Religions et ReligionOllendorfŒuvres complètes, tome 29 (p. 234-241).
DES VOIX  ►

III

RIEN.



*


Mais quelqu’un me vient-il en aide, ô nuit farouche ?
J’écoutais, j’entendis. Ombre obscure ! Une bouche
Parlait, et dégageait de la brume en parlant.

— « La croyance est une hydre et vous ronge le flanc.
Niez tout. Ô vivants, l’atome sort, puis rentre.
Pas de ciel, pas d’enfer. L’ombre éparse. Aucun centre.
Rien n’existe en deçà, rien n’existe au de la.
Tout meurt. Dormez. »

Ainsi l’étrange voix parla.

Ô nuit ! qu’est-ce que c’est que cet auxiliaire ?
Mais écoutons. La voix poursuit.

« Ô fourmilière,
Ô foule, ô genre humain ! L’homme flotte, et c’est tout.
Cette apparence d’être est un moment debout ;
Il palpite le temps d’être inique, funeste,
Méchant, obscène, aveugle ; et qu’est-ce qu’il en reste ?
La terre le reprend et dit : A-t-il été ?
Et la terre elle-même est-elle ? Ô cécité !
Ténèbres ! Vous nommez ces feux follets des âmes ?
C’est du néant. Passant, qu’est-ce que tu réclames ?

« Homme, tu n’as à toi que l’heure où tu te meus,
Triste ou gai, sage ou fou, dans l’affreux tout brumeux !

Goutte d’eau, quand la mer s’ouvre, à quoi bon la lutte ?
Prends ce que ton destin a de clair, la minute,
Avril quand il sourit, la fleur quand elle éclôt.
Laisse au gouffre éternel rouler l’éternel flot.
Vis, meurs.

Vis, meurs. « Tu veux un Dieu, toi l’homme, afin d’en être.
Si tu veux l’infini, c’est pour y reparaître.
Quoi ! vivre avant la vie et vivre après la mort !
Traverser toute l’ombre immense avec ton sort !
Que ce cosmos, couvert du voile babélique,
De ton moi misérable à jamais se complique !
Que tout ce que régit l’inconcevable loi
Soit nécessairement un composé de toi !
Que tu n’en puisses point être absent ! que tu fasses,
Toujours vivant, le fond de toutes ces surfaces !
Que jamais l’être humain, rayé, clos, aboli,
Ne s’appelle trépas et ne se nomme oubli !
Quoi ! ce qu’a reçu l’homme, il ne doit pas le rendre !
Il est ; donc il sera ! Quoi, l’homme, cette cendre
Sur qui le vent de vie obscurément souffla,
Être quelqu’un ! Quel rêve absurde fais-tu là !
Ce monde est-il ? Qui sait ? N’est-il pas ? C’est possible.
Tout flotte. Le certain n’est pas dans le visible.
Mais toi, fourmi, ciron, grain de poussière, avoir
Une place quelconque en ce grand chaos noir !
Vain songe du néant dont ton orgueil est dupe !
Vas-tu croire qu’un Dieu — s’il existe — s’occupe
De toi, larve ! et qu’il veille et médite, agité
Par l’éphémère au fond de son éternité !

« Matière ou pur esprit, bloc sourd ou dieu sublime,
Le monde, quel qu’il soit, c’est ce qui dans l’abîme
N’a pas dû commencer et ne doit pas finir.
Quelle prétention as-tu d’appartenir
À l’unité suprême et d’en faire partie,
Toi, fuite ! toi monade en naissant engloutie,

Qui jettes sur le gouffre un regard insensé,
Et qui meurs quand le cri de ta vie est poussé !

« Ah ! triste Adam, flocon qui fonds presque avant d’être,
Lugubre humanité, n’est-ce pas trop de naître ?
N’est-ce pas trop d’avoir à vivre, en vérité,
Ô morne genre humain, bref, rapide, emporté !
Il ne te suffit pas, quoique ta fange souffre,
D’apparaître une fois dans la lueur du gouffre !
L’homme éternel, voilà ce que l’homme comprend.
Tu demandes au ciel, au grand ciel ignorant
Qui t’assourdit de foudre et t’aveugle d’étoiles,
Quel fil te noue, ô mouche, à ses énormes toiles,
Comment il tient à l’homme, et quel est ce lien ?
Tu devrais te sentir pourtant tellement rien
Qu’avec ce vil néant que tu nommes ta sphère
Le ciel — en supposant qu’il soit — n’a rien à faire !
Tout ce qu’il peut cacher, couver ou contenir,
Est hors de toi, qui n’as qu’un soir pour avenir.
Ô le risible effort de rattacher ce dôme
De prodige, d’horreur et d’ombre à ton atome !
Quel besoin as-tu donc d’être de l’univers ?
Chair promise au tombeau, contente-toi des vers !

« Et d’ailleurs, à quoi bon avoir un personnage
Dans ce mystérieux et fatal engrenage ?
À quoi bon être un pli dans ces flux et reflux
Qui font effort pour être et déjà ne sont plus ?
À quoi bon être un chiffre et compter dans la foule
Qui n’est que de l’écume ajoutée à la houle ?
Regarde : tout est vain, fuyant, triste, inouï.
Avant d’être apparu, tout est évanoui.
Ces groupes de soleils, de globes, de planètes,
Moins funèbres peut-être ou plus noirs que vous n’êtes ;
Ce zodiaque obscur qui jamais ne finit
De descendre au nadir, de monter au zénith ;
Ces Jupiters, ces Mars, ces Vénus, ces Saturnes,

Qui semblent des édens ou des bagnes nocturnes,
Et qu’on rêve peuplés d’anges ou de démons
D’après l’ombre que font sur leur face les monts ;
Ces visions de cieux que rougit ou que dore
Tantôt le soir sanglant, tantôt la fauve aurore ;
Ces lunes dont on voit l’épouvantable flanc ;
Ces blêmes tourbillons, ces abîmes roulant
Des apparitions de mondes dans leurs vagues ;
Cette succession de créations vagues
Qu’on aperçoit au fond des gouffres entr’ouverts ;
Cet enchevêtrement d’astres et d’univers
Dont la série immense et pâle se dévide
Dans le ciel, dit Platon ; Pyrrhon dit : dans le vide ;
Spectres qui n’ont entre eux rien de commun, sinon
Qu’un chaînon traîne et tire à lui l’autre chaînon ;
Ces constellations confusément tournées
Par la roue invisible et sombre des années,
Et qui te feraient peur si nous pénétrions
Jusqu’aux profonds azurs de leurs septentrions ;
Ces masques effrayants d’une vie inconnue
Qu’entrevoit le songeur au-delà de la nue ;
Ces firmaments qu’on sonde et dont on n’est pas sûr ;
L’aérolithe, errant en foule dans l’azur,
Plus nombreux que l’abeille au sommet de l’Hymète,
Le météore au vol furieux, la comète
Qui s’évade d’un ciel comme d’un cabanon,
Tous ces mondes ne sont que les formes, sans nom
De l’obscurité vaste et morne des espaces ;
Et que gagneras-tu, toi, pauvre esprit qui passes,
Quand tu mêleras l’homme, et son trouble, et son bruit,
À ces nœuds de fumée ondoyant dans la nuit ?

« Dieu n’est pas. Nie et dors. Tu n’es pas responsable.
Ris de l’inaccessible, étant l’insaisissable.
Sois humble, pas de ciel. Pas d’enfer, sois content.
Fais ce que tu voudras. Personne ne t’attend.
J’ai dit. — »


*


J’ai dit. — » Soit. Plus d’enfer. —

J’ai dit. — » Soit. Plus d’enfer. — Mais rien après la vie,
Rien avant ; la lueur des ténèbres suivie ;
Tout ramené pour l’homme à l’instinct animal ;
Le bien n’ayant pas plus raison contre le mal
Que le tropique n’a raison contre le pôle ;
De Sade, triomphant, raillant Vincent de Paule ;
Tout réduit à l’atome inerte, inconscient,
Sourd, tantôt tourmenteur et tantôt patient ;
Tout dans les appétits et dans les épigastres ;
Par l’aube, par le jour, par la nuit, par les astres,
Par l’univers, sur l’homme ouvert et refermé,
Socrate démenti, Lacenaire affirmé ;
Pour tout dogme : ― « Il n’est point de vertus ni de vices ;
« Sois tigre, si tu peux. Pourvu que tu jouisses,
« Vis n’importe comment pour finir n’importe où ; » ―
Caligula le sage, Aristide le fou ;
Jésus-Christ et Judas désagrégés ensemble,
Puis remêlés à l’ombre éternelle qui tremble,
Sans que l’atome, au fond de l’être ou tout périt,
Sache s’il fut Judas ou s’il fut Jésus-Christ ! ―

Oui, c’est vrai, plus d’enfer, rêve hideux de Rome,
Plus d’affreux punisseur rôdant derrière l’homme.

Mais tout nivelant tout ; je croyais, tu niais,
Qu’importe ! l’honneur sot, le martyre niais ;
Pas d’âme ; pas de moi qui survive et qui dure ;
L’infâme égalité de l’astre et de l’ordure ;
La pourriture, ô deuil ! reprenant tout Brutus ;
C’est-à-dire pas plus d’astres que de vertus ;
L’azur roulant, aux plis de ses ténébreux voiles,
Dans un spectre de ciel des fantômes d’étoiles ! ―


Oui, c’est vrai, plus de fourche au poing de Lucifer,
Plus d’éternel bûcher flamboyant, plus d’enfer.

Mais l’atome Attila, fatal, irresponsable,
Comme l’atome feu, comme l’atome sable,
Innocent, ne pouvant pas plus être accusé
Pour un peuple aboli, pour un monde écrasé
Que l’un d’éboulement et l’autre d’incendie ;
Que Job racle sa plaie et qu’Homère mendie,
Trimalcion les vaut, faisant un bon repas ;
Marc-Aurèle ? À quoi bon ? Tibère ? Pourquoi pas ?
Néron, Trajan, ce n’est qu’une forme qui flotte ;
Ce que vous nommez czar, tyran, bourreau, despote,
Mange de l’homme ainsi que vous mangez du pain ;
Après ? Pour le grand tout, qui vous permet la faim,
Un grain de blé mûr pèse autant que Caton libre ;
Tout rentre dans l’immense et tranquille équilibre
Dès que le pain est mort et l’homme digéré.
Demain le dévorant sera le dévoré ;
L’atome qui fut aigle, éperdu, fuira l’aile
De l’atome qui fut colombe ou tourterelle ;
Les transformations du gouffre écraseront,
Roi, ce qui fut ton pied sous ce qui fut mon front ;
L’agneau devenu loup teindra de sang sa griffe,
Et ce sera le tour de Christ d’être Caïphe,
Sans même que ce soit revanche et châtiment,
Nul n’ayant conscience en dehors du moment,
Le fil étant rompu d’un avatar à l’autre.
Qu’appelez-vous faux, vrai, droit ou devoir ? L’apôtre,
Le bourreau, le héros, le traître, tout est vain.

Oh ! que rien ne soit plus bon, grand, sacré, divin ;
Que tout soit le hasard, l’ébauche, le décombre,
L’éclosion du pou dans les cheveux de l’ombre ;
Que la création, ivre d’obscurité,
Soit idiote, et n’ait à son extrémité
Rien qu’on puisse nommer amour, raison, justice ;

Qu’après avoir vomi, lugubre, elle engloutisse ;
Et n’ait pour résultat, en souffrant, en créant,
Que de donner un peu de vermine au néant ;
Qu’il ne soit pas prouvé que cette terre, en somme,
Sent la démangeaison de la vie et de l’homme ;
Qu’il ne soit nulle part d’idéal, ni de loi ;
Que tout soit sans réponse et demande pourquoi ;
Que l’être, en supposant que l’abîme livide
Ne nous recrache pas ce mot sinistre et vide,
Se résolve, au milieu d’un vain frisson qui fuit,
En un fourmillement aveugle dans la nuit ;
Que le fond noir de tout rampe, et soit quelque chose
Qui ne sait pas, qui luit sans jour, qui va sans cause,
Un hideux bloc abstrait, pas même une prison,
Une espèce de mort énorme, sans raison
Pour entrer dans la nuit, pour sortir de la tombe,
Un vague tournoiement de poussière qui tombe… —
Quoi ! lorsqu’on s’est aimé, pleurs et cris superflus,
Ne jamais se revoir, jamais, jamais ! ne plus
Se donner rendez-vous au delà de la vie !
Quoi ! la petite tête éblouie et ravie,
L’enfant qui souriait et qui s’en est allé,
Mères, c’est de la nuit ! cela s’est envolé !
Quoi ! toi que j’aime, toi qui me fais de l’aurore,
Femme par qui je sens en moi l’archange éclore,
Quoi ! le néant rira quand, pâle, je dirai :
— Attends-moi, je te suis, je viens, être adoré !
Prépare-moi ma place en ton lit solitaire ! ―
Quoi ! le seul lieu qu’on ait besoin d’aimer sur terre
Et de sentir vivant, le tombeau, serait mort !
En présence des cieux, quoi ! l’espérance a tort !
Le deuil qui tord mon cœur en exprime un mensonge !
Pas d’avenir ! un vide où l’œil égaré plonge !
Fosse en la profondeur, linceul sur la hauteur !
Pour mouvement la vie et la mort pour moteur !
La cécité, tournant sans but sur elle-même,
Engendre la lumière, imposture suprême ;

L’être inutilement s’élève et se détruit ;
Le monde croule au gré d’une haleine de nuit ;
Le vent est l’enveloppe obscure de la brume ;
Pour s’éteindre à jamais un instant on s’allume ;
Tout est l’horrible roue, et Rien le cabestan !…
Rien !

Rien ! Oh ! reprends ce Rien, gouffre, et rends-nous Satan !