Traduction par H. Ternaux-Compans.
Arthus Bertrand (p. 119-127).

CHAPITRE XVI.


Les chrétiens quittent l’ile de Malhado.


Quand Dorantes et Castillo revinrent dans l’ile, ils réunirent tous les chrétiens qui étaient assez dispersés : ils se trouvaient au nombre de quatorze. J’ai déjà dit que je restais de l’autre côté sur la terre ferme où les Indiens m’avaient emmené. J’étais si malade que je n’avais plus d’espoir d’en réchapper : cette idée seule aurait suffi pour m’entraîner au tombeau. Dès que les chrétiens l’eurent appris, ils donnèrent à un Indien le manteau de martre que nous avions pris au cacique, à condition qu’il les conduirait où j’étais, pour me voir. Ils vinrent au nombre de douze : les autres étaient si faibles qu’ils n’eurent pas le courage de les accompagner. Voici les noms de ceux qui vinrent : Alonzo del Castillo, Andrès Dorantès, Diégo Dorantès, Valdivieso, Estrada, Tostado, Chaves, Gutierrez, Esturiano prêtre, Diégo de Huelva, Estevanico le nègre et Benitez. Étant arrivés sur le continent, ils trouvèrent un des nôtres, nommé Francisco de Léon ; ils suivirent la côte tous les treize. Quand ils passèrent, les Indiens me le firent savoir ; ils m’apprirent aussi que Hieronymo de Alanez et Lope de Oviédo étaient restés dans l’île : ma maladie m’empêcha de les voir et de les suivre. Je fus obligé de rester un an chez les Indiens de l’île : enfin les mauvais traitements et le travail dont ils m’accablaient, me forcèrent de prendre la fuite, et de me réfugier chez les Indiens de la nation Charruco, qui vivent au milieu des bois sur la terre ferme ; car mon existence chez les premiers Indiens était insupportable. Entre autres travaux auxquels ils m’employaient, ils m’envoyaient arracher les racines dont ils se nourrissent, sous l’eau et au milieu des roseaux où elles croissent ; j’en avais les doigts si abîmés, que pour les faire saigner, il suffisait de les toucher avec une paille. Les roseaux me coupaient de tous côtés ; car beaucoup étaient brisés, et il fallait entrer au milieu, vêtu comme on sait que j’étais. C’est ce qui fut cause que je me décidai à passer chez les autres naturels, et j’y fus beaucoup mieux. Je me fis colporteur, et je mis tous mes soins à bien faire mon office : ils me nourrissaient, me traitaient fort bien ; ils m’envoyaient de côté et d’autre chercher ce dont ils avaient besoin, car les guerres continuelles qu’ils ont dans ce pays, empèchent de le parcourir et de communiquer. Dans mes courses et mon petit trafic, j’introduisais dans l’intérieur du pays tout ce qui était nécessaire : je m’éloignais de quarante ou cinquante lieues de la côte. Mes principales branches de commerce étaient des morceaux et des cœurs d’escargots de mer[1], des coquilles avec lesquelles ils coupent une espèce de fruits semblables à des haricots, qu’ils emploient comme médicament, et qui leur servent dans leurs danses et dans leurs fêtes (c’est la marchandise la plus avantageuse) des petits coquillages de mer qui servent de monnaie et d’autres objets : voilà ce que j’introduisais dans l’intérieur. Je rapportais en échange, des peaux et une espèce de terre rouge dont ils se servent pour se teindre le visage et les cheveux, des pierres pour les pointes des flèches, des roseaux très-durs pour les fabriquer, de la colle et des houpes qu’ils font avec des poils de cerfs qu’ils teignent en écarlate. Ce métier me convenait, j’allais et venais en liberté, je n’avais aucune occupation obligée, je n’étais pas esclave, et partout où je me présentais on me recevait bien : on me donnait à manger, et tout cela pour mes services. Je trouvais surtout un avantage dans ces courses, j’observais par où je pouvais pénétrer, et je me faisais connaître des naturels. Quand ils me voyaient apporter ce dont ils avaient besoin, ils se réjouissaient extraordinairement, et ceux qui ne me connaissaient pas désiraient me voir à cause de ma renommée. Il serait long de raconter tous les maux que j’ai soufferts pendant cette époque de ma vie ; les dangers, la faim, les orages, le froid qui souvent venaient m’assaillir lorsque j’étais seul au milieu d’un désert, et cependant grâce à l’extrême miséricorde du Seigneur, j’en suis revenu. Ces accidents m’empêchaient de faire mon commerce pendant l’hiver ; car c’est une saison où les naturels eux-mêmes, retirés dans leurs huttes et dans leurs cabanes, en sortent à peine, et ne pouvaient pas m’être utiles. Je restai près de six ans dans ce pays, seul au milieu de ces Indiens et tout nu comme eux. Mon désir d’emmener avec moi un chrétien, nommé Lope de Oviédo, qui était resté dans l’île, me fit aussi prolonger mon séjour. De Alaniz, son compagnon, qui était resté avec lui, était mort aussitôt après le départ d’Alonso del Castillo, d’Andrès Dorantes et des autres Espagnols. Chaque année je passais dans l’île, et je le priais de nous en aller le mieux que nous pourrions à la recherche des chrétiens, et il me remettait toujours à l’année suivante ; enfin je l’emmenai. Comme il ne savait pas nager je lui fis passer une baie et quatre rivières qui sont sur la côte : nous marchâmes avec quelques Indiens qui nous précédaient, jusqu’à une anse d’une lieue de largeur et profonde de tous côtés ; nous crûmes reconnaître que c’était celle que l’on nomme du Saint-Esprit. Nous aperçûmes de l’autre côté un Indien qui venait pour voir les nôtres : il nous dit que plus avant il y avait trois hommes comme nous, et il nous donna leurs noms ; lui ayant demandé ce qu’étaient devenus les autres, il nous répondit qu’ils étaient morts de faim et de froid. Il ajouta que les Indiens qui marchaient en avant avaient tué par passe-temps Diégo Dorantes, Valdevieso et Diégo de Huelva, parce que ceux-ci étaient allés d’une maison à une autre ; et, que les Indiens leurs voisins, chez lesquels était encore le capitaine Dorantes, avaient tué Esquivel et Mendès à la suite d’un songe. Nous leur demandâmes quelle vie menaient les Espagnols qui avaient survécu : ils nous répondirent qu’ils étaient fort maltraités, que les jeunes gens, qui chez eux sont très-désœuvrés et d’un méchant caractère, et les autres Indiens, les accablaient de coups de pied, de bourrades et de coups de bâton : telle était l’existence de ces chrétiens. Nous nous informames de la nature du pays de l’intérieur et de l’espèce de vivres que l’on y trouve : leur réponse fut qu’il n’y avait que fort peu d’habitants, point de vivres, et que les naturels mouraient de froid, n’ayant pas de pelleteries pour se couvrir. Ils nous dirent que si nous voulions voir les trois chrétiens, dans deux jours, les Indiens qui les avaient dans leur puissance, viendraient sur le bord de cette rivière pour chercher des noix, et afin de nous faire voir que ce qu’ils nous avaient raconté des mauvais traitements infligés aux Espagnols était vrai, ils se mirent à donner à mon compagnon des coups de poings et de bâton, et j’en eus aussi ma part. Ils ne se contentaient pas de ces brutalités, chaque jour ils nous mettaient la pointe de leurs flèches sur le cœur, et disaient qu’ils voulaient nous tuer comme ils avaient tué nos compatriotes. Lope de Oviédo, craignant que cela ne nous arrivât, dit qu’il voulait revenir sur ses pas pour rejoindre les femmes des Indiens avec lesquelles nous avions passé la baie, et qui étaient déjà bien loin. Je l’engageai beaucoup à ne pas le faire, j’employai toutes sortes de raisonnements ; mais il me fut impossible de le retenir. Il retourna donc, et je restai seul avec les Indiens. Ils se nommaient Quevenes, et les autres chez lesquels retourna Lope de Oviédo, Deaguanes.

  1. Pedaços de caracoles de la mar y coraçones de ellos. L’auteur entend probablement par coraçones l’axe de la vis de l’intérieur de l’escargot, dont les Indiens faisaient des colliers et d’autres ornements.