Revue Musicale de Lyon 1903-12-01/À propos de Mignon
À propos de « Mignon »
Nous recevons l’amusante lettre suivante de notre collaborateur M. F. Baldensperger, professeur à la Faculté des Lettres :
Cher Monsieur,
En attendant qu’on ne parle plus de Mignon — et qu’on n’en chante plus, surtout — j’ai pensé que les lecteurs de la Revue Musicale de Lyon apprendraient avec étonnement un détail qui m’a l’air à peu près ignoré. Sait-on que, pour se préparer sans doute à faire mourir d’ennui les musiciens du xxe siècle, Ambroise Thomas a débuté dans la carrière de la composition… par un meurtre ? Oh ! bien involontaire assurément mais, enfin, il y a eu bel et bien une mort d’homme due au premier succès officiellement constaté d’Ambroise Thomas. Croyons-en le Moniteur Universel qui, dans son numéro du 19 juillet 1832, rapporte ceci en première page :
« Un événement fort triste vient de marquer l’époque du concours de l’Institut pour le grand prix de la composition musicale. Au nombre des concurrents se trouvait M. Pierre Lagrave, considéré par ses professeurs comme un de ces rares génies destinés à exercer sur leur art une influence puissante. Âgé de vingt ans, il avait obtenu l’année dernière un premier second prix au même concours. Plein d’espoir, il s’était rendu jeudi dernier à l’Institut pour assister à l’exécution de sa scène et au jugement préparatoire de la section de musique. Au moment où il fut appelé, comme les autres concurrents, il fut frappé d’une telle douleur en apprenant que le prix ne lui avait pas été décerné qu’il fut atteint sur-le-champ par une attaque de nerfs violente et qu’il perdit la vie après trois heures de souffrances.
« Le premier prix a été adjugé à M. Thomas, élève de MM. Lesueur et Reicha ».
C’est peut-être la seule attaque de nerfs que la musique du prix de Rome de 1832 ait jamais causée ; mais vous avouerez que si Ambroise Thomas croyait à la justice immanente il a dû songer quelquefois à l’infortuné Pierre Lagrave, et à ce cadavre qu’il avait dans… son piano,
Croyez, etc…