Relation historique de la peste de Marseille en 1720/26

 : Observations en fin de livre.
Pierre Marteau (p. 481-512).
Observations.


Relation historique de la peste de Marseille en 1720, 1721 - Bandeau 3
Relation historique de la peste de Marseille en 1720, 1721 - Bandeau 3

OBSERVATIONS


Sur la maladie contagieuſe de Marſeille.



ON ne ſe propoſe que de donner quelques Obſervations génerales, fondées ſur des faits & des experiences bien averées ; c’eſt pourquoi on n’entrera ici dans aucun examen ſur la nature du mal & ſur ſa cauſe, ni dans aucune explication des ſymptômes ; on ne rendra pas même raiſon des changemens frequens qui arrivent dans le cours de la maladie, ni des obſervations qu’on en a faites ; toutes ces choſes ſe préſenteront d’elles-mêmes à ceux qui ſont initiés dans nos miſteres : on ſe diſpenſera encore de marquer l’origine du mal, & d’en ſuivre les progrès, cela eſt tout-à-fait étranger & inutile au but qu’on ſe propoſe ; on va ſeulement en diſtinguer les periodes, & en marquer le tems, parce qu’ils influent dans la connoiſſance de la maladie.

Elle commença cette maladie au commencement de Juillet chez des pauvres gens, & dans une ruë qui n’eſt habitée que par de menu peuple. Le premier malade n’eût qu’un ſimple charbon ; quelques jours après d’autres dans la même ruë furent attaqués de fiévres, qu’on crût ſimplement malignes avec des puſtules gangreneuſes, & moururent,

Inſenſiblement le mal pullula dans cette ruë, les ſymptômes de malignité, & les marques exterieures de contagion ſe multiplierent avec les malades, juſques à ce que la choſe éclatat par une plus grande mortalité en un même jour, ce qui fût environ le 20. de ce même mois.

En peu de jours le mal ſe communiqua dans les ruës voiſines ; & à l’entrée du mois d’Août il fût répandu dans tous les quartiers, avant le 10. du mois preſque dans toutes les ruës, & enfin au milieu du mois preſque dans toutes les maiſons de la Ville ; tout le reſte de ce mois, & pendant tout Septembre, la maladie a été d’une violence extraordinaire, & a fait un affreux carnage,

Dans le mois d’Octobre le mal s’eſt adouci, il a été moins mortel, & le nombre des malades moins grand, ce qui alla toûjours en diminuant les mois ſuivants. On peut donc fixer le premier periode du mal, ou ſes commencemens, au mois de Juillet ; le ſecond ou ſa vigueur, à ceux d’Août & de Septembre ; le troiſiéme, à celui d’Octobre & de Novembre ; & le quatriéme, à ceux de Decembre & Janvier : ce qui a paru les mois ſuivants, a plûtôt été les ſuites qu’une continuation du mal.

Tout ce que nous avons à dire ſur la nature de la maladie, c’eſt qu’il n’y en eut jamais de plus maligne, de plus contagieuſe, ni de plus funeſte ; & on oſe aſſurer, que de toutes celles que les Hiſtoriens raportent, que les Auteurs de Medecine décrivent, & que nos Négociants & nos gens de mer ont vû dans les differentes Contrées du Levant ; aucune n’a été ſi rapide dans ſes progrès, ni ſi violente dans ſes effets que celle-ci.

Il eſt évident que la cauſe de ce mal n’eſt autre qu’un venin qui ſe communique par contagion, Nous laiſſons dire à ceux qui ne voient la maladie que de loin, que c’eſt une fiévre maligne ordinaire cauſée par les mauvais alimens, & par la miſere, comme étoient celles qui ravagerent certaines Villes du Royaume il y a quelques années ; ce n’eſt plus le bas peuple qui a ſouffert par la diſette, que l’on voit attaqué de ce mal, c’eſt toute une Ville, & ceux qu’un état aiſé avoit garanti des incommodités de la diſette, n’ont pû ſe ſauver de l’incendie génerale. Toutes ces grandes idées des ſiſtêmes modernes s’évanoüiſſent à la vûë de nos malades, & la theorie la plus rafinée ſe trouve déconcertée, quand il faut mettre la main à l’œuvre.

Il ſeroit difficile de déterminer la nature de ce venin à la maniere dont il agit dans le ſang : accoûtumés à tout raporter à nos idées, & ne connoiſſant que deux manieres dont le ſang peut être altéré & ſe corrompre, on demandera d’abord ſi ce venin diſſout le ſang, ou bien s’il le fige & le coagule. La bizarrerie des ſymptômes a fait qu’on n’a pû s’aſſûrer préciſément ni de l’un ni de l’autre, & que même on a crû voir ces deux états du ſang ſe ſucceder ſouvent dans le même malade ; on n’a pas pû fonder aucun jugement ſolide ſur la vûë du ſang dans la palete, ayant paru dans les uns d’une conſiſtance naturelle, dans les autres peu lié & plus liquide, & dans d’autres tout-à-fait coüeneux & inflammatoire, dans les uns tout-à-fait figé, en ſorte qu’il n’en ſortoit pas une goute par l’ouverture de la veine, dans les autres entierement diſſous & fondu. Mais comme on ne doit pas croire que le ſang ne ſoit ſuſceptible que de ces deux ſortes d’alterations que nous connoiſſons, & qu’il peut y en avoir une infinité d’autres que nous n’avons pas encore découvertes, il eſt probable que ce venin altere le ſang & le corrompt d’une de ces manieres qui nous ſont inconnuës, nous laiſſons à des Phyſiciens plus curieux & plus habiles à la deviner.

Il n’eſt pas moins difficile de déterminer la nature de ce venin, la même varieté des ſymptômes rend incertains tous les raiſonnemens que l’on pourroit faire là-deſſus ; cependant comme ſes effets les plus ordinaires ſont les irritations, les chaleurs, les agitations violentes, on peut croire qu’il tient de la nature de l’acre. Nous paſſons legerement ſur des choſes qui ſont hors des bornes que nous nous ſommes preſcrites.

L’ouverture des cadavres n’a rien découvert de particulier ſur la nature du mal, ni ſur ſa cauſe : dans les uns tout a paru dans un état naturel, & dans les autres on n’a trouvé que quelques legeres inflammations dans le bas ventre, qui étoient certainement les dernieres productions de la maladie.

Elle eſt ſouvent précedée cette maladie de dégoût, de nauſées, & de vertiges, de douleurs dans les jambes ; quelquefois elle ſaiſit bruſquement ſans aucune incommodité précedente ; elle ſe déclare preſque toûjours par un petit friſſon, par des maux de cœur, des nauſées, des vomiſſemens, & le mal de tête, ou des vertiges & des étourdiſſemens : à ce friſſon ſuccede une fiévre des plus vives & des plus fortes, avec une chaleur acre & brûlante. La violence du mal répond toûjours à celle des ſymptômes qui l’annoncent, en ſorte que ſi le froid eſt long, le mal de tête & le vomiſſement violens, on doit s’attendre à une grande maladie : quelquefois ce mal a commencé ſans aucun ſymptôme par une petite fiévre, qui veritablement augmentoit bientôt ; & ces heureux commencemens étoient preſque toûjours d’un bon augure pour le malade.

On voit par-là que nous n’avons eu que deux ſortes de malades, ſans entrer dans des diſtinctions ſcrupuleuſes, qui en multipliant les eſpeces du mal, ne ſervent qu’à en donner des idées plus confuſes, bien loin de l’éclaircir. Les uns avoient le mal benin & leger, les autres l’avoient violent, les uns & les autres avec ou ſans éruptions exterieures. Nous n’avons rien à dire des premiers, ils guériſſoient d’eux-mêmes, & preſque ſans aucun ſecours de l’art ; car ceux qui ne pouſſoient rien au-dehors ; voyoient terminer leur fiévre en quatre ou cinq jours par un doux purgatif, ou par une ſueur qui ſuccedoit à l’operation d’un leger émetique, quand il avoit été indiqué. Ceux en qui la nature faiſoit un généreux effort pour ſecoüer le joug du venin, avoient le plaiſir de voir leurs bubons venir d’eux-mêmes à une heureuſe ſupuration, ou preſque ſur le champ, ou bien long-tems après dans 20. 30. jours, ſans que pendant tout ce tems-là ils reſſentiſſent aucune incommodité : d’autres encore plus heureux les voyoient diſparoître & ſe reſoudre inſenſiblement, ſans uſer d’aucun remede ni d’aucun purgatif, & cela ſans aucune incommodité, & avec une parfaite integrité de toutes leurs fonctions, mais ceux-là faiſoient le plus petit nombre, quoi qu’on en diſe : car ſi on conſidere qu’il n’a pas échapé la moitié des malades, & que parmi ceux qui ont été ſauvés, pluſieurs ont eu le mal violent, on reconnoîtra aiſément que cette premiere ſorte de malades ne peut pas avoir été ſi nombreuſe.

La ſeconde eſpece de malades a éprouvé toute la rigueur du mal, les uns par des morts ſubites, ſans aucune maladie précedente ; les autres par des morts promptes, en ſix ou huit heures de maladie, d’autres en 24. heures, & le plus grand nombre en deux ou trois jours, & c’étoient ceux qui ne pouſſoient rien en dehors ou qui ne pouſſoient que des éruptions foibles & incapables de les dégager, & cela dans le premier & ſecond periode du mal, quand la maladie alloit au-delà de trois jours, elle donnoit un peu plus d’eſperance, ſur tout quand c’étoit à la faveur des éruptions exterieures ; ce qui eſt devenu plus frequent dans le troiſiéme periode, & ceux-ci alloient un peu plus loin juſqu’au quatriéme, au cinquiéme, ou au ſixiéme jour, & alors ſi les éruptions ſe ſoûtenoient, ils ſe tiroient d’affaire ; mais ſi au contraire elles s’affaiſſoient, ou qu’elles diſparuſſent, ces malades mouroient auſſi cruellement que les autres.

Quelques-uns mouroient ſans aucun ſymptôme ſenſible, & avec un pouls preſque naturel, & ne ſe plaignant que de foibleſſe & d’abattement ; ils avoient pourtant des yeux étincelans & le regard égaré, auſſi ſe méfioit-on toûjours de cette fauſſe tranquilité du malade : d’autres après une entiere ceſſation des ſymptômes les plus violens, & ſe ſentant tout-à-fait bien, mouroient dans la nuit ou le lendemain, ſans qu’on pût reconnoître aucune cauſe manifeſte d’une mort ſi imprévûë.

Quand la maladie ſe terminoit heureuſement, c’étoit ordinairement au huitiéme jour, ou tout au plus tard au dix, que la fiévre ceſſoit ; & ſi elle alloit au-dela, c’étoit par la réſiſtance de quelque ſymptôme, qui demandoit une curation particuliere.

La vigueur de l’âge & du temperamment ne ſervoient qu’à rendre le mal plus violent & plus mortel, comme la foibleſſe de l’âge, du ſexe, & du temperamment, rendoit plus ſuſceptible de cette maladie ; auſſi avons-nous vû les enfans & les femmes pris les premiers dans toutes les familles, & ſur-tout les femmes enceintes, qu’on a eu le chagrin de voir périr preſque toutes. Ce mal n’a épargné aucun âge, il a attaqué toute ſorte de perſonnes depuis les enfans de lait juſques aux vieillards, il a pourtant reſpecté, pour ainſi dire, ceux qui étoient dans un âge décrepit.

Ou n’a vû la langue noire qu’à fort peu de malades, mais tous l’avoient blanche & chargée, l’alteration étoit extraordinaire, même avec la fiévre la plus legere, ſans pourtant que les malades ſe plaignirent de cette ſoif, ni qu’ils ſentiſſent quelquefois cette alteration ; les plus malades ont les yeux vifs & étincelans, même dans les plus grandes foibleſſes, & le regard affreux à peu près comme les hydrophobiques, & ces yeux étincelans étoient toûjours d’un mauvais augure. C’eſt ſans doute par-là que quelques Chirurgiens qui ont hanté le Levant, ſe vantent de connoître de trente pas loin, ſi un homme eſt attaqué de peſte.

Les excremens de nos malades n’avoient rien de particulier, l’infection n’en étoit pas même trop grande, elle l’eſt beaucoup plus dans les fiévres malignes ordinaires : les urines étoient preſque toûjours naturelles, elles avoient ſouvent une pellicule huileuſe au-deſſus, comme celle des phtyſiques : quelquefois elles ſont un peu rouges & altérées le premier jour de la maladie, quand la fiévre eſt violente, on en a vû pourtant quelquefois d’extrêmement rouges, & preſque de la couleur du ſang.

On aura de la peine à croire que ces malades n’exhalent point de mauvaiſes odeurs, & n’ont rien de rebutant, veritablement après quelques jours de maladie, on ſent une odeur douceâtre, ſur tout quand le malade ſuë, qui eſt déſagreable ſans être trop forte ni infecte ; & cette odeur douceâtre ſe communique à tout ce qui a ſervi à l’uſage des malades, aux meubles & aux chambres même, & ne ſe perd qu’après que ces choſes ont palle par l’eau boüillante, & ont été expoſées long-tems à l’air.

Les ſymptômes qui accompagnent la maladie ſont les mêmes que ceux des fiévres malignes, avec cette difference qu’ils ſont ici plus violens, & qu’ils s’élevent dès la premiere attaque du mal, & d’abord après le premier friſſon. Tels ſont l’abbattement, inquiétudes, nauſées, vomiſſemens, maux de cœur défaillance, opreſſion diarrhée, hémorragies, affection ſoporeuſe, délire, phréneſie, & ces derniers étoient les plus fréquens & les plus ordinaires, & ne finiſſoient guére que par la mort du malade. Rarement on a vû des convulſions & des mouvemens convulſifs, & ces ſymptômes paroiſſoient ſur tout dans ceux qui n’avoient aucune éruption, ou qui les avoient foibles & languiſſantes.

Quelquefois le mal prenoit en guiſe de fiévre intermittente par un petit friſſon aux extrêmités qui duroit quatre à cinq heures, & revenoit tous les jours à la même heure, ſuivi d’une chaleur forte avec les ſymptômes les plus fâcheux ; auſſi le ſecond ou le troiſiéme accès emportoit toûjours le malade.

Dans le premier periode du mal, & au commencement du ſecond, les malades rejettoient quantité de vers par le haut & par le bas, ſur tout les enfans & les femmes, ce qui joint à la cherté des denrées, & à l’abondance des fruits qu’il y avoit eu cette année, confirmoit nos Magiſtrats & nos Citoyens dans la fauſſe créance que cette maladie n’étoit qu’une ſimple fiévre maligne, cauſée par les mauvais alimens & par la miſere.

On a vû très-peu de malades en qui la nature n’ait fait quelque effort. Pour ſe dégager de ce venin & le pouſſer déhors par des dépôts ou éruptions exterieures, comme bubons, charbons, puſtules, &c. ceux en qui elle ne pouſſoit rien au-dehors, éprouvoient toute la rigueur du mal, comme nous l’avons déja obſervé, & ils mouroient ordinairement en 24. heures ou en deux jours, quelques remedes qu’on leur fit : ils étoient ordinairement couverts d’exanthémes, qui étoient l’éruption la plus infructueuſe, & ne ſervoit qu’à fonder un prognoſtic fâcheux : quand elles devenoient noires, elles annonçoient toûjours une mort prochaine.

Les bubons ſortoient aux aînes, & ſouvent au-deſſous, & à ces glandes qui occupent la partie ſuperieure de la cuiſſe & ſous les aiſſelles ; il ſurvenoit des tumeurs au col, & des parotides : ils paroiſſoient dès que le mal ſe déclaroit., ou bien le ſecond ou le troiſiéme jour, & rarement après la fiévre finie. Les premiers n’étoient ſouvent d’aucune utilité, & n’empêchoient pas les progrès de la maladie, les ſeconds étoient plus favorables, & quelquefois veritablement critiques, je veux dire avec diminution des ſymptômes, & de la fiévre, qui finit au terme que nous avons marqué, calmant inſenſiblement à meſure que le bubon s’éleve. Les tumeurs du col, & les parotides ont preſque toûjours été mortelles, ſur tout quand elles étoient doubles, & ces malades périſſoient par la ſuffocation, quelque évacuation que l’on eût pû faire pour la prévenir ; dans le premier & ſecond période du mal, on ne pouvoit amener preſque aucun bubon à ſupuration ; dans la ſuite, & ſur la fin de ce même periode, le mal commençant à s’adoucir, on a vû preſque tous les bubons ſupurer, quoi qu’on n’eût pas changé de remedes, ni de methode. Quelques-uns après leurs bubons rentrés ont rendu du pus par les urines pendant pluſieurs jours.

Les charbons & les puſtules ont été dans tous les périodes du mal une éruption aſſez favorable & aſſez ſûre, ſur tout quand il y en avoit plus que d’un : les charbons paroiſſoient comme les anthrax & les charbons ordinaires, & ſortoient dans toutes les parties du corps, quelquefois au commencement, quelquefois dans la ſuite de la maladie, ſouvent au-deſſous du bubon, & preſque toûjours avec ſoulagement pour le malade ; on a pourtant remarqué que ceux qui venoient au col, étoient preſque toûjours funeſtes.

Les puſtules s’élevent comme de petits furoncles ou bubons, en forme de pain de ſucre avec une rougeur à la baze & un point blanc à la cime : dans quelques heures ce point blanc ſe deſſeche & devient noir, la tumeur s’étend, la rougeur diminuë, & il ſe forme une dureté tout au tour de la tumeur. Ces puſtules ſont fort douloureuſes, & font un eſcarre comme les charbons ; elles paroiſſoient ou au commencement ou dans la ſuite du mal ; & dans le troiſiéme & dernier période, elles ſortoient avant que la fiévre ſe déclara, & que le malade ſentit aucun mal : on en a vû quelquefois ſortir ſur les bubons & ſur les parotides, mais celles-là n’ont jamais été d’un bon augure.

On fondoit ordinairement le prognoſtic de la maladie ſur les ſymptômes qui l’accompagnoient, ſur l’état du poulx, & ſur les éruptions ; il étoit rare de voir échaper des malades avec des ſymptômes violens, & ſans aucune éruption critique. De même le bon ou le mauvais état du poulx décidoit auſſi du ſort du malade ; car ceux qui avoient le poulx bon, ouvert, fort & égal, pouvoient eſperer de ſe tirer d’affaire avec le ſecours des remedes, quelques violens que fuſſent les ſymptômes ; au lieu que ceux qui avoient le poulx petit, foible, inégal, frequent & obſcur, avoient tout à craindre, quelque leger que le mal parut, & quoi qu’il ne fût ſuivi d’aucun ſymptôme fâcheux, & ſouvent même avec les éruptions les plus heureuſes. Elles influent encore ces éruptions dans le pronoſtic de la maladie : celles qui paroiſſent dès la premiere attaque du mal, ſont les moins favorables ; mais celles qui ne ſe montrent que le troiſiéme ou le quatriéme jour, donnent plus d’eſperance, ſur tout quand elles ſont vives & animées.

Par la ſeule deſcription du mal, on voit d’abord que ce n’eſt point une maladie d’un ſeul remede, elle varie autant & même plus que toutes les autres eſpeces de fiévre, cette varieté jointe à la bizarrerie des ſymptômes, ne permettent même pas d’établir une methode de la traitter fixe & conſtante.

L’état du poulx, les éruptions & les ſymptômes déterminent ſeuls la neceſſité de la ſaignée & de la purgation ; en géneral celle-là ne doit être ni copieuſe, ni frequente, & celle-ci doit être toûjours bénigne & legere, & l’une & l’autre ne conviennent point quand les éruptions ſont vigoureuſes & avancées, le tems où elles conviennent le mieux, c’eſt le premier jour de la maladie.

Quand le poulx étoit plein & élevé, & le mal de tête violent, on commençoit la curation par une ſaignée de ſix onces, ſuivant la force du poulx, l’âge & le temperamment du malade ; rarement on a eu des indications de la réitérer ; mais après la premiere ſaignée, ſi le malade avoit des maux de cœur, ou des nauſées, on lui a donné un émetique, le tartre émétique, ſi c’étoit un corps plein & robuſte, l’ipecacuanha, ſi c’étoit une perſonne délicate, l’un & l’autre en une doſe très-petite & très-moderée.

Si l’émetique ne faiſoit qu’exciter le vomiſſement, ſans faire aller du ventre, d’abord après ſon operation finie, on donnoit ſur le champ un leger purgatif, ou tout au moins un lavement.

Quand le poulx n’étoit ni plein ni élevé, on ſe paſſoit de ſaignée, & on commençoit par donner l’émetique toûjours en petite doſe, pour peu qu’il fût indiqué, autrement ſi c’étoit un corps plein, & que l’on reconnut qu’il y eût beaucoup de corruption dans les premieres voies, on ne donnoit qu’un purgatif ſimple, on n’en a jamais donné que des benins & legers, & encore en petite doſe ; parce qu’on avoit reconnu que les purgatifs violens & les grandes évacuations ne diminuoient ni la fiévre, ni les ſymptômes, & ne faiſoient que hâter la mort du malade : les legers purgatifs, comme la rhubarbe, les tamarins, la caſſe, la manne, & le ſyrop roſat, faiſant toûjours une évacuation ſuffiſante & ſalutaire ; le ſené même n’a jamais été employé avec ſuccès, & encore moins quand il a été donné en pluſieurs doſes de tiſane laxative. Rarement on a eu occaſion de purger dans le cours de la maladie, à moins qu’elle n’aye traîné en longueur, ou que les frequens maux de cœur ayent continué après l’émetique ; encore alors faut-il donner la potion purgative à petites repriſes, pour être en état de la ſuſpendre, dès que l’évacuation aura été ſuffiſante, c’eſt-à-dire, de deux à trois ſelles : ſi après cette premiere évacuation, le malade eſt abatu, & le poulx déprimé, on le ranime avec un leger ſudorifique & alexitere, auquel on mêle toûjours un peu de diaſcordium pour charmer l’effet du purgatif.

Il eſt arrivé quelquefois qu’après l’operation de l’émetique ou du purgatif, la fiévre s’eſt ranimée, & que le poulx eſt devenu plus plein & plus élevé. En ce cas on a fait une ſeconde ſaignée, quand il y a eu délire ou aſſoupiſſement, ou que le mal de tête a augmenté, & on l’a faite au pied, temperant le malade par des doſes d’émulſions ſimples ou par une eau de poulet, priſes pourtant avec moderation, de peur de trop relâcher ; car il faut dans cette maladie être toûjours en garde contre la diarrhée.

Après l’émetique ou le purgatif donnés, ou même dès le premier jour, ſi ni l’un ni l’autre n’a pas été indiqué, on doit être attentif à obſerver le mouvement de la nature par celui du poulx & de la fiévre. S’il paroit trop vif & trop animé pour laiſſer ſeparer le venin, & tout ce qu’il a converti en ſa nature, on peut l’adoucir & le temperer par des doux délayans, par des tiſanes propres, ou par les eſprits acides mêlés à l’eau panée, qui eſt la boiſſon la plus ordinaire de ces malades, & celle qu’ils ont le mieux ſuportée : ſi au contraire ce mouvement paroit lent & foible, on le ranime & on le ſoûtient par les doux alexiteres, & cela juſques à ce que les éruptions paroiſſent, & on continuë cette attention juſques à ce qu’il en paroiſſe quelqu’une, & que l’on en obtienne une loüable ſupuration.

Les forts narcotiques n’avoient pas un ſuccès plus heureux que les violens purgatifs, ils jettoient toûjours les malades dans des foibleſſes, dont ils ne pouvoient pas revenir, ou dans quelque aſſoupiſſement mortel, ſurtout quand on les donnoit au commencement du mal ; ils ſuſpendoient ſouvent les éruptions prochaines, & rapelloient les ſymptômes mortels ; on n’en a jamais employé que de legers & en petite doſe, & ſeulement dans le cas du délire & de la phreneſie, ou d’une agitation violente ; dans les diarrhées on donnoit avec ſuccès le diaſcordium mêlé avec les abſorbans : on n’a jamais pû ſe ſervir des narcotiques dans les vomiſſemens, à cauſe de l’abattement & de la foibleſſe qui les ſuivoient, on employoit plus utilement en ce cas là les délayans, ou bien le ſuc de citron, avec quelques grains de ſel d’abſynthe ; les cardiaques même ne faiſoient qu’augmenter l’irritation de ce ſymptôme & le rendre plus violent ; on ne doit pourtant pas ſe preſſer de l’arrêter ; car ſouvent le vomiſſement arrête, il ſurvenoit des tranchées & des ardeurs d’entrailles, qui tourmentoient le malade juſques à ſon dernier moment, on voit aſſez la raiſon de ce changement.

De toutes les évacuations naturelles, la diarrhée a toûjours été la plus funeſte, à moins qu’elle n’ait été moderée, & qu’elle ſoit venuë naturellement, ſans être excitée par les purgatifs ; on en a vû quelques-uns guérir ainſi, allant ſeulement deux ou trois fois du ventre par jour, les hémorragies ont été également funeſtes, quelques-unes pourtant ont été ſalutaires.

L’évacuation la plus utile a été celle des ſueurs, & ſur tout de ces ſueurs qui venoient les premiers jours de la maladie, ou après un leger émetique par la quiétude du malade, & qui ne ſont excitées que par la chaleur de ſon propre ſouffle ; car celles qu’exitoient les remedes, étoient ſouvent infidéles, & n’avoient quelquefois d’autre ſuccès que l’irritation de la fiévre ; les premieres arrêtoient les progrès du mal, & ſouvent l’emportoient tout-à-fait, en faiſant diſparoître les éruptions ; les dernieres épuiſoient le malade, & précipitoient ſa mort.

Il ſuit de là que les ſudorifiques les plus benins étoient les plus convenables, on ne pouvoit pas aller au-delà de l’eau de chardon-benit, de la poudre de vipere, & du lilium dans les grandes foibleſſes, tout autre ſudorifique, comme les volatils, les forts cardiaques & alexiteres n’ont jamais fait un bon effet, à moins que le malade ne fût dans un abattement extraordinaire. Voilà d’abord un nombre infini de remedes alexiteres & ſpecifiques, raportés par les Auteurs, ou propoſés par les Medecins actuellement en vie, & envoyés ici de differents endroits devenus inutiles, ce qui fait croire ou que ces Medecins n’ont jamais traitté de peſte, ou que s’ils en ont vû, ils ſe ſont prévenus ſur des obſervations fauſſes ou incertaines.

Les opreſſions qui accompagnoient cette maladie ne venoient pas toûjours d’un engagement dans la poitrine ; c’étoit ſouvent par la ſueur arrêtée, par le froid que le malade prenoit en ſe découvrant, ou par quelque éruption exterieure rentrée : dans le premier cas, qui eſt celui d’un engagement de poitrine, de petites ſaignées convenoient, quand le poulx & les forces du malade le permettoient ; mais dans les autres cas, il ne falloit que rapeller les ſueurs ou les éruptions par quelque leger ſudorifique.

Il paroît par-là que rien n’eſt plus ſalutaire à ces malades que de les bien couvrir ſuivant la ſaiſon, & qu’ils n’ont rien de plus contraire que le froid ; auſſi tous ceux qui ont eu une douce tranſpiration pendant la maladie, & qui ont eu ſoin de l’entretenir, ſe ſont preſque tous tirés d’affaire ; il ſeroit inutile d’entrer dans aucun détail ſur le régime de vie qui convient à nos malades : on a tout dit quand on a fait voir que la maladie dl des plus aiguës.

Le traittement exterieur ne doit pas être moins ſimple & moins benin que celui du dedans : tous ces remedes ſi recherchés & ſi ſinguliers ne ſont ici d’aucun uſage, & tout ce grand étalage de remedes externes, dont les Auteurs groſſiſſent leurs livres, ne ſert qu’à montrer leur ignorance dans ce mal ou leur mauvaiſe foi s’ils l’ont connu.

Aux bubons qui étoient avec inflammation on apliquoit des cataplâmes de micapanis avec le lait, ou bien celui d’herbes émollientes, aux autres une ſimple emplâtre de diachylum, ou quelque autre ſemblable, ou à leur défaut avec le pain & l’huile ; on ouvroit ceux-là avec la lancete, quand ils étoient en voie de ſupuration, on apliquoit le cauſtic à ceux-ci, aux uns & aux autres, on n’attendoit jamais la maturité ni la ſupuration, & encore moins à ceux qui étoient durs & ſans rougeur, auſquels on apliquoit le cauſtic, dès qu’ils lui donnoient priſe, après l’ouverture de la tumeur, ou l’aplication du cauſtic, on tâchoit d’attirer une prompte ſupuration par les remedes pourriſſans & emplaſtiques, le digeſtif ſimple, l’onguent baſilic, celui d’althea, le beaume d’arceus, & autres de cette eſpece étoient les plus ordinaires & les plus efficaces avec l’emplâtre de diapalme, & ces remedes ſuffiſoient juſques à ce que la playe fût cicatriſée. La cruelle methode d’arracher les glandes inconnuë dans cette Ville, n’y a été introduite & pratiquée que par les étrangers, & ceux qui l’avoient authoriſée par leur préſence, & qui en avoient vû ſouvent de mauvais effets, ont crû devoir la rejetter dans la ſuite. La ſupuration bien ménagée ne manque jamais d’amener la glande, ou tout au moins de la mettre en état d’être ſeparée ſans violence.

Dès que les charbons paroiſſoient, pour prévenir l’enfleure & l’inflammation de la partie qu’ils ne manquent jamais d’attirer, on y apliquoit le cataplâme anodin de micapanis avec le lait, & on ſe hâtoit de les découper les uns par une ſimple inciſion en croix, les autres en les cernant tout au tour, & les autres en déchiquetant tout le tour de l’eſcarre, & cette maniere eſt plus douce & moins douloureuſe ; l’eſcarre découpé, on y apliquoit les mêmes pourriſſans que cy-deſſus, à moins que l’ulcere ne ménaça de gangrene, alors on rapelle la methode ordinaire en pareil cas, & on anime les pourriſſans.

On traittoit à peu près de la même maniere les puſtules charbonneuſes, quand elles n’étoient pas conſiderables y les onguents cy-deſſus ſuffiſoient pour détacher l’eſcarre, & attirer la ſupuration juſques à l’entiere guériſon mais quand l’aſſiete de la puſtule étoit large & dure, & l’eſcarre grand, on y faiſoit une inciſion en croix, & à celles dont la dureté étoit extraordinaire, on apliquoit un petit cauſtic au milieu de l’inciſion, & puis on la traittoit à l’ordinaire.

On a remarqué que tous ces ulceres ne ſouffrent pas volontiers d’être lavés, les liqueurs ſpiritueuſes les irritent, les décoctions lénientes les relâchent, & font croître des chairs baveuſes : les vulnéraires & balſamiques produiſent quelquefois l’un l’autre de ces deux effets, à moins que les ulceres ne dégenerent ; mais alors ils rentrent dans la methode ordinaire ; le vin même deſſeche la playe & en ſuprime la ſupuration qu’on doit entretenir auſſi long-tems que l’on peut, & tout au moins trente quarante jours, ſi on veut éviter les fuites fâcheuſes : c’eſt auſſi pour favoriſer cette longue ſupuration, que l’on doit faire de grandes ouvertures, ſoit qu’on ſe ſerve de la lancette ou du cauſtic.

S’il ſurvenoit quelque accident à ces playes, comme ſinus, dépôts, inflammations, gangrenes, chairs baveuſes, &c. On traitte cela à la maniere ordinaire, & par les remedes les plus ſimples, ſans qu’il ſoit beſoin d’en avoir de particulier qui ne fervent le plus ſouvent qu’à enrichir ceux qui les diſtribuent, & à répandre un air de miſtere ſur les choſes les plus ſimples & les plus communes.

C’eſt une opinion aſſez commune parmi le peuple, qu’on ne peut pas prendre deux fois de ſuite cette maladie : c’eſt dans cette confiance que ceux qui en ont été guéris ſe livrent plus facilement au ſervice des autres malades, & par-là cette fauſſe créance a ſon utilité : cependant cette opinion eſt fauſſe, & on a vû le contraire dans cette conjoncture, j’en ai fait moi-même une triſte expérience.

Rien ne nous a tant ſurpris dans cette maladie que la violence & la rapidité de ſa contagion, ſoit pour le bien commun, ſoit pour nôtre interêt particulier, nous avons redoublé nôtre attention ſur cet article. Prévenus dès l’Ecole, par de celebres Profeſſeurs, que les maladies ne ſont point contagieuſes par elles-mêmes, nous avons crû que c’étoit ici l’occaſion de verifier un point auſſi important pour le bien public, nous n’avons pas été long-tems à nous détromper de nôtre erreur ; & les preuves que nous avons de la contagion ſont ſi évidentes, & portent ſur des faits ſi conſtants, qu’elles ne laiſſent aucun doute là-deſſus.

Pour ce qui eſt du tems qu’il faut à ce venin pour ſe déveloper, quand il a une fois pénetré dans le corps : il n’y a rien de reglé, aux uns plutôt, aux autres plus tard, ſuivant les differentes diſpoſitions du ſang, & ſelon le concours des cauſes externes, qui le mettent en jeu & en action ; dans les uns preſque ſur le champ, au moins du jour au lendemain, ç’a été le plutôt : dans les autres deux, trois, quatre, cinq, ſix jours, &c, juſques au trente-cinquiéme jour, qui eſt le terme le plus éloigné qu’on ait pû obſerver.

Voilà tout ce que la violence de la maladie & le trouble de cette Ville nous ont permis d’obſerver. Uniquement occupés à faire des obſervations juſtes & fidéles, nous n’avons pas eu la même attention à leur donner l’ordre & l’étenduë convenables, encore moins à y répandre l’érudition dont elles étoient ſuſceptibles. Il paroit pourtant par ces obſervations, que cette maladie ſi extraordinaire ne demande que peu de remedes très-ſimples & très-communs, un grand ordre dans la police, beaucoup de ſoins des malades, & ſur tout des Medecins & des Chirurgiens prudens & attentifs ; auſſi avons-nous vû échoüer tous les prétendus ſpecifiques ; car le bruit de cette maladie nous a attiré ici tous les empiriques & gens à ſecret, nous avons reçû des remedes & des recettes de toutes les contrées de l’Europe, la Cour même nous en a envoyé pluſieurs avec ordre de les compoſer, & de les mettre en uſage, rien de tout cela n’a réüſſi. Les grandes idées des ſyſtêmes modernes ne ſont ici d’aucun uſage. Quoique le mal ſoit vif & prompt, il ne veut point être bruſqué, & on ne peut point par les grandes évacuations prévenir la lenteur des criſes naturelles, ni en divertir la matiere. Il faut ici neceſſairement faire revivre le langage & les maximes des anciens, dont toute l’aplication étoit d’obſerver & de ſuivre les mouvemens de la nature : telle doit être nôtre attention dans une maladie qui n’eſt, à proprement parler, qu’un effort de la nature, ou pour mieux dire, un mouvement du ſang, Pour chaſſer un ennemi étranger.


FIN.