Revue critique - La Régence de M. Michelet

REVUE CRITIQUE

L'IMAGINATION DANS L'HISTOIRE
LA RÉGENCE, PAR M. MICHELET.

Le travail de rénovation qui s’est produit dans l’histoire au commencement du XIXe siècle a eu un double résultat : la critique des faits a été assise, et, dans une heureuse mesure, l’union de l’art et de l’érudition a été assurée. Parmi les novateurs, les uns, des esprits austères et réfléchis, se mirent à écrire l’histoire en philosophes, posant le problème avec ses formules, dégageant la cause et l’effet du pêle-mêle des choses et des hommes. D’autres, en acceptant les précieuses données de cette analyse scientifique, qui restituait le corps de l’histoire, en voulurent de plus ressusciter l’âme. Ils se dirent qu’à côté des faits et des idées il y avait eu à toutes les époques des passions, des intérêts, des tressaillemens physiques et moraux, dont il était bon de prendre souci : au dessin, à l’anatomie raide et sèche, ils s’occupèrent d’ajouter la peinture avec ses tons chauds et ses harmonies. L’écriture et le texte mort rendirent le frisson de vie, les nerfs se remirent à vibrer, le sang à courir dans les vaisseaux.

Aujourd’hui plusieurs des chefs de ce mouvement ont cessé de vivre ou d’écrire, et le caractère de l’histoire moderne semble déjà se modifier. De générale et spéculative qu’elle était, elle devient volontiers monographique, et abandonne les vues d’ensemble pour le détail. Comme le roman et la poésie, qui trop souvent ne sont plus qu’œuvres de fantaisie personnelle, l’histoire s’attache à éclairer, à force de recherches et en entassant les pièces authentiques, telle figure isolée ou tel côté restreint d’une époque. Il y a moins d’un siècle, on faisait à peine usage du document, on est près maintenant d’en faire abus ; peu s’en faut qu’il ne s’impose à l’écrivain avec une sorte de tyrannie. Or tous les esprits ne sont pas aptes à s’en servir, tous ne savent pas s’en assimiler les principes féconds et essentiels, et au demeurant en rester les maîtres éclairés. Les uns useront du document comme d’un lourd engin sous lequel l’œuvre sera écrasée ; les autres, plus habiles et plus perspicaces, sauront saisir et suivre une idée ou une vérité à travers un amas de pièces justificatives et de manuscrits ; d’autres enfin seront susceptibles à la longue de perdre en face des sources informatrices la lucidité de leur entendement : ils pécheront par excès de finesse et de divination. Hommes d’imagination plutôt que de critique sévère et patiente, ils seront fascinés par le document ; les points lumineux se multiplieront à l’infini devant leurs regards, et inonderont leur esprit d’une lumière souvent artificielle.

Parmi les hommes éminens dont la plume raconte aujourd’hui les choses du passé, il en est un principalement qui s’est entouré pour son travail d’une quantité prodigieuse de pièces et de matériaux. Cet historien se détache nettement du groupe général et s’accuse avec un relief si hardi et si singulier qu’on sent la nécessité de lui ménager une place à part, car il n’appartient certainement ni à l’école pittoresque pure, ni à celle des distributeurs méthodiques des faits, ni à l’école des dissertateurs dogmatiques ; nous voulons parler de M. Michelet, avec lequel l’esprit historique moderne semble subir une transformation et réaliser une nouvelle manière. Cette évolution ne s’est pas accomplie sans bruit, dans l’indifférence du public. Les livres de M. Michelet ont eu de tout temps le privilège de passionner la curiosité et de provoquer un véritable déchaînement d’éloge et de blâme. Les uns, ses admirateurs, l’ont exalté jusqu’aux nues ; les autres, ses adversaires de parti-pris, l’ont accablé d’anathèmes ; presque tous, amis et ennemis, l’ont poursuivi d’un vain bourdonnement sans s’inquiéter de dégager autant que possible son essence morale et intellectuelle. Essayons de caractériser cet écrivain au génie multiple, original et capricieux, qui est entré audacieusement dans tant de domaines différens, science morale, histoire, fantaisie et science naturelle. Certes un tel examen ne laisse pas que d’être complexe : il faut prendre d’abord l’historien par le menu pour arriver à le saisir ensuite dans l’ensemble. Comment donc convient-il de lire et d’étudier M. Michelet ? Quels sont ses procédés d’exécution, c’est-à-dire sa marque, son effigie ? Comment s’est faite son éducation d’historien, et dans quel milieu moral et philosophique se meut-il ? Enfin qu’est-ce que sa pensée et sa plume ont fait gagner ou perdre à l’histoire ?

M. Michelet est avant tout un de ces esprits qu’il est malaisé de bien définir. Historien, il l’est à coup sûr par sa puissance investigatrice et son coup d’œil ; poète, il ne l’est pas moins par sa richesse d’imagination et de coloris ; mais où finit en lui l’historien ? où commence le poète ? Dira-t-on d’emblée : Ceci est de l’un, et cela appartient à l’autre ? Non, la confusion d’une pareille nature est en quelque sorte inextricable, car le genre de vertu intellectuelle qui fait le sens historique de M. Michelet rentre dans l’essence même d’un tempérament de poète, et dans celles de ses facultés qui révèlent une nature épique il y a quelque chose de particulier qui procède visiblement du génie propre à l’historien. Ce mélange n’est pas nouveau pour la critique. À l’origine des sociétés, on trouve l’histoire et la poésie confondues ensemble ; seulement l’histoire, n’étant alors qu’un assemblage de faits plus ou moins altérés par la fiction, se prêtait mieux à cette alliance. Ce qui est remarquable chez M. Michelet, c’est qu’il marie à la poésie non pas l’histoire épique, mais l’histoire critique telle qu’elle est sortie de nos recherches et de nos études. Ce n’est pas un conteur et un rhapsode recueillant et groupant les faits au hasard de la fantaisie ou de l’inspiration : non-seulement il se préoccupe de la mise en scène et du drame, mais il recherche soigneusement les causes, les ressorts et les conséquences des événemens, et une idée absolue le domine. L’histoire sous sa plume devient une sorte de philosophie générale, qui s’efforce de pénétrer la filiation mystérieuse des idées et des événemens. Plus d’un écrivain, dans l’antiquité et les temps modernes, a senti que l’imagination doit concourir avec la science à l’œuvre historique. Depuis la révolution surtout, la pensée humaine est devenue si curieuse et si pénétrante, elle démêle dans le tableau du passé tant d’élémens et de traits divers longtemps confondus, qu’elle a besoin pour les rendre d’une palette chargée de mille couleurs. La raison seule, avec son langage clair et net, ne serait pas la voix de l’histoire ; l’histoire ne peut plus aujourd’hui se renfermer dans le cadre d’une dissertation, dans un développement oratoire ou dans les limites d’une exposition sèche et incolore : il faut que la prose historique prenne une allure intermédiaire entre les deux formes affectées aux œuvres de l’imagination et de la raison. Si l’écrivain n’a pas le secret de ce tempérament et de cette fusion, alors l’équilibre se trouve détruit au détriment tout à la fois de la vérité et de l’art.

Puisqu’il s’agit ici de M. Michelet, il faut convenir que son talent nous fait éprouver, si nous sommes sincères, un trouble et un embarras dont nous laissent exempts d’autres intelligences d’une égale valeur. Le meilleur jugement n’y résiste pas et s’en trouve d’abord dérouté. Si vous êtes un homme d’imagination, facile à prendre et à entraîner par la sympathie, vous êtes séduit jusqu’à l’enthousiasme par ces volumes pleins de féerie et de vitalité ; le livre lu, vous ne vous appartenez plus à vous-même, vous êtes bel et bien la proie de M. Michelet. Si vous avez au contraire un tempérament calme, rassis et défiant, vous rejetez avec impatience ce livre qui, par surprise, vous échauffe la tête et le cœur, et qui met à si dure épreuve la placidité de votre nature. Ou bien, si vous n’êtes pas assez blessé pour ne point persister dans votre lecture, vous ressentez une certaine souffrance, pendant que le charme vous pénètre, en dépit des exorcismes de votre raison. En vain vous vous débattez, vous êtes en quelque sorte le magnétisé que maîtrise le fluide vainqueur. Ainsi, dans les deux cas, vous êtes à peu près incapable de juger sainement M. Michelet. Vous avez besoin de vous recueillir et de laisser tomber en vous les premières ardeurs du mécontentement ou de l’enthousiasme. Alors vous remarquez après réflexion que la figure de M. Michelet se prête à une sorte de dédoublement. Il y a d’abord en lui l’historien-poète qui, de haute lutte, s’empare de l’idée et du sentiment ; puis il y a un autre homme, celui qui s’adresse à notre raison, à notre conscience, qui veut nous instruire et nous persuader. C’est cet homme qu’il faut maintenant regarder en face. Frottez donc vos yeux éblouis et revenez au livre magique d’une âme plus ferme et mieux défendue. Le charme déjà éprouvé n’opérera peut-être plus cette fois avec la même force, votre curiosité satisfaite ne laissera pas autant de portes ouvertes dans votre esprit à la séduction. Tout en constatant cette puissante mise en relief des êtres et des événemens, vous sentez qu’au premier abord le déploiement de cet appareil poétique vous avait un peu porté à la tête. À présent, le crayon qui annote les pages étudiées d’un regard plus froid ne peut s’empêcher de poser les points d’interrogation à la marge ; votre esprit, sur la défensive, murmure des doutes, des réserves, et vous voilà pris de scrupules. Cette riche et odorante fleur que j’ai respirée n’aurait-elle pas par hasard quelque vertu enivrante, comme ce bouquet dont parle la ballade allemande ? Si je crois aux affirmations qui se traduisent dans un langage net, calme, limpide, et qu’appuient d’incontestables autorités, ne faut-il pas que je me défie quelquefois de celles dont la formule s’échappe comme un cri du milieu d’un accès d’exaltation ? Si ce poète, si ce devin du passé me forgeait des êtres imaginaires au lieu de me rendre les êtres vrais qui ne sont plus, s’il repaissait ma curiosité d’ingénieuses chimères et s’amusait à me donner le change par une habile fantasmagorie ? Telles sont les graves questions qui assiègent votre jugement remis en éveil, qui amènent un retour sur vous-même et sur l’écrivain, et ce retour, en rendant à la réflexion le rôle qui lui appartient, tempère l’enthousiasme exagéré du premier moment ou consacre en toute connaissance les louanges les plus exaltées.

Il y a, ne l’oublions pas, deux natures d’écrivains : les uns ne se trouvent et ne se possèdent qu’au prix d’une recherche pénible et souvent longue ; ils sont obligés de se pétrir patiemment, et n’ont pas au premier abord de contours nettement définis ; d’autres au contraire, sans mal et sans tâtonnement, ont pu faire saillir du premier coup le relief lumineux de leurs conceptions. M. Michelet est un des exemples les plus remarquables des écrivains de cette seconde race. Dès sa première publication, il s’est présenté à nous avec un génie tout formé, avec une manière à lui de comprendre l’histoire et de l’écrire. Ses facultés ne se sont pas développées progressivement ; tel il était au début, tel on le retrouve aujourd’hui avec ses défauts et ses qualités, toujours les mêmes. Les écrivains de cette complexion, les plus curieux, les plus attirans pour la critique, forment une petite phalange à part, et la pensée qu’ils ont été dès le principe et sont demeurés tout d’une pièce ne doit pas sortir des esprits qui les veulent juger.

Pour bien comprendre les procédés d’exécution de M. Michelet, il nous suffira de nous arrêter par exemple sur quelques points du livre qu’il a dernièrement publié, la Régence. Ce qui frappe dans cette étude, c’est d’abord l’expansion de personnalité qui mêle, comme d’habitude, l’historien lui-même à tous les faits qu’il raconte, puis la complaisance avec laquelle les portraits, les monographies se trouvent entassés, enfin le double excès du symbolisme et des déductions physiologiques ; Par une puissance d’imagination singulière, M. Michelet renouvelle en lui-même le drame historique, vit de la vie de ses personnages, respire en quelque façon l’air même qu’ils ont respiré, se les assimile corps et âme, avec leurs passions, leurs souffrances et leurs sentimens. On le voit toujours atteint au vif par les événemens qu’il déroule ; son cœur déborde de haine, de pitié, de tendresse, et force sa plume à verser à flots sur le papier les paroles vibrantes, ou délicates, ou amères. Voyez par exemple dans la Régence la peinture des êtres et des choses que met en saillie le système de Law : on sent que le trouble, dans toutes ces pages, est l’essence même de l’écrivain, que les choses l’obsèdent et le possèdent ; du fond de cette âme submergée par l’émotion, l’image arrive comme la vague, grossissant à chaque mot et déferlant avec fureur sur la phrase. De cette façon de procéder il résulte une histoire écrite ainsi qu’un pamphlet ou comme un libelle ad hominem. On y trouve le désordre et l’incohérence de toutes les passions, la mise en lumière au premier plan, selon les pensées qui préoccupent surtout l’écrivain, de ce qui devrait être au second, effacé dans une demi-teinte. Pas un instant il ne reste en dehors de son récit, avec l’attitude paisible, désintéressée d’un observateur ; il est partout, mêlé à tout, prompt à l’attaque et à la riposte, et le lecteur, qu’étourdissent ces élans à corps perdu, doit renoncer à entendre à l’écart le témoignage des hommes et des faits.

M. Michelet, avons-nous dit, aime par-dessus toutes choses à accumuler les portraits : non pas qu’il range précisément en une procession les types que sa plume dépeint ; mais la trame de son récit demeure assez lâche et désordonnée pour qu’il puisse, quand il lui convient, donner au portrait de ses personnages les proportions les plus étendues, y revenir à toutes les distances par un trait ou une retouche qui les achève et les accentue. On sait quel est son procédé pour faire un portrait : il nous donne d’abord, et se garderait bien de l’oublier, l’être physique d’après les reproductions peintes ou gravées, les miniatures, les médailles ou les renseignemens écrits ; en un clin d’œil, l’original est recomposé, non pas au moyen d’une description longue et minutieuse, comme celle que nos romanciers ont mise à la mode, mais il va droit au trait principal, et en quelque façon au trait moral. D’un coup de crayon, par exemple, il ressuscite les Condés. « Leurs sinistres portraits d’éperviers, de vautours, de dogues, ont tous un air d’âpreté famélique. La vie humaine était légère pour eux. » Qui peut oublier la Farnèse, a cette grosse Lombarde bien empâtée de beurre, de parmesan, » et cette figure du régent, pris à deux époques différentes, avant le système et après, et Dubois, « au mufle fort, de grossière animalité, d’appétits monstrueux, qui doit en faire ou un vilain satyre de mauvais lieux, ou un chasseur d’intrigues nocturnes, une furieuse taupe, qui de ce mufle percera dans la terre ces trous subits qui mènent on ne sait où ? » Mais le portrait de Dubois ne s’arrête pas là ; l’historien gratte, selon son système, l’écorce morale du personnage : « il avait du flair, de la ruse, un pénétrant instinct ; mais, pour mentir à l’aise, il feignait d’hésiter, il avait l’air de chercher sa pensée, bégayait, zézayait… » Est-ce tout ? Non, relevez ce trait inattendu : « dans ses lettres, c’est tout le contraire ; il écrit de la langue nouvelle et si agile qu’on peut dire celle de Voltaire. » A côté de Dubois la taupe, nous pourrions placer ici Mme de Prie, l’araignée. Nous verrions qu’en fait de couleurs et de métaphores M. Michelet n’est jamais à court ; en plus d’un endroit de la Régence, on se demande si l’on a sous les yeux l’histoire du XVIIIe siècle ou bien un chapitre d’un de ces livres si pittoresques, l’Insecte et la Mer. M. Michelet s’est accoutumé à trouver partout la personnification et le symbole. Cela tient à ce qu’il veut, partant d’une idée, en déduire toute l’histoire du monde, comme une conclusion dérive d’une prémisse. L’histoire, pour lui, n’est autre chose que la lutte de l’homme contre la nature, de l’esprit contre la matière, de la liberté contre la fatalité. « Cette guerre, dit-il dans cet éloquent développement synthétique qui forme son Introduction à l’histoire universelle, a commencé avec le monde et ne finira qu’avec lui… La fatalité nous poursuit, ajoute-t-il ; la liberté morale est prévenue, opprimée par les influences locales de races et de climats. » Il est plein de cette idée-là, la répand dans tous ses ouvrages. Tout ce qui explique la vie morale au moyen de la vie matérielle, par l’influence des forces physiques, par l’aspect extérieur des choses, séduit sa mystique imagination. Il dit que la France et l’Angleterre sortent du mélange celto-latino-germain, comme l’huile et le sucre résultent de la combinaison de l’hydrogène et du carbone. L’homme, ainsi qu’un miroir, réfléchit pour lui la contrée ; l’Allemagne par exemple est toute dans la figure de l’Allemand ou dans le cours du Rhin.

Avec une telle confiance en sa divination, M. Michelet s’avance à travers l’histoire comme un homme croyant aux fantômes et aux revenans s’avancerait dans un cimetière ; à chaque pas, il dresse l’oreille, aiguise son regard, et sa main ne s’étend jamais pour une vaine étreinte. Le passé, pour lui, ressemble à la forêt enchantée de la Jérusalem délivrée ; il y entend des voix mystérieuses, y saisit de vagues existences que nul autre n’y soupçonnerait. Le XVIIIe siècle, si net et si prosaïque, où tout est marqué au coin de l’intérêt personnel, lui apparaît, aussi bien que la figure indécise du moyen âge, sous des couleurs un peu fantastiques. Le vague murmure panthéistique qui emplit les livres de l’Oiseau, de l’Insecte, de la Mer, s’y retrouve, comme dans toutes ses autres publications historiques, couvert en quelque façon par le concert retentissant de la voix humaine. Chacun a pu lire dans la Sorcière ces deux chapitres si pénétrans d’humour : « pourquoi le moyen âge désespéra, et le petit démon du foyer. Le sentiment et le ton qui dominent dans ces pages sont le fond même du talent de M. Michelet et l’accompagnent à travers les siècles. Si l’on consent à oublier qu’il s’agit d’histoire, on admire franchement l’écrivain qui, avec une telle sécurité, retrouve ou croit retrouver les attaches fragiles des sentimens, suit de l’œil les sourdes infiltrations des idées, pénètre au cœur des choses et des personnages, puis, de retouches en retouches, au travers d’innombrables sinuosités de composition, parfait le tableau multiple et complexe, recueille les moindres lueurs qui lui semblent propres à l’éclairer, et dégage cette essence de vie qui s’exhale de tous ses écrits. Le temps et l’âme peuvent marcher, et, par d’incessantes métamorphoses, changer les aspects de l’horizon : l’intelligence de M. Michelet se pique d’égaler cette mobilité, de saisir l’éclair au passage, d’avoir raison des accidens mêmes et des traits les plus fugitifs. Malheureusement l’histoire ne se peut guère traiter de cette façon ; le jugement risque de mal étreindre à trop embrasser, et la vérité, qui demande à sortir, au moins en partie, d’une démonstration claire et nette, demeure perdue et enveloppée dans tant de plis et replis.

Les graves défauts de proportion que présentent presque tous les ouvrages de M. Michelet, l’agencement parfois singulier des parties qui les composent, s’expliquent donc par les tyranniques préoccupations qui gouvernent sa plume et son esprit, qui d’avance déterminent la nature des aperçus où il s’arrêtera, et le portent à se prendre aux hommes et aux événemens par de certains côtés spéciaux et exclusifs. Ce n’est pas là, il faut bien le dire, un clair profit pour la réalité historique. L’historien a pour devoir de subordonner, dans l’architecture de son récit, les choses secondaires aux principales, de laisser effacés dans la pénombre les faits de petite portée. Or le regard de M. Michelet s’abuse volontiers sur la perspective. À force de contempler tel objet placé à l’arrière-plan, il le voit plus gros et plus rapproché. De là par exemple ce développement excessif auquel l’entraîne Manon Lescaut : c’est toute une étude littéraire, philosophique et sociale qui vient s’interposer dans le récit. Qu’importe à l’auteur le soin de l’à-propos, pourvu que son livre y gagne dix pages attrayantes sur l’abbé Prévost ? Mais comment pourrons-nous rentrer dans l’histoire par ce doux chemin buissonnier ? Le symbolisme, déjà outré dans les lignes sur Manon Lescaut, s’enhardit encore davantage avec Watteau. Vous rappelez-vous ce que M. Michelet a dit dans l’Amour de l’Andromède délivrée, et toutes les tièdes délicatesses qu’il rend à ce marbre usé et altéré ? En voyant le jour sous lequel il nous présente le génie de Watteau, la pensée se reporte immédiatement, comme à un pendant, vers cette autre appréciation du groupe sculpté par Puget, et malgré le charme de ces aperçus si fins, si mélancoliques et si ingénieux, on a la conscience de sentir ici un hors-d’œuvre, et l’on voudrait retirer au peintre du XVIIIe siècle ces franches coudées inquiétantes que l’historien lui permet de prendre dans son livre.

Mais ce qui semble surtout altérer l’harmonie des rapports dans les œuvres de M. Michelet, c’est l’abus des déductions physiologiques. À coup sûr, la physiologie a le droit d’entrer dans l’histoire, mais c’est à la condition de n’y tenir qu’une place modeste et secondaire. Or l’historien de la régence nous donne trop de pathologie ; on l’aimerait un peu moins médecin, moins préoccupé de l’amour, des frissons du corps, des déporte-mens hystériques, de ces charnelles et grossières passions dont il va rechercher la trace si complaisamment dans les pièces les plus ignorées. Est-il parvenu par exemple à se glisser dans la vie privée de Philippe V, il semble aussitôt en oublier tous les autres élémens essentiels de son œuvre historique. « C’est l’intérieur de cette cour, dit-il, l’obscure chambre du roi et de la reine, qui seuls en ce moment illuminent l’histoire, » et il furète dans mille coins et recoins, poussant les portes secrètes, se cachant derrière les tapisseries, surprenant les mystères intimes du huis clos. À combien d’autres excursions semblables l’écrivain ne se laisse-t-il pas aller en dehors du domaine sérieux et véritable de l’histoire, témoin ce chapitre de physiologie que lui inspire l’avènement du café ! Comparant la corruption des mœurs françaises avant la régence à ce débordement de passions grossières et brutales qu’on voyait ailleurs, en Autriche, en Pologne, dans cette Russie dévorée de la faim du nord, n’écrit-il pas que « le café, le Champagne, nous tinrent plus légers, plus ailés que les buveurs de gin et de cette encre épaisse qu’ils appellent le porto ? » Quoi ! s’il est dans le tempérament du peuple français d’avoir cette allure preste, facile, qui lui permet, jusque dans l’orgie, de flotter avec l’esprit de fines saillies au-dessus de l’abrutissement lourd et muet, cela tient à la décoction de la fève arabe et aux crus de Bourgogne ! Mais le caractère de la race n’a-t-il pas été de tout temps le même, et les Gaulois, nos ancêtres, buvaient-ils, comme nous, le café et le Champagne ?

Quant à la peste de Marseille, c’est toute une épopée dantesque enclavée dans le sujet général. Comme à propos de Law nous avons eu l’anatomie la plus minutieuse du système et la mise à nu implacable des dessous cachés et honteux, de même nous trouvons ici une étonnante fantasmagorie de peintures et de narrations mêlées l’une à l’autre. L’historien, sans pitié, nous prend par la main, nous promène à travers les rues, les cours, les maisons, où sévit à mort la contagion ; il ne nous fait grâce d’aucun aperçu ; il faut boire la terreur et le dégoût jusqu’à ce trait final sur les femmes, véritable marque de fer rouge, qui dépasse toutes les audaces du pinceau lugubre d’Holbein, et que l’histoire, dans son cadre austère et général, ne peut accepter : « telle qui ne l’eût jamais été, tout à coup seule et délivrée des siens, héritière, remercie la peste. »

Mais voici une autre débauche de physiologie. Il s’agit de la duchesse de Berri, impure par sa mère, nous dit l’historien, et non moins impure par son grand-père. Chacun des ancêtres de la duchesse lui a infusé dans le sang un défaut, un vice, ou bien une souillure caractéristique ; tous ont collaboré selon leurs moyens : résultat, la folie lucide. Certes M. Michelet abuse de l’intuition : prétendre expliquer ainsi sérieusement le plus grand de tous les mystères, celui dont une science spéciale ne réussit point à trouver le mot, donner bravement un pendant aux affirmations déjà hasardées de nos phrénologues en suivant du doigt et de l’œil, dans l’obscur travail de la génération, les globules du sang héréditaire, n’est-ce pas, pour le bénéfice de conjectures amusantes, s’oublier aux problèmes et s’arroger une sorte d’omniscience qui, malgré les nobles espérances de quelques penseurs, trompera peut-être éternellement les ambitions de l’esprit humain ?

M. Michelet, dans le détail, est donc l’homme des échappées bizarres et intempérantes. Voici comment il dépeint la femme de Law : « cette beauté avait la singularité d’offrir à la fois deux personnes. Son visage, charmant d’un côté, montrait sur l’autre un signe, une tache de vin. » Il semble, n’est-il pas vrai ? que le dessinateur s’en peut tenir là, et que la postérité n’a souci des déductions plus ou moins plausibles à faire ressortir de cette esquisse. Nullement. « Le contraste, quelque peu choquant, ajoute l’écrivain, avait cependant au total quelque chose de saisissant qui rendait curieux, lui donnait les effets d’un songe, d’une énigme qu’on aurait voulu deviner. Qu’était-elle ? Le sphinx ou le sort ? » Que M. Michelet nous pardonne, le sphinx ici n’est autre que l’historien.

Tels sont dans leur ensemble les procédés de M. Michelet, telle est la marque commune à sa pensée et à son style. Sous sa plume, qu’il le veuille ou ne le veuille pas, les abstractions et les raisonnemens se changent en images et en émotions. N’attendez pas de lui une narration régulière et bien cimentée ; raconter n’est pas son fait : pour résumer une série d’idées que son impatience ne lui permet pas de nous exposer méthodiquement, il aime beaucoup mieux nous ouvrir quelque perspective saisissante, sur laquelle il répand à flots les couleurs de sa fiévreuse imagination. Cette fièvre, qui tombe d’ordinaire avec les années, s’accroît au contraire en lui tous les jours, et tend les ressorts de sa machine intellectuelle jusqu’à laisser croire qu’elle va se briser. Il donne parfois le spectacle d’un entendement en qui se déchaîne une sorte de tempête, qui ne perçoit pas au grand jour, mais plutôt à la lueur épique des éclairs. Toute son œuvre historique n’est qu’une fulgurante illumination du passé. L’écrivain semble avoir parfois des allures de convulsionnaire : au lieu d’entrer et de s’avancer pas à pas dans les faits et dans les époques, il les envahit au moyen de brusques incursions, s’arrête un instant au point au-dessus duquel il veut planer, puis reprend sa course haletante, emportant le lecteur avec lui comme Asmodée enlevait don Cléophas au-dessus de Madrid.

Son style, que sa volonté a rompu, s’est mis au pas avec sa pensée ; il a pris l’habitude d’en suivre les saccades. La phrase, brusque, heurtée, est toujours en proie au soubresaut ; elle supprime volontiers les transitions et procède à coups d’éloquence. Sa plume viole la syntaxe, bouleverse les règles grammaticales ; et taille comme un chirurgien en pleine langue française ; C’est par là que M. Michelet ressemble à M. Victor Hugo ; il a, comme lui, une façon de dire originale, en rapport avec sa pensée. C’est une complète déroute des usages : s’il fait de merveilleuses économies de verbes et de conjonctions, il prodigue en revanche les répétitions et les inversions, il scande opiniâtrement son idée, il en marque, pour ainsi parler, l’enfantement graduel par une succession tâtonnante d’incises. Il a en réserve tout un arsenal de phrases escarpées, d’interrogations à pic et de réticences à brûle-pourpoint : tout cela, chantant et rhythmé, dans une âpre et rapide cadence. Le style de M. Michelet offre encore cette marque originale d’aimer à pincer l’ouïe, comme disait Montaigne, par une netteté catégorique et un peu brutale ; il a des audaces shakspeariennes et l’amour des vérités court-vêtues. On comprend son idée et son intention : il fait fi du respect humain, et veut secouer cette pruderie sotte et bourgeoise qui a peur des révélations à l’emporte-pièce ; mais cet amour des nudités, des tons crus et violens, qui a soulevé et soulève encore tant de révoltes autour de lui, ne procède-t-il pas quelquefois d’un parti-pris exagéré ? C’est là un côté fort délicat du talent de M. Michelet. Peu m’importent, répondra-t-il, les murmures béats des timides, pourvu que je donne par ma peinture l’original du fait ou de l’homme, et dessine nettement le trait principal qui est à voir ! Oui, mais ce trait, qui pointe en avant, est-il vraiment le principal ? En réalité, la plume de M. Michelet pourrait s’appliquer ce qu’elle-même écrit de Dubois : « elle est entraînante, endiablée, terrible pour aller à son but, et avec cela amusante, pétillante ; elle a des mots très bas, comme en déshabillé, mais décisifs, qui tranchent tout. »

Sous quelles influences s’est faite l’éducation historique de M. Michelet, et dans quel cercle s’agite-t-il ? Son Histoire de France est, comme il l’a dit quelque part, « le monument de sa vie, sa chère étude. » De bonne heure il a été préoccupé de se faire par elle une place distincte en ce siècle. Pour y arriver, il a voulu comme tant d’autres grands historiens, par exemple Bossuet et Montesquieu, si l’on veut choisir les contrastes les plus éclatans, avoir son idée fixe et maîtresse. L’un, rapportant tout à l’église, contemplant le mouvement des choses et des êtres du haut de la chaire épiscopale, avait nié que les peuples fussent les ouvriers de leurs destinées ; il avait ramassé et jeté aux mains de Dieu les rênes de tous les empires. L’autre, plus positif et plus humain, avait rabaissé à notre portée le sens historique dont Bossuet mettait le foyer dans la nue du mont Sinaï parmi la foudre et l’éclair ; il s’était emparé des faits multiples du monde moral, et à son tour il avait bâti une thèse absolue sur l’influence des climats. M. Michelet, lui, a emprunté à Vico sa philosophie et ses audacieuses idéalisations ; il a vulgarisé parmi nous la doctrine historique qui soumet à des lois fatales et régulières le développement des sociétés, qui ôte aux grands hommes leur puissance et leur rôle d’initiateurs, les amoindrit et les rapetisse au profit de la masse. Sa devise est l’opposé de celle de Bossuet, il déclare que « l’humanité est son œuvre à elle-même. » Pendant trois années, de 1827 à 1830, il dirige et fortifie son intelligence dans ce sens. À partir de ce moment, la philosophie hégélienne commence à le pénétrer, et ce double courant décide le pli de son esprit : il ne sera pas le véritable historien français, net, clair, précis, bien équilibré, à égale distance d’un spiritualisme outré et d’une excessive préoccupation de la matière ; il aura en lui définitivement le vague et l’ondoiement des spéculations et du panthéisme de l’Allemagne. Ce génie de la symbolisation, que nous constations tout à l’heure dans ses ouvrages, s’empare en même temps de sa pensée ; il s’affirme en 1837 dans les Origines du droit français, où l’on voit que le caractère national des peuples, leur essence, l’idée fondamentale de leur vie et de leur développement se traduisent pour l’historien dans leurs coutumes primitives, leurs actes juridiques, leurs rites spéciaux. Un moment il semble vouloir, par des pamphlets religieux et philosophiques, se mettre en possession d’une certaine popularité, différente de celle qu’il avait déjà revendiquée et conquise ; mais il ne monte qu’à demi l’escalier de la tribune et revient bientôt à ses chers travaux de penseur à l’ombre, comme on disait autrefois à Rome, pour continuer de mêler ensemble dans un labeur fébrile la philosophie, la science et l’histoire. Il s’y établit de plus en plus dans ses points de vue préférés et développe sa profonde sensibilité. Dès l’abord, on avait pu prévoir que cette sensibilité même serait l’essence de son talent. C’est elle aussi qui a souvent altéré en lui cette sérénité de vues et d’idées qu’on doit réclamer de l’historien, surtout depuis que l’histoire, émancipée, prétend procéder scientifiquement, comme la chimie, la physique, la géologie. Il est ému toujours et n’hésite pas à nous faire part de son émotion ; il voit les choses sous un certain angle, s’en tient à des perspectives qu’il travaille à nous imposer. Ce n’est pas qu’il manque de franchise et de loyauté : il n’y a peut-être pas un écrivain dont la conviction et la sincérité soient plus manifestes, qui ait un plus grand souci du public, qui prépare et qui traite sa thèse avec plus d’ardeur et de conscience ; mais lui-même se prend au piège de ses idées et devient la première victime de leurs séductions, il boit et aspire l’ivresse des pensées qu’il verse sur le papier. Comment s’étonner qu’il accepte parfois une image pour une vérité, une antithèse pour un fait, et se laisse aller à certaines illusions d’optique ? Il aura forcément des écarts fâcheux d’imagination à côté de puissantes et saines synthèses d’une vraie faculté intuitive. Une fois qu’en sa course haletante il se sera enfoncé soit dans le chaos des traditions vagues et lointaines, soit dans les ténèbres de quelque intrigue embrouillée, il voudra deviner et induire quand même. Or historien et poète sont deux : il y a des choses que le premier ne peut voir et ne doit qu’avec discrétion toucher par ses conjectures. Qu’un poète, qu’un romancier conçoive et crée un personnage à sa fantaisie, cette création est l’essence même de son travail ; il peut prêter à ce personnage tous les sentimens et toutes les idées qu’il lui plaît, lire dans son cœur à chaque instant, deviner ses moindres mouvemens ou aspirations. Cette divination lui appartient de droit, puisque c’est lui qui combine, ainsi qu’il l’entend ou que la nature le lui indique, les élémens psychologiques de l’être en question ; mais l’historien a un autre rôle : il ne crée ni ses personnages ni les faits, il les accepte en les vérifiant, et son commentaire se meut dans un cercle défini. Aussi à combien de réserves est-il tenu ! A moins d’avoir des preuves certaines de ce qu’il avance, il lui est interdit d’étaler les pensées intimes d’un homme, car en coudoyant la fiction il risque de fausser l’histoire et de dérouter un lecteur qui, n’ayant pas été aux sources, ne sait pas toujours à quoi s’en tenir, prendra le faux pour le vrai, et aura ainsi une bizarre idée des hommes et des choses.

La témérité des assertions, voilà donc un grave reproche qu’on peut adresser à M. Michelet. Non-seulement c’est un indomptable généralisateur, mais la nuit même ne l’arrête pas dans ses conjectures. Par exemple ne le voit-on pas, dans la Régence, signaler résolument la représentation de l’Œdipe de Voltaire comme un outrage prémédité contre le régent et insister, cinq pages durant, sur l’allégorie, retrouvant le duc d’Orléans dans le personnage d’Œdipe et la duchesse de Berri dans Jocaste ? Et que dire aussi des insinuations qui glissent de sa plume au sujet des relations qui auraient existé entre le petit Richelieu, le futur don Juan effréné, alors âgé de treize ans et demi, et Mme de Bourgogne, mère de Louis XV ? Tout cela ne nous donne-t-il pas quelque droit de dire à M. Michelet que dans son désir de savoir il a plus d’une fois manqué de sobriété, qu’il est certaines hypothèses plus que risquées qu’il convient de laisser en dehors de l’histoire, que le voyant et le visionnaire se touchent parfois de bien près, qu’en prenant de petits crépuscules pour de franches clartés on engage souvent le lecteur dans des routes où il chemine à tâtons ? Quand Tacite, cherchant les causes d’un fait, conclut par une hypothèse, ou arrête sa phrase sur une alternative, il n’ose établir d’aplomb son jugement ; il ajoute le mot incertum, c’est-à-dire peut-être, on ne sait. M. Michelet, qui n’a pas autant que Tacite des raisons d’user de réticences, entend ne point vaciller dans ses affirmations ni trahir son ferme propos, et il rive à grands coups de marteau dans le récit ses avis et ses convictions. Aussi est-il essentiel de se mettre en garde contre lui. Il dispose de telles séductions, sait si bien pénétrer en vous, découvrir et pincer la fibre sensible, que ce n’est qu’au prix d’un effort pénible qu’on réagit contre sa puissance. Comme il nous tient bien plus par l’âme et la passion que par l’idée et le raisonnement, on voudrait demeurer à lui tout entier, forcer le jugement à se rendre sans réserve, réprimer les murmures du goût ; mais cet abandon serait dangereux. Si M. Michelet a donné à l’histoire une grâce, une délicatesse, un coloris, une véhémence de forme et d’idée qu’elle n’avait pas avant lui, si sa vive sensibilité, amoncelant sur tous ses écrits un nuage diaphane de mélancolie, a ouvert la source des larmes et réalisé quelquefois le touchant lacrymœ rerum du poète, il faut bien reconnaître pourtant que les moyens employés par lui pour y arriver offrent une prise sérieuse aux objections, trahissent par quelques côtés le dramaturge et le machiniste, et il faut se dire que l’histoire, tout en empruntant une nouvelle grandeur à des conceptions neuves et fortes, ne devrait jamais perdre son caractère essentiel de mesure, d’évidence, de sérénité et de précision.

M. Michelet interrompait naguère la série de ses travaux historiques pour produire des œuvres de fantaisie, car l’historien et le fantaisiste se confondent en M. Michelet ; dans les volumes épanchés ainsi, par passe-temps, de sa veine rêveuse et poétique, on retrouve la même abondance de sentimens nobles et généreux, et aussi le même esprit d’exagération et de parti-pris que révèlent ses autres ouvrages. L’ensemble de ces travaux mérite néanmoins notre sympathie, et tout en condamnant sévèrement dans ces livres les excès du physiologiste, il est impossible de méconnaître la haute intention qui a dicté à M. Michelet des pages où il cherche à nous affranchir par l’amour, à resserrer le cercle de la famille autour du foyer. Cette idée-là, nous dit-il, l’obsédait depuis vingt années, et au milieu de ses durs labeurs historiques revenait hanter son esprit. Certes l’étude de l’histoire, plus qu’aucune autre, donne à l’âme une gravité sombre qui, à la longue, pèse sur elle, l’enveloppe d’une étreinte un peu douloureuse. « Ce n’est pas impunément, écrit dans l’Amour M. Michelet, que tant de fois je passai, dans l’histoire, le Styx, le fleuve des morts. » Cela veut dire qu’il a eu besoin de se retourner pendant quelque temps vers la vie présente, d’en respirer la tiède haleine, de laisser là les fantômes pour les êtres de chair et d’os dont le coude effleurait le sien. Ses horizons n’en étaient pas changés d’ailleurs, son rôle demeurait le même. Il avait voulu, dans toutes les parties de son épopée historique, éclairer le passé d’un rayon d’amour consolateur ; il nous avait dit : Le grand Pan n’est pas mort ; en vain ! une voix mystérieuse l’annonça au siècle Ier, de l’ère chrétienne, la nature est immortelle. J’ai retrouvé l’étincelle de vie, et de lumière sous la cendre amoncelée, dix siècles durant, par les préjugés, les superstitions, les terreurs et les despotismes du moyen âge, et cette étincelle opiniâtre, je vous l’ai rendue ravivée. Or dans ces livres de fantaisie, comme la Femme et l’Oiseau, c’est encore le tressaillement de l’immense nature éternelle que le poète-historien désire exciter au sein de ce monde. Tout plein de sa pensée fixe, il essaie de réchauffer les âmes et les esprits, pour que dans l’avenir les historiens n’aient pas comme lui des larmes au cœur en regardant en arrière. Et de même que dans ses tableaux du passé l’auteur absorbe notre âme et l’accable de son idée, de même il se saisit d’elle et l’emporte, à peu près d’assaut par ses peintures exaltées de la vie privée et individuelle. Sans doute nous reprenons tôt ou tard nos sens, nous rentrons dans notre opinion calme et nette ; mais l’écrivain a eu son triomphe, il est satisfait.

Qu’a donc en définitive gagné ou perdu l’histoire à être traitée par M. Michelet ? L’action exercée chez nous par cet historien a été, à beaucoup d’égards, à peu près celle qu’a exercée en Angleterre le hardi penseur Thomas Carlyle. Carlyle est avec lui le seul esprit qui ait porté, dans l’histoire ce mysticisme particulier qui détonne, pour ainsi dire, par des mouvemens d’intuition brusque et directe. Comme lui, afin d’arriver plus vite à son but, l’auteur anglais de l’Histoire de la Révolution française fait bon marché des méthodes et de la logique ; il court volontiers le risque de grossir l’importance des choses, des êtres et des événemens, de mal fondre les nuances, d’entasser ou de brouiller les détails, pourvu qu’il donne à son récit la chaleur et la vie ; il a des larmes et des sourires, il plane mélancoliquement ; il se livre aux élans lyriques comme M. Michelet, il sait étager les faits et les personnages d’une façon tellement pittoresque qu’on a quelque peine à comprendre au premier abord que les choses en réalité puissent être dans un autre ordre.

De même chez nous, sous la plume de M. Michelet, l’histoire est devenue en quelque façon, une chose d’inspiration et de premier jet. Avec lui, l’imagination, que l’école d’Augustin Thierry avait appelée à orner, dans d’heureuses proportions, la science d’attraits et de couleurs, élargit son domaine à perte de vue, outre ses caprices et sa poésie. L’historien tombe dans les extases de l’illuminisme. Par suite, la démonstration se trouve sacrifiée, le lecteur traité sans façon. Malgré une étude approfondie des documens de toute sorte, les procédés de l’exposition et de la critique gardent une manière aventureuse qu’aggrave l’amour des contrastes et des rapprochemens. On a parlé d’une transformation de l’esprit historique, peut-être le mot déviation serait-il juste à quelques égards, puisque l’histoire, en définitive, doit démontrer avant d’émouvoir. M. Michelet n’en est pas moins, malgré ses écarts, une renommée légitime et bien établie ; nul autre n’a su comme lui saisir et éclairer certains aspects du passé, ni rendre une chaleur plus vive à des existences collectives et individuelles. S’il était un de ces génies qui se résignent à des corrections et à des retouches, qui reviennent, à tête reposée, sur la chose conçue et écrite, il eût pu effacer des taches, des témérités, des exagérations qui affligent et qui déconcertent ; tel l’on se serait adouci, tel flot de lumière éblouissant jusqu’à blesser l’œil, amoindri et comme tamisé : l’Impression que ses livres laisseraient n’aurait pas quelque chose d’un peu pénible et de haletant, comme celle qui reste dans notre esprit ; mais, nous le savons, on ne peut demander à un écrivain du tempérament de M. Michelet de sacrifier rien de ce qu’il écrit sous l’empire d’une pensée ou d’un sentiment instinctif. Acceptons-le donc tel qu’il est, avec ses grandeurs et ses faiblesses, et réservons-lui une place à part, auprès des hommes éminens à qui l’histoire, au XIXe siècle, aura dû son riche développement. Disons-nous que lorsqu’elle touche juste et voit clair, cette intelligence est bien près de réaliser l’idéal combiné de l’artiste et du savant ; mais n’oublions pas que, pour entrer impunément et sans grand péril dans les eaux tumultueuses de cette sirène aux magiques accens, il faut être sûr de soi et de son jugement, posséder déjà un fonds de savoir et d’érudition ; n’oublions pas surtout à quelle race d’esprits appartient M. Michelet : ses qualités, toutes personnelles, et intransmissibles comme ses défauts, ne sont pas de celles qui constitueront une nouvelle veine historique. L’héritage de M. Michelet ne saurait prospérer qu’à la condition d’être recueilli par un esprit de même trempe et de même allure, car il est des courans d’idées et de sentimens où le premier venu n’entre pas d’emblée. Tel maître, en disparaissant, emporte en quelque façon le moule où son œuvre se pétrissait. Aussi voit-on plus d’un écrivain, puissant et original par la poésie et l’audace, manquer d’une digne postérité. Ce sera peut-être le cas de M. Michelet. Il aura jeté dans le domaine commun de l’histoire une foule d’idées, parfois hautes, nouvelles, et dont quelques-unes semblent assurées d’une féconde germination ; mais lui seul a pu les vêtir et les formuler : les imitateurs qui tenteraient de reproduire son style et son inspiration échoueraient infailliblement, et cet isolement presque fatal où demeurera probablement le nom de M. Michelet, en prouvant et en consacrant à quelques points de vue sa grandeur et son excellence, est peut-être aussi ce qui condamne à d’autres égards le système adopté par lui dans l’histoire.


JULES GOURDAULT.