Relation historique de la peste de Marseille en 1720/13

 : Observations en fin de livre.
Pierre Marteau (p. 186-214).


CHAPITRE XIII.


Les Confeſſeurs, les Medecins, & les Chirurgiens manquent tout à la fois. Zele de Monſeigneur l’Evêque.



SI les malades n’avoient manqué que des ſecours ordinaires, & que dans l’excés de leurs maux, ils euſſent reçû quelque conſolation ſpirituelle, aidés par la vertu des Sacremens, ils auroient pû tirer un plus grand avantage de leurs ſouffrances ; abandonnés des hommes, ils auroient mis toute leur confiance en Dieu, & ces pieux ſentimens auroient adouci leurs maux, & les leur auroient fait ſouffrir avec plus de patience. Mais dans le fort de la contagion, ils ne furent pas moins privés de ce ſecours que de tous les autres, & ſi quelques-uns eurent le bonheur de ſe confeſſer, on peut dire que le plus grand nombre eſt mort ſans confeſſion, non que les Prêtres & les Religieux de cette Ville ayent manqué de charité & de zele ; au contraire, formés ſur les exemples d’un Prêlat, qui a rempli dans cette occaſion tous les devoirs du vrai Paſteur, ils ſe ſont ſacrifiez comme lui pour le ſalut de leurs Oüailles, ils n’ont pas ceſſé de les ſecourir juſques au tems où le Seigneur voulut couronner leur charité, qui ne pouvoit être plus grande, puiſqu’elle les a portés à donner leur vie pour ſauver leurs freres.

Tous ceux qui ont été malades dans le commencement & dans le premier periode du mal, ont joüi du bonheur, dont les autres ont été privés dans la ſuite ; & même dans le ſecond periode, les Sacremens ont été adminiſtrés juſques à la fin du mois d’Août, & encore quelques jours de Septembre : les Curés & les autres Prêtres des Parroiſſes, & les Religieux ne ſe ſont point relâchés de leur zele & de leur ferveur juſques à la mort, ou qu’ils ſoient tombés malades. Entrons dans le détail de leurs ſervices, pour pouvoir donner à ces genereux Martyrs de la charité, les loüanges qui leur ſont dûës.

La maladie ayant commencé dans la Parroiſſe de St. Martin, les Prêtres de cette Egliſe ont donné les premiers exemples de fermeté & de zele auprès de ces malades. Ils ont commencé à leur adminiſtrer les Sacremens dès le mois de Juillet ; tous s’y ſont d’abord livrés courageuſement, Chanoines, Curés, & tous les autres Prêtres, & ont continué de même juſques au milieu du mois d’Août, que le Prevôt & les Chanoines, ſe trouvant les uns incommodés, les autres ſans domeſtique, & ſans les commodités neceſſaires, ils ſe retirerent à la campagne, laiſſant des Prêtres dans l’Egliſe, pour l’adminiſtration des Sacremens, avec Mrs. Martin Curé, Audibert tenant la place de ſon frere ancien Curé, & deux Beneficiers. Tous ces Prêtres ont deſſervi cette Parroiſſe avec tout le zele qu’on doit attendre des fidéles Miniſtres, confeſſant les malades, & portant le Viatique & l’Extrême-Onction depuis le matin juſques au ſoir, pendant tout le mois d’Août, & juſques au commencement de Septembre, que la plûpart moururent, & que le grand nombre de morts ne permettoient plus d’aller par les ruës : deux ou trois Prêtres moururent d’abord, enſuite Mr. Blanc Beneficier a agi juſques vers le premier Septembre, il adminiſtroit les Sacremens depuis les ſix heures de matin juſques à ſept heures du ſoir, ſe ſoûtenant toûjours dans le même recueillement, & avec cet air de modeſtie & de pieté, qui le diſtinguoient, une mort glorieuſe fût le prix de l’un & de l’autre. Mr. Martin Curé de cette Egliſe mourut enſuite dans ce ſaint exercice, auquel il a vaqué pluſieurs jours ſur la fin même avec le mal, tant ſa charité étoit vive. Mr. Audibert qui faiſoit les fonctions de ſon frere ſuivit de près Mr. Martin, il a ſervi dans cette Parroiſſe avec une exactitude qui l’auroit rendu digne de le remplacer, ſi le Seigneur ne l’eût pas deſtiné à une place plus élevée. Mrs. Charrier & Gantheaume Prêtres habitués dans la même Egliſe, tinrent encore quelques jours, mais ils ſuccomberent auſſi bientôt comme tous les autres.

On ne vit pas moins de zele & de charité dans les autres Parroiſſes. Tout le Chapitre de la Cathedrale, & tous les Prêtres habitués s’étoient diſperſés au premier bruit de la contagion ; il n’y reſta que les deux Curés, qui y continuerent leurs fonctions. Mr. Ribies juſques à ſa mort, & Mr. Laurens juſques à ſa maladie, Mr. Boujarel reſta ſeul des Chanoines. Nous le verrons bientôt à la ſuite de ſon Evêque. Dans la Parroiſſe des Accoules, les deux Curés Mrs. Barens & Reibas avec Mr. Fabre Beneficier, & Mr. Arnaud Vicaire, ſe dévoüerent à l’adminiſtration des Sacremens qu’ils ont continué tant que les ruës ont été pratiquables, c’eſt-à-dire, juſques au commencement de Septembre : ils ont reçu tous quatre le prix de leur charité ; Mr. Reibas & les deux autres Prêtres par une mort précieuſe devant Dieu, & Mr. Barens par une violente maladie, pendant laquelle Mr. Paſchal Beneficier a ſupléé quelque tems à ſes fonctions, & juſques à ce qu’il ſoit tombé lui-même. Pour les Chanoines comme leurs Benefices ne les engageoient pas à ces fonctions ; quelques-uns diſparurent vers la mi Août & ſe retirerent à la campagne, & quelques autres ont reſté dans la Ville. Parmi ces derniers, Mr. Guerin attaché auprès de Monſeigneur l’Evêque, a toûjours travaillé avec ſon application ordinaire juſques à la maladie, dont il a heureuſement relevé. Mr. Eſtay qui s’eſt livré à tous ceux qui l’ont demandé, eſt le premier dont le Seigneur s’eſt hâté de récompenſer le zele par une mort qui l’a fait regreter de ſes collegues & de pluſieurs perſonnes pieuſes qu’il dirigeoit ; il étoit de la Congregation de l’Oratoire, où il s’étoit diſtingué dans pluſieurs emplois, autant par ſa pieté que par ſon érudition ; il eſt mort le 28. Août. Mr. Bourgarel ſe trouvant hors la Ville au commencement de la contagion y rentra auſſitôt, preſſé par les mouvemens de cette charité qu’il a toûjours fait paroître ; il s’abandonna d’abord à confeſſer les malades, allant librement par tout où il étoit appellé ; il a même tenu aſſez long-tems, n’étant mort que vers la mi-Septembre, plein de merite devant Dieu & devant les hommes. Mrs Surle & Jayet ont ſuivis ſon exemple, mais ils ont eu le bonheur de ſe garantir du mal : le dernier contraint de quitter ſa maiſon par l’infection des Cadavres, continua ſes fonctions en d’autres quartiers, quand il y étoit demandé.

Dans les deux autres Parroiſſes de St. Laurens & de St. Ferreol, ç’a été le même dévoüement au ſalut des ames de la part des Curés & des Vicaires. Mr. Carriere Prieur de St. Laurens a ſuccombé à une ſeconde maladie ; quelle ardeur de charité, qui ne ſe rallentit point par la premiere ? Trois de ſes Prêtres animés du même zele ont eu part à ſon bonheur. Dans celle de St. Ferreol, cinq Prêtres ont peri dans l’exercice de ce dangereux Miniſtere ; Mr. Pourriere qui en eſt Curé, a été conſervé aux vœux de ſes Parroiſſiens, dont il s’eſt attiré eſtime & la confiance, par le don de la parole, & par toutes les autres qualités qui le leur rendent ſi cher.

Preſque toutes les Maiſons Religieuſes ont été déſolées par la contagion. Avant qu’elle fût déclarée, les Egliſes étant encore ouvertes, bien de gens alloient à confeſſe, les uns par une pieuſe habitude, les autres par une ſalutaire précaution ; que la frayeur du mal leur inſpiroit : parmi tous ces gens-là, pluſieurs en avoient déja des reſſentimens, & portoient ainſi un poiſon mortel à ceux de qui ils alloient recevoir la guériſon de leur ame. Outre cela c’eſt aſſez l’ordinaire dans cette Ville d’appeller pour confeſſer les malades quelque Religieux de la Communauté la plus prochaine. C’eſt ainſi que la plûpart de nos Communautés Religieuſes ſe ſont infectées, & que la contagion ſe répandant des uns aux autres, elles ſont devenuës preſque toutes déſertes. Telles ſont celles des Obſervantins, des Auguſtins Reformés, des Servites, des Grands Carmes, des Peres de St. Antoine, des Trinitaires, des Carmes Déchauſſés, & des Minimes. Il n’eſt preſque reſté perſonne dans toutes ces Communautés. Parmi les Obſervantins, les Peres Champecaud & Perron ſe répandirent dans toute la Ville, & le Pere Roger prit la place du Curé du Fauxbourg, où le feu de la contagion étoit ſi ardent, le Pere Reignier Religieux d’une pieté exemplaire, & quelques autres furent à tous ceux qui les demanderent, & les uns & les autres ont péri glorieuſement, à la reſerve de deux ou trois, qui ont échapé après de longues maladies. Des Carmes Déchauſſés, les Peres Olive & Grimod ſe chargerent ſeuls du quartier de Rive-Neuve, où ils ſont morts autant accablés de travail & de fatigue, que de la violence du mal : les PP. Paulin & Gautier ne purent ſe refuſer au zele qui les preſſoit, & échaperent, pour ainſi dire, de leur Couvent, malgré les ordres de leur Superieur, qui vouloit les ménager, par raport à leur grand âge. Les Minimes ſecoururent tous les malades qui étoient campés à la plaine de St. Michel. Parmi les Prêcheurs, deux ſe ſont livrés courageuſement à confeſſer les malades, le P. Savournin & le P. Gauveau, le dernier d’autant plus loüable, qu’étant Flamand de Nation, il ne s’étoit trouvé à Marſeille que par hazard, ils ont heureuſement guéri l’un & l’autre.

Le mal contagieux ne laiſſa pas de s’introduire chez les PP. de l’Oratoire, quoique les pouvoirs de confeſſer leur euſſent été ôtés long-tems avant la contagion ; le P. Gaultier leur Superieur avoit donné toute ſa vie des preuves trop marquées de ſon zele pour le ſalut des ames, pour en manquer dans cette occaſion : en effet, animé de cette charité vive qu’il a fait paroître dans les Miſſions, auſquelles il s’étoit dévoüé depuis long-tems, & qui étoient toûjours ſignalées par des converſions éclatantes ; il alloit dans les maiſons infectées conſoler les malades, ranimer leur courage, & inſpirer des ſentimens de pieté à ceux à qui il ne pouvoit pas communiquer la vertu des Sacremens, j’ai reçû moi-même de ſes viſites conſolantes dans mes maladies. Quelques-uns de ſes Peres ſuivirent ſon exemple, confeſſant ceux qu’ils trouvoient dans l’état où tout Prêtre peut abſoudre, & ſur tout le P. Maltre, homme d’une candeur, qui le faiſoit aimer de tout le monde ; leur charité reſſerrée par le défaut des pouvoirs, en devint plus ingenieuſe à trouver les moyens de ſe ſatisfaire. Ils ſe chargerent auprès des Magiſtrats de l’entretien des Pauvres de leur voiſinage, auſquels ils ont diſtribué des aumônes journalieres depuis le commencement de la contagion juſques à la fin du mois d’Octobre, que leurs facultés furent épuiſées, ſubſtituant ainſi ces ſecours temporels, auſquels toute la Communauté avoit part à ceux qui n’auroient pu être adminiſtrés que par quelques-uns d’entr’eux, s’ils avoient été libres dans leur Miniſtere. Ce pieux Superieur mourut le 11. Septembre dans les mêmes exercices de charité, dans leſquels il avoit paſſé toute ſa vie, & n’avoit pû diminuer l’eſtime & la veneration qui étoient dûës à ſa pieté & à ſon zele. La plus grande partie de ſa Communauté perit après lui, fidéles imitateurs de ſes vertus, ils joüiſſent de la même recompenſe.

Parmi toutes les Communautés Religieuſes de cette Ville, trois ſe ſont diſtinguées ſur toutes les autres, par le nombre des Ouvriers Evangeliques, qui ſe ſont dévoüez au ſervice des malades. Les Capucins, les Récollets, & les Jeſuites : les deux premiers ſe ſont diſtribués dans les Parroiſſes, allant dans tous les quartiers, & dans toutes les ruës infectées, & leur zele n’a fini qu’avec leur vie. Ils remplaçoient d’abord ceux qui mouroient, & quand ceux de la Ville ont manqué, ils en ont fait venir des Villes voiſines. Ils portoient le poids du jour & de la chaleur, ils parcouroient les ruës & les places publiques qui étoient l’aſile ordinaire des malades ; fidéles Diſciples du Sauveur, ils alloient comme lui guériſſant & répandant par tout les graces & la vertu des Sacremens. Les Recollets ont perdu vingt-ſix Religieux, & quelques-uns ont heureuſement guéri. Les Capucins ſur tout ont fourni un grand nombre de Confeſſeurs à la Ville & aux Hôpitaux, & ſur tout dans ces lieux d’horreur, dont l’abord auroit rebuté le zele le plus vif & le plus ardent. Il en eſt mort quarante trois, & douze qui ont échapé du mal ; parmi tous ceux-là, vingt-neuf étoient venus des autres Villes, pour ſe ſacrifier dans celle-ci.

Les Jeſuites ſe ſont encore ſignalés, une ſocieté dont l’inſtitution n’a pour objet que la gloire de Dieu, & ne leur donne pour occupation que le ſalut des ames, ne pouvoit pas manquer de ſaiſir une ſi belle occaſion de ſatisfaire à l’un & à l’autre ; auſſi ſe ſont-ils tous ſacrifiés, en ſorte que de vingt-neuf qu’ils étoient dans les deux maiſons, deux ont été garantis de la maladie, neuf en ont relevé, & dix-huit y ont ſuccombé. Parmi ces derniers, nous diſtinguons le Pere Millet, dont le zele n’avoit jamais connu de bornes, qui avoit toûjours été dans toutes les œuvres de charité qui ſe trouvent dans une Ville, à qui la conduite de deux nombreuſes Congregations, & la direction d’une infinité de perſonnes pieuſes laiſſoit encore du tems pour le miniſtere de la parole, pour la viſite des Priſons, des Hôpitaux, & pour toutes les autres œuvres de miſericorde ; ce Pere a fait voir dans cette contagion, qu’elle peut être l’étenduë d’une charité, que l’eſprit du Seigneur anime. Il choiſit pour ſon département le quartier le plus ſcabreux, celui où le mal avoit commencé, où la moiſſon étoit la plus abondante, & où il y avoit le moins d’Ouvriers ; où enfin toutes les horreurs de la miſere, de la maladie, & de la mort ſe montroient avec tout ce qu’elles ont de plus hideux & de plus rebutant ; & comme ſi l’emploi de Confeſſeur n’avoit pas ſuffi à ſon zele, chargé des aumônes que les gens de bien mettoient entre ſes mains, comme autrefois les Fidéles aux pieds des Apôtres, il joignit à cet emploi celui de Commiſſaire de ces quartiers abandonnés. Il y établit une Cuiſine, où des filles charitables faiſoient le boüillon pour les peſtiferés, il alloit par tout diſtribuant des aumônes abondantes aux ſains & aux malades, toûjours ſuivi d’une multitude de Pauvres ; ſon zele ne ſe bornoit pas à ces quartiers qui étoient commis à ſes ſoins ; il ſe répandoit encore dans tous les autres, & par tout où le ſalut de ſes freres l’appelloit, J’ai eu moi-même la conſolation d’en erre viſité dans mes malheurs. Le Pere Dufé venu de Lyon exprès pour ſecourir nos malades, acheva bientôt ion ſacrifice, & reçût la couronne qu’il étoit venu chercher. Le Pere Thioli, qui par ſon emploi de Profeſſeur d’Hydrographie, pouvoit ſe diſpenſer de ce dangereux miniſtere, ne laiſſa pas de s’y dévoüer avec la même ardeur que les autres, & de faire voir que l’application qu’il donnoit aux ſciences abſtraites de Mathematiques, n’avoit point éteint en lui ce feu de la charité, qui anime les veritables Miniſtres du Seigneur. Enfin le P. Lever eſt le ſeul de tous les Jeſuites & de tous les Confeſſeurs qui a tenu bon pendant toute la contagion, & comme ſi tout le zele & toute la charité des autres avoit paſſé dans ce venerable vieillard, il couroit toute la Ville depuis le matin juſqu’au ſoir, confeſſant dans les ruës & dans les maiſons, entrant par tout, & par tout conſolant les malades, leur touchant le pouls, s’aſſeyant auprès d’eux, leur donnant des avis ſalutaires & pour l’ame & pour le corps, avec un zele & une fermeté au-deſſus de ſon âge ; ce Pere donna un grand exemple de l’un & de l’autre ; paſſant un jour dans la ruë de l’Oratoire, il vit un Cadavre tout nud, qui fermoit le paſſage, il le couvrit avec ſon mouchoir, & le rangea enſuite à côté de la ruë, pour rendre le paſſage libre. Ce fait eſt d’autant plus conſtant, que je le tiens de deux PP. de l’Oratoire, qui ne furent pas moins édifiés de ſon zele que ſurpris de ſon courage.

Voilà donc l’unique Confeſſeur qui reſta pour toute la Ville pendant preſque tout le mois de Septembre, mais le Seigneur qui n’abandonne jamais entierement les ſiens, dans le fort même de ſa colere, nous conſerva heureuſement celui qui avoit inſpiré à tous ces zelés Miniſtres ces mouvemens d’une charité ſi vive & ſi genereuſe. C’eſt nôtre illuſtre Evêque qui dans cette contagion a fait voir ce qu’on doit attendre du bon Paſteur, toûjours prêt à donner ſa vie pour ſes Brebis. Au premier bruit de la contagion, & dès le 15. Juillet il avoit ordonné des Prieres, & notamment l’Oraiſon de St. Roch à la Meſſe à tous les Prêtres & Religieux, il déclare par cette Ordonnance qu’il eſt prêt de ſacrifier ſa ſanté & ſa vie pour le ſervice de ſon Troupeau, & nous verrons bientôt que ce ne ſont pas là des vaines démonſtrations d’une charité ſterile. Le jour même que le mal éclata par cette premiere mortalité dans la ruë de l’Eſcale, il vint à la Parroiſſe de St. Martin, dans le détroit de laquelle ſe trouve cette ruë, pour s’informer de la choſe ; il exhorta les Curés à ſecourir ces malades, & leur donna là-deſſus ſes ordres. Prévoyant que cette maladie pourroit avoir des ſuites, il aſſembla peu de jours après tous les Curés de la Ville, & les Superieurs des Communautés Religieuſes. Il les exhorte à ne pas l’abandonner dans une ſi fâcheuſe calamité, & à joindre leurs prieres aux ſiennes, pour apaiſer la colere du Ciel. Il ranime leur zele, & fortifie Leur courage par les diſcours les plus tendres, & par les motifs les plus forts, par celui du ſalut des ames, de la gloire de la Religion, de l’honneur de leur Caractere, & ſur tout par la récompenſe promiſe à tous ceux qui expoſent leur vie pour leurs freres. Il leur preſcrit la maniere dont ils doivent adminiſtrer les Sacremens, dire la Meſſe, celebrer les Offices, & generalement tout ce qu’il conviens de faire pour le tems préſent.

Sur la fin du même mois, voyant que le mal contagieux ſe réaliſoit toûjours davantage, & conſiderant que le Dieu terrible, qui apeſantiſſoit ſa main ſur nous, étoit un Dieu de paix & de bonté, il exhorte les Fidéles à recourir à ſa clemence & à apaiſer ſa colere par les jeûnes & par les prieres ; pour cet effet il ordonne le 30. Juillet des prieres dans les Egliſes, trois jours de jeûne, & des Proceſſions dans les autres Villes du Dioceſe, ne voulant pas en faire dans celle-ci, pour ne pas donner lieu à une trop grande communication. N’oublions pas un trait de ce Mandement auſſi conſolant pour nous que glorieux pour lui : „ Nous nous flattons, dit-il, qu’en priant pour le Troupeau affligé, on voudra bien ne pas oublier le Paſteur, & demander pour lui au Seigneur, non de lui conſerver une inutile vie, qu’il expoſe, & qu’il expoſera volontiers, s’il le faut, pour les Brebis, mais uniquement de lui faire miſericorde. La ſuite va nous aprendre ſi cette vie a été ſi inutile. Que ne doit-on pas attendre d’un zele ſi vif & ſi ſincere ?

Après avoir preſcrit des moyens ſi propres à exciter la miſericorde du Seigneur, il va dans toutes les Parroiſſes, il y diſtribuë les Confeſſeurs, il ſe montre tous les jours dans toute la Ville, il raſſûre le peuple par ſa préſence, il ſoulage les pauvres par ſes aumônes, il encourage ceux qui ſe dévoüent au ſervice des malades ; bien loin de donner dans les préventions publiques ſur les Medecins, il louë leur zele, il les anime à le ſoûtenir toutes les fois qu’il les rencontre dans les ruës viſitant les malades, il eſt déja ſans train, ſans équipage, & bientôt il ſera preſque ſans domeſtique. Il va tous les jours à l’Hôtel de Ville, pour prendre avec les Echevins les arrangemens convenables ; enfin il ſe porte par tout où le ſalut du peuple l’appelle. Le mal cependant croiſſant à vûë d’œil dans le mois d’Août, ſon zele ne diminuë point ; toujours attentif aux beſoins ſpirituels des malades, il remplace les Confeſſeurs qui meurent, ou qui tombent malades, par de nouveaux ; il continuë à ſe montrer par tout : quoique le mal commence à devenir formidable, par la vivacité de ſa contagion, il ne craint rien pour lui, il ne craint que pour le ſalut des ames confiées à ſes ſoins : ſa ſollicitude paſtorale s’étend à tout ce qui le regarde.

Cependant le mal ſe gliſſe dans ſa maiſon & lui enleve ſes domeſtiques, il frape également par tout, aux portes des Palais des Grands, comme à celles des maiſons du Peuple. La ſienne ſe trouve environnée de corps morts, & ſa ruë en eſt couverte comme toutes les autres, il y eſt comme aſſiégé, ſans pouvoir ſortir, & ſon zele ainſi reſſerré & contraint, impatient de ſe mettre au large, lui inſpire le deſſein de chercher une maiſon dans un quartier dégagé de ces affreux embarras. Celui de St. Ferreol eſt le ſeul où il puiſſe trouver une maiſon, dont les avenuës ſoient libres ; il s’y tranſporte, pour pouvoir de-là ſe répandre dans toute la Ville. Le feu de la contagion répandu par tout, ne reſpecte pas les Miniſtres du Seigneur. Nous avons déja perdu les plus zelés, & ceux qui les ont ſuivi ; & la mortalité des Confeſſeurs a été ſi nombreuſe, qu’il n’en reſte preſque plus aucun vers la mi-Septembre, comme nous l’avons déja dit ; ce qui obligea nôtre Evêque de rendre une Ordonnance le 2. de ce mois, pour obliger tous les Prêtres & Religieux retirés à la Campagne à rentrer dans la Ville, & à venir ſe joindre à lui, pour exercer les fonctions de leur Miniſtere. Il ne peut voir, ſans une extrême douleur, ſon peuple privé du ſecours des Sacremens, & perir tant de Miniſtres, qui lui étoient ſi chers, & dont la memoire nous ſera toûjours précieuſe. Preſſé par les mouvemens de la charité la plus tendre, il va prendre leurs fonctions, & vers la mi-Septembre rien ne peut le retenir, ni les conſeils des Medecins, ni les prieres de ſes amis, ni les larmes de ſes domeſtiques, que le mal n’a pas encore enlevé. La crainte de ſon propre peril ne l’arrête pas dans le peril commun de ſon Peuple. Il va par toute la Ville accompagné de Mr. Boujarel Chanoine de la Cathedrale, de quelques Confeſſeurs, & de ſes Aumôniers. Il parcourt les ruës & les places publiques, qu’il trouve remplies de malades & de gens moribonds ; il répand par tout des aumônes & des conſolations, il ranime les malades, il les encourage, il les exhorte à ſouffrir avec patience, & à mourir avec reſignation ; ceux qui ſont à ſa ſuite les confeſſent, & ſe détachent de tems en tems, pour entrer dans les maiſons en confeſſer d’autres : il paſſe tous les jours dans le Cours, & dans ces endroits, dont les aproches étoient ſi formidables par le grand nombre de morts & de malades, & où le feu de la contagion étoit le plus vif en ce tems-là. Tel on vit autrefois Aaron, dans le camp des Iſraëlites, aller l’Encenſoir à la main entre les vivants & les morts[1], priant pour le Peuple, & obtenant par ſes prieres la ceſſation d’une playe qui en tua quatorze mille ſept cens en un moment. Ainſi va nôtre Prêlat entre les morts & les mourans, préſentant au Seigneur l’encens de ſa charité & de ſes aumônes, pour apaiſer ſa colere ; dans cet état il aproche les malades, il les excite à des actes de contrition & d’amour de Dieu, & attendri ſur leurs maux, il laiſſe par tout des marques d’une charité compatiſſante.

Il étoit difficile que lui ou ceux de ſa ſuite expoſés à tant de perils, ne fuſſent ſurpris par quelqu’atteinte contagieuſe, il voit tomber à ſes côtés ce zelé Chanoine, qui ne l’a jamais quitté juſques à ſa mort, qui a été la juſte recompenſe de ſa charité & de ſon exactitude à remplir ſes devoirs pendant toute ſa vie ; & tous ceux de ſa ſuite, & preſque tous ſes domeſtiques. Mais le mal n’aproche point de lui ; ſenſible à la mort de ſes amis fidéles, il a mis ſon eſperance dans le Seigneur, & il a pris le Très-Haut pour ſon refuge ; auſſi il ne lui arrive aucun mal, & la contagion n’aproche point de ſa perſonne : le Seigneur a donné ordre à ſes Anges de le garder en toutes ſes voyes, il ſemble qu’ils le portent ſur leurs mains, de peur qu’il ne reçoive quelque impreſſion mortelle. Daigne le Seigneur le combler de jours & d’années lui montrer le ſalut qu’il deſtine aux vrais Paſteurs.

Les ſecours de la Medecine manquerent en même tems que ceux des Confeſſeurs. Il ſemble que le Seigneur aye voulu nous faire ſentir tout le poids de ſa colere, en ajoûtant aux malheurs dont il nous accable, la privation de toute ſorte de ſecours. Rapellons-nous ce qui a été dit au commencement, qu’il n’y avoit que quatre Medecins deſtinés pour la viſite des malades dans toute la Ville. Mr. Bertrand un des quatre tomba malade vers le douze du mois d’Août. Il n’eût d’abord qu’une legere atteinte du mal, dont il fût libre en huit jours, après leſquels il reprit ſes exercices ; quelques jours après il en eût une ſeconde, de laquelle il ſe releve en peu de jours, mais le chagrin de perdre ſa famille le fit retomber pour une troiſiéme fois, & cette derniere attaque, qui fût des plus vives, le mit hors d’état de travailler de longtems. Mr. Montagnier, qui avoit été tiré de l’Abbaye de St. Victor, pour le remplacer, fût auſſi bientôt pris du mal, mais il ne fût pas ſi heureux que ſon Collegue ; car il mourut au commencement de Septembre, auſſi generalement regreté, qu’il avoit été eſtimé pendant ſa vie, par ſon habileté, par ſa droiture, par ſon aplication & ſon aſſiduité auprès des malades, où il joignoit ſouvent à la fonction de Medecin celle de Chirurgien, dont ils manquoient le plus ſouvent dans cette contagion : Mr. Peiſſonel le ſuivit de près, & nous avons déja annoncé ſa mort. Mr. Raymond ſe trouvant ſans domeſtique, ſans Chirurgien, & même ſans le neceſſaire, par l’extrême diſette de toutes choſes, & épuiſé de fatigues, fût obligé vers la fin du mois d’Août de s’aller reparer en campagne, d’où il n’eſt revenu qu’au commencement du mois d’Octobre. Il ne reſta donc plus que deux Medecins dans la Ville, Mrs. Robert & Audon, le premier a tenu pendant toute la contagion ſans aucune incommodité, & a ſervi avec beaucoup de zele & dans la Ville, & dans les Hôpitaux ; il a pourtant eu le malheur de perdre toute ſa famille : le ſecond ſe trouvant ſeul dans ſa maiſon fût obligé de ſe refugier chez les Capucins, d’où il ſe répandit dans la Ville, ayant ſervi depuis le commencement de la contagion juſques au commencement d’Octobre, à quelques jours près, qu’il ſe ſentoit ou fatigué ou incommodé. La ſuite nous aprendra ſon triſte ſort.

Dans le tems que la Ville manquoit ainſi de Medecins, on détenoit Mr. Michel aux Infirmeries pour quelques reſtes de malades qu’il y avoit encore ; car depuis le 8. du mois d’Août, on n’y en porta plus de nouveaux, & ceux qui y étoient auroient pû facilement être tranſportés à l’Hôpital de la Ville. Ce Medecin a reſté dans cet endroit juſques à la fin de Novembre avec trois garçons Chirurgiens, dont on ne manquoit pas moins dans la Ville que des Medecins : car les Chirurgiens commencerent à manquer avant ces derniers. Dès le milieu du mois d’Août, il en mourut quelques-uns, les autres ſuivirent de près, chaque jour étoit marqué par la mort de quelque Maître, & le nombre des morts va à plus de vingt-cinq, parmi leſquels il y a onze Maîtres Jurés, en ſorte qu’au commencement de Septembre il n’en reſtoit plus que quatre ou cinq, dont deux étant tombés malades, les autres effrayés de la mort de leurs Confreres ou épuiſés de fatigue, ſe retirerent en campagne. Tous les Garçons avoient eu le même malheur d’être morts ou malades, & le peu qu’il en reſtoit étoit neceſſaire dans l’Hôpital des Convaleſcens ; on avoit même pris tous les Chirurgiens navigans, qui ſe trouvoient ſur les Vaiſſeaux en quarantaine, mais ils ne reſiſterent pas plus que les autres ; car dans ces tems-là en Août & Septembre, la contagion étoit vive, & quelque fermeté qu’on eût à aprocher les malades, on n’y reſiſtoit pas long-tems. Pour les Apoticaires, la maladie en enleva d’abord cinq, & les autres ſe trouvant ſans Garçons, dont les uns étoient morts, & les autres avoient été pris pour l’Hôpital ; ſeuls dans leurs Boutiques, ils ne pouvoient pas ſurvenir à fournir les remedes à un ſi grand nombre de malades, ni à faire certaines compoſitions, que le grand debit avoit conſommées : quelques-uns d’entr’eux ſe ſont prévalu du tems, & ont vendu leurs drogues à des prix extraordinaires ; déſordre d’autant plus criant, que la miſere du peuple étoit plus grande & les remedes plus neceſſaires ; ainſi manquerent tout à la fois, & les ſecours de l’ame & ceux du corps, & les malades periſſoient en ce tems-là ſans aucune ſorte de ſoulagement.

Cependant Mr. le Marquis de Pilles, à l’attention duquel rien n’échapoit, avoit déja rendu une Ordonnance du 9. Août, par laquelle il étoit enjoint à tous les Medecins & Chirurgiens abſens, de ſe rendre dans trois jours à leurs fonctions, ſous peine d’être déchûs de l’exercice de leur Profeſſion dans la Ville ; mais ce qu’il y a de plus ſingulier, c’eſt que les Echevins avoient obtenu un Arrêt du Parlement le 2. Septembre, portant injonction aux Intendans de la ſanté, aux Medecins & Recteurs des Hôpitaux, de ſe rendre à leur devoir, à peine d’être déclarés indignes & incapables de toute Charge, & de deux mille livres d’amande, & cela pendant que tous les Medecins des Hôpitaux étoient actuellement en exercice dans la Ville ; auſſi reconnoiſſant que s’ils manquoient de Medecins & de Chirurgiens, c’étoit moins par leur déſertion que par le grand nombre de malades, & par la maladie & la mort de ceux qui s’étoient dévoüés à les ſecourir, ils en avoient déja demandé à Mr. l’Intendant, qui étoit toûjours attentif à leurs beſoins, & qui avoit prié Mr. de Bernage Intendant du Languedoc, de leur en envoyer quelques-uns de Montpellier : par deſſus cela, les Echevins avoient envoyé des Affiches dans les Villes & dans les Provinces voiſines, pour inviter les Chirurgiens & les Garçons à venir ſecourir nos malades ſous des offres très-avantageuſes, nous verrons dans la ſuite l’heureux ſuccés de ces ſages précautions.


  1. Numer. cap. 16. v. 48.