas un beau soir de mener un roi très-chrétien. Le lecteur nous saura gré sans doute de ne pas pousser plus loin l’analyse. Il lui suffira de savoir que le comte de Flettenfeld, qui ne partageait pas la passion de sa femme pour les polichinelles, fit assassiner le pauvre Gaetano dans le tumulte d’une mascarade.

La nouvelle de l’Homme aux madones est une histoire touchante d’un jeune peintre, qui poussa jusqu’à la démence sa religieuse admiration pour les vierges de Raphaël, et ne recouvra la raison que lorsqu’il eut rencontré dans la blonde Diana l’idéal qu’il poursuivait : amour chaste et naïf, qui pourra faire sourire plus d’une jeune femme, mais qui du moins ne la fera pas rougir. Cette nouvelle, qui fait suite au Pulcinella, est pleine de grâce et de sentiment ; on y retrouve la vie d’artiste avec ses illusions et ses mécomptes, ses joies et ses douleurs.

L’AUBERGE DES TROIS PINS. (Voyez Roger de Beauvoir.)

VENEZIA LA BELLA, 2 vol. in-8, 1834. — M. Alphonse Royer a essayé de peindre en artiste, dans ce livre, les derniers jours de la république de Venise, merveilleuse cité, dont il annonce, dans un cri de douleur, la chute totale. Venezia la Bella est un roman en forme de drame, où l’on trouve des pages intéressantes et de belles et curieuses descriptions des églises, des places, des canaux, de la mer et des lagunes. Le premier chapitre du roman est une noble et belle introduction, conçue d’une façon ingénieuse. L’auteur, placé au sommet de la grande tour du Campanile, sur la place Saint-Marc, jette un long regard sur tout le territoire vénitien qu’on découvre du haut de cette tour, depuis le canal de Mestre, qui sépare Venise de la terre ferme, depuis l’île de Santa-Chiara jusqu’à la pointe de la Dercane. Quel admirable panorama ! D’abord, arrivé au tiers de la hauteur de la tour, à travers les meurtrières qui l’éclairent inégalement, on voit à cent pieds au-dessous de soi la foule, les hommes, les femmes, les pêcheurs, les matelots, les gondoliers, le peuple de Venise, tous pêle-mêle et bien petits. En montant encore, les hommes n’apparaissent plus que comme une masse d’une seule teinte, et l’on ne voit plus qu’une ville avec ses tours et ses maisons. Au sommet de l’édifice, ce n’est plus seulement une ville que l’on a à ses pieds, c’est un empire, l’immense dédale des lagunes et les villes qui les peuplent, la mer, le ciel, la terre ferme, et du côté du nord les Alpes avec leur rideau de neige. — La fable du roman est un peu faible ; mais le livre est écrit souvent avec énergie ; ce n’est, du reste, que la première partie d’un grand travail, à laquelle deux autres parties doivent succéder. Dans ce roman, l’auteur a placé son personnage à l’âge des illusions, au milieu des brillantes merveilles de Venise. Il le suivra, dans l’âge mûr, sous un autre ciel, et peindra alors le Tyrol ; puis il le montrera, dans la vieillesse, au milieu des tristes et misérables populations moldaves et valaques, théâtre de guerres éternelles.