Revue de métaphysique et de morale/1909/Supplément 4

REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE


SUPPLÉMENT
Ce supplément ne doit pas être détaché pour la reliure.
(N° DE JUILLET 1909)



NÉCROLOGIE

De Suisse nous vient la nouvelle de deux morts. Ernest Naville est mort, âgé de quatre-vingt-douze ans. Fils d’un pasteur, et pasteur lui-même pour commencer, c’est en 1839 qu’il avait été fait licencié en théologie, en 1844 qu’il avait commencé de professer à l’ancienne Université de Genève. Destitué en 1848 par le parti radical, sa carrière libre et active commence alors. Riche propriétaire, il reboise les flancs du Salève. Pédagogue passionné, il fonde un « Collège libre » à Genève, pour l’application des méthodes du père Girard. Grand travailleur, il passe de longues années à déchiffrer les manuscrits de Maine de Biran. Citoyen actif, il fonde une association pour obtenir à Genève la représentation proportionnelle. Toujours profondément attaché à la foi chrétienne, ses conférences sur la Vie Éternelle, sur le Père Céleste, sur le Problème du mal, sur le Christ, firent date dans l’histoire intellectuelle et religieuse de Genève. Puis vint la période des livres proprement philosophiques : la Logique de l’Hypothèse (1880), le Libre Arbitre (1890), la Physique moderne (1893), la Définition de la philosophie (1894), les Philosophies négatives (1900), les Philosophies affirmatives (1909). Grand philosophe ? Non peut-être : mais digne de jouer avec éclat son rôle de patriarche philosophique dans une ville très patriarcale. En même temps que lui, tout près de lui, mourait J.-J. Gourd, âgé de cinquante-huit ans seulement, et qui représentait l’hétérodoxie religieuse à l’Université de Genève, comme Naville représentait l’orthodoxie. D’origine française (il était né dans la Dordogne), il avait soutenu sa thèse de baccalauréat en 1873, sa thèse de licence en 1877, et professait, à l’Université de Genève, un cours de philosophie morale, quand, à la mort d’Amiel, en 1881, il devint titulaire de la chaire principale de philosophie. Penseur très systématique et difficile avec lui-même, il n’a, croyons-nous, publié qu’un seul ouvrage, son livre sur le Phénomène, paru en 1888. La Revue de Métaphysique et de Morale s’honore de l’avoir, à deux reprises, fait sortir du silence, et publié en 1897 ses trois articles sur les Trois Dialectiques, en 1902, son étude sur le Sacrifice.

En Écosse, nous avons pareillement deux morts à déplorer. L’Écosse, depuis qu’elle a émergé de la barbarie, s’enorgueillit d’être, au sein même du Royaume-Uni, la patrie des philosophes et des métaphysiciens : et ce sont deux métaphysiciens qui viennent de disparaître. Simon Somerville Laurie avait professé longtemps à l’Université d’Edimbourg, non la philosophie, mais la pédagogie : la deuxième édition de ses Institutes of Education, où il résume sa doctrine en ces matières, a paru en 1899. C’était, d’autre part, un philosophe systématique, original et obscur, auteur d’une Philosophy of Ethics (1866), d’un ouvrage intitulé Certain British Theories of Morals (1868, et surtout de deux grands ouvrages, intitulés, le premier : Metaphycice nova et vetusta (1884), le second : Synthetica : being Meditations epistemological and ontological (1936). La Metaphysice a eu les honneurs d’une traduction française, dont notre collaborateur, M. G. Remacle, fut l’auteur. Presque au même moment que A. Laurie, et beaucoup plus âgé que lui, mourait près d’Edimbourg le Dr Hutchinson Stirling, qui fut un ami de Carlyle, et qui dans la langue hérissée de Carlyle, travailla le premier à faire connaître en Angleterre la doctrine de Hegel. Bien des années devaient s’écouler entre la publication de son Secret of Hegel et le moment où l’enseignement de Thomas Hill Green fonda définitivement à Oxford l’école hegelienne, ou néo-kantienne. Ce fut un précurseur plutôt qu’un fondateur. Il a survécu aux fondateurs : et sa mort peut être considérée comme marquant la fin d’une période dans l’histoire de la pensée philosophique anglaise.

D’Italie, enfin, nous vient la nouvelle, plus douloureuse, d’une mort prématurée. Giovanni Vailati, qui fut à plusieurs reprises le collaborateur de cette Revue, un collaborateur très cher, est mort à Rome, le 15 mai dernier, âgé de quarante-six ans seulement. Il ne laisse pas derrière lui un seul grand ouvrage, pour perpétuer sa mémoire. Il travaillait, quand il est mort, en collaboration avec son ami Mario Calderoni, à la rédaction d’un livre : mais ce livre eût sans doute présenté l’aspect d’un recueil d’essais, plutôt que d’un véritable traité philosophique. Sa pensée prenait naturellement la forme de ces innombrables études critiques, portant sur des problèmes d’économie politique, de mathématiques, de linguistique, de psychologie, d’histoire des sciences, qu’il publiait de tous côtés ; elle aimait à se répandre en ces libres conversations qui lui ont fait tant d’amis, en Italie comme hors de son pays natal. Il répugnait aux systèmes : en cela seul consistait son « pragmatisme », qui n’avait aucun caractère « littéraire » et non plus aucun caractère religieux. Ayant pris ses diplômes d’ingénieur, à l’Université de Turin, ayant ensuite enseigné les mathématiques à Turin, puis à Florence, sa culture scientifique faisait de lui un philosophe critique par excellence. « Il fut, écrit dans l’Avanti M. Leonida Bissolati, un représentant magnifique de notre race, et parmi tant de médiocrités qui occupent telle ou telle de nos chaires universitaires, il paraissait être un revenant de notre grand passé italien. » Disons plutôt qu’il symbolisait, plus que personne, la renaissance de ce passé, et la nouvelle fécondité intellectuelle de la jeune Italie.

LIVRES NOUVEAUX

Éléments de logique formelle, par G.-H. Luquet ; 1 vol. in-16 de 58 p. Paris, Alcan, 1909. — Ce petit livre est avant tout un livre scolaire et, comme tel, il est appelé à fournir aux élèves des classes de philosophie et aux étudiants un résumé lucide et irréprochable des théories classiques de la logique formelle. L’auteur a suivi le plan couramment adopté ; il étudie successivement la théorie logique des termes, des propositions et des raisonnements, distingue dans la typographie les passages essentiels des parties moins importantes ou de pure érudition, et rassemble enfin fort clairement le tout dans une table systématique des matières.

Peut-être conviendrait-il de reprocher à l’auteur d’avoir suivi de trop près la théorie classique, d’en avoir accepté tels quels les résultats, alors que la logistique moderne les a modifiés sur des points essentiels. Schröder, par exemple, a réduit à 15 les modes valables du syllogisme, et montré que les 4 autres sont enthymématiques ; les logiciens américains ont ramené la théorie du syllogisme à la discussion d’une formule unique, établie par M. Ladd ; M. B. Russell a montré l’insuffisance de la théorie des termes verbaux comme point de départ de toute logique. Peut-être serait-on tenté surtout de regretter que la logique formelle soit encore considérée, suivant l’antique point de vue, comme une science normative. Ce concept n’est pas plus clair en logique qu’en morale, et les progrès récents de la logistique permettent, semble-t-il, de regarder la logique comme une théorie positive des relations intellectuelles les plus abstraites, absolument analogue dans son esprit aux autres disciplines scientifiques.

Il est vrai qu’il n’entrait pas dans le dessein de l’auteur d’innover, mais de vulgariser. Il a parfaitement fait ce qu’il voulait faire.

Comment former un esprit, par le Dr Toulouse ; 1 vol. in-18 de x-258 p., Paris, Hachette, 1908. – Comprendre ou savoir ; Comment acquérir les faits ; Comment observer ; Comment juger ; Comment sentir ; Comment agir ; Comment être avec les autres ; Comment être soi ; Principes de Morale sexuelle ; Comment éviter le mal : ces titres de chapitres font bien voir que ce livre est un manuel de morale plutôt qu’un traité d’éducation. Sept chapitres ajoutés à ceux qui viennent d’être énumérés, sous le titre « Quelques points », et qui auraient pu aisément être incorporés dans les autres, montrent qu’il ne s’agit pas ici d’un livre composé. Ce sont des improvisations, la forme n’en est nullement travaillée, et cela n’est pas sans inconvénients. « N’accordez pas aux personnes une autorité complète » : cette formule, soulignée par l’auteur, est sans couleur et sans force. En voici d’autres : « N’accordez pas aux connaissances une valeur fixe, absolue » (p. 26) ; « Évitez de prendre un mot pour une chose » (p. 32) ; « La plupart des hommes n’observent pas par eux-mêmes ; ils se contentent de croire ce qu’on leur affirme et ce qui doit être » (p. 51) ; « C’est faire mal que porter atteinte par abus d’autorité ou même par négligence à la vie physique ou à la vie mentale d’autrui » (p. 123) ; « Ne mettons jamais en compte la satisfaction d’humilier un ennemi ; car alors nous serions guidés par un sentiment assez inférieur et susceptible de nous égarer ». Toutes ces idées, et beaucoup d’autres, également utiles à méditer, sont ainsi présentées sans art ; et il faut le regretter, surtout dans un ouvrage de ce genre, où il semble que les idées devraient piquer comme des flèches. Du moins le ton est familier, les anecdotes sont tirées de l’expérience commune, et les questions sont traitées par la méthode directe, sans appareil scolastique. Ceux qui ont à enseigner la morale auront profit à lire ces pages ; ils renouvelleront ainsi leur provision d’exemples.

Terminons par une critique qui ne peut que plaire à notre auteur, car elle est selon l’esprit de son livre. Il nous rappelle (p. 28) comme une vérité incontestable que Pasteur « montra que tout être venait d’un germe ». Il est pourtant assez clair qu’il n’y a pas d’expérience au monde qui puisse conduire à une conclusion pareille. Pasteur a montré que, dans tous les cas que l’on alléguait en faveur de la génération spontanée, l’apparition de petits animaux était liée à la présence de germes. Cela ne doit pas conduire un esprit juste à conclure que tout vivant vient d’un germe. Le docteur Toulouse aurait dû exercer sa critique sur cette erreur, qui se pare d’un nom illustre, et que l’on trouve un peu partout, notamment dans les manuels destinés aux écoliers.

La Philosophie moderne, par A. Rey ; l vol. in-16 de i-372 p., Paris, Flammarion, 1908. — Nous n’analyserons pas l’ouvrage de M. Rey ; ce serait résumer un résumé déjà très bref, puisque aussi bien il passe en revue toutes les grandes questions philosophiques de l’heure présente : nombre et étendue, matière, vie, esprit, morale, vérité. Nous tâcherons seulement de le caractériser et d’en indiquer l’intérêt. C’est un livre pour les « honnêtes gens » plus que pour les philosophes : d’où une de ses qualités, une extrême clarté et une très grande simplicité, qui paraîtra à certains un défaut, parce qu’elle implique le sacrifice des détails, souvent aussi intéressants que les grandes lignes : ne faut-il pas regretter, en faisant exception pour le chapitre sur la physique générale, le caractère souvent trop superficiel des analyses ? C’est un livre d’actualité ; il néglige les lointaines traditions philosophiques et expose les problèmes, tels que les discutent les penseurs actuels, savants et philosophes : d’où la place accordée aux thèses énergétiste, néovitaliste, pragmatiste, etc. Il est objectif, en tant que l’auteur ne construit pas son système pour notre édification, mais cherche à exposer sincèrement et aussi impartialement qu’il le peut les différentes thèses en présence, en ce sens aussi qu’il s’efforce de distinguer les résultats solidement acquis, les anticipations et les généralisations hypothétiques, les espérances qui ne sont encore que des espérances. Mais il n’en est pas moins personnel en tant que l’auteur n’est pas le simple historiographe des pensées d’autrui, mais a ses préférences, son système. Et, à vrai dire, c’est ce système même qui lui permet de juger de la valeur différente des thèses et des idées, sans tomber dans la subjectivité. La règle de nos jugements, c’est l’expérience, qui est le fondement de notre connaissance et qui se suffit à elle-même. « La raison n’est que l’effort constant de l’esprit pour s’adapter à l’expérience et la connaître toujours plus a fond ». Et l’expérience, « c’est d’abord et immédiatement l’ensemble de nos sensations », ce sont les multiples relations, les lois, que la pensée découvre dans l’analyse même de ce complexus de sensations, et dont l’étude constitue les sciences particulières. L’expérience n’a pas à se justifier parce qu’elle est toute la réalité, parce qu’elle « est ». Ainsi se restaure un nouveau positivisme, moins ambitieux que l’ancien, parce qu’il ne croit pas encore posséder la synthèse totale, et plus solide parce que plus sage et plus scientifique.

Essais sur la connaissance, par George Fonsegrive, 1 vol. in-12 de 27 p., Paris, Lecoffre, J. Gabalda et Cie, 1909. — M. Fonsegrive a réuni dans ce petit volume plusieurs études, parues à des dates très différentes, qui ont pour objet commun la nature, les limites et la portée de notre connaissance, scientifique et métaphysique. Ce livre est un livre d’apologétique, à deux points de vue : d’abord d’apologétique personnelle, ce livre est un plaidoyer de M. Fonsegrive pro domo contre ceux qui l’ont « accusé » d’agnosticisme, de subjectivisme, d’évolutionnisme, de kantisme ; puis d’apologétique religieuse, catholique, thomiste : « Le Kantisme est mort, l’Aristotétisme demeure le vrai » (p. 130), un chapitre sur l’Inconnaissable dans la philosophie moderne se clôt sur ces paroles édifiantes : « Il y a quelque part dans l’ombre et l’infini silence une force qui agit et une tendresse qui veille » (p. 28). Le livre de M. Fonsegrive est un écho des controverses catholiques sur le kantisme : on sait que les néo-scolastiques, le P. Tilmann Pesch, M. Willmann, voient dans la philosophie critique la mère de toutes les erreurs et de toutes les infamies du siècle, et que l’abbé Fontaine ne cesse de dénoncer les « infiltrations kantiennes » dans le clergé français. M. Fonsegrive se meut en somme dans le même courant : « Kant et ceux qui l’ont suivi ont été dupes d’un paralogisme inconscient. La seule preuve apportée par Kant de la vérité de son système n’est pas une véritable preuve, mais simplement un paralogisme (p. 15). Ce n’est que par un heureux illogisme que le Kantisme se sauve de la superstition et de l’immoralité (p.27). D’ailleurs, pour M. Fonsegrive, non seulement le Kantisme est faux, mais il est mort : « des esprits profonds ou ingénieux, comme M. Jules Lachelier ou M. Evellin, peuvent se livrer sur l’espace ou sur le temps à des efforts considérables et intéressants de dialectique, on peut dire qu’à peu près personne ne les suit plus » (p. 110) — « Lisez tous les livres de morale publiés depuis vingt ans,… et dites ce qui reste de la morale de Kant » (p. 115) : Et c’est ainsi que M. Fonsegrive s’y prend pour montrer qu’il ne connaît rien du puissant mouvement kantien allemand, des ouvrages de Cohen, de Woltmann, etc. Enfin il ne devrait plus être permis de penser que les doctrines socialistes soient opposées à la thèse de la personne fin en soi, de la valeur absolue de la personne (116), quand elles s’appuient au contraire sur elle et aussi la corroborent : si M. Fonsegrive croit encore à cette vieille antithèse de l’individualisme et du socialisme, s’il croit que le socialisme ne doit rien à Kant ou s’y oppose, c’est qu’il ignore aussi bien Kant et le néokantisme que le socialisme !

Il l’ignore, ou plutôt il ne le comprend pas, il le méconnaît, et il le défigure : c’est que, comme tous les néoscolastiques, il est incapable de penser autrement que sous la catégorie de la substance. M. Fonsegrive nous révèle que M. l’abbé Piat ne comprend pas la théorie kantienne du schématisme (p. 34) et, entremangeries scolastiques mises à part, il n’est pas sans intérêt d’apprendre qu’un grand penseur comme le P. Peillaube oppose à Kant des raisons qui n’en sont pas (p. 35). Il resterait 0 savoir si M. Fonsegrive a pénétré beaucoup plus avant dans le kantisme que le P. Piat et que le P. Peillaube. D’autant qu’il manque en général de sympathie intelligente pour la philosophie moderne : « un positiviste peut se livrer aux plus grossières superstitions » (p. 26), nous dit-il : ailleurs, traitant de la méthode de Bacon, il malmène celui-ci et M. Brochard, qui, paraît-il, savait lire les textes, mais non pas les contextes (94) ; il rappelle la condamnation prononcée par un Papillon contre Bacon. M. Brochard est pour Bacon, mais M. Fonsegrive est pour Papillon. Nous nous en voudrions pourtant de terminer ces remarques sans avoir signalé dans le dernier et le plus important des essais qui composent ce livre (Certitude et Vérité), des pages intéressantes et qui font honneur à leur auteur : celles par exemple (pp. 139-157) où il montre par l’analyse historique comment on a été logiquement amené à poser la question de la connaissance en fonction, non plus de l’objet, mais du sujet, « car, dit-il, l’histoire de la philosophie n’est guère que de la logique en action » ; celles où il s’attache à réduire le pragmatisme à sa juste valeur (p. 265) ; celles où il montre que les objections sceptiques fondées sur les contradictions humaines ne valent qu’en fonction d’une conception périmée de la réalité comme immuable (p. 170) ; enfin lorsqu’il définit sa propre position philosophique : « un relativisme de la connaissance et non pas un relativisme des êtres, un relativisme logique, non un relativisme ontologique ». Des pages sont consacrés à Kant (p. 204), plus justes de fond et de ton que dans le reste de l’ouvrage : ce dernier essai, étant de 1908, marque peut-être dans la pensée de l’auteur une évolution, dont il faudrait, si elle est réelle, grandement louer le distingué philosophe qu’est M. Fonsegrive.

Essai critique sur le réalisme thomiste comparé à l’idéalisme kantien, par M. l’abbé H. Dehove ; 1 vol in-8o de xi-235 p. ; Mémoires et travaux publiés par des professeurs des Facultés catholiques de Lille, 1907, — M. l’abbé Dehove est, comme M. Fonsegrive, préoccupé du problème de la connaissance intellectuelle. Il nous expose dans cet ouvrage la théorie thomiste de la connaissance, d’abord en elle-même, puis dans ses rapports avec la théorie kantienne, « cette grande doctrine, dont l’influence sur la spéculation moderne est incalculable et par rapport à laquelle il faut bien que tout philosophe aujourd’hui situe sa propre pensée » (vi) : voilà qui nous change heureusement des dédains de M. Fonsegrive pour le fondateur de la philosophie critique ! Nous retiendrons de M. Dehove l’aveu préalable (p. 2) que saint Thomas ne doutait pas un instant que la science n’atteignît les choses telles qu’elles sont et que sa doctrine ne contient pas une solution du problème critique. M. Dehove tente une sorte de rajeunissement du Thomisme, par l’application des thèses de l’École aux problèmes que saint Thomas ne se posait pas, ne pouvait pas se poser. Ce n’est pas à nous de juger si cette application ne tend pas à fausser la philosophie traditionnelle en en élargissant indûment le champ, ou même à en faire clairement apparaître l’insuffisance à l’égard des problèmes nouveaux, et si ce n’est pas une tentative un peu vaine que de vouloir faire sortir du thomisme ce qui n’y est pas contenu.

Quand nous aurons dit que la méthode de discussion de M. Dehove (instances, réponses, nouvelles instances) est un peu sèche et scolastique, que ses continuels retours sur lui-même et les continuelles restrictions dont il équilibre sa pensée gênent un peu le lecteur, tout en mettant en évidence la belle virtuosité dialectique de l’auteur, nous aurons fait toutes les réserves qu’il convenait de faire. Et nous pourrons louer l’écrivain pour son exposé complet, clair et même élégant de la doctrine thomiste de la connaissance, pour les textes utiles qu’il a réunis, pour ses ingénieuses discussions, et pour l’utile bibliographie scolastique qu’il a établie au début de l’ouvrage. Nous le louerons surtout pour sa netteté et sa franchise, et pour le zèle qu’il a mis à pénétrer dans la pensée de Kant, encore qu’il n’y ait pas parfaitement réussi, parce que, citant toujours les auteurs de l’École, il a négligé d’appeler à son secours les interprètes autorisés de la pensée kantienne comme Vaihinger, Cohen, Vorländer, etc. Nous le louerons de s’être rendu un compte exact des difficultés que le criticisme oppose à la pensée thomiste, et de ne pas s’être contenté de ces objections traditionnelles que ressassent les « manuels et les cours classiques » (p. 6). Il y a d’autant plus de mérite qu’il reconnaît lui-même que les néoscolastiques ont bien de la peine à entrer dans l’idée de Kant : sur ce point, il est d’accord avec M. Fonsegrive, et nous sommes bien loin de révoquer en doute ce double témoignage.

Les Névroses, par M. le Dr Pierre Janet ; 1 vol. in-12 de 397 p., Paris, Flammarion, 1909, — M. Janet présente au grand public, en un résumé d’ensemble, les résultats de ses recherches bien connues sur l’hystérie et la psychasthénie. Nous n’avons pas ici à insister sur la valeur clinique et l’importance médicale de ces travaux. Nous voudrions seulement marquer l’intérêt qu’ils présentent pour le psychologue. On connaissait déjà la conception de l’hystérie caractérisée par le « rétrécissement du champ de la conscience et par la tendance à la dissociation des systèmes d’idées ou de fonctions dont l’ensemble constitue la personnalité ; on connaissait aussi ce syndrome psychasthénique que M. Janet présente comme une nouvelle entité morbide, dont le principal caractère serait la diminution ou l’altération de la « fonction du réel ». Ce que l’auteur apporte ici de nouveau, c’est d’abord une comparaison établie point par point entre ces deux névroses, comparaison pleine de vues et de rapprochements suggestifs : c’est ainsi que pour M. Janet — et il insistait encore sur ce point dans une séance récente de la Société de psychologie — l’exagération et la suppression d’une fonction sont au même titre des manifestations d’un abaissement du niveau mental. On rangera donc dans la même catégorie les agitations motrices et les paralysies, le bavardage et le mutisme peu s’en faut que, pour M. Janet, l’anémie et l’idée fixe ne soient deux symptômes du même ordre, on serait presque tenté de dire deux faces du même phénomène ; — d’autre part, ce sera le même état de dépression, mais plus accusé dans un cas, moins accentué dans l’autre, qui produira l’anémie des hystériques, et les doutes des psychasthéniques. Dans le même ordre d’idées, on rapprochera comme des manifestations, différentes sans doute par leur degré ou par leur nuance particulière, mais analogues au fond, d’un trouble d’une fonction psychique l’idée fixe et l’obsession, les agitations et les phobies, les anesthésies et les algies. — Ce sont là vues nouvelles parfois inattendues, dont plusieurs peut-être appelleraient la discussion, mais dont toutes la méritent. — Non moins intéressante est la définition, présente sans doute implicitement dans les précédents ouvrages de M. Janet, mais qu’il formule ici d’une façon plus nette, la définition des névroses comme des maladies de l’évolution des fonctions. Il faut, selon notre auteur, distinguer dans chaque fonction diverses parties hiérarchiquement superposées : dans la fonction de l’alimentation, par exemple, on trouvera une partie très ancienne, très facile, représentée par des organes bien définis et très spécialisés : la fonction des glandes digestives ; puis une partie moins ancienne, beaucoup plus compliqué : la fonction des organes de la préhension, et enfin une partie supérieure : celle qui consiste dans l’adaptation à la circonstance particulière, qui existe au moment présent, à l’ensemble des phénomènes extérieurs ou intérieurs dans lequel nous sommes placés à l’instant actuel ; la fonction qu’on pourrait appeler sociale de l’alimentation. La pathologie nous montre la dissociation de ces différentes parties de la fonction. C’est sur la partie supérieure de la fonction, sur son adaptation aux circonstances présentes que portent les névroses. On comprend dès lors comment on pourra rapprocher de l’anémie hystérique, par exemple, de l’oubli de certaines idées, l’oubli de certains actes ou d’une de ces séries d’actes, qui constituent précisément des fonctions. C’est que la fonction est, comme l’idée, un système d’images associées étroitement les unes avec les autres de façon à pouvoir s’évoquer l’une l’autre.

La seule différence entre la fonction et l’idée, c’est que celle-là est un système d’une part beaucoup plus complexe et d’autre part beaucoup plus ancien que celle-ci. On aperçoit par ce rapide exposé combien la psychologie de M. Janet est différente par sa méthode de la psychologie traditionnelle dont elle remanie complètement les anciennes classifications. — Il faut d’ailleurs bien marquer — et c’est là un point essentiel — combien on fausse ces théories en les exposant ainsi abstraitement, séparées des nombreux faits d’observations qui les justifient et qui les expliquent, et signaler qu’elles ne sont nulle part présentées par leur auteur comme représentant ou comme atteignant le fond des choses, mais comme de simples idées directrices, servant à grouper les faits, ou même comme des procédés mnémotechniques, servant à les retenir. Modestie ? Sans doute ; question de méthode aussi. « Hypothèses non fingo », dirait volontiers l’auteur. Ajoutons que dans ce livre clair, bien conçu, bien ordonné, les lectures et les auditeurs de M. Janet retrouveront cette belle lucidité d’esprit, ce talent d’exposer et d’analyser une multitude de faits et d’observations, sans perdre un seul instant la maîtrise de sa pensée, qui rendent l’étude de ses ouvrages si facile et si agréable.

Mental fatigue, par A. R. Abelson ; 1 vol. in-8 de 147 p., Leipzig, Engelmann. — L’originalité de cette thèse anglaise présentée à la faculté des lettres de Rennes, et publiée à Leipzig, c’est que l’auteur a appliqué sa méthode — la méthode bien connue de l’esthésiomètre — à des sujets de nationalité différente, des Anglais et des Français. Il a pu ainsi comparer, du point de vue expérimental où il se place, les deux systèmes d’éducation. De ses recherches, il conclut que les enfants français présentent plus de nervosité que les anglais : c’est-à-dire I que chez eux la courbe de la fatigue, au lieu de monter lentement et d’une façon continue, s’élève d’une façon beaucoup plus brusque, et qu’elle est soumise à des oscillations répétées. Les expériences mettent également en lumière certains faits très importants au point de vue pédagogique : par exemple que chez nous, le repos de midi n’est pas suffisant pour effacer les traces de la fatigue du matin ; les effets de la récréation ne sont pas toujours les mêmes : quand la fatigue est très grande, l’effet reposant de la récréation est aussi très grand. M. Abelson trouve que d’une manière générale, l’effort exigé des écoliers français est beaucoup trop grand. Et il conclut par de sages prescriptions d’hygiène.

Les principes philosophiques de l’histoire du droit, par, P. de Tourtoulon (tome 1) ; 1 vol. in-8 de x-338 pp., Lausanne, Payot, et Paris, Alcan. — L’auteur revendique l’originalité d’une méthode sui generis pour l’historien-juriste. Celui-ci doit dominer les matériaux et les théories que lui fournissent les diverses sciences qui ont pour objet la pensée humaine et la société. Cette sorte de mise au point doit résulter d’une analyse plus approfondie, conduite du point de vue historique, en se méfiant des généralisations systématiques. C’est avec cette méthode que l’auteur aborde les divers problèmes de la philosophie du droit : rôle du finalisme, du causalisme, du déterminisme dans le droit ; théorie des races et théorie de la sélection ; part qui revient à l’individuel et au social dans les créations juridiques ; rôle du sentiment. Un deuxième volume est annoncé, devant terminer la partie philosophique de l’ouvrage et traiter de questions de méthode et d’application pratique. — Sur la plupart des points traités, la position de l’auteur apparaît avec une netteté suffisante, mais la méthode de discussion qu’il emploie, si elle permet par endroits quelques réflexions judicieuses (voyez notamment les chapitres consacrés à la sélection et à la psychologie sociale), ne paraît pas pouvoir dépasser le domaine des convictions personnelles et de la vraisemblance. Aucune conclusion bien saillante ne s’en dégage ; cela seul pourtant eût pu excuser l’auteur de la rapidité de son information et de sa méthode, ainsi que de la généralité des références bibliographiques, qui font de son livre, semble-t-il, un instrument possible de suggestions intéressantes plutôt qu’un instrument nécessaire de travail méthodique.

Esquisses de morale et de sociologie, par Eugène Leroy ; 1 vol. in-12 de 175 p., Paris, Henry Paulin, 1909. — Ce sont de courts sommaires de morale (la sociologie n’y tient aucune place), suivis de brèves lectures choisies en toutes sortes d’auteurs. Ce travail méritoire et consciencieux semble l’œuvre d’un professeur que ses études n’auraient nullement préparé à traiter de telles questions et qui aurait dû, pour donner l’enseignement moral prévu par les programmes actuels pour le premier cycle, se procurer ou improviser un petit système de morale. Par là s’expliqueraient bien des singularités de ce petit livre. — D’abord le choix des lectures, qui ne sont jamais empruntées à des philosophes, mais aux journaux ou aux politiciens, au Petit Parisien ou à M. Jaurès. M. Leroy est persuadé que l’opinion anonyme du Petit Journal ou de La Vraie mode, ou encore les arrêts tranchants de M. Victor Margueritte, constituent, « à l’appui d’une thèse, des opinions bien plus précieuses, bien plus convaincantes surtout, que ne sauraient être, dans l’espèce, les témoignages si souvent invoqués de Xénophon et de Platon ». — Quant à la doctrine, les principales thèses en sont sans doute défendables, puisqu’elles sont soutenues par d’assez bons philosophes. Mais, présentées ici comme simples indications, elles semblent bien fragiles ou bien incohérentes. Pour fonder sa morale, l’auteur fait appel tour à tour à l’intérêt commun, que les lois morales ont pour fonction de sauvegarder ; à la solidarité, entendue confusément comme la dépendance naturelle des hommes et aussi comme un contrat tacite associant les hommes « pour les mêmes dangers, les mêmes avantages, les mêmes joies » (p. 40) ; et enfin à l’idée du droit qui, selon M. Leroy, se dégage des relations de solidarité, mais qui, au fond, selon l’auteur lui-même, s’y oppose, puisque c’est, à l’encontre de toutes les dépendances réelles, la conception par l’individu « d’une liberté idéale au service de ses légitimes désirs » (p. 67). Comment accorder tout cela ? — Signalons enfin parmi les assertions de détail dont M. Leroy n’a peut-être pas toujours mesuré la portée, cette thèse dangereuse que les vérités démontrées peuvent être imposées aux consciences dont la liberté ne subsisterait qu’à l’égard des croyances hypothétiques (p. 102). Mais quelle tyrannie a jamais prétendu imposer par la force autre chose que des vérités démontrées ?

La femme et son pouvoir, par Mme Anna Lampérière ; 1 vol. in-16, de 308 p., Paris, Giard et Brière, 1909. — L’idée directrice de ce petit livre, c’est que « la nature » interdit à la femme l’activité productrice et lui impose le devoir d’organiser la consommation : l’homme acquiert, la femme dépense. Il est anormal et funeste que les femmes fassent concurrence aux hommes dans les carrières industrielles. L’homme est « créé de destination pour l’effort physique » ; il est « injuste qu’une femme prenne une peine quand un homme peut la lui éviter ». Loin de multiplier les carrières ouvertes aux femmes, il faudrait charger les hommes du blanchissage (p. 279), de la couture, du repassage, etc. (p. 50), de tous les métiers qui exigent un effort. Aux femmes serait réservée une triple tâche : élever les enfants, utiliser les ressources créées par les hommes, embellir leur vie. Non seulement les femmes mariées, mais les femmes isolées joueraient ce triple rôle d’éducatrices, d’économistes et d’esthéticiennes. Elles seraient nourrices sèches, bonnes d’enfants, institutrices et professeurs, infirmières et médecins, mais elles entreraient, en outre, dans des carrières encore à créer, où elles détermineraient les besoins de la consommation et les moyens d’y satisfaire, où elles « indiqueraient » aux architectes, aux fabricants de meubles, aux artistes, aux couturiers et aux parfumeurs les exigences de leur goût. Une éducation spéciale, toute différente de celle qui actuellement fait des femmes des « simili-hommes », leur enseignerait les notions strictement indispensables à leur mission sociale : pas de sciences théoriques, pas de travaux de laboratoire ; la femme n’a pas à chercher des vérités nouvelles, mais simplement à utiliser, pour l’aménagement et l’embellissement de la société, les vérités découvertes par les hommes. La valeur économique de son rôle ainsi défini est d’ailleurs considérable aux yeux de Mme Lampérière : outre qu’elle donne naissance à des travailleurs, la femme augmente la puissance de travail de l’homme et le pouvoir d’achat de son salaire. Elle est donc son égale.

Les idées défendues par Mme Lampérière nous paraissent assez contestables. En fait, il est inexact que la femme soit « normalement » réduite à dépenser sans produire. Le portrait que nous trace Mme Lampérière de la femme primitive, inspiratrice des dessins préhistoriques, et « dispensatrice des réserves ou des provisions de la caverne », est un peu fantaisiste. En grande majorité, les femmes de tous les temps se sont livrées à des tâches productives ; la situation que Mme Lampérière juge normale, c’est la situation tout exceptionnelle des femmes des classes riches. Il est vrai que, jusqu’à l’avènement de la grande industrie, la femme pouvait produire (filer la laine, par exemple) sans abandonner le foyer domestique : son travail industriel était moins visible (et c’est pourquoi Mme Lampérière ne l’aperçoit pas), mais il n’en était pas moins réel. Le pouvoir économique des femmes n’a été que rarement réduit à l’utilisation des ressources créées par les hommes.

Est-il désirable qu’on l’y réduise ? Est-il désirable que la femme renonce à tout effort productif, et, sauf au moment de l’enfantement, vive sans créer ? Nous ne voyons ni le profit qu’elle en tirerait ni celui qu’en tirerait la société. L’intelligence féminine ne ferait aucun progrès, puisqu’on la condamnerait à enregistrer passivement les résultats des sciences et qu’on lui interdirait toute curiosité, sauf celle qui conduirait à l’invention de petites recettes pratiques. Quant à l’activité féminine, on ne voit pas en quoi elle pourrait consister. Ménagères, les femmes n’auraient qu’à se croiser les bras puisqu’on souhaite voir les hommes s’emparer de la couture et du blanchissage ! Économistes, elles ne seraient pas plus actives, puisqu’on leur interdit l’activité bureaucratique (p. 50) et politique (p. 139) : comment « organiser la consommation » dans la société sans dresser des statistiques et sans noter des lois ou rédiger des règlements ? Esthéticiennes, sans avoir le droit d’être peintres, sculpteurs ou architectes, les femmes se contenteraient d’inspirer les artistes, si toutefois l’éducation qu’on leur réserve les en rendait capables. En définitive, c’est à l’inertie physique et intellectuelle que l’on convie les femmes. Et nous ne voyons pas quels progrès feraient accomplir à notre société ces millions d’oisives. La séparation que Mme Lampérière établit entre la production et la consommation est une séparation artificielle. Si la concurrence économique des sexes est dangereuse, plus dangereuse serait, puisqu’elle interdirait l’effort créateur à la moitié de l’humanité, une théorie qui ne laisserait aux femmes d’autre tâche que l’organisation de la dépense.

La philosophie générale de John Locke, par H. Ollion ; 1 vol. in-8o, de 482 p., Paris, Alcan, 1909. — Deux problèmes paraissent avoir tenté M. Ollion : 1° Comment se sont formées les idées de Locke (ses idées morales et religieuses aussi bien que ses idées scientifiques et philosophiques) ? 2° Comment faut-il interpréter sa « philosophie générale » ou, plus exactement, sa théorie de la connaissance ? Chacun de ces deux problèmes eût mérité un volume.

Pour résoudre le premier, l’auteur consacre une courte notice à chacun des hommes qui ont pu avoir sur Locke une influence. Cette méthode consciencieuse a le tort de disperser l’attention sur des personnages multiples au lieu de la concentrer sur Locke lui-même. Peut-être eût-il été préférable de partir des idées de Locke et d’en chercher les sources dans les écrits de ses contemporains et de ses prédécesseurs : une méthode régressive serait plus explicative que la méthode inverse suivie par M. Ollion. D’autre part, il ne suffit pas, pour expliquer la genèse d’un système, de connaître les maîtres et les amis de l’auteur ; il est plus nécessaire, peut-être, de connaître ses adversaires ; dans l’histoire de la pensée, les influences négatives ont plus d’importance que les influences positives : pour comprendre Locke, il est bon de savoir ce qu’il doit à Bacon, Descartes, Wallis, Ward, Boyle ou Sydenham ; mais il serait plus utile encore de savoir en quoi il s’oppose à Descartes, à Hobbes, à Spinoza, aux Platoniciens de Cambridge, à Herbert de Cherbury. Or, M. Ollion signale bien l’opposition de Locke et de Descartes ; mais il ne consacre aux relations de Locke et de Hobbes que quelques pages insuffisantes ; il n’a pas dit que plusieurs pages de l’Essai semblent critiquer le spinozisme ; il n’a pas fait effort pour reconstituer le réalisme des Platoniciens contre lequel paraît dirigé le demi-nominalisme de Locke ; enfin il ne parait pas avoir lu le traité de lord Herbert de Veritale : pourtant, s’il est vrai de dire que la doctrine de Locke ne peut pas s’accorder avec l’innéisme cartésien, il est bien manifeste que le 1er Livre de l’Essai ne vise aucun texte précis de Descartes, tandis qu’il parait discuter point par point (même lorsqu’il ne le cite pas explicitement) le de Veritate de lord Herbert. L’omission presque complète de cet ouvrage constitue l’une des plus graves lacunes du livre de M. Ollion.

Son interprétation de l’Essai s’inspire de celle de Riehl : elle consiste à voir en Locke un précurseur de Kant, — ou plutôt à voir en Kant un disciple de Locke. Les idées d’espace, de relation, de substance, de cause joueraient dans la connaissance, selon Locke, un rôle analogue à celui des formes de la sensibilité et des catégories de l’entendement dans la Critique de la Raison pure. Sans doute, ces idées ont une genèse empirique ; mais l’esprit en fait un usage qui dépasse l’expérience. L’esprit ne voit que des espaces finis ; et cependant il est contraint par une loi de sa nature à répéter indéfiniment l’addition d’un espace à un espace, et par conséquent il ne peut pas ne pas concevoir l’espace comme infini. L’esprit ne saisit de substances ni en lui-même ni hors de lui ; et cependant il « ne peut pas concevoir » d’objets sans supposer sous leurs qualités un substrat. L’esprit ne saisit de causalité qu’en lui-même ; et cependant il ne peut pas ne pas généraliser l’idée de cause. De même pour l’idée de relation, pour la relation d’identité et de diversité, etc. Locke n’a pas dressé de table des catégories, mais la notion qu’il se fait de l’entendement est toute semblable à celle de Kant.

Cette interprétation n’est pas sans fondement. Locke n’est pas le « pur empiriste » que les Cousiniens nous ont présenté. L’esprit n’est pas, à son avis, le réceptacle passif des idées ; du moins ne se borne-t-il pas à les recevoir passivement : il les élabore, ce qui suppose qu’il est doué de « puissances actives ». Sans l’intervention de ces « puissances », nous n’aurions qu’une poussière d’idées : pour tirer de ce chaos une connaissance, il faut procéder à un classement qui est l’œuvre de l’entendement. Voilà des idées que Kant ne répudierait pas. On pourrait même dresser, d’après Locke, la liste des fonctions actives de l’entendement : l’esprit juxtapose des idées simples homogènes (répétition donnant naissance aux idées des « modes simples » ), juxtapose ou combine des idées simples hétérogènes (juxtaposition donnant naissance aux idées de « relations », et combinaison donnant naissance aux idées et « modes mixtes » et aux idées de « substances » ), décompose des idées complexes (abstraction donnant naissance aux « idées générales » ).

L’essence de l’esprit n’est pas la pensée, comme le croyait Descartes, ce serait plutôt l’action, l’analyse et surtout la synthèse, la construction d’édifices intellectuels compliqués à l’aide de matériaux relativement simples. Additionner et soustraire, à ces deux actes — ou, si l’on veut, à ces deux catégories se réduit, chez Locke, l’œuvre de l’entendement.

Mais, même en bornant à ces traits la ressemblance de Locke et de Kant, on risquerait de l’exagérer : ces pseudo-catégories dépendent de l’objet non moins que du sujet, puisque c’est d’après le contenu des idées assemblées que varie l’opération mentale qui les assemble. À plus forte raison l’exagère-t-on, quand on veut, comme M. Ollion, retrouver dans Locke toute une esthétique, toute une analytique transcendentales. Il est vrai que Locke présente souvent les idées d’infini, de substance, de cause comme « nécessaires ». Mais il s’agit de savoir si ce sont des produits ou des fonctions nécessaires de l’entendement. Ce sont des fonctions nécessaires, nous dit M. Ollion. Et il s’appuie sur certains textes de Locke, particulièrement sur une lettre à Stillingfleet, où l’adversaire des idées innées accorde que la loi de causalité est un « principe de la raison ». Mais on pourrait citer d’autres textes où la nécessité de ces idées est donnée comme un résultat de l’expérience : tel ce passage de l’Essai (II, xxiii, 1) où la paternité de l’idée de substance est attribuée à l’habitude. D’autre part, ces idées, loin d’être, pour Locke, des principes de la connaissance, sont parfois considérées comme des fictions ou tout au moins comme des hypothèses « incertaines » (I, iii, 19) : comment les confondre avec les catégories kantiennes, sans lesquelles il n’est pas de science humaine ? Il nous semble donc imprudent d’employer la méthode de M. Ollion qui n’hésite pas à « se séparer » de la pensée de son auteur, à la « devancer dans la voie où elle s’était engagée, afin de se retourner vers elle » (p. 324). Mieux vaudrait replacer l’auteur dans son milieu. On apercevrait les timidités de sa méthode « idéiste ». C’est souvent l’étude de l’objet qui lui inspire ses vues sur le sujet, sur les idées et sur l’esprit. C’est sa physique mécaniste qui lui inspire des doutes sur l’objectivité des idées de qualités secondes, comme elle le rassure sur l’objectivité des idées de qualités premières. C’est de même une sorte de mécanisme psychologique qui, une fois les idées simples introduites dans la conscience, les juxtapose et les combine, puis dissout leurs combinaisons pour les recombiner, coud, découd et recoud comme une machine. Sans doute, cette machine est active, sans doute, elle a sa constitution, ses rouages propres. Mais, entre ce mécanisme assez simple et l’organisme intellectuel décrit par Kant, la différence est considérable. Et si Locke s’engage dans la voie du criticisme, il laisse à ses successeurs beaucoup de chemin à parcourir.

Kant, par Georges Cantecor ; 1 vol. in-18 de 144 p., Paris, Paul Delaplace. — Résumer en quelques pages la doctrine de Kant, c’est assez facile, et ce serait tout à fait inutile. C’est assez facile parce que, chose rare chez les philosophes, l’édifice est assez nettement dessiné pour qu’on en puisse donner une réduction à n’importe quelle échelle. (Et l’on pourrait citer tel gros livre, qui n’est pas autre chose que cela.) Ce serait inutile, parce que les œuvres de Kant sont déjà assez obscures par elles-mêmes, le philosophe ayant presque toujours laissé au lecteur le soin d’appliquer la doctrine aux exemples. Il fallait donc s’appliquer à quelques thèses fondamentales et directrices ; les exposer amplement, et, pour le reste, faire héroïquement les sacrifices nécessaires. En somme il fallait se détacher de la lettre, et chercher l’esprit du système. M. Gantecor a très bien vu ce qu’il fallait faire. Ce petit livre est pensé : et d’ailleurs pensé par un homme qui s’est rendu maître, par une longue étude, de l’ensemble et des détails du système, de façon que les effets de perspective et de raccourci, qui étaient ici inévitable, n’empêchent pas que le portrait ressemble tout à fait à l’original.

Sans doute on peut concevoir d’autres portraits différents de celui-là, et non moins fidèles. On aurait pu, par exemple, expliquer un peu plus cette « unité originairement synthétique de l’aperception » qui est comme le principe des principes, « auquel est suspendue toute la connaissance humaine ». (Déduction des concepts purs. Troisième section.) De même l’important théorème concernant la réalité du monde extérieur (postulats de la pensée empirique, II) aurait pu servir de centre à une exposition abrégée des Principes de l’Entendement (V. p. 69, dans notre auteur). Peut-être une exposition un peu plus détaillée de la thèse et de l’antithèse d’une des antinomies, par exemple la troisième, aurait-elle éclairé convenablement l’ensemble de la dialectique transcendentale (p. 83), mais il fallait choisir. Et l’on peut citer, notamment sur le schématisme (p. 65) et sur la déduction du principe moral (p. 95-109), de pénétrantes analyses qui prépareront utilement l’écolier et l’étudiant à la lecture des trois « Critiques ». C’est tout ce que l’on peut demander à un ouvrage élémentaire de ce genre ; et ce n’est pas peu de chose.

L’optimisme de Schopenhauer, par Stanislas Rzewuski ; 1 vol. in-12 de 178 p., Paris, Alcan, 1908. — Ce petit livre a été écrit par un enthousiaste, et l’état d’esprit dont il procède explique tout à la fois ses qualités et ses défauts. Il est écrit avec une sincérité, une spontanéité, une chaleur de conviction qui entraînent le lecteur, et en même temps la continuité du ton oratoire, l’exubérance monotone de l’épithète, la hardiesse sommaire de certains jugements ne tardent pas à rebuter et à inspirer des doutes sérieux sur le sens critique de l’auteur. M. Rzewuski aime passionnément la philosophie et les philosophes ; à beaucoup de ces derniers il attribue un « immense génie » ; mais il ne semble pas avoir une vision bien nette des perspectives de l’histoire ni de la classification des écoles. MM. Ribot, Durkheim et Lévy-Bruhl sont à ses yeux des « métaphysiciens » au même titre que MM. Boutroux et Bergson ; M. Fouillée, dont M. Rzewuski se déclare le pieux fidèle, lui paraît être pour la France ce que Kant a été pour l’Allemagne. M. Fouillée serait sans aucun doute tout le premier a se défendre contre ce rapprochement. Beaucoup d’autres jugements trahissent ainsi une inexpérience que la bonne volonté et la passion de l’auteur ne rachètent point.

La thèse de M. Rzewuski est au reste fort simple. S’il a été violemment ému par l’épouvante shakespearienne qui se dégage des pages tragiques où Schopenhauer a condensé les plus fortes raisons que l’homme puisse avoir de désespérer de la vie, il ne manque pas de relever que ce pessimisme n’aboutit pas aux conclusions radicales que ne craindront pas de défendre les disciples conséquents tels que de Hartmann et surtout Mainlander. On peut dégager de la philosophie de Schopenhauer, sinon un eudémonisme, du moins une éthique de la sérénité, et, si l’on songe que la voie qui conduit à la sérénité n’est pas nécessairement la voie douloureuse de l’ascétisme ou du martyre, mais la contemplation de l’ « idée » pure telle que l’art la réalise dans sa plus haute et plus impersonnelle réalité, on conviendra qu’il y a dans la doctrine du célèbre pessimiste la matière d’un optimisme relatif. Tout cela est assez connu, et M. Rzewuski le montre avec exactitude. Il rappelle fort justement que le Nirvana même n’est un néant que par rapport au monde de la représentation, en ce sens que ce dernier ne nous offre aucun élément qui nous permette de construire la pensée du Nirvana. M. Rzewuski aurait pu même tirer un argument plus précis d’un texte bien significatif ou Schopenhauer établit que « Rien en général » (Nichts überhaupt) n’est pas identique à l’ « absolument rien » (Absolutes Nichts) (Grisebach., II, p. 120).

Quoi qu’il en soit, l’optimisme de Schopenhauer, s’il est conforme à « l’instinct », aux « inspirations » de la nature humaine qui veut la joie, paraît à M. Rzewuski incompatible avec le pessimisme radical de la théorie du vouloir vivre. Comment, demande l’auteur, peut-on affirmer à la fois que l’objectivation de la volonté est principe absolu de mal et que l’Idée, première « objectité » de cette volonté, peut devenir source de libération et de sérénité pour l’homme épris de beauté et d’art ? M. Rzewuski ne nous paraît pas tenir compte ici de la distinction si nettement établie par Schopenhauer entre les diverses voies de la libération. La première est l’ascétisme, c’est-à-dire la mortification réfléchie de la volonté, la seconde est l’expérience de la douleur ; la troisième est la libération par l’intuition de l’idée. Il est vrai que Schopenhauer ne rapproche pas celle-ci des précédentes, parce que la méthode en est radicalement différente. Ascétisme et expérience de la douleur aboutissent à la sérénité en exerçant sur la volonté même une sorte d’action de retrait ; elles suscitent le « renoncement » qui suppose que le vouloir-vivre s’est déjà exercé. Au contraire, la contemplation esthétique place le sujet à un point de vue antérieur au développement intégral du vouloir vivre, au point où la volonté s’est objectivée en idées et non encore en livres. L’art nous transpose en deçà de la limite à laquelle commence la douleur, et il n’y a pas contradiction à admettre à la fois ce mode de libération et le caractère absolument mauvais de la vie sensible.

Sur d’autres points encore, l’interprétation de M. Rzewuski prête à contestation. Comment, par exemple, peut-on objecter à la théorie de Schopenhauer que l’être ne saurait procéder du non-être ? La volonté est bien, au contraire, l’être même antérieur à toutes les déterminations qui le dispersent en poussière d’apparence.

Il ne faut donc chercher guère plus dans ce petit livre qu’une preuve — mais une preuve assez frappante — de l’impression profonde que peut encore exercer sur le grand public la lecture du Monde comme volonté et comme représentation.

Ueber das Sogenannte Erkenntniss problem, par Léonard Nelson ; 1 vol. in-4 de 427 p., Göttingen, Vandenhoeck et Ruprecht, 1908. — Cet ouvrage, qui fait partie des travaux de l’école de Fries, se donne comme le développement légitime de la méthode critique et se propose de démontrer l’impossibilité d’une théorie de la connaissance. Pour M. Nelson, la théorie de la connaissance n’a rien accompli ; et si elle a paru quelquefois atteindre à certains résultats, c’est par une dérogation inconsciente à ses principes, c’est en cessant d’être une théorie de la connaissance.

Qu’une semblable théorie soit d’ailleurs possible, c’est ce que nie M. Nelson : la tenter signifie que l’on doute de la valeur objective de la science, que son existence constitue un problème. Or une solution scientifique de ce problème est, affirme M. Nelson, impossible.

Le critérium capable de le résoudre sera en effet une connaissance, et devra à son tour être fondé, étant lui-même problématique ; ou bien il sera objet de connaissance ; mais à son tour la connaissance que nous en prendrons sollicitera l’emploi du critérium.

M. Nelson pense avoir donné en quelques mots — p. 32-34 — la preuve universelle de l’impossibilité de la théorie de la connaissance ; mais on peut se demander si la critique très formelle et verbale mise en œuvre ici atteint réellement son objet et si elle ne laisse pas échapper l’essentiel de ce qu’elle prétend combattre. M. Nelson n’en poursuit pas moins l’illustration de sa thèse première. Il examine successivement les divers critères proposés par les théoriciens de la connaissance ; cet examen polémique constitue la première partie de l’ouvrage.

Rien n’est plus monotone d’ailleurs que ce défilé de théories et que les procédés critiques employés contre elles. Nul souci ne s’y révèle de pénétrer dans la réalité essentielle des idées incriminées ; une série de discussions verbales, un examen superficiel des doctrines, des confusions de termes, une méthode étroite et sans variété. M. Nelson découvre avec une virtuosité parfaite et parfois déloyale les pétitions de principes, cercles vicieux, contradictions internes, régressions à l’infini, etc. – tout cela mis au service d’un parti-pris dogmatique qui n’est ni très original, ni très solide ; voilà à peu près ce que nous offre cette publication nouvelle de l’école de Fries.

M. Nelson s’attaque d’abord à Natorp et à la loi en tant que critère au point de vue d’une théorie de la connaissance. On ne saurait s’arrêter ici au détail d’une polémique assez fastidieuse. Il faut noter cependant que M. Nelson, tout attaché à une manière de réalisme simpliste et à une interprétation perpétuelle du langage critique en termes psychologiques, moins soucieux d’ailleurs de comprendre que de réfuter, commet sur le concept et le jugement certaines confusions funestes au succès de son entreprise (p. 52). Visiblement, M. Nelson ne cherche point à entrer dans la pensée de M. Natorp ; et l’attitude du critique fait penser à ce que dit d’Aristote M. Natorp lui-même dans son Plato’s Ideenlehre.

M. Nelson nie ensuite la possibilité d’une preuve transcendentale ; il prend E. Marcus en flagrant délit de substitution de problème, l’enferme en un cercle vicieux, le place dans l’alternative d’une pétition de principes ou d’un recours à l’empirisme, dénonce l’ambiguïté de l’expression « l’impossibilité de l’expérience » ; et, passant à Meinong, n’a pas de peine à montrer l’insuffisance du critère d’évidence.

Simmel et sa théorie de l’utilité biologique comme critérium suscitent l’emploi par M. Nelson de tout son attirail dialectique ; l’impossibilité d’unir en une théorie de la connaissance les idées d’utilité et de vérité est prouvée par de fréquents appels au procès du fini et la découverte de contradictions verbales ; les mêmes procédés servent à réfuter Rickert et à repousser sa théorie du devoir « transcendant ».

La seconde partie de l’ouvrage traite du problème de la critique de la raison. — C’est ici que nous pouvons trouver le contenu positif et dogmatique du volume ; et il faut reconnaître qu’il n’est ni très neuf ni très convaincant.

M. Nelson admet qu’en dehors de la connaissance immédiate par réduction et de la connaissance réflexive par jugement, nous possédons une connaissance immédiate de pure raison. Or c’est une connaissance qui contient en dernière analyse le fondement des jugements métaphysiques.

Une critique de la raison est donc possible et même nécessaire, mais il faut l’entendre ici dans un sens tout nouveau, elle est la science qui a pour objet cette connaissance immédiate. Cette dernière en effet n’est pas immédiatement consciente, et c’est la critique de la raison, procédant d’une manière théorético-psychologique, qui nous conduira jusqu’à elle.

Mais afin qu’on ne puisse l’accuser ici de fonder sur des données de fait des principes a priori, M. Nelson distingue entre l’action de fonder et le fondement lui-même, entre la Begründung et le Grund. La critique proposée fonde, sans contenir en elle le fondement qui n’est que son objet, et par cette distinction terminologique M. Nelson pense échapper à tout reproche. De plus, si l’on renonce à une théorie de la connaissance, si l’on, n’exige pas de la critique qu’elle contienne le fondement cherché, psychologisme et transcendentalisme, cessant de s’opposer, se concilient en une théorie qui est précisément celle de M. Nelson.

Par malheur, les idées maîtresses de cette théorie ne sont pas très claires. Quelle est cette raison, dont parle M. Nelson, et qu’il définit à peine ? Quelles sont ces connaissances immédiates qui ont besoin de la réflexion médiate pour devenir conscientes ? Quel est ce procédé théorético-psychologique, différent de la simple description interne, qui doit remplacer toute théorie de la connaissance ? M. Nelson eût été bien inspiré au lieu de chercher noise à Frege, Lipps, Hussert, etc., au lieu de convaincre les psychologistes de transcendentalisme caché, et les transcendentalistes de psychologisme subreptice, de nous renseigner plus abondamment sur la théorie positive qu’il prétend substituer toutes les autres ; et si l’on voit bien a qui il s’oppose, on aperçoit mal ce qu’il pose. Cette extrême réserve n’est pas d’ailleurs dérivée de prudence.

Conformément aux vues de M. Nelson qui estime, dans la préface, que l’objectivité en histoire de la philosophie ne peut être qu’une subjectivité affirmée et déterminée, l’historique du problème succède à l’exposé des vues théoriques. On retrouvera, dans la troisième partie, — l’histoire de la théorie de la connaissance, — les procédés de critique auxquels la première nous a habitués. On s’affligera de les voir employés envers Kant et Fichte ; on déplorera l’abondance des schémas et graphiques dont M. Nelson croit devoir éclaircir ses discussions ; on s’intéressera enfin à un chapitre sur Beneke – p. 291-312 — et à un chapitre sur Fries — p. 313-358.

La conclusion trahit les mêmes indécisions dont nous faisions plus haut mention. M. Nelson repousse le Kantisme et propose une méthode philosophique analogue, par son axiomatisme, à celle des mathématiques. Mais la possibilité de cette analogie ne va pas sans démonstration et c’est ce dont M. Nelson ne semble pas d’être avisé. D’ailleurs, par sa pauvreté même, le contenu positif du présent ouvrage suscite mille questions et mille difficultés. M. Nelson leur trouvera peut-être des réponses et des solutions ; et peut-être alors le volume qui vient d’être analysé y gagnera-t-il une valeur qu’on ne saurait, pour l’instant, lui attribuer. Du moins nous a-t-il donné un excellent exemple de la méthode critique à éviter.

Das Beharren und die Gegensætzlichkeit des Erlebens, von J. Pikler ; 1 broch. de 38 p., extr. de la Zeitschrift für den Ausbau der Entwicklungslehre, Stuttgart, 1908. — Tout corps tend à conserver son état ; tout état d’un corps peut être considéré comme produit par deux forces contraires. Ces principes de mécanique, M. Pikler les applique à la psychologie : tout état mental tend à se conserver ; tout état mental est produit par deux tendances contraires. Un fait fréquent, l’attente, nous révèle ces deux principes. Toute impression laisse derrière elle (loi d’inertie) non seulement une représentation et un souvenir, mais une attente : nous jugeons possible son retour. Mais nous ne le jugeons pas nécessaire : c’est qu’en même temps nous jugeons possible la venue de l’impression contraire. Même lorsque notre prévision est certaine, l’idée de l’événement contraire, pour être niée par cette prévision, n’en est pas moins présente. Lorsque je dis : « il fera beau demain », cela signifie : « il ne fera pas laid » : je veux tout autant combattre une fausse prévision que défendre la vraie (loi de contrariété). Ces considérations, suggérées par l’attente, sont valables pour toute affirmation (et tout fait mental contient une affirmation). Une force ne passe à l’acte qu’en triomphant de la force contraire : de même une affirmation ne s’impose qu’en triomphant d’une négation. Affirmation et négation sont toujours simultanées, toujours en conflit. La vie mentale est l’histoire de ces conflits. Vaincue par une ennemie, une affirmation passe au second plan, mais demeure vivante : des circonstances plus favorables la ramènent-elles au premier, nous avons un souvenir. Durant son « sommeil », cet état devient une représentation. La représentation n’est pas, comme on le dit souvent, une image appauvrie de la perception : c’est la perception tout entière, mais paralysée par une perception contraire. Il existe bien des images, fragments incohérents de représentation, mais il ne faut pas les confondre avec les représentations elles-mêmes auxquelles la loi d’inertie conserve, dans le subconscient, toute leur richesse, et qui seules peuvent expliquer la reconnaissance des souvenirs. D’autre part, la loi de contrariété explique maint phénomène : la perception, car nous n’avons conscience d’une perception que si, contraire aux autres, elle tranche sur leur masse ; l’induction, car l’induction ne consiste pas simplement à réunir les conditions d’un phénomène, mais à les distinguer des antécédents inefficaces ; le désir, car il implique une opposition entre le réel et l’idéal ; enfin l’action, car, outre qu’elle est impossible sans induction et sans désir, elle consiste en un choix qui suppose la perception simultanée de deux contraires. Il n’est guère de fait psychologique qui échappe, au dire de l’auteur, à sa double loi d’inertie et de contrariété.

L’opuscule de M. Pikler a le mérite d’attirer l’attention sur des faits trop rarement étudiés : tel ce phénomène de l’attente, que les psychologues paraissent ignorer, comme si la représentation de l’avenir était pour nous sans intérêt. La thèse générale qui consiste à calquer la psychologie sur la mécanique appelle des réserves. Sans doute, l’auteur, dans un écrit si bref, n’a pu donner toutes ses preuves expérimentales. On lui reprochera néanmoins de préférer la déduction à l’observation. Peut-être aussi se fait-il quelque illusion sur la nouveauté de ses théories. Bien qu’il en donne une traduction dans le langage de la physique, c’est dans les écrits des métaphysiciens rationalistes qu’il en pourrait trouver l’expression la plus nette. Que toute idée tende à durer, que toute idée soit un jugement, et tout jugement une force, c’est ce qu’accorderait aisément un admirateur de Spinoza. Et les logiciens n’ont-ils pas souvent observé que toute affirmation enveloppe la négation de la proposition contraire ? L’originalité de M. Pikler réside surtout dans son langage. Il paraît prendre plaisir à altérer le sens des mots. D’après lui, on peut attendre un phénomène passé ; « réel » signifie « élémentaire » et « phénoménal » devient synonyme de « virtuel ». Mais ce langage singulier ne doit pas nous faire oublier l’ingéniosité avec laquelle l’auteur a mis en lumière le rôle important de l’antagonisme dans la vie mentale.

Vom Messias. Kulturphilosophische Essays, par R. Kroner, N. V. Bubnoff, G. Mehlis, S. Hessen, F. Steppuhn ; 1 vol. in-8° de v-77 p., Leipzig, Engelmann, 1909. — Les auteurs de ce petit livre se sont attaches à déterminer le sens du messianisme. Pour eux, ce terme désigne, non seulement une certaine attitude religieuse, mais tout espoir prophétique en une rénovation de la civilisation : notre époque, comme celle de l’alexandrinisme, est sans idéal ni substance spirituelle (p. 5). M. Bubnoff analyse finement les sources psychologiques du messianisme de Fichte, de sa foi en la mission de l’Allemagne. Les deux derniers et les plus intéressants essais sont consacrés à Herzen et Solowjof : on y voit Herzen, d’abord fanatique de l’Occident, se rapprocher des Slavophiles (que M. Hessen a tort d’appeler Panslavistes) et considérer le peuple russe comme le peuple chargé de faire la révolution morale et sociale en explicitant ses principes de vie, pour régénérer ensuite l’Occident. M. Steppuhn indique l’influence du traditionalisme romantique et de l’hégélianisme sur la pensée russe, et résume la synthèse universelle de Solowjof avec son triple idéal d’humanité : théurgie, théosophie, théocratie. — On lira avec plaisir ce petit ouvrage qu’animent une foi idéaliste et un enthousiasme messianiques.

Der Begriff des Ideals. Eine historisch-psychologische Analyse, par Dr A. Schlesinger ; 1 vol. in-8o de vi-136 p., Leipzig, W. Engelmann, 1908. — M. Schlesinger précise la notion d’idéal ; il étudie les théories de l’idéal depuis Spinoza, surtout dans la philosophie contemporaine, chez Wundt, Paulsen, Liebmann, Lipps, Simmel, etc. ; puis il a fait une enquête auprès de personnes d’âges et de pays différents, et l’a défendue contre les objections de méthode qu’on pourrait lui adresser. Il est à souhaiter que, comme le promet M. Schlesinger (p. vi), il complète son étude.

Die Methode einer reinen Ethik, insbesondere der Kantischen, dargestellt an einer Analyse des Begriffs des «  praktischen Gesetzes » , par Carl Muller ; 1 vol. in-8o de 73 p. Kantstudien, suppl. no 11, Berlin, Reuther et Reichard, 1908. — Ce travail n’appartient pas à la « Kantphilologie » : c’est une réflexion personnelle sur la méthode et les principes du Kantisme. L’auteur part de l’idée de la volonté comme principe unique de la morale, et cherche à déterminer la méthode de la recherche, et la formule de ce principe, l’impératif catégorique. Ingénieuses délimitations de concepts : analyse logique et psychologique (p. 12), valeur subjective, objective, « numérique » (p. 18), analyse et synthèse (p. 62), etc. L’impératif est la condition de la possibilité d’une conduite généralement valable, la condition d’une nature qui n’est pas, mais que l’homme doit créer et sans cesse recréer. Cette « déduction transcendantale », qui ne se retrouve pas chez Kant, réalise un parallélisme complet de la philosophie théorique et de la philosophie pratique. M. Muller formule d’autres réserves (p. 70 : « Kants falsche Parallele », le faux parallèle de Kant) dont il sera utile de tenir compte.

Histoire de la création, ouvrage orné de 17 planches, 20 gravures sur bois, 21 tableaux généalogiques et une carte, par Ernest Hæckel ; 1 vol. in-8o de 602 p., Paris, Schleicher, 1909. — L’œuvre considérable, scientifique et philosophique, du célèbre naturaliste d’Iéna, si populaire en Allemagne, commence à être bien connue en France par les traductions qui ont été faites des « Enigmes de l’Univers », de l’ « Origine de l’homme », etc., par la librairie Schleicheir. Aujourd’hui paraît une édition populaire, mais très commode et complète, de l’ « Histoire de la création des Êtres organisés « de Hœckel : l’ouvrage est traduit de l’allemand sur la septième édition par le docteur Letourneau. La « Natürliche Schöpfungsgeschichte », en même temps qu’un exposé très cohérent du Darwinisme (sélection, hérédité, adaptation, origine de l’homme, etc.) a un grand intérêt historique : on y trouve la discussion des théories de Linné, de Cuvier, d’Agassiz, de Lamark et d’Oken. Il faut remercier et louer les éditeurs de donner pour un pris très modique une reproduction exacte de ce célèbre ouvrage, avec les planches et l’index qui rendaient si utile l’édition ancienne.

Weltsprache und Wissenschaft. Gedanken über die Einführung der internationalen Hilfssprache in die Wissenschaft, par L. Couturat, A. Jespersen, R. Lorenz, W. Ostwald et L. Pfaundler, 1 vol. in-8 de 84 p. Iéna, Gustav Fischer, 1909, — Cet ouvrage est destiné à recommander au monde savant la Langue internationale de la Délégation (système Ido). Il a été rédigé en collaboration par des savants de divers pays, qui, dit la préface, communiquent entre eux très facilement au moyen de cette langue. Chap. I : M. le prof. Pfaundler expose le besoin d’une langue commune de la science. Chap. II : M. le prof. Lorentz retrace l’histoire de la Délégation pour l’adoption d’une langue auxiliaire internationale, et les travaux de son Comité (présidé par le prof. Ostwald ; Paris, octobre 1907). Chap. III : M. le prof. Jespersen, l’éminent linguiste de Copenhague, formule les principes linguistiques de la construction de la langue internationale, qu’il déduit de cette formule : « La meilleure langue internationale est celle qui offre le plus de facilité au plus grand nombre d’hommes », et montre comment la Langue de la Délégation est celle qui répond le mieux à cette formule. Dans un Appendice il critique l’Esperanto. Chap. IV : M. Coutorat expose les principes logiques qui doivent présider à la constitution d’un système régulier et complet de dérivation. Chap. V : M. Lorenz traite du rapport de la langue auxiliaire à la science : la science possède déjà, dans sa nomenclature, une langue en grande partie internationale ; une langue artificielle ne peut réussir et s’imposer au monde que si elle se conforme à cette langue internationale existante. Or l’Esperanto tourne le dos à cette internationalité déjà acquise, tandis que l’Ido s’y adapte parfaitement. Chap. VI : M. le prof. Ostwald traite de la nomenclature scientifique : la constitution de la langue internationale est l’occasion de développer et de régulariser la nomenclature scientifique, et d’achever de l’internationaliser. Chap. VII : Conclusion, par M. Pfaundler : il faut que les savants apprennent et adoptent peu à peu la langue internationale, et pour cela il convient de fonder une revue scientifique rédigée en cette langue et suivant le mouvement scientifique dans tous les pays. Appendices : pages-spécimens des dictionnaires de la langue internationale ; éléments de la grammaire de la langue ; statuts de l’Union des amis de la langue internationale, à laquelle le lecteur est invité à adhérer ; enfin l’expérience de double traduction effectuée sur une page de M. le prof. Comperz (dans les Griechische Denker), qui a été relatée dans cette Revue. On peut résumer cet ouvrage en disant, avec le prof. Ostwald, que le problème de la langue internationale passe à présent des mains des enthousiastes et des empiriques dans celles des savants compétents, et qu’il devient un problème scientifique technique dont la solution est aussi certaine que celle du problème de l’aviation.

A. Schopenhauer. Ethique, Droit et Politique, première traduction française avec préface et des notes, par Aug. Dietrich ; 1 vol. in-12 de 187 p., Paris, Alcan, 1909. — Nous avons déjà eu l’occasion de formuler des réserves au sujet de la méthode des traductions fragmentaires de Schopenhauer, entreprises par M. Dietrich. Nous ne pouvons que renouveler ici le regret de voir les Parenga et Paralipomena livrés au public français en morceaux détachés dont le choix et l’ordre de succession n’ont d’autre justification que les préférences du traducteur. Mieux eût valu traduire l’ouvrage tout entier, en suivant le plan adopté par l’écrivain. Le volume que nous avons sous les yeux traduit les chap. VIII, IX, XXVIII, XXVI des Parerga et Paralipomena (Ethique, Droit et Politique, Education, Observations philosophiques). Ces chapitres sont presque intégralement traduits, et les omissions (par ex. le court § 355, sur le délire et la folie) pourraient bien n’être que des oublis.

Entre ces quatre chapitres se trouve intercalé un cinquième, intitulé Philosophie du Droit, et qu’on n’est pas peu surpris de trouver dans ces extraits des Parerga et Paralipomena, d’autant plus que le traducteur se garde d’en indiquer la provenance. En cherchant un peu, on s’aperçoit que le chapitre vient d’une autre source, des fragments posthumes publiés par Grisebach, au tome IV du Nachlass, sous le titre, adopté par lui, de Nouveaux Paralipomènes. Le plus surprenant est que sous la rubrique, inventée par lui, de « philosophie du droit », le traducteur réunit des pensées provenant de manuscrits très divers et dont beaucoup n’ont avec le droit rien de commun, par exemple le curieux dialogue de Daphnis et de Chloé où il n’est question que du rôle des deux sexes dans la génération, ou le fragment très important de la page 126 sur le bon ou le mauvais caractère. Il était aisé d’éviter d’aussi grossières mégardes. Autre négligence : le traducteur sépare parfois les paragraphes unis par Schopenhauer et unit parfois ceux qu’il sépare (ex. pp. 180 et 181). Que n’a-t-il d’ailleurs conservé la numérotation des paragraphes à laquelle Schopenhauer tenait et qui lui servait pour les renvois, chez lui multiples, à ses propres ouvrages. Par exemple p. 157, on lit : « J’ai cité dans mon chapitre sur l’Ethique… ». De quel chapitre, et de quel passage s’agit-il ? On ne sait, alors que le texte renvoie formellement au § 114 des Parerga et Paralipomena.

On pourrait également relever quelques traductions inexactes. Reconnaissons toutefois qu’à cet égard la traduction de M. Dietrich est en général très satisfaisante et d’agréable lecture.

Der Mensch : Darstellung und Kritik der anthropologischer Problems in der Philosophie Wilhelm Wundts. par Friedrich Blinke, S. J. ; 1 vol. in-8 carré de 256 p., Graz, Imprimerie Styria, 1908. — Examinant ce que la philosophie de Wundt nous enseigne sur la nature de l’homme, son origine et sa destination, l’auteur lui reproche de ne pas satisfaire rigoureusement à toutes les exigences de l’esprit et de ne pas être souvent d’accord avec le dogme catholique. Considérant, d’autre part, que cette philosophie est « comme une lentille convergente qui concentre en un foyer lumineux les principaux courants de la pensée moderne », il s’imagine, en critiquant les idées de Wundt, démontrer du même coup les insuffisances de la pensée moderne en général. C’est ce qui s’appelle faire d’une pierre deux coups.

Filosofia della Pratica, de Benedetto Croce ; 1 vol, in-8 de 415 p., Laterza, Bari, 1909. — Ce volume est le troisième et dernier tome de la Philosophie de l’Esprit, qui est selon l’auteur toute la philosophie. Après l’Esthétique (1902), après la Logique (1905), dont une édition toute nouvelle va paraître, il achève l’exposé du système hardiment idéaliste, que Croce oppose avec une rare vigueur polémique aux tendances prépondérantes de la philosophie contemporaine. Il faut se garder d’isoler de ce vaste ensemble la Philosophie de la Pratique, si l’on veut en saisir le sens et la valeur. L’ouvrage se divise en trois parties : 1e l’activité pratique en général, considérée dans ses relations, dans sa dialectique et dans son unité avec l’activité théorique (213 p.) ; 2e l’activité pratique dans ses formés spéciales : économique et éthique (116 p.) ; 3e les lois (82 p.). D’une manière générale, on peut y distinguer un double aspect : la critique négative et la construction positive.

Croce combat toutes les tentatives philosophiques fondées sur la considération des sciences positives, en particulier de la psychologie et de la sociologie. Il repousse le concept de sciences pratiques ou normatives, ayant pour base l’idée de finalité et les jugements de valeur. Il ne peut souffrir que l’on prenne les concepts empiriques pour des concepts philosophiques. « Le pire des maux, dit-il, c’est d’aborder les questions empiriques pour les résoudre philosophiquement. En prenant parti, la philosophie ruine et soi-même et les questions empiriques, car elle perd la sérénité, la dignité, et l’utilité qui lui est intrinsèque ; de même que les disciplines empiriques ruinent et soi-même et la philosophie, quand elles prétendent philosopher avec leurs classes qui ne sont pas des catégories, avec leurs pseudo-concepts qui ne sont pas des concepts, avec leurs généralités qui ne sont pas universelles » (p. 97-99).

Croce a pour postulat que le réel est rationnel et le rationnel réel, que l’esprit ne peut se tromper de bonne foi, mais qu’il porte en soi la source de la vérité. « La méthode philosophique exige l’abstraction complète des données empiriques et de leurs catégories, et le recueillement dans l’intimité de la conscience, pour fixer en ce seul point le regard de l’esprit » (p. 6). Cette méthode aboutit à ne reconnaître dans l’activité pratique que deux termes en présence : d’une part, le fait brut, qui est l’affirmation et la situation individuelles, d’autre part, l’esprit pur, qui est la pensée et la volonté de l’universel. Au contraste de ces deux termes correspond la distinction de l’économique et de l’éthique, ou de l’utile et du moral. L’activité économique est posée comme une forme autonome d’activité spirituelle. L’utile est amoral et prémoral ; il soutient avec l’éthique le même rapport que l’esthétique avec la philosophie. Le moral est, au contraire, profondément utile. L’utile devient moral, dans la mesure où il s’identifie avec l’universel et l’éternel. Par loi Croce entend un acte volontaire qui a pour contenu une série ou une classe d’actions, acte volontaire de forme individuelle aussi bien que sociale : un programme de vie personnelle est une loi que l’individu s’impose à lui-même. La loi, en tant que volonté du général, est irréalisable ; mais elle sert à orienter l’acte individuel. Activité juridique est synonyme d’activité économique.

Les idées de Croce contiennent une part de vérité, souvent méconnue, et qu’il était opportun de remettre en lumière. Mais on peut regretter que, par réaction, elles se présentent sous une forme systématique et polémique si intransigeante. La philosophie inductive peut faire valoir que l’idéalisme ontologique, en ayant l’air de faire fi de la réalité scientifiquement déterminée ou de la réalité pratiquement posée comme idéal concret, court le danger de se perdre dans une spéculation stérile, où les purs concepts formels reçoivent leur contenu de pures intuitions personnelles. Il semble bien que, dans la pratique positive comme dans la connaissance positive, ce sont précisément les concepts empiriques, les idées que l’expérience impose à l’esprit et par lesquelles l’esprit s’impose ensuite à l’expérience qui ont une valeur effective et qui font les grands actifs comme les grands savants. C’est par ces idées expérimentales que l’action individuelle acquiert une signification et une portée, qu’elle opère le passage de l’utilité égoïste à la moralité universelle et qu’elle se met en état d’actualiser dans le temps l’éternel. L’activité pratique tout entière, comme F. Rauh l’a bien montré de la vie morale, est une manière d’expérimentation, où le fait et l’idée sont dans une réaction réciproque perpétuelle. Que penser d’une philosophie de la pratique qui ne tient pas compte de l’expérience et de l’idée pratiques ?

La legge sul divorzio in Italia, nelle sue molteplici questioni, religiose, etiche, giuridiche, storiche, fisiologiche, sociale, par le prof. Pasquale Pennacchio ; 1 vol. in-8o, de 400 pp. Rome, Bretschneider, 1908. — En dépit de son titre, cet ouvrage n’est au fond ni une étude juridique sur la loi du divorce, ni une étude de sociologie objective sur ses effets. C’est une charge à fond de train ( « le mariage et le divorce, dit l’auteur p. 5, ne sont plus deux thèses, mais deux armées » ) contre le divorce considéré comme la plus directe dynamite lancée au milieu de la vie sociale » (p. 398) par les socialistes, sûrs d’atteindre ainsi la complète dissociation de l’Etat et de la propriété qu’ils poursuivent. Les protestants, les maçons, les israélites, etc., en sont avec eux les seuls partisans en Italie (p. 277) ; l’idée en vient du gouvernement, non du peuple ; le peuple italien, fidèle au type de l’antique famille romaine, n’a qu’un culte : le mariage monogamique indissoluble et sacré, seul conforme aux fins suprêmes de la nature, et aux lois de l’Église. La preuve ? c’est que l’Italie est un des peuples où les demandes en séparation sont le moins nombreuses (p. 195). Pour le reste, l’auteur n’a pas de peine à montrer la fausseté historique et sociologique de la conception du mariage considéré comme simple contact privé (ch. iv).

« Enkhiridion » o Manu-libro di Epikteto, trad. Pearson et Couturat ; 24 p. in-12, Imprimerie Chaix, Paris. — Cet opuscule est la traduction du Manuel d’Epictète en langue internationale. On sait combien le texte grec est difficile à traduire et parfois même à comprendre en raison de son style abrupt, laconique et elliptique. Il semble que la traduction nouvelle le suit très fidèlement, et en donne un calque plus exact qu’aucune traduction en langue moderne. Citons-en une phrase, à titre de spécimen : « Se tu iras balnar, ripresentez a tu, to quo eventas en balneyo : la asperganti, la pulsanti, la insultanti, la furtanti ; e tale, tu facos plu sekure la ago, se tu quik pensos : « Me volas balnar, ed anke konservar mea volo en stando segun la naturo ».


REVUES ET PÉRIODIQUES

Le Spectateur, Revue critique paraissant le 1er de chaque mois. Directeur : René Martin-Guelliot. Comité de Rédaction : Olry Collet, Vincent Muselli, Marcel Pareau, Jean Paulhan, Léon Pelletier, Guillaume de Tarde ; première année, Nos 1 et 2, 1er avril et 1er mai 1909. — Il y a une pensée vivante, une « pensée réelle », différente de cette pensée idéale et abstraite, qui est l’objet d’étude des logiciens, plus faillible, plus complexe, plus souple : elle mérite aussi d’être étudiée ; elle est, consciemment ou inconsciemment, l’objet d’étude de tous ceux qui se consacrent à la sociologie, à la linguistique, à l’histoire. Les jeunes réducteurs du Spectateur se proposent d’en définir les caractères et les lois, dans une revue de petit format, où les articles dépassent rarement dix pages. Veut-on, par des exemples, comprendre quelles questions les intéressent ? M. Vincent Muselli étudie « l’argument des extrêmes dans les discussions théoriques et pratiques », et cherche à montrer pourquoi l’homme, dans une discussion avec un adversaire, a une tendance invincible, « loin de vouloir amener son adversaire a soi-même », à lui reprocher au contraire « de ne point s’éloigner davantage, et le pousse par tous les moyens en son pouvoir à gagner l’opinion extrême ». M. Guillaume de Tarde définit « l’esprit juridique », délibérément verbal et scolastique, et plaide en faveur « d’une plus grande liberté dans la critique, d’une méthode moins formelle ou, si l’on veut, plus psychologique, en général d’une conception plus pratique du Droit ». Dans le premier numéro, un Bulletin de Logique de Langage, par M. Vincent Muselli. Dans le second, un Bulletin de Logique des Sciences, par M. René Martin Gueillot.

Le champ d’études est vaste. Si vaste que les travaux de M. Martin Gueillot et de ses collaborateurs seront peut-être, s’ils n’y prennent garde, trop imprécis et trop indéterminés, quant à l’objet et quant à la méthode. C’est la seule critique, ou, si l’on veut, le seul conseil que nous leur veuillons adresser. Il faut distinguer entre une proposition scientifique, qui énonce une relation définie entre des éléments définis, et une proposition générale, qui énonce quelque relation confuse entre des notions de sens commun : le sociologue, par aversion pour le caractère abstrait et scolastique de la logique formelle, est trop facilement porté à se contenter de ces généralités vagues. Remercions la nouvelle Revue dé, nous faire connaître M. Walter Dill Scott, et ses deux ouvrages sur la Psychologie de la Réclame (The Theory and Practice of Advertising, – The Psychology of Advertising) ; mais avouons notre déception quand M. Walter Dill Scott nous définit, dans un bref article, « les lois de la pensée progressive dans leur application à la publicité commerciale ». Il faut, nous révèle M. Scott, que l’annonceur se livre, dans son esprit, aux opérations successives de l’ « observation », de la « classification », de l’ « inférence ». Puis « le quatrième pas dans le processus mental de l’annonceur progressiste consiste à appliquer les déductions tirées de l’expérience antérieure ». Hélas ! N’importe quel manuel scolaire nous en dit autant, ou aussi peu. Remercions encore la Revue dé nous résumer l’ouvrage d’Alfred Vierkandt, sur Die Stetigkeit in Kulturwandel. Mais que M. François Carré, auteur de l’analyse, ne se fasse pas sur ce point d’illusion : l’intérêt du livre n’est pas dans la proposition générale à laquelle l’auteur aboutit, il est dans le détail de ses recherches et de ses découvertes : car ici seulement il y a précision vraiment scientifique. L’homme commence par faire obliques les murs de sa maison : la construction perpendiculaire, qui nous parait normale, est en usage seulement « depuis que les matériaux de construction sont devenus assez lourds pour que l’effet de la pesanteur ait plus d’importance que celui du vent ». Voilà une relation sociologique qui présente le caractère d’une relation nécessaire, ou d’une loi. Dans le domaine linguistique, ce sont les mots, non pas la syntaxe, ni la grammaire, ni la prononciation qu’un peuple prend à un autre : le persan et le turc, demeurés pour tout le reste l’un une langue indo-européenne, l’autre une langue ouralo-altaïque, ont un vocabulaire en grande partie sémitique, et plus près de nous l’anglais avec sa syntaxe et sa prononciation si caractéristique, a absorbé depuis dix siècles un immense vocabulaire français ». Voilà un exemple de relation constante entre des éléments parfaitement définis, et qui présente sans doute le caractère d’une relation nécessaire. Mais ne croyez pas nous intéresser ou nous instruire, après cela, en nous disant que l’ouvrage de M. Vierkandt a pour objet de nous montrer « l’existence d’un principe de continuité qui fait que toute innovation ne se présente que comme le résultat d’une longue histoire préalable ». Le mot « continuité » a une signification précise et un usage scientifique en mathématiques : hors de là, c’est une généralité vague, à des idées imprécises il est incapable de conférer une signification précise. Que les rédacteurs du Spectateur consacrent chacun de leurs articles de dix pages à un exemple de loi sociologique, ou psycho-sociologique : et puis qu’ils l’analysent, le discutent, l’interprètent autant qu’ils voudront. Ainsi, ils nous instruiront et contribueront au progrès de la psychologie sociale, et non pas s’ils nous donnent, sous le nom d’articles, une série de petites « préfaces », de petits « avant-propos », de petits « avis au lecteur », riches de promesses, pauvres de contenu.

The International Journal of Ethics, a quarterly devoted to the advancement of Ethical Knowledge and Practice.

Octobre 1908. — Thomas Davidson : Savonarole. — M. Davidson a retracé les grandes lignes de l’histoire de Savonarole, afin de montrer, par un illustre exemple : 1° que le réformateur, si ardent, si pur soit il, doit périr écrasé sous son œuvre s’il ne sait pas la mettre en accord avec les nécessités du temps où il vit ; et 2° que l’inspiration divine n’est féconde que si l’individu inspiré garde toute son autonomie personnelle, et ne se considère pas uniquement comme l’instrument passif d’une volonté extérieure.

Miss Melian Stawell : La conception moderne de la justice. — Il s’agit d’appuyer la croyance à l’immortalité de l’âme sur des considération de justice distributive. Une telle justice ne serait parfaitement développée que dans un Royaume des fins au sens kantien, où tout individu serait considéré comme une fin en soi. Mais pour qu’il en fût ainsi, aucun « sacrifice » de personne ne devrait être possible ; c’est pourtant un fait qu’il y a de tels sacrifices, et qui sont féconds ; cela implique qu’ils ne sont pas définitifs, mais qu’il y faut voir des renonciations temporaires, qui elles-mêmes supposent, au moins comme une possibilité heureuse, l’immortalité de l’individu qui se sacrifie.

J.-B. Baillie : L’interprétation dramatique et morale de l’expérience. — Pour l’auteur, les éléments dits dramatiques de l’existence ne se confondent pas avec les éléments proprement moraux. Il n’y a de situation dramatique, dans une expérience individuelle, que si des événements nécessaires interfèrent avec les fins propres du sujet moral. Une telle situation consiste en un conflit, dans l’individu, entre l’activité morale qui constitue son être, et des phénomènes étrangers qui arrêtent ou modifient le développement de cette activité. Au reste, ces interférences sont nécessaires, parce que l’expérience d’un sujet moral, prise dans sa totalité, les enveloppe.

Charles W. Super : Morale et législation. — Exposé, illustré par quelques exemples, de la thèse qui fait de la moralité et de la légalité deux choses radicalement distinctes : il est possible que la loi contienne des éléments moraux, mais ce n’est là qu’un accident ; ils lui sont étrangers en tant qu’elle est loi.

Janvier 1909. — Ce numéro contient deux courtes notices sur Edward Caird et sur le Congrès international d’Éducation morale qui s’est tenu en septembre 1908.

Puis M. Frank Thilly analyse rapidement l’Étique de Friedrich Paulsen, caractérisée selon lui par une réaction contre les morales téléologiques, et par un déplacement du point de vue utilitaire. Cette morale pourrait se formuler en un cercle vicieux, dont Paulsen déclare qu’il est inévitable, et qui n’en constitue pas moins un fondement acceptable de la morale : La vertu vaut parce qu’elle sert à réaliser la perfection de la vie ; et d’autre part la perfection de la vie consiste dans l’accomplissement normal de toutes les fonctions, c’est-à-dire dans l’exercice de la vertu.

H.-H. Schroeder : L’estime de soi et l’amour de la louange comme principe de conduite. — Ce développement, plus littéraire que philosophique, amène son auteur à conclure que ces sentiments ne peuvent donner une direction vraiment morale à l’individu que s’ils s’attachent à des objets dont le choix est déjà un jugement moral.

Alfred W. Benn : La morale d’un immoraliste. — M. Benn termine ici l’étude de la morale de Nietzsche qu’il avait commencée dans le numéro d’octobre. Après avoir remarqué qu’il n’y a point à proprement parler en Allemagne, jusqu’à Nietzsche, de vrai moraliste, il s’efforce de retracer la genèse de l’idée du surhomme : il croit pouvoir constater que l’optimisme caractéristique de Zarathustra prit possession de l’esprit de Nietzsche pendant sa vie de soldat en 1870, et quand il eut étudié plus à fond la qui littérature grecque ; puis que, vers 1878, le spectacle de l’abaissement moral des pays allemands transforma cet optimisme en un effort vers la production d’une certaine sorte de culture morale, du génie supérieur, considérée comme une fin universelle. Nietzsche hésite à ce moment sur la nature de cet idéal, le concevant tour à tour comme une race d’hommes supérieurs, puis comme un individu supérieur. M. Benn affirme que, quand Nietzsche écrivit Zarathustra, il se représentait le sur-humain, à la manière d’un transformiste, comme une variété nouvelle, l’espèce homme, qu’une sélection artificielle devait faire sortir de l’homme actuel. Pourtant cette idée aurait pris dans l’esprit de Nietzsche moins une forme darwinienne, naturaliste, qu’une forme logique, hégélienne : le nouveau type sort de l’ancien parce que celui-ci perçoit, comme une sorte de contradiction interne, sa propre dégénérescence.

William M. Urban : The will to make-believe. — M. Urban présente un essai de psychologie de la croyance volontaire, et la justification de tout effort de l’individu pour se créer une illusion établie, si cette illusion doit être moralement féconde, parce qu’en tout état de cause croire vaut mieux que ne pas croire. La condition de cette fécondité pratique est que l’acte de foi soit une adhésion « de toute l’âme ». L’auteur remarque que toute notre vie consciente peut être considérée comme constituée par des croyances plus ou moins artificiellement maintenues dans l’esprit, et qu’en particulier la conscience que nous avons de notre moi pourrait bien n’être que le résultat d’un processus par lequel « l’enfant, en jouant à être un moi de plusieurs sortes, devient finalement son moi particulier ».

Carl Heath : La responsabilité des criminels. — L’examen de cette question n’est qu’un prétexte, chez l’auteur, pour s’élever contre l’idée, avancée par certains théoriciens, comme le Dr Hollander, qu’une plus grande influence des médecins sur les conditions physiologiques de la génération, de l’hérédité, de la naissance, de l’éducation, réduirait le nombre des criminels accidentels et même celui des criminels-nés.

Avril 1909. — Norman Wilde : Du sens de l’idée d’évolution en morale. — M. Wilde s’efforce de montrer quelle chance d’erreur comporte toute comparaison entre l’évolution morale et l’évolution organique : car l’évolution morale est modifiée, aussi bien en direction qu’en vitesse, par la mise en œuvre de certaines vues idéales qui ne sont pas seulement des produits de l’évolution antérieure, mais qui renferment quelque chose de plus ; bien loin que l’on puisse considérer comme suffisante l’explication évolutive de nos jugements moraux, ce sont au contraire nos jugements moraux qui expliquent l’évolution.

MacGregor : De quelques aspects moraux de l’industrialisme. — On voit dans un certain nombre de faits sociaux qui ont leur origine dans le développement de l’industrialisme — organisations solidaristes, ententes entre employeurs et employés, etc. — les signes d’une transformation morale qui tend à rapprocher les classes d’une manière plus efficace que toutes les révolutions politiques. Malheureusement cette transformation morale ne marche pas de pair avec les changements économiques, et c’est ce qui cause les multiples conflits auxquels nous assistons. L’équilibre ne peut se produire que par une réforme plus rapide des esprits individuels, dont le progrès moral dépend d’ailleurs du progrès religieux.

Dans un article sur Les tentatives de justification de la corruption politique, qui se sont récemment produites en Amérique, M. Robert, C. Brooks examine sans parti pris si vraiment l’on peut prouver que les faits de corruption présentent, comme on le dit, de réels avantages sociaux : il montre qu’aucun des avantages énumérés par des théoriciens à courte vue n’est solide, et qu’en revanche les maux qui en résultent ne sont pas négligeables.

Frank Granger : L’expérience dans la science et dans la religion. — Critiquant la théorie selon laquelle la science serait avant tout une « économie de la pensée », M. Granger veut montrer qu’il y a dans certains cas de découverte scientifique un libre exercice de la pensée qui perd de vue les résultats pratiques, et que dans cet élan, qu’on peut appeler poétique, l’invention est analogue au don prophétique ; sous cette forme, l’esprit scientifique manifeste la même sorte d’activité que l’esprit religieux.

Belfort Bax : Interprétation par un socialiste de l’évolution morale. — Dans cette évolution il y a lieu de distinguer trois grandes phases : dans la première, l’objet de la relation morale est la communauté, mais une communauté restreinte : tribu, clan, nation ; — dans la deuxième, l’objet moral est l’individu pour lui-même, et l’idéal moral devient un idéal de sainteté personnelle ; — enfin la troisième période, qui est celle où nous entrons, se propose un idéal qui partage avec la première le caractère d’avoir pour objet la collectivité ; mais c’est maintenant une collectivité considérablement élargie, humaine. Le principe logique de cette éthique nouvelle est l’idée de justice ou d’égalité. Mais ce principe logique lui-même repose sur une réalité plus profonde et d’ordre alogique, sentimental, qui est la « sympathie ». Seule la doctrine socialiste et le régime socialiste sont capables de l’amener à son épanouissement.


Le concours du « Cœnobium ».


La direction du Cœnobium nous prie d’informer nos lecteurs que la commission internationale pour l’examen des mémoires est constituée (nous relevons sur la liste des membres les noms français de MM. H. Bergson, G. Fonsegrive, de Roberty et G. Séailles), et que la date extrême, pour l’envoi des mémoires, est reportée du 30 juin au 30 septembre.










Coulommiers. — Imp. P. Brodard