Retour en forêt - Chansons dans les bois - Le Val d’Amorey

Retour en forêt - Chansons dans les bois - Le Val d’Amorey
Revue des Deux Mondes5e période, tome 37 (p. 396-409).
POÉSIES


RETOUR EN FORÊT


J’ai quitté le plateau rocheux de la colline,
Et voici qu’au détour du sentier m’apparait,
Sous le blond poudroiement du soleil qui décline,
Le royaume onduleux de l’antique forêt.

La profonde futaie et les gorges mouillées
Par les ruisseaux fumant à la fraîcheur du soir ;
Le vieux moulin blotti dans un creux de feuillées,
Dont l’eau bleue à bruit sourd tombe du déversoir ;

La clairière fleurie où rougissent les fraises,
La prairie enclavée au milieu des halliers,
Les murgers surplombant ainsi que des falaises
Une mer de verdure étalée à leurs pieds ;

Rien de toi n’a changé, forêt de ma jeunesse !
Telle tu fus jadis, telle je te revois,
Et ta sauvage odeur, comme une charmeresse,
Ressuscite à mes yeux les étés d’autrefois.

Tu restes toujours belle, et tu grâce est la même.
Depuis les anciens jours, moi seul ai dû changer,
Car lorsque je reviens vers toi, tes bois que j’aime
Me regardent passer ainsi qu’un étranger.

Et pourtant, ô forêt, longtemps je fus ton hôte.
Alors, sous les gaulis et les épais couverts,
Tes arbres avec qui je vivais côte à côte
Me tendaient leurs rameaux comme des bras ouverts.

J’étais ivre d’air pur, de sève et de rosée,
Mes lèvres se frôlaient aux bourgeons demi-clos,
Et je mêlais un peu de mon âme grisée
A l’âme frissonnante et frêle des bouleaux.

Je savais les plus beaux cantons de ton domaine,
Et je reconnaîtrais, moi, maintenant encor
La place où j’ai premier trouvé la marjolaine
Et près des trèfles d’eau, les balsamines d’or.

Heureuses fleurs des bois, digitales vermeilles,
Muguets au teint de lait, ophrys mystérieux
Aux fantasques profils de mouches ou d’abeilles,
Véroniques mirant dans le ciel vos doux yeux ;

Si vous perdez, l’hiver, vos corolles fanées,
Vous ignorez le deuil des déclins sans retour ;
Vous mourez pour renaître, et les neuves années
Vous rendent vos parfums et vos robes d’à tour.

Mais nous, quand la jeunesse a pris son vol sonore,
Nous ne retrouvons plus, pour guérir notre ennui,
Ni les émois d’avril, ni les levers d’aurore,
Et nos chemins douteux s’enfoncent dans la nuit…

O surprise !… Tandis que le brouillard bleuâtre
Se balance au-dessus des roseaux de l’étang,
Là-bas monte, câline, une chanson de pâtre,
Et mon cœur ranimé tressaille en l’écoutant.

C’est le même refrain, qu’en alignant les meules,
Les filles de mon temps chantaient à plein gosier…
Elles sont aujourd’hui de tremblantes aïeules
Et chauffent leurs doigts gourds aux charbons du brasier ;

Mais ce couplet naïf, que la brise m’apporte
Avec la suggestive odeur des fenaisons,
Me les a fait revoir — roses, la mine accorte,
Alertes comme aux jours de leurs jeunes saisons.

Il me semble qu’aux sons berceurs du chant rustique,
La fée Illusion a comblé le fossé
Qui séparait le lourd présent mélancolique
Des rivages joyeux et lointains du passé.

L’homme ne vieillit pas tout entier. La mémoire
Par un fil enchanté le ramène aux matins
Où ses vingt ans, épris de tendresse et de gloire,
Vers l’inconnu marchaient, allègres et hautains ;

Et c’est encore un peu de sève printanière
Qui lui revient, ainsi qu’on garde au bout des doigts
La poussière de l’aile, un instant prisonnière,
D’un papillon d’azur envolé dans les bois…


CHANSONS DANS LES BOIS



I


Le coq chante et le ciel se dore.
Quelle est cette brune aux yeux clairs
Qui sort de l’ombre des bois verts
Et descend, pareille à l’aurore ?
Elle est plus droite qu’un roseau
Et plus fraîche qu’avril nouveau.

Elle vient s’asseoir sous un frêne
Où la rivière va coulant.
A ses bruns cheveux dont le vent
Fait courir l’odeur par la plaine,
J’ai reconnu ma mie, ô gai !
Baignant ses pieds dans l’eau du gué…

Maudite cent fois la rivière
Qui nous sépare, ô mon trésor !
Afin de gagner l’autre bord,
Que ne suis-je grive ou verdière ?
Je m’envolerais près de toi,
Plus fier et plus heureux qu’un roi !

Je te prendrais par ta main blanche
Et nous irions en des vergers
Pleins de jasmins et d’orangers.
Ce serait comme un beau dimanche
Où les carillons d’alentour
Sonneraient nos noces d’amour…


II


Ma belle amie est un jardin,
Un jardin d’œillets et de roses ;
La rose blanche est sur son sein,
L’œillet rougit ses lèvres closes.

Mais la fleur qui fleurit ses yeux,
Nul n’a pu la nommer encore ;
Elle vient des mystérieux
Pays où croît la mandragore.

Elle est chatoyante parfois
Comme un arc-en-ciel qui s’irise,
Verte comme la source aux bois,
Ou bleu noir comme une merise.

Dis-moi, qui t’a fait de tels yeux ?
Quel sorcier, belle entre les belles,
A mis tant de charme amoureux
Dans le velours de tes prunelles ?

Ton regard verse dans mon cœur
Un philtre de mai qui m’enivre,
Et je goûte en plein la saveur,
L’exquise volupté de vivre.

Je me sens devenir plus doux
Envers les hommes et les choses.
Dévotement, à deux genoux,
Je bénis la terre et les roses ;

Les roses blanches de ton sein,
Ta bouche, rose cramoisie,
Aux baisers sucrés comme un vin
D’Alicante ou de Malvoisie.

Je bénis le son de ta voix…
Dès qu’à mon oreille il arrive,
Je crois entendre au fond des bois
L’allègre chanson de la grive.

Je bénis tes yeux, clair miroir…
Lorsqu’ils s’allument sous les voiles
De tes cils soyeux, je crois voir
Un ciel où dansent les étoiles.

Je te bénis toi-même enfin,
Toi dont le cœur aux portes closes
Pour moi s’est entr’ouvert soudain,
Comme un grand jardin plein de roses !


III


Demain j’épouse ma mie !
Sa porte est toute fleurie
De muguets et de lilas ;
Déjà mon cœur qui s’abuse
Croit ouïr la cornemuse
Sonner l’aubade, là-bas.

Pour tromper l’heure trop lente,
Vers la forêt verdissante
Je m’enfuis… Dans le chemin,
Les violettes précoces
Chuchotent : « Ce sont tes noces
Qu’on célébrera demain… »

Tout chante sur mon passage :
Le rossignolet sauvage,
Les arbres, la terre et l’eau.
Le ciel rit, le vent s’arrête ;
On dirait que pour ma fête
Le soleil s’est fait plus beau…

Chez nous la nuit me ramène ;
Mais j’y rentre avec ma peine,
Las et la tête à l’envers.
Au lit où je vais m’étendre,
Le sommeil tarde à me prendre ;
Je languis, les yeux ouverts…

Tout à coup, je vois paraître
Un rayon à la fenêtre :
Est-ce enfin le point du jour ?
Hélas ! non, ce n’est qu’un rêve,
C’est la lune qui se lève
Et qui claire dans la cour !

O lune, lune menteuse,
Descends, n’es-tu pas honteuse
D’aller à si petits pas ?
Là-haut, qu’attends-tu, seulette ?
Si j’avais mon arbalète,
Je te jetterais à bas !…


LE VAL D’AMOREY


La ferme au fond du val chauffe au soleil levant
Ses bâtimens trapus, sa toiture en auvent
Et son jardin clos de plant vif, où les légumes
Foisonnent en dépit de la froideur des brumes.
Devant elle, une gorge allonge entre deux bois
Les ondulations de ses pâtis étroits,
Et s’infléchit au gré d’un ruisselet fantasque,
Qui tantôt en droit fil part et court comme un Basque,
Et tantôt, paresseux, s’alentit et s’endort
Sous le voile mouvant des renoncules d’or.

Intime promenoir aux moites paysages !
Pour en goûter le charme et les grâces sauvages,
Il est bon d’y venir par un matin d’été.
L’aube mouille la prée ; on se croit transporté
Au pays d’Arcadie ou de Tempé la fraîche.
Eblouis de lumière au sortir de la crèche,
Les troupeaux du fermier, — chèvres, vaches et bœufs, —
Egratignent de leurs sabots le sol tourbeux,
Tandis qu’un jeune pâtre, accroupi dans les prêles,
Façonne avec des joncs un piège à sauterelles.
Percée en plein taillis et bordant le ruisseau,
Une fuyante allée arrondit son berceau
Où des papillons bleus l’essaim dansant s’agite.
Là, couché sur la mousse ainsi qu’un lièvre au gîte,
J’écoute en rêvassant les glouglous familiers
D’une source filtrée aux tiges des ronciers,
Et l’éveil des oiseaux qu’attire son eau vive ;
Trilles des loriots, arpèges de la grive,
Babil de l’effarvatte et des merles siffleurs
Résonnent dans l’air pur que parfument les fleurs
Des tilleuls et l’exquis bouquet du chèvrefeuille.

Cependant qu’au soleil la forêt se recueille,
Voici, le nez au vent et la queue en plumeau,
Maître renard en train de gagner son housteau ;
Le jarret las, après sa course matinale,
Il coupe lentement l’allée en diagonale ;
Moi, je repense à Jean La Fontaine, et le vois
Flânant par les sentiers de ses bois champenois,
Ecoutant tout pensif la rumeur éloignée
D’un chêne qui s’affaisse au choc de la cognée ;
Epiant quelque vol de ramiers, ou parmi
Les herbes du chemin un convoi de fourmi…
Peu à peu, remontant jusqu’aux âges antiques,
Je revis avec vous, Divinités rustiques,
Qui régniez sur les eaux, les prés et les ravins,
Naïades aux yeux pers, Ægipans et Sylvains.
La chaleur de midi, plus pesante, me plonge
En un sommeil fleuri d’images, — et je songe :

Un vieux Faune lascif bondit comme un chevreau
Vers la source où la nymphe effarée, hors de l’eau
Saute, éclabousse l’herbe et va parmi les saules
Cacher la nudité de ses blondes épaules…
O doux ressouvenirs des poèmes latins !
Mirages évoqués par la senteur des thyms,
Effluves capiteux et subtils de la sève
Que la verte saison extra vase !… En mon rêve,
Sous les hêtres j’entends des soupirs et des heurts :
Tac ! tac ! tac !… On dirait qu’une Dryade en pleurs
Frappe du doigt l’aubier qui la retient captive…
Un chant monte là-bas, sa musique m’arrive
A travers les halliers et le lierre grimpant.
Est-ce dans les roseaux la flûte du dieu Pan ?…

Illusion, hélas !… Seul, un grand pic-épeiche,
Fouillant à coups de bec une écorce revêche,
M’a tiré de mon somme avec son cri brutal.
L’invisible flûteur jouant au fond du val,
C’est un petit berger qui souffle à perdre haleine
Dans son chalumeau fait d’une paille d’aveine.
Jusqu’aux derniers arceaux du chemin vaporeux
Mon beau songe païen s’est enfui, plus peureux
Que la nymphe surprise en son bain et transie.
Mais le réel possède aussi sa poésie,
Qui reluit d’une saine et robuste beauté.
Dans les clartés d’argent de ce matin d’été,
La forêt qui descend vers la vallée étroite,
Les sinueux détours du ruisseau qui miroite,
L’aigre sifflet du pâtre et les troupeaux blottis
A l’ombre ou piétinant les gazons du pâtis,
Tout le frais paysage a des couleurs d’idylle
Et me touche le cœur comme un vers de Virgile.


SOUS LE TILLEUL


La rougeur du soleil couchant s’est assourdie.
Voici l’heure indécise où le ciel laisse voir,
Par endroits, sa couleur de turquoise verdie
Dans le cadre mouvant du feuillage plus noir.

Amis, laissez-moi seul… : Dans l’herbe de la berge,
Au pied de ce tilleul en fleur je m’étendrai,
Lorsque vous reprendrez le chemin de l’auberge,
Vous n’aurez qu’à sonner du cor, et je viendrai…

Le grand arbre a son fût déjà noyé dans l’ombre,
Mais un reste de jour, là-haut, éclaire encor
La cime parfumée et verte, aux fleurs sans nombre,
Où s’attarde un dernier bourdon d’abeilles d’or.

O magique pouvoir des sons et des arômes,
Tu réveilles au fond des cerveaux engourdis
Tout un essaim chantant d’invisibles fantômes,
Toute la floraison morte du temps jadis !

Le tilleul répandait la même odeur suave
Quand j’allais à vingt ans sous ses branches m’asseoir ;
Et la même rumeur mêlée à la voix grave
De l’heure s’envolait dans la vapeur du soir.

Tandis qu’à l’horizon naît la première étoile,
Là-bas, j’entends bruire ainsi qu’aux anciens jours
Les haletans métiers des vieux tisseurs de toile,
Et les rires d’enfans aux portes des faubourgs.

Pareils à la couleur du ciel mélancolique,
Pareils à ces parfums par la brume emportés,
Je sens sourdre en mon cœur le regret nostalgique
Et les remords confus des printemps avortés…


LE BON GITE


La riante maison, avec son frais décor
De grimpante verdure où la rose fleuronne,
Est déjà loin… En moi son charme reste encor,
Doux comme les parfums de la lande bretonne.

Toujours devant mes yeux j’ai le jardin d’automne,
Le fort abandonné, la plage au sable d’or
Et, des rocs de Porsic aux grottes de Cador,
La mer qui s’ensoleille et bleuit et moutonne.

Mais surtout je revois, dans les pampres rougis
Des vignes vierges, ceux qui font de ce logis
Le royaume du bon accueil et du bien-être.

Vive l’hôte chez qui l’on aime à revenir !
Car le gîte n’est rien, c’est la grâce du maître
Qui l’embaume à jamais au fond du souvenir.


LA COIFFE LORRAINE


Bonnet de mon pays, blanche coiffe lorraine,
Nos filles aux yeux bleus étaient fières jadis
Du double rang neigeux de tulles arrondis,
Qui couronnait leur front comme un bandeau de reine.

Maintenant tu n’es plus en honneur… A grand’peine,
On te revoit encore au fond d’un vieux logis,
Sur la tête de quelque aïeule en cheveux gris,
Assise auprès de l’âtre et tricotant sa laine.

O coiffe que portait Jeanne de Vaucouleurs
Lorsque les Voix, au seuil du verger domestique,
La poussaient au-devant des Anglais ravisseurs,

Les femmes d’à présent te trouvent trop antique !…
Et voilà que leurs fils ne se rappellent plus
La France mutilée et les terroirs perdus.


LE SABOT DE VÉNUS[1]


O Cypripède, fleur bizarre,
La plus cachée et la plus rare
Qui croisse en nos bois, les savans
T’ont donné Vénus pour marraine,
Une humble Vénus, souveraine
Dont les hêtres sont les servans.

Ton nom latin et symbolique,
Demi-païen, demi-rustique,
Evoque la fraîcheur d’un val
Où les bergères et les fées,
D’un rayon de lune coiffées,
Viendraient la nuit mener leur bal.

Comme autrefois la Fleur qui chante,
Fantasque et merveilleuse plante,
Que de gens t’ont cherchée en vain !
Tes amoureux, que rien n’arrête,
Ont pour découvrir, ta retraite
En vain fouillé combe et ravin.

Un jour cependant, à l’orée
D’une forêt inexplorée,
Pleine d’antiques tumulus,
Sur un tertre de terre noire
Je t’ai vu surgir dans ta gloire,
Etrange Sabot de Vénus.

Là, depuis des siècles sans nombre,
Tu t’épanouissais à l’ombre
Des murgers moussus et croulans ;
Au temps des légions romaines,
Là, tu grandissais sous les chênes
Hantés de souvenirs troublans.

Car c’est au fond de ces futaies,
Que nos aïeux porteurs de braies
Attaquèrent César vainqueur,
Et que, dans le choc des mêlées,
Leur sang rouge en larges coulées
Éclaboussa l’arbre et la fleur.

Toi, bravement, pour ta défense,
Pointant ta feuille en fer de lance,
Tu haussais le frêle étendard
De ton éclatant cimier jaune,
Et tu semblais une amazone
Farouche, qui brandit son dard…

Et te voici, comme au vieil âge,
Toujours belle, toujours sauvage ;
Mais la forêt dort à l’entour,
Et tu répands, magicienne,
Avec plus de grâce sereine
Ta capiteuse odeur d’amour !

Maintenant que je t’ai conquise,
A l’aspect de ta forme exquise,
Ma passion s’avive encor.
Pourtant, plus craintif et plus tendre,
C’est à peine si j’ose étendre
Ma main vers tes corolles d’or.

Devant toi, je reste en extase…
Le ruisseau chante, l’oiseau jase,
Un soupir monte… Je crois voir
La plante changer de figure
Et, nu sous la feuillée obscure,
Un corps féminin se mouvoir.

La blanche vision s’élève,
Floue, imprécise comme un rêve,
— Mais quel rêve et combien heureux ! —
Boucles flottantes, clair sourire,
Blonde vapeur où l’on respire
Le parfum épars des cheveux…

Sur les crosses de la fougère
La forme dansante et légère
M’enivre d’un regard câlin ;
Ainsi, jadis, dit la légende,
Dans les bois de Brocéliande
Viviane enchanta Merlin…


LES CHANSONS DU SOIR


La lune, de vapeurs cernée,
Se lève. Las de leur journée,

Les gens aux portes vont s’asseoir.
Viens, parmi les joncs et la menthe,
Auprès de l’écluse dormante,
Ecouter les chansons du soir.

Délicatement assourdie
Et fluide, leur mélodie
S’accorde avec le jour qui meurt,
Et leur musique qui nous berce
Est infinie et plus diverse
Que les herbes des prés en fleur.

Entre les vannes, l’eau blutée
S’égoutte ; sa plainte flûtée
Monte sous l’arche du vieux pont ;
Sur les fléchissantes aigrettes
Des roseaux le chœur des rainettes
Ainsi qu’un écho leur répond.

Cris des loirs maraudeurs de pêches,
Rumeurs des brebis dans les crèches
Et des bœufs quittant l’abreuvoir,
Frissons des mouvantes ramures,
Souffle onduleux des moissons mûres ;
O discrètes chansons du soir ! ..

Là-bas encor, très loin, écoute
Ce chant d’un piéton sur la route…
La voix qui s’en va dans la nuit
Semble, en s’y perdant affaiblie,
L’adieu plein de mélancolie
D’une Eurydice qui s’enfuit.

Et voici qu’à cet instant même,
Tout au fond de mon cœur qui t’aime,
Une chanson murmure aussi :
Complainte sourde et monotone,
Disant les déclins de l’automne,
L’âge plus lourd et le souci

Des décrépitudes fatales…
Dans les jardins des capitales,
Tels ces roulemens de tambour,
Avisant la foule attardée
Que la grille déjà gardée
Va se clore au tomber du jour…

Mais qu’importe !… J’ai ta tendresse,
Et je retrouve ma jeunesse
Dans tes yeux, comme en un miroir.
O mon amie, et la meilleure,
Savourons le charme de l’heure,
Ecoutons les chansons du soir…

Oui, peu me chaut que je vieillisse,
Si cet inespéré délice
M’est conservé jusqu’à la fin ;
Si, durant la suprême étape,
Avec toi j’épuise la grappe
Du bonheur goûté grain à grain.

Ta main blanche, fidèle et forte
Me conduira jusqu’à la porte
Qui s’ouvre sur l’inconnu noir,
Et j’aurai la douceur d’entendre,
Avec l’adieu de ta voix tendre,
La dernière chanson du soir.


ANDRE THEURIET.

  1. Ophrys Cypripedium, l’une de nos plus belles et de nos plus rares orchidées indigènes.