Revue Musicale de Lyon 1904-01-19/Le Crépuscule des Dieux

LE CRÉPUSCULE DES DIEUX

Première Représentation à Lyon (Grand-Théâtre)

L’audition du Crépuscule des Dieux donnée mercredi, figurera comme une des dates glorieuses de l’histoire du Théâtre à Lyon. De l’avis de toutes les personnes compétentes, l’interprétation en a été supérieure à celles que le drame lyrique a reçues jusqu’ici dans la plupart des théâtres allemands ou étrangers. Des ovations enthousiastes ont rappelé sur la scène les artistes et l’excellent chef d’orchestre à qui revient le mérite d’avoir su mettre au point cette oeuvre grandiose, malgré les difficultés de tout ordre que présente son exécution. Le succès s’est affirmé très grand, et d’autant plus notable, que la compréhension de cette oeuvre abstraite et souverainement complexe, exige de la part du public, un exceptionnel effort d’attention, que peut seule obtenir une exécution parfaite.

L’interprétation vocale de la Goetterdaemmerung est une des plus arides qui soient. L’artiste n’y rencontre ni phrase mélodique développée, ni note à effet. Les parties vocales étant traitées par le Maître de la même façon que les parties instrumentables, les voix se fondent dans la masse, où elles ne représentent pas toujours, il s’en faut, la partie chantante ni conductrice. En outre, l’artiste est obligé à un souci constant de la mimique, à laquelle Wagner a attaché une importance considérable. Tout ceci est vrai, plus encore pour le Crépuscule que pour la Walkyrie ou Siegfried, où l’on rencontre assez souvent des phrases vocales mélodiquement développées.

Mlle Louise Janssen est considérée depuis longtemps comme la plus intelligente interprète de la pensée wagnérienne dans les rôles d’Elsa, d’Elisabeth et d’Isolde. Il semblait logique de lui attribuer le rôle de Gutrune, proche parente, au double point de vue scénique et vocal, de personnages précités. C’est cependant la Walküre qu’elle a incarnée mercredi. Ses plus ardents admirateurs ne pouvaient espérer une aussi merveilleuse interprétation que celle qu’elle a donnée de ce personnage complexe et difficile. En elle, il faut tout louer sans réserve : sa méthode vocale, l’incomparable pureté de sa voix, la science de sa déclamation, le soin infini des moindres détails de la mimique, de l’attitude, du jeu, de l’expression, et par dessus tout la chaleur, la vie, l’intensité et le réalisme avec lequel elle objective cette âme irréelle, symbolique, mystique et mythique de la Brynnhilt scandinave, de la déesse-femme, de la Walkyrie farouche en qui s’éveille en épouse aimante. Mlle Janssen a véritablement vécu ce rôle, de prime abord si loin de la vie et du réel. Elle s’est donnée tout entière, émouvante et tragique, animant tout le drame d’un grand souffle d’héroïque passion, d’une chaude énergie de vie intense, synthétisant, symbolisant, réalisant le concept même du maître de Bayreuth, la Mission sainte de la Femme, la Rédemption par l’Amour.

Et ce fut une révélation véritable que la façon dont l’admirable artiste a vécu la scène d’amour du prélude, ses adieux à Siegfried. La perfection, le fini du moindre détail scénique sont frappants, depuis la grâce du long geste dont elle salue le héros qui s’éloigne, jusqu’au soin avec lequel est drapée l’étoffe dont elle est vêtue, semblable à ce modèle de l’art grec, connu sous le nom de Victoire Aptère. Et il faudrait tout citer, depuis la scène avec Waltraute, et le combat contre Siegfried couvert du Tarnhelm, jusqu’à ses désespoirs du second acte, et la noblesse grandiose de ses adieux à la vie tandis que se dresse le bûcher qui enflammera jusqu’au Walhall.

La façon dont M. Verdier a compris et composé le personnage de Siegfried, en a fait le digne partner de l’admirable Brünnhilde qu’était Mlle Janssen. M. Verdier a su mettre en relief les constituantes de l’âme du Héros joyeux, de celui que, dans les coulisses de wagnérisme, on appelle d’une façon un peu triviale, mais si exacte, la joyeuse brute. Cette nature primesautière, l’excellent ténor en a su rendre la joie, l’amour de la vie, du mouvement, le goût de l’activité physique ; il a été d’une jeunesse étonnante. Si l’on joint à cela la perfection avec laquelle M. Verdier possède l’art de la déclamation on comprend aisément qu’il ait été constamment intéressant, et que dans le charmant récit du 3me acte, il ait été tout à fait supérieur.

M. Sylvain est un exemple rare de ce que peut donner la bonne volonté intelligente, et l’effort soutenu. C’est chose merveilleuse de voir l’habituel interprète du Hagen de Reyer, devenu le comédien sûr, le chanteur habile qu’était, l’autre soir, le Hagen wagnérien. Dans ce rôle farouche et sombre, difficile à tant de points de vue, et où il ne suffisait pas de chanter fort, et d’avoir un beau costume, M. Sylvain a mérité les éloges les plus sincères.

On a fait à M. Rouard et à Mlle Rogery des reproches qui m’ont semblé excessifs. Le rôle de Gunther n’est pas fort agréable : il reste beaucoup en scène pour peu chanter ; il faut donc ici une tenue et une mimique qui ne s’acquièrent pas en un jour, et je ne trouve pas que M. Rouard ait fait mauvaise figure. Dans la scène du premier acte, au Palais des Gibichungen, il a été, ainsi que Mlle Rogery (Gutrune), suffisamment farouche et représentatif de la sauvagerie de l’âme burgonde. J’ai moins aimé la façon plutôt quelconque dont Mlle Rogery a chanté le dernier acte.

Passons sur le jeu naïf et enfantin de Mlle Domenech qui a, dans Waltraute, l’air d’une petite fille qui jouerait au soldat, avec un casque emprunté à son petit frère ; taisons les inexactitudes vocales d’une des Rheintöchter, qui n’est ni Mlle Pierrick dont la voix est très belle, ni Mlle La Palme qui est excellente, et félicitons les chœurs, parvenus à une mise au point étonnante. C’est chose stupéfiante de voir des individus que l’on intoxique depuis des années avec les chœurs de la Juive ou ceux de Guillaume Tell parvenir à chanter en tournant le dos au public et au chef d’orchestre, marcher, rire et plaisanter lourdement, comme il convient à des hommes des cavernes, ou presque et, par dessus le marché, chanter juste.

L’orchestre du Grand Théâtre, disions-nous dans une récente étude parue ici-même sur l’orchestration de la Goetterdaemmerung, pêchera nécessairement par la disproportion du groupe des cuivres avec celui des cordes, si l’on ne multiplie pas le nombre de ces derniers instruments. C’est, en effet, ce qui s’est produit. Les parties de cuivres étant divisées, on a bien été forcé d’avoir ceux-ci au complet ; il y avait donc trois trompettes et une trompette basse, trois trombones et un tuba faisant fonction de trombone contre-basse, quatre saxhorns destinés à remplacer les deux tüben ténors et les deux tubent basses, et enfin le monstrueux contrebasse-tuba (ce n’est pas un tuba, c’est un tub, disait un de nos musicographes les plus en vue, en considérant l’immense pavillon plus semblable à une baignoire en métal qu’à un instrument de musique). Le nombre des cors avait été porté à six, ce qui évitait de faire jouer alternativement des parties de cors et des parties de tüben aux mêmes instrumentistes comme cela se pratique à Bayreuth et à Munich. De même, les bois étaient au grand complet (notons la présence d’un sarussophone en ut, non prévu par la partition, et destiné à remplacer un contre-basson). Tout ceci constitue, on le voit, une masse imposante, et n’explique que trop bien à quel point les cordes ont été submergées, étouffées, et couvertes.

Si j’insiste sur cette énumération, c’est qu’elle dégage, d’une façon essentielle, la responsabilité de notre excellent chef d’orchestre ; il eût été de toute nécessité d’avoir un quatuor au complet, et l’absence des altos (12 au lieu de 4) et des violoncelles supplémentaires s’est fait sentir cruellement. De là, l’opposition très apparente entre les pages à orchestration relativement simple qui ont donné la plus heureuse impression (tel, par exemple, l’interlude entre la scène des Nornes et la Roche du Sommeil, tel surtout, le récit de Siegfried, au 3e acte) tandis que pour les pages surchargées et complexes, on a eu, il faut bien le reconnaître, quelque désillusions.

Il est des passages purement symphoniques, sur lesquels il convient d’insister un peu : le prélude, très bref, l’interlude où se développe le thème de Brünnhilde éveillée à l’amour, la rêverie de Hagen au bord du fleuve, l’exposition de l’Urmelodie au 3e acte, tout cela a été préparé, traduit, compris et conduit par M. Flon d’une façon tout à fait remarquable : mais, plus encore que tout cela, il faut louer la manière dont il a fait rendre à son orchestre la Rheinfahrt, cette page étonnante de jeunesse, de vie et de mouvement, avec l’heureuse opposition du rythme berceur des thèmes du Rhin, et de ceux de Siegfried. Quant au Trauermarsch, qui est en définitive la page capitale aux yeux de la masse du public, qui est en tout cas la plus claire, la plus mélodique et celle qui porte le plus, il faut faire des réserves. Tout d’abord, il est hors de doute que les traits sourds de violoncelles et d’altos qui sont d’un effet énorme avec un orchestre bien proportionné, ont passé tout à fait inaperçus, laissant ainsi un trou, une lacune, un demi-silence entre des éclats de cuivre, dès lors peu significatifs. Il est bien regrettable aussi qu’au moment où apparaît d’une façon si dramatiquement lugubre, si émotionnante, si poignante, le thème des Wælsungen vaillants, les tüben ténors qui sont chargés à ce moment de la partie essentielle et chantante du motif, aient eu une sonorité aussi vacillante, et une telle imprécision dans la justesse de la note. Et enfin, et c’est là le reproche essentiel que je ferai à M. Flon, il semble que toute cette page symphonique ait un peu manqué de fondu, avec trop d’intensité aux trompettes et aux trombones, trop de bruit surtout aux timbales et aux cymbales : tout cela étant donné, on ne saurait trop le redire, la maigreur et la pauvreté du quatuor des cordes.

Il n’en reste pas moins que l’orchestre a accompli un effort colossal, en parvenant au degré vraiment admirable de mise au point que nous avons pu applaudir mercredi. La masse du public ne peut se rendre compte des difficultés invraisemblables accumulées comme à plaisir dans chaque partie instrumentale : notes hors du registre moyen, traits exigeants une extrême perfection du doigté, mesure impeccable et par dessus tout sentiment exquis de la nuance. Et c’est pourquoi on ne saurait trop répéter que M. Flon a mené à bien une tâche surhumaine, et qu’en organisant la Götterdammerung comme il l’a fait, il a mérité sans restriction aucune, la reconnaissance très vive de tous ceux que passionnent l’Art et le Beau.

Nous serons sobres d’éloges pour la mise en scène. Les décors ont généralement déplu, et il faut reconnaître que depuis le premier jour où ils ont figuré au Château d’Eau, ils se sont quelque peu défraîchis, mais enfin ils étaient convenables. La ménagerie tétralogique avait été particulièrement soignée : les corbeaux, la chèvre et le mouton étaient superbes. Le rôle de Grand était tenu par un étalon fougueux, emprunté au cirque Rancy, et qui s’est montré parfaitement insupportable : il ne lui a manqué que de sauter dans l’orchestre des musiciens, ce qu’il fera certainement un de ces soirs.

Les effets de lumière jouent dans la Götterdammerung un rôle essentiel : la direction n’y a tenu la main qu’avec un soin imparfait. Louons cependant le très beau lever de soleil du prélude ; par contre les ténèbres dans lesquelles se passe le duo de Hagen et d’Alberich, sont d’une opacité excessive. La partition mentionne un rayon de lune qui vient éclairer le fils du Nibelung, et permet de distinguer le gnome accroupi. Or il n’est pas un spectateur, même nyctalope, qui puisse se vanter d’avoir joui de la contemplation de M. Artus déguisé en nain. Ceci est un détail, mais ce qui n’en est pas un, c’est l’absurde, le stupide, l’inqualifiable éclairage de la salle au beau milieu du Trauermarsch. Baisser le rideau à ce moment est, paraît-il, nécessaire, c’est en tout cas fort regrettable. Mais éclairer la salle au moment il faudrait tout faire pour faciliter le recueillement du public, c’est un Crome de lèse-musique, que l’on ne saurait laisser passer sans protestation.

La mise en scène du dernier tableau est évidemment d’une complication extrême, et d’une difficulté redoutable. On a supprimé l’arc-en-ciel, et l’embrasement du Walhall, assez grossièrement tracé sur la toile de fond. Ce n’était pas une raison pour faire passer le Rhin à la hauteur des premières galeries, et pour obliger Hagen à monter un escalier pour atteindre le bord du fleuve, ainsi que l’a très justement fait observer notre éminent confrère le Dr Marc Mathieu. D’ailleurs toute cette décoration complexe, cet incendie et cet écroulement n’apparaissent pas comme une des plus heureuse idées du Maître, et il faut avoir l’esprit fortement discipliné pour savoir se distraire de ces décors branlants, et écouter chanter à l’orchestre les thèmes exquis du Retour à la Nature et de la Rédemption par l’Amour, qui, pour la masse du public, passent entièrement inaperçus.

Je ne veux pas insister ici sur la composition du public qui assistait à la première du Crépuscule. Il y avait un peu de tous les mondes, avec une prédominance très nette de la bourgeoisie riche, mais en tous cas, il y avait fort peu d’initiés, Ceci s’est vu, et de reste, à la nullité des réactions produites par la beauté du spectacle, et à l’absence complète d’émotion, chez quantité d’individus, qui n’avaient payé leur place fort cher que pour se montrer à une représentation de gala. L’air d’extrême lassitude que présentaient tous les visages, ou presque, à la fin du très long premier acte, constituait véritablement un spectacle curieux. Il est hors de doute que beaucoup de gens se sont mortellement ennuis, en quoi ils sont excusables, le Crépuscule étant une œuvre extrêmement abstraite dans ses tendances et ardue dans sa compréhension, difficilement pénétrable pour ceux qui n’y sont pas préparés par un sérieux travail, et une forte éducation artistique. Il suffisait pour s’en rendre compte, de relever la nature des conversations échangées ; les incartades de Grane, la légèreté de la chèvre escaladant les rocs, et l’énergie avec laquelle le mouton se refusait à la suivre, resteront pour des gens, d’ailleurs fort estimables, les seuls souvenirs précis que leur ait laissé l’audition du Crépuscule.

Quant aux spectateurs que l’œuvre intéressait ou passionnait véritablement, il leur faudra, cela est hors de conteste, plusieurs auditions encore avant qu’ils se puissent former une impression complète et définitive. La tension d’esprit qu’exige toute tentative de compréhension de l’enchevêtrement, de la fusion et de l’altération des thèmes, représente un effort cérébral intense, dont on ne sort pas sans se sentir les neurones quelque peu courbaturés. On ne peut emporter de cette première audition qu’une impression générale, et pour ainsi dire provisoire, où dominent une idée de plaisir esthétique raffiné, et le sentiment que l’on vient de subir le contact et l’empreinte, profonde encore que subconsciente, d’une des plus magnifiques expression de l’Art, d’une des plus sublimes créations du Génie.

Edmond LOCARD.