Relation historique de la peste de Marseille en 1720/12

 : Observations en fin de livre.
Pierre Marteau (p. 151-172).



CHAPITRE XII.


Etat de la Ville.



SI la déſolation interieure des maiſons a paru extrême, celle du dehors eſt encore plus horrible. Je me diſpenſerois volontiers de la repreſenter ; car comment ménager ici & la délicateſſe de ceux qui ne pourront pas ſuporter la vûë de tant d’objets affreux, & l’honneur des perſonnes, ſur qui la honte de tant de troubles ſemble retomber ; & la verité des faits, que nous avons promis de ne pas déguiſer. Par ménagement pour les premiers, nous ne ferons qu’un récit ſimple de ce que tout le monde a vû, ſans en faire des deſcriptions outrées & faſtueuſes, & nous jetterons un voile ſur tout ce qui pourroit bleſſer leur délicateſſe : par raport aux ſeconds, on ne doit rejetter ces déſordres que ſur la violence du mal plus rapide dans ſes progrès, que la vigilance la plus active ne pouvoit l’être à prendre des meſures pour les arrêter : & pour la verité, elle nous ſera toûjours ſacrée, & nulle ſorte de conſideration ne pourra nous porter à la trahir.

Juſqu’ici la Ville avoit paru déſerte, il ſembloit que tous les habitans en étoient ſortis, & qu’il n’y étoit pas reſté une ame. Cette ſolitude étoit encore plus ſuportable que la vûë d’un nombre infini de morts & de malades, dont toutes les ruës & toutes les places publiques furent couvertes en peu de jours. Bien des raiſons obligeoient les malades à quitter leurs maiſons. Nous avons déja remarqué que des deux Hôpitaux qu’on avoit établis, l’un n’étoit pas aſſez grand pour contenir la ſixiéme partie des malades, & l’autre ne devoit pas être prêt de long-tems. Les pauvres étoient donc ſans retraite, & manquant de tout chez eux, ils deſcendoient dans les ruës, ou pour exciter la charité des voiſins, ou dans l’eſperance de pouvoir ſe traîner juſques à l’Hôpital. Par la même raiſon, une infinité de gens qui ne manquoient de rien, mais qui vivoient ſans domeſtique, & étoient ſans famille, ſe voyoient dans la neceſſité de perir ſans aucune ſorte de ſecours, & ſans eſperance de pouvoir s’en procurer à quel prix que ce fût. Ceux-là avoient-ils d’autre parti à prendre, que de venir attendre à la ruë un ſecours qu’ils ſe flattoient d’y trouver, & dont ils étoient aſſûrés de manquer en reſtant chez eux ? Tel eſt encore l’état de ceux qui reſtent les derniers après la mort de toute leur famille : ils ont ſecouru tous les autres, & il ne reſte plus perſonne dans la maiſon qui puiſſe les ſecourir : tout eſt mort, parens, voiſins, femme, enfans ; triſte état qui leur fait regreter de leur avoir ſurvêcu, & dont ils ne peuvent ſe tirer qu’en abandonnant leurs maiſons, pour aller s’expoſer à toutes les injures de l’air, au milieu d’une ruë. Pluſieurs s’arrêtoient à la porte de leurs maiſons, retenus ou par la foibleſſe, ou par la honte de ſe montrer en pleine ruë reduits aux dernieres extrêmités.

On voyoit encore dans les ruës une autre eſpece de malades, dont le ſort étoit bien plus déplorable. Oſerai-je le dire, & pourra-t’on le croire ? c’étoient des enfans que des parens inhumains, en qui la frayeur du mal étouffoit tous les ſentimens de la nature, mettoient dehors, & ne leur donnoient pour tout couvert qu’un vieux haillon, devenant par cette dureté barbare les meurtriers de ceux à qui peu auparavant ils ſe glorifioient d’avoir donné la vie. Tous ces malades n’emportoient de leurs maiſons qu’une cruche, une écuelle, & quelque vieille couverture. Dans ce triſte équipage, ils ſe traînoient auſſi loin qu’ils pouvoient ; les uns après quelques pas tomboient tout à coup, & ſuccomboient aux premiers efforts : d’autres s’arrêtoient, dès qu’ils ſentoient les forces défaillir, & ſe relevant enſuite, ils alloient par repriſe au lieu deſtiné. La plûpart s’eſtimoient heureux, quand ils pouvoient faire leur lit ſur les degrés d’une porte, ſur un banc de pierre, dans l’enfoncement d’une boutique, ou à l’abri d’un auvant : cependant qui le croiroit ? on Leur ôtoit encore cet aſile. Tout le monde craint les aproches d’un peſtiferé, chacun veut l’éloigner de ſa maiſon ; & pour leur ôter tout moyen de s’y refugier, par une cruauté inoüie, bien de gens jettoient de tems en tems de l’eau ſur le ſeüil de leurs portes & dans la ruë ; d’autres y faiſoient un enduit avec de la lie du vin, en ſorte que les malades ne pouvoient pas en aprocher. Que deviendront ces malheureux, rebutés de chacun, & chaſſés de partout ? ils ſe traînent juſques à une Place publique la plus prochaine.

C’eſt ici où la vûë de cent & de deux cens malades, dont ces Places étoient bordées, ſaiſiſſoit tout à la fois & le cœur & les ſens. Il falloit avoir perdu tout ſentiment, pour n’être pas touché de l’état de tant de miſerables, livrés à toute la rigueur d’une violente maladie, dont les douleurs devenoient plus cruelles par la privation de toute ſorte de commodité. D’un ſeul coup d’œil, on voyoit la mort peinte ſur cent viſages differens, & de cent couleurs differentes, l’un avec un viſage pâle & cadavéreux, l’autre rouge & allumé, tantôt blême & livide, tantôt bluâtre & violet, & de cent autres nuances qui les défiguroient : des yeux éteints, d’autres éteincelans, des regards languiſſants, d’autres égarés, tous avec un air de trouble & de frayeur qui les rendoit méconnoiſſables. Comme la peſte adopte les ſymptomes de toutes les autres maladies, on y entendoit toute ſorte de plaintes, des douleurs de tête, & dans toutes les parties du corps, de cruels vomiſſemens, des tranchées dans le ventre, des charbons brûlans, & toutes les autres ſuites de ce terrible mal : l’un étoit languiſſant, ſans dire mot, l’autre dans le délire ne ceſſoit point de parler : enfin c’étoit un aſſemblage de toute ſorte de maux, qui devenoient plus violens & plus cruels par le froid qu’ils prenoient dans la nuit ; car on a reconnu que la tranſpiration donnoit plus de repos & de ſoulagement à ces malades, que tous les remedes, & comment l’entretenir cette tranſpiration, quand on eſt à découvert & expoſé nuit & jour aux impreſſions d’un air froid ?

Qu’on ne croie pas que cet affreux apareil de tant de malades raſſemblés en un même lieu, ne ſoit que dans une ſeule Place, toutes celles de la Ville en ſont remplies ; le Cours, qui eſt l’endroit le plus riant & la promenade la plus agréable, où nos femmes venoient étaler leur vanité & leur luxe, en eſt plus couvert que les autres Places. Ils s’y mettent à l’ombre des arbres, & ſous les auvens des boutiques : là brûlés en dehors par la chaleur du Soleil, & en dedans par les ardeurs de la fiévre, ils ne demandent que le ſecours le plus commun, l’eau qui ſe perd dans les ruës, & perſonne ne leur en donne, la charité eſt éteinte dans tous les cœurs : ces malheureux viennent expoſer leur miſere dans les Places publiques, comme dans les lieux les plus frequentés, dans l’eſperance que parmi ceux qui y paſſeront dans le jour, quelqu’un ſera touché de pitié pour eux ; & bien loin de-là chacun les fuit & les évite. S’il y paſſoit quelque Turc ou quelque Infidelle, il ſeroit certainement comme le Samaritain de l’Evangile, il laveroit leurs playes, & leur donneroit du ſoulagement, & par-là il mériteroit d’être appelle le prochain de ces malades : mais malheureuſement pour eux, ils ne voyent paſſer que des Chrétiens, qui comme le Prêtre & le Levite du même Evangile, ſont attendris ſur leurs malheurs, mais n’ayant pour eux qu’une compaſſion ſterile, ils paſſent outre ſans les ſecourir. Cruel abandonnement, qui ſera toûjours la honte du Chriſtianiſme.

Pour voir toute la déſolation & toutes les horreurs de la Ville réünies dans un ſeul point de vûë, il n’y a qu’à jetter les yeux vers la ruë Dauphine, qui va de l’entrée du Cours à l’Hôpital des Convaleſcens. Tous ceux qui ſe trouvoient ſeuls dans leurs maiſons, & tous les pauvres faiſoient les derniers efforts pour ſe traîner juſques-là, dans l’eſperance d’y être reçûs : la plûpart n’y trouvoient pas de place, & n’ayant pas la force de s’en retourner, ils étoient obligés de ſe coucher dans la ruë, qui longue de cent quatre vingt toiſes, & large de cinq, a été pourtant toute couverte de malades, pendant un fort long-tems, & le nombre en étoit ſi grand, qu’on ne pouvoit pas ſortir des maiſons, ſans leur paſſer ſur le corps. Qui pourroit décrire toutes les ſouffrances de tant de malades, & toutes les attitudes de tant de corps languiſſants ? Qui pourroit exprimer leurs plaintes & leurs gemiſſemens ? Couchés les uns auprès des autres, ils n’avoient pas dans la ruë même autant de place que l’inquiétude du mai en demandoit. Les uns mouroient avant que d’être reçûs dans l’Hôpital, les autres en y entrant ; on en voyoit tomber par défaillance près du ruiſſeau, & n’avoir pas la force de s’en retirer ; d’autres preſſés par la ſoif, s’en aprochoient pour y tremper leur langue, & rendoient l’ame au milieu des eaux ; & afin qu’il ne manqua à la déſolation de Marſeille aucun trait de reſſemblance avec celle de Jeruſalem, on y voyoit des femmes expirer avec leurs enfans pendus à la mammelle.

N’avançons pas plus loin, & ne pénétrons pas juſques dans cet Hôpital, dont le ſeul aſpect eſt capable d’attendrir l’ame la plus dure & la plus inſenſible. Tout y eſt couvert de malades, de morts, & de mourants. Ils y ſont pêle-mêle couchés à terre, ſur des bancs de pierre, & par tout où l’on peut porter la vûë : ceux qui y ſont le plus commodement, n’ont qu’une ſimple paillaſſe ſans draps, ſans couvertures, à la reſerve d’un petit nombre qui occupe les ſales, tout le reſte y eſt ſans ſecours & ſans commodité. Eh ! que pouvoient-ils attendre de ceux, qui ne s’étoient deſtinés à les ſervir, que pour exercer plus librement leurs brigandages : des ames venduës au crime, ſont-elles ſuſceptibles des ſentimens de compaſſion & de charité, dont il faut être animé pour ſecourir les malades. Repreſentons-nous quel devoit être le trouble & le déſeſpoir de ces malades ; livrés à des gens impitoyables, ils ſe trouvoient auſſi abandonnés dans cet Hôpital, qu’ils l’étoient dans leurs maiſons ; & ce qui eſt encore plus affligeant pour eux, c’eſt que la plûpart y ayant porté leur argent, & ce qu’ils avoient de plus précieux, comme dans un lieu de ſûreté, ſe voyoient hors d’eſpoir de le conſerver à leurs heritiers, aſſûrés d’en être dépoüillés, comme ceux qui mouroient à leurs côtés. Il y avoit toûjours dans la cour de cet Hôpital un tas de cadavres mis en confuſion les uns ſur les autres, dont les plus bas écraſez par le poids des autres teignoient le pavé de ſang, & laiſſoient répandre des parties, dont la vûë n’étoit pas moins horrible que l’infection en étoit dangereuſe ; n’en diſons pas davantage, & hâtons-nous de ſortir de ce lieu d’horreur.

Arrêtons-nous pourtant un moment dans l’autre Hôpital, qui étoit deſtiné pour les petits enfans Orphelins, ils ſont le plus digne objet de la charité chrétienne, & la plus chere portion du troupeau de Jeſus-Chriſt. Helas ! ils ont été les plus negligés ; pour donner une idée de leur état, & nous épargner la peine de le repreſenter, nous dirons ſeulement que de deux à trois mille enfans. Il n’en eſt pas rechapé cent, & que l’œconome chargé du ſoin de ces innocens, convaincu de divers crimes fût pendu ici dans le mois de Fevrier.

Si la vûë des malades excitoit tour à tour des ſentimens d’horreur & de pitié, celle des cadavres jettoit le trouble & l’effroi dans tous les cœurs. Toutes les ruës en étoient couvertes, on ne ſçavoit plus où faire des foſſes, on ne trouvoit plus de Foſſoyeurs, plus de Corbeaux ; ceux qui étoient encore ſur pied en faiſoient un indigne commerce, ils n’enlevoient que les morts, dont les parens étoient en état de les payer. On doit juger par-là qu’ils en laiſſoient pluſieurs, auſſi ils s’accumulerent à un point, que l’on ſe vit preſque hors d’état de les enlever. Nous dirons dans la ſuite les meſures que l’on prit pour en venir à bout. Cependant repreſentons-nous le trouble d’une Ville, où il mouroit plus de mille perſonnes par jour, à qui les ruës ſervoient de tombeau ; auſſi elles étoient, pour ainſi dire, jonchées de morts & de malades, en ſorte que dans les plus grandes, à peine trouvoit-on à mettre le pied hors des cadavres, & en certains endroits, il falloit les y mettre deſſus, pour pouvoir paſſer. C’étoit bien autre choſe dans les Places publiques, & devant les portes des Egliſes, ils y étoient entaſſés les uns ſur les autres ; & dans une Explanade, ditte la Tourrete, qui eſt entre le Fort St. Jean & l’Egliſe Cathedrale, quartier habité par de gens de mer, & par le menu peuple, il y avoit toûjours plus de mille cadavres ; le Cours même en étoit rempli ; tous les bancs, dont il eſt bordé de chaque côté, étoient autant de cercueils & le lieu le plus agréable, où les jeunes gens alloient reſpirer un air de vanité, étoit devenu l’endroit le plus propre à leur en inſpirer le mépris. La préſence de tous ces morts étoit pour les malades languiſſants dans les Places publiques un nouveau ſujet de trouble & d’effroi. La Parroiſſe de St. Ferreol étoit le ſeul endroit de la Ville exempt de l’horreur & de l’infection des cadavres, & cela par les ſoins du Curé & des Commiſſaires de cette Parroiſſe. Ils s’étoient reſervés un certain nombre de Corbeaux & de Tomberaux, & les ménagerent ſi à propos, qu’ils durerent pendant toute la contagion ; d’ailleurs la proximité des foſſes favoriſoit beaucoup le prompt tranſport des cadavres, qui étoient enlevés ſur le champ, & n’y croupiſſoient jamais.

C’étoit une peine plus affligeante pour les parens, de forcir les morts des maiſons, & les porter dans les ruës, que de les avoir ſecourus dans leur maladie. Quelque chere que nous ſoit une perſonne, on ne peut plus en ſuporter la vûë dès qu’elle eſt morte ; on ne ſouffre qu’avec peine, pour ne pas dire avec horreur, l’aproche d’un cadavre, & encore plus celle d’un cadavre peſtiferé ; il étoit inutile d’attendre que quelqu’un, par charité ou par interêt, vînt vous delivrer de ce triſte ſoin, & quand on avoit gardé un cadavre un ou deux jours, il falloit enfin, malgré qu’on en eût, ſe faire une cruelle violence, & forcer la nature à lui rendre encore ce dernier devoir. Le pere le rendoit au fils, le fils au pere, la mere & les filles étoient forcées à ſe le rendre reciproquement ; les uns les portoient les autres les traînoient, & ceux qui ne pouvoient faire ni l’un ni l’autre, les jettoient par la fenêtre. Cruelle extrêmité, qui renouvelloit toutes les douleurs d’une mort que l’on pleuroit encore ; enfin ſi on trouvoit quelqu’un qui voulut ſe livrer au danger d’enlever un mort, & de le porter à la ruë ou dans la place la plus prochaine, il demandoit une ſomme extraordinaire, dont peu de familles pouvoient ſuporter la dépenſe. De ces cadavres, les uns étoient nuds & découverts, les autres envelopés dans des draps, dans des couvertures, dans de vieux haillons, ou dans leurs propres habits, & c’étoient ceux que des morts ſubites ou extrêmement promptes avoient ſurpris. Quelques-uns étoient emballés dans leurs matelas, quelquefois liés ſur une planche, qui avoit ſervi à les porter ; & d’autres, mais fort peu, étoient fermés dans de bieres. Il y avoit ſur tout quantité de petits enfans de tout âge ; car il en eſt fort peu reſté, & les Medecins ont remarqué qu’ils avoient toûjours le mal le plus violent. On voyoit des morts qui étoient aſſis & apuyés contre les maiſons, d’autres accoudés ſur une porte, & dans toute ſorte d’attitude, & c’étoient ceux, qui mourant dans les ruës, avoient reſté dans la même ſituation, où la mort les avoit ſurpris. Parmi tant de cadavres épars dans les ruës, combien y en avoit-il qui étoient ſi hideux & ſi difformes, qu’on n’y reconnoiſſoit plus aucun trait ? Ce funeſte mal laiſſe des impreſſions, dont l’effet ſubſiſte encore après la mort ; & comme s’il exerçoit encore ſa violence ſur les cadavres, ils ſont plûtôt corrompus que les autres, & en dix ou douze heures de tems, ils exhalent une infection inſuportable, combien plus forte devoit être cette infection après pluſieurs jours ? Quelques-uns étoient à demi pourris, & ſi fort corrompus que les chairs délayées par l’eau du ruiſſeau, couloient en lambeaux avec elle, & faiſoient ruiſſeler le ſang dans les ruës. Nous avons vû la plus belle femme de la Ville confonduë avec les autres cadavres dans une Place publique. Helas ! combien de Miniſtres du Seigneur, qui n’ont pas eu une ſepulture plus honorable.

Des horreurs encore plus affreuſes ſe préſentoient de tems en tems, & obligeoient les paſſans à ſe détourner de ces endroits : c’étoient des malades qu’une fureur phrenetique avoit portés à ſe précipiter par les fenêtres. L’un avoit le crane ouvert & les moëlles éparſes ça & là, l’autre étoit crevé & flottoit, pour ainſi dire, au milieu de ſes viſceres répandus, & d’autres étoient entierement fracaſſés. Des difformités encore plus monſtrueuſes défiguroient ces cadavres abandonnés. Un nombre infini de chiens affamés par la déſertion, ou par la mort de ceux qui les nourriſſoient, rodoient par la Ville, & s’acharnant ſur ces cadavres, ils les dévoroient : laiſſons imaginer l’horreur de ce ſpectacle, & finiſſons un recit, que nous ne pourrions continuer ſans fremir, & ſans inſpirer aux autres la même frayeur dont nous avons été ſaiſis en le voyant.

A la vûë de tant de malheurs, ne devons-nous pas nous écrier, comme autrefois le Prophète[1] : Eſt-ce donc là cette Ville, qui étoit la joie & les délices de la Province, cette Ville ſi floriſſante par ſon commerce, par ſon opulence, par le nombre de ſes habitans, cette Ville autrefois ſi peuplée, comment eſt-elle maintenant abandonnée & déſerte ? Ses ruës pleurent leur ſolitude. Tout ſon peuple gémit & cherche des ſecours qu’il ne trouve point, en donnant même ce qu’il a de plus précieux. Cette ſuperbe Ville a perdu tout ſon éclat & toute ſa beauté : ſes principaux Citoyens ont été diſperſés, ils ſe ſont enfüis ſans courage & ſans force devant l’ennemi qui les pourſuivoit. Peut-on retenir ſes larmes, & ne pas ſentir ſes entrailles émuës : quand on voit ſa déſolation, & perir au milieu des ruës les enfans qui étoient à la mammelle. N’en cherchons pas la cauſe dans l’infection de l’air ni dans les Fruits de la terre, mais dans la corruption de ceux qui l’habitent, parce qu’ils ont violé les loix ſaintes, dit un autre Prophète[2], qu’ils ont changé les ordonnances, & rompu l’alliance éternelle : cette Ville de faſte eſt détruite, elle n’eſt plus qu’un déſert : toutes ſes maiſons ſont fermées, & perſonne n’y entre plus : les cris retentiſſent dans les ruës, & toute la joie en eſt bannie ; tous les divertiſſemens ſont en oubli : voici le tems que le Seigneur déſertera nôtre Ville, il la dépoüillera : il lui fera changer de face, il en diſperſera tous les habitans ; que le Prêtre fera comme le Peuple, le Seigneur comme l’Eſclave, & la Maîtreſſe comme la Servante. Que ferons nous en ce jour d’affliction ? A qui aurons-nous recours, pour n’être pas accablés ſous le poids de nos maux, & pour ne tomber pas ſous un monceau de corps morts ? Il faut que ce petit reſte ſe convertiſſe à Dieu, qu’il rende gloire au Seigneur, & qu’il celebre le Nom du Dieu d’Iſrael dans les Iſles de la Mer.

Les vapeurs qui s’élevoient de ces cadavres croupiſſans dans toute la Ville, infecterent l’air, & répandirent par tout les traits mortels de la contagion. En effet, elle penetra dès-lors dans les endroits, qui juſqu’ici lui avoient été inacceſſibles ; les Monaſteres d’une clôture la plus ſevere en reſſentirent quelque impreſſion ; & les maiſons les mieux fermées en furent attaquées. On vit alors le moment qu’il ne devoit plus reſter perſonne en ſanté, & que toute la Ville ne devoit plus être qu’une Infirmerie de malades. Si le Seigneur n’eût arrêté le glaive de ſa colere, en inſpirant à ceux qui étoient chargés du Gouvernement, les moyens efficaces, que nous expoſerons ci-après. Cette infection étoit augmentée par une autre, qui n’étoit pas moins dangereuſe. Il s’étoit répandu une prévention que les Chiens étoient ſuſceptibles de la contagion, par l’attouchement des hardes infectées, & qu’ils pouvoient la communiquer de même. C’en fût aſſez pour faire déclarer une guerre impitoyable à ces animaux : on les chaſſoit de par tout, & chacun tiroit ſur eux ; on en fit auſſi-tôt un maſſacre, qui remplit en peu de jours toutes les ruës de Chiens morts ; on en jetta dans le Port une quantité prodigieuſe, que la mer rejetta ſur les bords, d’où la chaleur du Soleil en élevoit une infection ſi forte, qu’elle faiſoit éviter cet endroit, qui eſt des plus agreables, & le ſeul où l’on pouvoit paſſer librement ; car toutes les autres ruës étoient impraticables, non ſeulement par les malades & les morts qui les couvroient, mais encore par les hardes infectées, & les autres immondices qu’on y jettoit par les fenêtres de toutes les maiſons ; on y trouvoit de tems en tems des amas de hardes, de matelas, & de bouë, qui faiſoient une barriere, qu’on ne pouvoit pas franchir. Si l’infection de toutes ces ſaletés étoit plus dangereuſe, celle que cauſoit l’incendie qu’on faiſoit tous les jours dans toutes les ruës des lits & des hardes des peſtiferés, étoit plus incommode. On étoit tellement allarmé qu’on croyoit ne pouvoir bien purger la contagion que par le feu ; on doit juger par-là du dégât qui ſe fit de nipes, de hardes, & de meubles ſouvent précieux : dans la ſuite on revint un peu de cette erreur, ſans quoi tout le monde alloit ſe trouver ſans linge & ſans hardes, & preſque toutes les maiſons dégarnies de meubles. Voilà quel étoit l’état de la Ville dans le fort du mal & qui dura juſques vers la fin de Septembre. Voyons quels furent les moyens dont on ſe ſervit pour faire ceſſer ces déſordres, après que nous aurons fait voir comment les malades manquerent autant de ſecours ſpirituels & de ceux de la Medecine, que de tous les autres. Mais de peur que la deſcription que nous venons de faire de l’état & de la déſolation de Marſeille, ne paſſe pour une exagération, en voici une encore plus vive & plus élegante, & contre laquelle les plus incredules ne ſçauroient s’inſcrire en faux.


  1. Jeremie.
  2. Iſaïe.