Retour au manoir - L’Adieu - Omnia fert Ætas

Retour au manoir
Frédéric Plessis

Revue des Deux Mondes tome 29, 1905


POÉSIES

RETOUR AU MANOIR



O bienfait du retour ! montons sur la terrasse
Pour revoir l’horizon où s’attachaient mes yeux,
Quand mon âme, attentive à l’âme des aïeux,
Lui demanda les vers que je lègue à ma race.

Viens reposer enfin tes yeux las de Paris
Sur la ligne qu’en bas font les toits du village
Par-delà les pommiers et les murs de l’herbage
Où le vieux cheval blanc paît avec les brebis.

Aspire la fraîcheur de la mer dans la brise ;
Ecoute les oiseaux dans le matin vermeil,
Et, sous le coq doré qui reluit au soleil,
Vois monter en plein ciel la flèche de l’église.

Au pied de ce clocher, dans la paix de la mort
Reposent ceux à qui nous devons cet asile ;
Aussi, quand nous rentrons des champs ou de la ville,
Dès qu’il nous apparaît, notre cœur bat plus fort.

C’est là que l’on aïeule eut près d’un siècle à vivre ;
Qu’un jour, à ses côtés, ma mère vint s’asseoir ;
C’est là que, tout à l’beure, à la table du soir,
Nos enfans pencheront la tête sur leur livre.

C’est là que notre fille, en son vêtement blanc,
Pour la première fois reçut la sainte hostie ;
Là, qu’un jour tu pleuras, de deuil anéantie,
Dans l’ombre, agenouillée au velours bleu du banc.

Et si nous pénétrons par ces routes sablées
Sous les ormes le long des houx et des lilas,
Les souvenirs partout se lèvent sur nos pas…
Et les parfums troublans des saisons en allées !

Saluons ces témoins de nos premiers aveux :
L’église, le manoir, autour d’eux la nature…
Celui qui ne doit rien à nulle créature
Nous combla de ces dons qu’il savait dans nos vœux.

Jours passés, jours vécus qui n’êtes plus qu’un rêve,
Histoire de nos cœurs retombant à l’oubli,
Vous l’avez empruntée à ce cadre embelli,
Votre gloire présente, aussi douce que brève.

L’agrément de la muse à notre humble destin,
Ne le devons-nous pas à ce décor d’idylle ?
N’est-ce pas grâce à lui qu’un écho de Virgile
Prête aux chants du foyer le noble accent latin ?


L’ADIEU


A travers le jardin l’hiver se glisse et rôde,
Et je n’entends plus rien que l’eau le long des toits
Ou le croassement de corbeaux en maraude
Et le bruit d’une hache au loin fendant du bois.
C’est le signe qu’il faut, d’un cœur lassé, reprendre
Le chemin de la ville et des mornes maisons,
Dire un long au revoir à mes chers horizons,

Ou peut-être un adieu, qui sait ? Comme la cendre
S’éparpille à nos doigts, s’ils veulent la saisir,
Le passé, que j’évoque à l’instant de partir,
M’échappe, sans couleur et de ligne fuyante,
Avec son long cortège où règnent les soucis…
La faute en serait-elle à mes yeux obscurcis ?
Pourtant, je reconnais une heure souriante
Qui se détache en blanc sur un ciel indécis.

O paisible manoir ! ô bosquets ! ô charmille !
Vous souvient-il du jour où parut à la grille
Le maître, jeune alors, aujourd’hui blanchissant ?
Ah ! vous pouviez déjà préparer votre lierre
Pour en orner le front du poète naissant…
Bois du pays normand, vieille gentilhommière,
Il parlerait de vous à des hommes lointains ;
Car, tel qu’un vagabond baissant des yeux timides,
Il ne vous venait pas le cœur et les mains vides :
Il vous portait l’honneur de ses propres destins.

Pareil à ce Romain qui d’un pli de sa toge
Pouvait faire sortir ou la guerre ou la paix,
Selon l’accueil hostile ou les premiers bienfaits
Il vous portait le choix du blâme ou de l’éloge,
L’obscurité toujours ou la gloire à jamais.
Car il avait trempé sa lèvre à l’onde antique ;
Il savait l’art secret, divin entre les arts,
Qui met ce que l’on aime à l’abri des hasards,
Celui-là qui fit don à la muse rustique
De pourpre deux fois teinte et digne des Césars,
L’art que peu de mortels méritent en partage
Et qui, pour le salut d’un modeste héritage,
Quand grondent le désordre et la rébellion,
Dicte au pasteur des vers que lise Pollion !

Bois longtemps inconnus dont tremble le feuillage
Aux vents froids de la mer et du septentrion,
Du pays du soleil il vous portait la lyre,
Il vous portait Virgile et sa Rome avec lui ;
Tout un monde d’où sort le monde d’aujourd’hui ;

Les Pénates sauvés des flammes ; le navire
Que des bords Phrygiens un vol heureux d’oiseaux
Guidait vers le dieu Tibre au front ceint de roseaux ;
Sur une tombe étroite où chancelle l’Empire
La muse répandant à pleines mains les lys ;
Le pallium flottant et les Aigles rigides,
Et Gallus et sa gloire inscrite aux Pyramides,
Aux arbres d’Arcadie, au cœur de Lycoris !
(Prodigue de ton souffle et du sang de ta veine,
Ah ! malheureux, pourquoi nous as-tu délaissés ?
L’heure de ta revanche était pourtant certaine
Et du coup dont tu meurs nous nous traînons blessés.)
Il vous portait la grâce et la leçon des fables :
En course sur les monts, un trait mortel au flanc,
Ou, frappant de stupeur Gortyne et ses étables,
Pasiphaé furtive au col du taureau blanc !
Il vous portait la noble et sereine élégie,
Scylla, Britomartis, tous ces noms enchantés,
Les peintures d’amour, les bas-reliefs sculptés,
Et les enseignemens d’une muse assagie
Qui, dans leur nudité, ne sont pas les moins beaux :
Les fastes des consuls, les titres des tombeaux.

Et c’est pourquoi, maison au foyer plein de cendre
Qui dans l’ombre auras vu passer tant de destins,
De cœurs évanouis et de flambeaux éteints,
O bois, où tout à l’heure encore je viens d’entendre
La ramure craquer sous le plus gris des ciels,
Vous ne refusez pas un adieu triste et tendre
À ce maître d’un jour qui vous fit immortels.


OMNIA FERT ÆTAS


Vous nous quittez un jour, ô vous muses aussi !
Dernière vanité dont nous ayons souci,
Don de tout voir en beau, de tout mettre en images,
De montrer les vieillards sous le manteau des mages
Et la jeunesse avec une rose aux cheveux ;
Don de tout transformer : en un parc merveilleux

Le jardin, en château la maison familière,
La source en Hippocrène, et de prendre le lierre,
Sous lequel un vieux mur se déjette et se rompt,
Pour celui dont jadis se couronnait le front
D’Horace en ses banquets ou du divin Virgile.
L’esprit, comme le corps, n’a qu’un temps d’être agile.
Je ne vous verrai plus sur vos monts éclatans,
Muses qu’un grand amour m’a fait suivre longtemps !
Ni vous, à vos bords frais, ô nymphes bocagères !
Je ne le nierai pas : vous m’avez été chères,
Et j’aimais dans les bois, pour d’autres yeux déserts,
Epier vos longs jeux, vos danses, vos concerts
Sous l’antique clarté dont s’argentaient les mousses.
Je ne le nierai pas : vous m’avez été douces.
Mais je vous dis adieu, puisque vous le voulez,
Et que des rêves morts et des jours écoulés
Et du vol frémissant de ma jeune Chimère
Rien ne subsiste plus qu’une mémoire amère.
Et sans doute il convient qu’au départ ceint de fleurs
Et sonore de chants joyeux ou querelleurs,
Vers la rive natale, après la longue absence,
Sur l’eau triste du soir l’esquif rentre en silence.


FREDERIC PLESSIS.