Revue Littéraire — Une Nouvelle Édition de la correspondance de Voltaire

Œuvres complètes de Voltaire, publiées par M. Louis Moland, t. xxxiii (Ier de la
Correspondance) ; Garnier, Paris, 1880.


Je ne sais si Voltaire est, sans contredit, comme l’assurait un de ses biographes, en l’an v de la république, « le plus beau présent que la nature ait jamais fait aux hommes ; » mais je sais du moins que sa Correspondance est la plus merveilleuse, assurément, qu’il y ait dans aucune langue. Nous possédons ainsi, dans notre littérature, un petit nombre d’œuvres, uniques en leur genre, où la libre originalité, je dirais mieux encore la personnalité de la forme, le dispute à l’intérêt historique, général et humain du fonds : tels seraient les Mémoires de Saint-Simon, et telle est la Correspondance de Voltaire. Si vous voulez savoir ce que c’est en bon français qu’aisance, agrément, vivacité du tour, — précision, netteté, bonheur de l’expression, — choix, justesse et rareté de la nuance, — lisez, et relisez encore la Correspondance de Voltaire. Il s’y rencontre, malheureusement, et trop souvent, d’affligeantes grossièretés : il n’en reste pas moins vrai que personne, selon le mot de la margrave de Bayreuth, n’a écrit plus piquamment. Avec cela, si vous voulez pénétrer dans l’intimité d’un siècle, discerner les secrètes raisons des choses, démêler les petitesses d’un grand homme, l’envers des grandes phrases, les dessous d’une grande machination, lisez toujours, et commentez la Correspondance de Voltaire. Vous savez en effet le grand avantage qu’elle a sur tant d’autres correspondances célèbres. Les correspondans de Voltaire ne forment pas, comme les correspondans de Mme de Sévigné, par exemple, ou de Mme du Deffand, un petit cercle de personnes de choix. Ils appartiennent à tous les mondes. Ce sont des rois comme Frédéric, mais ce sont aussi des bohèmes, comme Thieriot. Et si l’on faisait de la correspondance de Voltaire un commentaire perpétuel, si l’on s’imposait la loi de réunir sur chacun de ces correspondans tous les renseignemens que l’on pourrait recueillir, si l’on se donnait enfin la tâche d’expliquer en détail toutes les circonstances, toutes les allusions, toutes les obscurités du texte, je ne vois pas, vraiment, à quel personnage ou quel événement du siècle on n’aurait pas touché.

Il existait deux principales éditions de la Correspondance. La première faisait suite à la grande édition des Œuvres connue sous le nom d’édition de Kehl. Nous ne la rappelons que pour mémoire. Entreprise au lendemain même de la mort de Voltaire, une édition de sa Correspondance ne pouvait être que très défectueuse à tous égards, très incomplète et très infidèle. Condorcet, l’un des éditeurs, avait entre les mains une soixantaine de lettres de Voltaire, il n’en imprima que dix. Mme Necker en avait une vingtaine : elle refusa de les communiquer, et l’on n’en put donner que trois. On fit aussi trop de catégories. Les correspondances de Voltaire avec Frédéric, avec l’impératrice Catherine, avec d’Alembert, furent classées à part de la Correspondance générale. C’est une disposition que l’on apprécie surtout par ses inconvéniens. Elle a pourtant aussi des avantages, et c’est pourquoi quelques éditions modernes l’ont reproduite. Voltaire tient ensemble en main, si savamment embrouillés, les fils de tant d’affaires, et si diverses, que l’on est parfois bien aise de pouvoir les suivre et les étudier isolément, chacune à part de toutes les autres. C’est ainsi que la correspondance avec d’Alembert, dispersée dans la correspondance entière, interrompue, contrariée par des lettres au cardinal de Bernis, au maréchal de Richelieu, et autres personnes qui ne sont pas de « la grande boutique encyclopédique » n’a plus du tout son vrai caractère d’intolérance philosophique, et ne respire plus la même odeur de « secte et de complot. » La remarque est de Sainte-Beuve, et sans passer soi-même pour une autre espèce de fanatique, on peut l’approuver et se l’approprier.

La seconde grande édition de la Correspondance remplit les vingt derniers volumes de l’édition Beuchot. Depuis 1787 il était venu s’ajouter de nombreux recueils au recueil rassemblé par les éditeurs de Kehl. Beuchot les incorpora dans son édition et distribua le tout dans l’ordre rigoureusement chronologique. Il n’était pas le premier qui s’en fût avisé. Ce lui fut néanmoins un long et pénible labeur, si pénible et si long, qu’en dépit de tout scrupule il l’abrégea. Lui-même déclare que, pour ne pas grossir démesurément une collection déjà considérable, il a négligé beaucoup de pièces dont l’intérêt lui semblait secondaire. Voilà une liberté qu’aujourd’hui nous ne passerions à l’éditeur d’aucun de nos grands écrivains. D’autre part, quelques éditeurs de quelques lettres de Voltaire avaient soulevé des chicanes. C’est ainsi que, pour éviter un procès, il avait fallu se contenter de donner, au lieu du texte, une simple analyse des lettres de Voltaire à Mme Quinault. Par où l’on voit que déjà, dans l’édition de Beuchot, avec les reliefs même de Beuchot, il était possible d’introduire de notables améliorations. Tout en la prenant pour modèle, il y avait lieu de la renouveler, tôt ou tard, comme on reconstruit un édifice, pierre par pierre, tout en en conservant le plan, les grandes lignes et l’aspect général.

C’est ce que M. Moland s’est proposé de faire. En rééditant les Œuvres de Voltaire, M. Moland avait jusqu’ici fidèlement suivi le texte de Beuchot. On serait en effet bien embarrassé d’en constituer un meilleur. Maintenant il arrive à la Correspondance. Ici le travail change de nature. Il s’agit de faire entrer et de fondre dans l’ancienne collection toutes les pièces reconquises depuis une quarantaine d’années.

Et si ces pièces sont nombreuses, on le sait ! Telle correspondance que Beuchot croyait perdue sans espoir s’est retrouvée presque tout entière : ainsi la correspondance de Voltaire avec la duchesse de Saxe-Gotha. Et l’on peut aller jusqu’à dire que, depuis environ quarante ans, presque pas une correspondance du xviiie siècle n’a vu le jour qui ne contînt quelque lettre ou billet de Voltaire. Les éditeurs du roi de Prusse en ont retrouvé dans les archives de Berlin, comme les éditeurs de l’impératrice de Russie dans les archives de Saint-Pétersbourg, et jusqu’aux éditeurs d’une landgrave de Hesse dans les archives de Darmstadt. Il semble qu’il n’y ait qu’à plonger la main dans les papiers d’une archive allemande pour en retirer du Voltaire. Même fortune au surplus si c’est en France que l’on opère. On compulse les papiers du président de Brosses, et on y découvre du Voltaire, les papiers du président de Ruffey, et on y découvre du Voltaire. On publie la correspondance de Mme du Deffand avec la duchesse de Choiseul, encore du Voltaire, ou bien on raconte les souvenirs de la maréchale de Beauvau, encore, et toujours, et partout, du Voltaire. Quousque tandem ?.. Jusques à quand ne retrouvera-t-on pas du Voltaire ? Car toutes les lacunes ne sont pas encore comblées. « Il n’est pas possible en pareille matière, comme le dit M. Moland, de prétendre jamais être complet ; » et M. Moland a malheureusement raison. Rappelez-vous cette citation devenue presque banale : « Je n’irai pas plus loin, écrivait Voltaire à Formont, le 24 juillet 1734, car voilà, mon cher ami, la trentième lettre que j’écris aujourd’hui. » De ces trente lettres il nous en est parvenu jusqu’à deux ! On connaît, du moins, des lettres de Voltaire que jusqu’ici les détenteurs ont obstinément refusé de livrer à la publicité. Quelques rares privilégiés les ont vues, ils les ont touchées ; peut-être un jour nous sera-t-il donné de les lire : en attendant, nous avons la consolation de savoir qu’elles existent. Mais d’autres correspondances au contraire passent pour être à jamais perdues. Et nous regrettons fort à ce propos que M. Moland n’ait pas cru devoir, dès les premières pages de son premier volume, signaler brièvement l’importance de quelques-unes d’entre elles. N’était-ce pas le lieu de dresser ce qu’on appelle un arrêté de situation ? Et n’est-il pas également instructif de savoir au juste en pareil sujet ce qu’on possède et ce qu’on ne possède pas ? Ce qu’on possède, pour s’en servir ; et ce qu’on ne possède pas, pour éviter de conclure hâtivement, sur des présomptions encore flottantes et de simples commencemens de preuves.

Il est quelques-unes de ces correspondances qu’on ne regrettera que pour la forme, — parce que rien de ce qui touche à Voltaire ne saurait nous être indifférent, et parce que le moindre billet de sa main, quelque insignifiant qu’il soit, a ce mérite encore d’être de la main de Voltaire. Mais après tout, si Mme de Marron, baronne de Meillonaz, femme poète, qui fut en son temps la gloire de Bourg-en-Bresse, a détruit les quelques lettres qu’elle avait reçues de Voltaire, le mal n’est pas bien grand et nous pouvons aisément pardonner à Mme de Marron. C’est que j’imagine que ces lettres-là devaient ressembler à ces brevets de génie que M. Victor Hugo décerne si libéralement au moindre versificateur[1]. Mais les lettres de Voltaire à Saint-Lambert ? à Mme du Châtelet ? sa correspondance avec le duc de Choiseul ? avec Turgot ? n’en connaîtrons-nous jamais que les fragmens donnés jadis par Beuchot ? Nous savons que Saint-Lambert a refusé de communiquer aux éditeurs de Kehl ce qu’il avait de lettres ou de billets de Voltaire. Billets ou lettres, en quelles mains ont-ils pu passer ? ou bien a-t-on des raisons de croire que ce dragon les ait détruits ? Le duc de Choiseul opposa le même refus aux sollicitations des mêmes éditeurs. Est-on bien certain qu’il ne subsiste aucun espoir de retrouver cette correspondance ? et pourquoi ? sur quelles preuves ? On eût aimé, ce semble, à rencontrer en tête d’une nouvelle édition de la correspondance de Voltaire, une courte réponse à toutes ces questions. Et quand M. Moland n’aurait fait que nous raconter ses recherches infructueuses à la poursuite de ces lettres perdues, il eût au moins délimité le champ des investigations à venir, stimulé quelque archiviste ou quelque dépisteur d’autographes, provoqué quelque réponse définitive ou peut-être quelque découverte inattendue.

Quoi qu’il en soit, et malgré les lacunes, quelques chiffres suffisent à montrer l’enrichissement de la Correspondance telle que M. Moland nous la donne. Il n’y avait dans l’édition de Kehl que quatre cent trente-six lettres en tout pour la correspondance de Frédéric avec Voltaire : grâce à la grande édition des Œuvres de Frédéric, on en pourra donner cinq cent soixante-dix. Le premier volume de la Correspondance finissait par une lettre numérotée 323 ; dans l’édition nouvelle la même lettre est cotée 452. Le total des pièces enfin n’atteignait pas tout à fait huit mille (7,473) : grâce à tout ce que l’on a retrouvé depuis quarante ans, il dépassera peut-être douze mille.

Ce n’était pas tout que d’enrichir en nombre la Correspondance, il s’agissait encore d’en améliorer le texte. Quoique Beuchot eût beaucoup fait, il restait beaucoup à faire. J’indiquerai deux ou trois parties qui profiteront singulièrement de quelques publications récentes.

En 1875, M. Courtat s’est avisé de comparer le texte imprimé des lettres à l’abbé Moussinot avec le manuscrit autographe, qui est à la Bibliothèque nationale. Il a donné lui-même le très instructif résultat de sa comparaison dans un volume intitulé : les Vraies Lettres de Voltaire à l’abbé Moussinot. Je renvoie les curieux à la préface de M. Courtat : ils y verront ce que l’abbé Duvernet, qui fut le premier éditeur de ces lettres, a cru pouvoir prendre de libertés souveraines avec son texte. Dirai-je que nous avons tous lu, sous la signature de Voltaire, des lettres entières de ce Duvernet ? Les Vraies Lettres seront fondues dans le nouveau recueil.

Le texte authentique de la correspondance de Voltaire avec Frédéric a subi moins de retranchemens et de mutilations ou d’interpolations de toute sorte. Il s’en fallait de beaucoup pourtant qu’il pût passer pour établi définitivement avant la publication des Œuvres de Frédéric le Grand, donnée par M. Preuss. M. Preuss n’a pas retrouvé moins d’une quinzaine de lettres de Voltaire, presque toutes complètement inconnues des précédens éditeurs. Quelques-unes sont très importantes pour l’histoire vraie des rapports du poète avec le roi. Il a relevé de plus un grand nombre de variantes significatives. Et le texte de cette célèbre correspondance, l’une des plus curieuses à tous égards qu’il y ait au monde, se trouvera sans doute arrêté pour toujours, à moins pourtant qu’on ne découvre les originaux de Frédéric, ce qui ne paraît plus guère probable, puisqu’ils ne sont pas à Berlin.

C’est précisément la publication des originaux eux-mêmes, dans la collection de la Société impériale de l’histoire de Russie, qui permettra de donner au texte de la correspondance de Voltaire avec l’impératrice Catherine le dernier degré de perfection critique et d’autorité qu’il puisse recevoir. Il courait une légende sur la publication de cette Correspondance par les éditeurs de Kehl : pour la plus vive satisfaction de ceux qui croient que toute légende renferme un fonds de vérité, la légende est maintenant de l’histoire. On peut suivre dans le xxiiie volume de la collection, publié par M. Grote en 1878, et que remplissent uniquement les lettres de Catherine au colonel Grimm les inquiétudes assez vives et nullement affectées, comme on le croyait, de l’impératrice, quand elle apprend qu’on va publier les œuvres de Voltaire. Elle essaie d’abord de ravoir ses lettres : par malheur, elle s’y prend trop tard ; Mme Denis vient de traiter avec Panckoucke, et Panckoucke a cédé ses droits à Beaumarchais. Il n’est plus temps de négocier, comme elle dit, un arrangement panckouckien. Grimm est alors chargé d’entraver la publication. Car l’impératrice refuse d’avoir aucun rapport avec Figaro, « qu’elle aime beaucoup à voir représenter, mais dont il est bon d’esquiver la connaissance le plus longtemps que possible. » Grimm s’y prit-il maladroitement ou bien Figaro demanda-t-il trop cher ? On ne sait encore, on le saura sans doute quand les réponses de Grimm seront venues compléter les lettres de Catherine : toujours est-il que Figaro publia. Grand mécontentement de l’impératrice : « Écoutez, il est impertinent que Beaumarchais, — elle ne l’appelle plus Figaro, c’est qu’elle est vraiment en colère, — ait publié mes lettres, à moi, sans ma permission… il mérite d’être puni pour m’avoir manqué. » M. de Montmorin, ministre des affaires étrangères, dut intervenir. L’impératrice indiqua de sa propre main, sur un exemplaire en feuilles que Grimm lui fit parvenir, les retranchemens et corrections qu’elle exigeait. Beaumarchais se soumit : on cartonna le soixante-septième volume de l’édition de Kehl, ou plutôt on en réimprima les feuilles qui contenaient les passages à supprimer ou à corriger[2]. Mais comme l’impératrice faisait des brouillons de ses lettres à Voltaire et qu’on les a retrouvés, un autre volume de la collection de la Société de l’histoire de Russie permettra de rétablir dans sa teneur authentique le texte de Catherine. En comparant ces deux volumes on remarquera que l’impératrice, quand elle écrit à Voltaire, y met bien autrement de soin et de coquetterie de style que quand elle écrit au baron de Thunder-Ten-Tronck : c’est un des petits noms d’amitié qu’elle donne à Grimm. Les lettres à Voltaire sont incomparablement mieux écrites que les lettres à Grimm. M. A. Rambaud, ici même, il y a trois ans[3], a signalé ce que cette correspondance contenait de parties inédites et de variantes essentielles, il nous suffit de renvoyer à ce qu’il en a dit. Ajoutons un mot cependant : une lettre de Catherine à Grimm donne le chiffre de quatre-vingt-douze lettres déjà retrouvées de Voltaire ; une autre lettre en déclare plus d’une centaine ; l’impératrice insinue même quelque part encore que Falconet, en partant de Saint-Pétersbourg, lui en aurait enlevé plusieurs : cependant l’édition de Beuchot ne contient que quatre-vingt-cinq lettres du patriarche à l’impératrice. On voit qu’encore ici c’est, comme ailleurs, à désespérer de tout avoir.

Restait à contrôler le classement de la Correspondance. Voltaire ne datait ordinairement que du mois et du jour, il y a donc dans Beuchot plus d’une lettre encore mal datée. C’est ainsi qu’en feuilletant l’une et l’autre collection, tout récemment, nous avons rencontré par hasard une lettre de Voltaire datée, dans l’édition Beuchot comme dans l’édition Preuss, du mois de décembre 1738. Nous croyons qu’il conviendra de la reporter jusqu’au mois de décembre 1739. Elle commence en ces termes : « Monseigneur, il nous arrive… une écritoire que Mme du Châtelet et moi indigne, comptions avoir l’honneur de présenter à V. A. R. pour ses étrennes. Le ministre qui est prêt à vous prendre pour un bastion ou pour une contrescarpe vous offrirait une coulevrine ou un mortier… » Ces mots sont évidemment la réponse du poète à une plaisanterie de Frédéric sur le marquis de Valori, qui avait remplacé le marquis de la Chétardie comme ministre de France à Berlin. « Je vois, en ce marquis de Valori, disait le prince, un homme qui se croit sans cesse vis-à-vis de l’ennemi et à la tête de sa brigade. Je crains toujours qu’il ne me prenne pour une contrescarpe ou un ouvrage à cornes. » Cette lettre est datée du 4 décembre 1739, et puisque nous savons d’autre part que M. de Valori ne rejoignit son poste qu’en septembre 1739, elle est, selon toute vraisemblance, à quelques jours près, bien datée. Au surplus, les remerciemens de Frédéric pour cette écritoire sont eux-mêmes datés du 23 mars 1740 :

Vous m’envoyez une écritoire ;
Mais c’est le moins lorsqu’on écrit,
Pour mon plaisir et pour ma gloire
Il eût fallu, Voltaire, y joindre votre esprit.

Et ces remerciemens sont bien datés, puisqu’un peu plus bas, au-dessous de ce madrigal, on peut lire les lignes suivantes : « Si je change de condition, vous en serez instruits des premiers. » En effet, Frédéric-Guillaume souffrait déjà de la maladie dont il mourut dans la nuit du 31 mai au 1er juin 1740.

Au premier abord, ces rectifications légères, et ces améliorations de détail peuvent paraître assez insignifiantes. Elles ont leur importance pourtant, et cette importance est quelquefois considérable non-seulement pour l’histoire de Voltaire, mais pour l’histoire même du siècle, si tant est qu’à partir d’une certaine époque, on puisse les distinguer l’une de l’autre. C’est ce que je voudrais montrer par la discussion d’un exemple caractéristique.

Lorsque les éditeurs de Kehl, dans leur collection, parmi les nombreux pamphlets de Voltaire, imprimèrent le Sermon des cinquante, ils le firent précéder de ce maladroit petit avertissement : « Cet ouvrage est le premier où M. de Voltaire ait attaqué de front la religion chrétienne, à laquelle jusqu’alors il n’avait porté que des attaques indirectes. » Decroix au moins s’était contenté de l’aveu : Condorcet ajouta le paragraphe suivant : « M. de Voltaire fut un peu jaloux du courage de Rousseau, — Rousseau venait de publier son Émile, — et c’est peut-être le seul sentiment de jalousie qu’il ait jamais eu, mais il surpassa bientôt Rousseau en hardiesse comme il le surpassait en génie. » Le seul sentiment de jalousie, ô naïf Condorcet ? Quoi donc ? aviez-vous sitôt oublié ce que le maître vous écrivait en 1776, à vous-même, s’adressant à votre personne : « Le galimatias physique de M. le Comte me fait faire de profondes réflexions sur les réputations et l’adresse qu’on a eue de se faire passer pour un esprit supérieur quand on a donné au public la dimension de la queue d’un singe. » M. le Comte, c’était Buffon, et le galimatias c’était la Théorie de la terre. Ou bien encore ne vous souvenait-il plus du mémoire, — car c’était un vrai mémoire, — que vous aviez dû faire parvenir au patriarche pour l’empêcher de rendre publique une lettre où, faisant dans les règles un parallèle du chevalier de Chastellux et de Montesquieu, il n’hésitait pas à déclarer que le livre de la Félicité publique était bien supérieur au livre immortel de l’Esprit des lois[4]  ? Voltaire ne publia pas cette lettre, mais il fit une grosse brochure, le Commentaire sur l’Esprit des lois, pour discréditer un peu Montesquieu ; ce fut, avec les Dialogues d’Évhémère, pour discréditer un peu Buffon, l’un des derniers fruits de sa vieillesse. Avant de mourir il mettait ses vieilles rancunes en règle. Ce qu’il fallait donc écrire pour être exact, c’est que Voltaire fut jaloux de tout le monde, jaloux de Marivaux et de Crébillon, jaloux de Buffon et de Montesquieu, mais qu’il ne fut jaloux de personne comme de Rousseau. Quoi de plus naturel ? On l’a dit et on ne saurait trop le redire : si le talent consiste surtout à donner aux idées de son temps leur forme la plus saisissante, Voltaire est le talent, mais Jean-Jacques est le génie, si le génie consiste à faire faire aux idées de son temps un pas vers les idées de l’avenir. Quoi qu’il en soit, lorsque les éditeurs de Kehl attribuent à la Profession de foi du vicaire savoyard l’honneur d’avoir provoqué le Sermon des cinquante, se trompent-ils, — ou non ? M. Desnoiresterres, qu’il faut toujours citer dès qu’il s’agit de Voltaire, croit qu’ils se trompent. En effet, il est certain d’une part que l’Émile ne parut qu’au mois de mai 1762, et certain d’autre part qu’il est fait expressément mention du Sermon des cinquante dans une lettre de Voltaire à Mme de Fontaine, datée par Beuchot du mois de juin 1761. Mais je crois justement que cette lettre à Mme de Fontaine est mal datée. Beuchot lui-même a pris soin de nous avertir que la plupart des lettres à Mme de Fontaine avaient été formées assez arbitrairement de morceaux rapportés et tant bien que mal cousus ensemble. C’est une première raison de défiance. Passons maintenant à une autre correspondance. Le 22 mai 1762, le maréchal de Luxembourg écrit à Rousseau[5] : « Nous attendons ce matin, avec la plus grande impatience, Duchesne, qui doit nous apporter l’Éducation, » et plus bas : « M. Duchesne arrive et m’apporte un exemplaire magnifiquement relié. » Voilà une première date bien fixée. L’Émile parut dans les derniers jours du mois du mai 1762. On sait la suite : — le décret de prise de corps lancé par le parlement de Paris, la fuite précipitée de Rousseau, les proscriptions successives qui lui ferment l’état de Genève, puis le territoire de Berne, la fameuse lettre au roi de Prusse, enfin le séjour à Motiers-Travers. C’est là que Rousseau reçoit une lettre de son ami Moultou, datée du 21 août 1762 : « Je viens de lire un petit ouvrage qu’on m’a dit de Voltaire et qui est bien marqué à son coin, intitulé : Sermon des cinquante ; c’est une chose horrible… Oh ! si je l’avais pu garder seulement deux jours ! » Sur cette nouvelle, Rousseau prend un commencement d’inquiétude. Vous savez qu’il se croit persécuté par Voltaire, et, quoi qu’en disent les biographes de Voltaire, il n’a pas tout à fait tort de le croire. Le 25 août, il adresse donc au maréchal de Luxembourg une lettre que l’on n’a pas retrouvée, mais dans laquelle nous savons pourtant qu’il demandait au maréchal ce que c’était que le Sermon des cinquante, car le maréchal lui répondait, en date du 4 septembre : « Je n’aime point les injustices : je vous assure que celles que les Tronchins et Voltaire vous ont fait essuyer ne leur font point d’honneur. Je n’ai point entendu parler de ce Sermon des cinquante… » Et Moultou, de son côté, quelques jours plus tard, complétant ses premiers renseignemens, ajoutait : « Ce Voltaire assure que ce Sermon des cinquante est du roi de Prusse. » Que si maintenant nous revenons à la correspondance de Voltaire, nous constatons que Voltaire, ayant alors à Paris deux correspondans intimes, d’Alembert et Damilaville, c’est en date du 11 septembre seulement qu’il parle au premier pour la première fois du Sermon des cinquante et pour la première fois au second dans une lettre datée du 10 octobre 1762. « Mes chers frères, continuez à éclairer le monde que vous devez tant mépriser… Le Sermon des cinquante, attribué à La Mettrie, à Du Marsais, à un grand prince, est tout à fait édifiant… Quatre ou cinq personnes à Versailles ont de ces exemplaires sacrés. J’en ai attrapé deux pour ma part. » On ne peut s’empêcher ici de se poser incidemment une question : Quels titres ce lourdaud de Damilaville avait-il pour « mépriser le monde ? » mais surtout en quoi pouvait-il bien contribuer à « l’éclairer ? » Joignant ensemble toutes les concordances, il apparaîtra, selon nous, clairement, que les éditeurs de Kehl avaient raison, — que le Sermon des cinquante ne parut qu’après la Profession de foi du vicaire savoyard, — et qu’il fut composé pour disputer à Rousseau l’honneur d’avoir attaqué seul en face l’éternelle ennemie des philosophes. La lettre à Mme de Fontaine est donc évidemment composée de morceaux qui ne sont pas de la même date ou elle est mal datée.

On voit l’intérêt de la discussion. Quand il ne s’agirait que de trancher entre Voltaire et Rousseau la question de priorité, je crois que déjà la chose en vaudrait la peine. Rien de ce qui touche à ces deux grands hommes ne peut être indifférent à l’histoire de notre littérature. Mais il s’agit d’autre chose encore, puisqu’il s’agit d’appuyer sur un trait bien connu déjà de la physionomie de Voltaire. Je dis et je soutiens qu’en aucune circonstance Voltaire, à qui que ce soit, n’a porté les premiers coups, ni jamais bravé les premiers risques. Il a toujours attendu qu’un autre eût donné le signal. Dépourvu de toute originalité de penseur, mais en revanche doué de la plus rare et de la plus prompte faculté d’assimilation qui fut peut-être jamais, incomparablement habile surtout et maître passé dans l’art de donner à la pensée des autres, obscure et mal venue, tout son relief et toute sa clarté, Voltaire a très courageusement enfoncé plusieurs portes une fois ouvertes, mais je ne sache pas de porte qu’il ait eu le courage d’ouvrir. Et la question ici s’élève au-dessus de Voltaire, puisqu’il s’agit à ce coup de l’histoire même et de la direction des idées au xviiie siècle.

Qu’on nomme crime ou non ce qui fait le débat,


c’est évidemment à Rousseau que revient un honneur que l’on décerne à Voltaire. La Profession de foi du vicaire savoyard a précédé la première attaque de front, selon le mot de Condorcet, que Voltaire ait dirigée contre la religion chrétienne, comme le Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes avait précédé toutes les autres attaques dirigées depuis contre « le trône et l’autel, » et comme le fameux Discours couronné par l’Académie de Dijon avait précédé le Discours préliminaire et les deux premiers volumes de l’Encyclopédie. C’est un point qu’il faut retenir. J’espère pouvoir montrer quelque jour si l’importance en est grande, et même capitale.

Le nombre des pièces augmenté de plus d’un tiers, — le texte amélioré, revu, collationné sur des publications dont quelques-unes ont presque l’autorité des originaux eux-mêmes, — de nombreuses dates rétablies ou rectifiées, — enfin pour chaque volume une table disposée par années, mois et jour ; — on voit que M. Moland peut se rendre à bon droit le témoignage d’avoir « complètement renouvelé » la Correspondance de Voltaire. On nous permettra d’attirer sur ces tables un peu d’attention. Quiconque a manié cette volumineuse Correspondance peut dire si c’était un labeur pénible que de s’y reconnaître. Les tables de l’édition de Kehl étaient nulles ; celles de l’édition Beuchot étaient tout à fait insuffisantes ; les tables de l’édition nouvelle seront véritablement le calendrier de la vie de Voltaire, l’éphéméride, pour ainsi dire, de cette existence si tumultueuse et si bien remplie. Grâce à ces tables, il deviendra facile de donner à l’histoire de la vie et des ouvrages de Voltaire un caractère de précision et de netteté que peut-être elle n’avait pas encore. Elles multiplient au double la valeur de l’édition. Il ne sera plus possible d’écrire sur Voltaire sans les prendre d’abord pour guides.

Est-ce à dire que l’on découvre un Voltaire nouveau ? Non sans doute ! La plupart même de ces correspondances perdues, si jamais un hasard heureux, dont nous ne pouvons pas désespérer, voulait qu’on les retrouvât, elles ajouteraient peut-être au tableau quelques traits ou quelques ombres, elles n’en modifieraient pas l’aspect général bien connu. Voltaire serait toujours le même Voltaire. La vraie physionomie d’un grand homme n’est pas à la merci de quelques lettres de plus ou de moins, surtout si le grand homme est en surface plutôt qu’en profondeur, et c’est précisément le cas de Voltaire, ou de personne. Je suppose que l’on tire demain, de quelque archive encore mal explorée, la correspondance de Voltaire avec le duc de Choiseul : que pensez-vous qu’on y découvrît de vraiment neuf ou de vraiment imprévu ? « M. de Choiseul, dit Voltaire dans ses Mémoires, m’écrivit en ce temps-là plusieurs lettres ostensibles tellement conçues que le roi de Prusse pût se hasarder à faire quelques ouvertures de paix. » Et, ces lettres de M. de Choiseul, je regrette vivement que nous ne les ayons pas. Mais quoi ? n’est-ce pas de Voltaire avant tout qu’il s’agit ? et cette intrigue diplomatique est-elle donc la première, ou la seule, à laquelle Voltaire se soit trouvé mêlé ? Dans cette même guerre de sept ans, pour ne pas remonter plus haut, n’avait-il pas été déjà l’intermédiaire des négociations entre le cardinal de Tencin, agissant au nom du ministère français, et la margrave de Bayreuth, agissant au nom du roi de Prusse ? Ce qui nous échappe ici, c’est donc un fait de la vie de Voltaire, ce n’est pas un trait de son caractère ; ce qui nous reste obscur, c’est un épisode de ses relations avec les puissances du temps, ce n’est pas un côté de sa nature ; ce que nous regrettons enfin de ne pas mieux connaître, c’est un document relatif à l’histoire du siècle, ce ne sont pas des pièces essentielles à la psychologie de Voltaire. Voilà toujours l’éternelle distinction que les érudits persistent à ne pas faire. Mais, à mesure qu’ils manœuvrent pour l’effacer, il nous appartient de la marquer et de la creuser plus profonde. C’est elle en effet, ne l’oublions pas, qui sépare le domaine de la recherche érudite du domaine de la critique littéraire.

Et c’est pourquoi, de toutes les correspondances perdues, il n’y en a qu’une que la critique doive regretter aussi vivement que l’histoire regrette toutes les autres : on devine que je veux parler de la correspondance de Voltaire avec Mme du Châtelet. Songez qu’en fait de lettres d’amour, il ne nous est parvenu de Voltaire que les quatorze lettres à Pimpette, sa première amie, et Voltaire n’avait que dix-huit ans, et ce sont les lettres d’un échappé de collège. Ne serait-il pas curieux de savoir de quel style il écrivait à la marquise ? Voltaire a certainement aimé Mme du Châtelet, mais à sa manière, et voilà justement le problème, voilà l’énigme psychologique ; nous ne savons pas quelle était sa manière ! Tout au plus pouvons-nous affirmer que ce n’était ni la manière de Jean-Jacques, ni la manière de Diderot. Il ne devait mêler à ses protestations d’amour ni les boutades sombres du premier ni les effusions lyrico-sentimentales du second : « Chère femme ! combien je vous aime ! combien je vous estime ! ô ma Sophie ! combien de beaux momens je vous dois ! combien je vous en devrai encore ! » Sophie ! qui portait des lunettes !… Je crois fermement qu’Émilie ne s’est trouvée jamais à pareille fête et je crois que Voltaire n’a jamais fait sa cour ou témoigné sa reconnaissance avec tant de points d’exclamation. Dans ses lettres à la marquise, il me semble que, s’il avait quelque mouvement d’abandon, dès la ligne suivante, il devait « très piquamment » s’en railler lui-même et se sauver par une « gambade » du ridicule de la sentimentalité. Mais je serais bien aise de le savoir autrement que par conjecture, et de le pouvoir affirmer sur un autre témoignage que le mien. Voilà le seul Voltaire qui nous manque, le Voltaire encore jeune, déjà célèbre et amoureux. Les lettres même de Mme de Graffigny, qui était une bien bonne femme, et Mme de Staal, qui était une bien mauvaise langue, ne suffisent pas à nous le rendre. À l’occasion de cette nouvelle édition de la correspondance, en s’aidant des lettres à Pimpette, des lettres à la présidente de Bernières, des lettres à la marquise de Mimeure, et de quelques autres, un psychologue ingénieux ne sera-t-il pas tenté d’essayer de nous le restituer ?

F. Brunetière.


  1. Je crois avoir vu dans un catalogue l’indication d’une brochure contenant six lettres de Voltaire, et cette brochure aurait été publiée précisément à Bourg. Ces six lettres seraient-elles par hasard adressées à Mme de Marron ?
  2. Il n’est donc plus tout à fait exact de dire avec M. de Loménie (Beaumarchais et son Temps, II, p. 224) que Beaumarchais consentit à cartonner, pour plaire à Catherine II, la correspondance de Voltaire avec l’impératrice, et à s’imposer pour cela un supplément de dépenses. On voit qu’il ne s’agissait pas pour Beaumarchais de plaire à Catherine, mais de vendre son Voltaire. S’il eût refusé de plaire à Saint-Pétersbourg, on lui refusait à Paris toute complaisance, son Voltaire ne passait pas la frontière, et il y allait de plusieurs millions.
  3. Voyez, dans la Revue du 15 janvier et du 1er février 1877, le travail de M. Alfred Rambaud sur les Correspondans français de Catherine II.
  4. Un de ces traits toujours amusans, parce qu’ils peignent Voltaire au vrai, c’est qu’entre autres argumens il se proposait, lui, Arouet, fils d’Arouet, d’écraser, dans un paragraphe spécial, ce robin de Montesquieu sous le poids de la gloire de Claude de Beauvoir, vicomte d’Avallon, seigneur de Chastellux, maréchal de France en 1418, glorieux ancêtre du chevalier. Voyez les Œuvres de Condorcet, t. i. (Éd. Arago.)
  5. Jean-Jacques Rousseau, ses amis et ses ennemis, correspondances publiées par M. Streckeisen-Moultou.