Relation du petit voyage que j’ai fait accompagné d’un ci-devant, charitable et bienfaisant...

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Relation du petit voyage que j’ai fait, accompagné d’un ci-devant, charitable et bienfaisant, rendant toujours service
à quiconque en a besoin, partant
le samedi 15 décembre (vieux style) 1798 de Paris, et y rentrant ensemble le lendemain dimanche 16, dix heures du soir. Destinée à servir de supplément indispensable à l’Instruction paternelle que j’ai fait imprimer pour les trois enfants de ma fille.
1791


Qui n’a plus qu’un moment à vivre,
N’a plus rien à dissimuler.



Lorsqu’on a, comme moi, 75 ans passés ; lorsqu’on ne peut plus manger, marcher, parler ; lorsqu’on a les jambes et les cuisses enflées, et qu’on possède une douzaine de pintes d’eau dans son individu, on doit s’attendre à finir demain, et sentir qu’on n’a pas un moment à perdre pour songer à ses affaires.

En conséquence, je demande à mon gendre, aussitôt qu’il sera libre, de venir me trouver. J’ai quelque chose d’important à lui communiquer. Malgré le déplorable état de ma santé, j’ai été le chercher à sept lieux d’ici. Il était absent. J’ai voulu m’introduire chez ma femme, sa belle-mère, chez ma fille unique, son épouse.

J’ai retrouvé ces deux dames, peut-être régulières dans leurs mœurs, toujours farouches, cruelles et atroces dans le sentiment, et j’ai couru après des brebis égarées sans pouvoir les rejoindre et les ramener.

J’espérais au moins que ma fille unique, après douze ou quatorze ans d’outrages envers son vieux père, et d’une jeunesse emportée, se rappelant la parabole et l’exemple de l’enfant prodigue, se livrerait enfin aux doux penchants de la nature, et aux témoignages du juste repentir que je lui préparais avec tant de fatigues, de peines, et de dépenses.

Mais hélas, toutes les passions portent encore le désordre et le ravage dans le cœur de ses dames, et principalement dans celui de sa fille unique ; toujours ardentes et impétueuses l’une et l’autre dans leur haine et leur vengeance. Mes efforts sans cesse renouvelés pour les apaiser, leur donnent au contraire plus d’activité et les irritent de plus en plus.

Elles m’ont fait chasser comme un brigand … Voici ce qui s’est passé :

Réduit à la fin totale de mes provisions, bois, chandelle, etc. etc. etc. ayant 50 sous dans ma poche, obéré par les frais immenses de ma maladie, un intime et respectable ami m’a fait grimper avec peine dans un carrosse où, étendu sur un matelas, j’ai entrepris une course de sept lieux. Nous avons passé la nuit chez un autre ci-devant, ex-militaire, dont la campagne est située à la porte de celle de nos deux Dames, mes implacables ennemies, … auxquelles je ne puis me rappeler d’avoir jamais fait aucun mal, et qui m’en ont beaucoup fait… Le lendemain de notre arrivée, dimanche matin 16 décembre (ancien almanach),[1] on m’a fait porter en brancard sur un autre matelas, accompagné de mon camarade de voyage, chez ma femme, alors avec sa fille et les enfants de sa fille à la grande messe paroissiale du village. Un domestique s’est détaché pour courir à l’église leur annoncer mon débarquement… La fille est arrivée … courante. Elle m’a trouvé étendu sur le matelas de brancard… placé au bas de l’escalier … Ses très petites prunelles se sont ouvertes pour lancer à mon ami et à mon cadavre des regards de fureur… et son immense bouche, meublée d’un râtelier noir et dégoûtant a vomi, en présence des domestiques de la maison et d’un certain nombre d’habitants qui m’environnaient la bordée de paroles suivantes :

Vous ne pouvez pas rester ici …vous êtes séparé de biens et de corps ; cette dernière séparation vous interdit l’entrée de la maison de maman… dont j’exécute les ordres qu’elle m’envoie vous notifier… en vous renvoyant chez vos intimes où vous avez couché … Maman est malade… hors d’état de vous parler et de parler à personne…[2].

Le son de sa voix n’est pas enchanteur… il est devenu dur comme son caractère pendant les quatorze années de notre séparation… et son teint échauffé par d’anciennes marques de petite vérole n’ont pas adouci l’horreur de sa harangue.

Je n’ai absolument rien répliqué. Mon camarade a fait des représentations modérées… a demandé d’être conduit à l’église pour parler à la mère, et pour lui remettre l’écrit ci-après signé de moi.

Dimanche 16 décembre 1798
A ma femme et à ma fille unique


Mesdames,

Je viens mourir dans vos bras, pour vous répéter mille fois que j’oublie tout … que je vous aime, et veux vous embrasser avant d’expirer.

Si la providence ordonne ma guérison (ce que je ne souhaite pas), je retournerai à mon domicile à Paris, sans rien changer à notre séparation. Si au contraire, elle ordonne mon trépas (ce que je désire), j’espère qu’on m’accordera une petite place dans le cimetière de votre commune.

Au nom de Dieu, Mesdames, prenez garde à ce que vous allez faire, ici … Dieu vous voit …et les hommes vous y regardent …

Cet écrit est signé de moi.

La tendre fille unique a pris cet écrit dans les mains de mon acolyte, sous le prétexte de le porter à sa mère et a disparu en courant à toute bride à l’église. Mon compagnon de voyage a couru après de toutes ses forces, et n’a plus retrouvé à cette église, ni la mère, ni la fille … L’on n’a plus jamais revu la mère, qui est allée se cacher dans des maisons du village ; les uns ont dit chez le marchand de fer, les autres chez un ancien agriculteur nommé le citoyen Afforty, ami de la mère et de la fille unique. J’ignore si ce citoyen a eu, ou a encore des enfants. J’ignore s’il est père …

On croira peut-être que la fille est restée cachée avec la mère … pour satisfaire sa honte personnelle aux regards de la multitude champêtre, qui a paru prendre beaucoup de part à ce petit événement… non la fille unique a reparu, avec plus d’effronterie que jamais, dans la cour de la maison de sa mère, cachée et inaccessible, 1° la fille était escortée d’un citoyen nommé Coindrard, ancien laboureur, qu’on m’a dit être aujourd’hui agent général de la commune ; 2° d’un autre quidam étranger, nouvellement domicilié dans la dite commune, le citoyen Maratray.

C’est dans le lieu saint ; c’est sous les voûtes sacrées du temple de la divine Majesté ; c’est au moment de la participation au mystère le plus auguste de notre sainte religion ; c’est à l’église enfin que ces deux dames ont froidement combiné, médité l’exécution du nouveau crime qu’elles viennent de commettre contre moi, et le plan de mon expulsion … C’est là, oui, c’est là que ces dames ont fait le complot de faire jeter dans le ruisseau, à leur porte, le brancard qui portait le chef de famille mourant, leur époux, leur mari, leur père.

Pendant que j’étais repoussé par une force qu’il m’était impossible de combattre et de vaincre, et qu’on m’emportait dans la maison de campagne où j’avais couché, j’ai passé au milieu de la cour, devant la fille unique, le citoyen Coindrard et le troisième personnage ci-devant cité. Je les ai entendu prononcer que la séparation de corps m’imposait d’évacuer le domicile de ma femme.


SEPARATION ENTRE EPOUX

En 1787, je demandai, conjointement avec ma femme, au ci-devant Parlement de Paris, une séparation de biens ; elle fut prononcée par un arrêt auquel j’obéirai jusqu’au dernier soupir.

Séparation de corps.

Quant à présent, elle est nulle ;


  1. parce que le gouvernement n’en connaît plus et y a substitué le divorce ;
  2. parce que j’ai fait opposition légale à cette séparation, il y a au moins cinq années ;
  3. parce que mes moyens d’opposition ne sont pas jugés
  4. parce que je les ai fait imprimer et signifier à ma femme il y a plus de cinq années.
  5. parce que Coindrard n’est pas compétent pour les juger au milieu d’une cour avec Maratray.
  6. Enfin, parce que cette prétendue séparation de corps (puisqu’il faut encore le répéter) a été prononcée pendant les premières années de la révolution, dans un tribunal appelé tribunal de famille, dans lequel j’ai eu pour l’un des juges un avocat prévaricateur, qui, m’ayant donné précédemment des consultations contre ma partie adverse, a osé prononcer contre moi, en faveur de cette partie adverse etc.

Je reviens au récit des démarches de la fille unique.

Reconnaît-on ici les sentiments de cette charité chrétienne qui rapproche tout ? Reconnaît-on des liens sacrés ? Voit-on cet amour filial faire du plus doux sentiment une vertu et un devoir en s’épanchant dans le sein paternel ?

Non, c’est une furie égarée, ayant rompu sans pudeur tous les liens qui l’unissaient à l’auteur de ses jours ; qui depuis douze ou quinze ans abreuve de chagrins la vieillesse de son père et déchire son sein paternel par la férocité d’un cœur inflexible ; qui a étouffé à jamais tous les sentiments de la nature, renversé toutes les barrières du respect humain, foulé aux pieds l’opinion publique, les commandements de Dieu, et tous ses devoirs.


MALHEUREUX ENFANT, quelle sera ta destinée ?
La mort te frappera donc dans le sein de l’iniquité sans te laisser le temps de retourner à la vertu ? Mon âme agitée ne peut se calmer sur ton sort futur.

Je suis arrivé, toujours sur mon brancard, à la maison de campagne dans laquelle j’avais passé la nuit précédente. On m’y a bien réchauffé, et j’en avais besoin : la marche de ce brancard a été escortée par un certain nombre d’habitants du village, qui tous m’ont paru dans une vive émotion contre la fille unique et madame sa mère. Une demi-heure après mon retour, on a annoncé dans le salon cette fille unique escortée de sa favorite, de sa suivante, de sa confidente ordinaire. Elles ont pris chacune un fauteuil au milieu de notre cercle ; ceux qui composaient ce cercle prétendent avoir vu quelques larmes des yeux de cette jeune suivante. Ma fille s’est présentée pour m’embrasser, j’avoue que j’ai repoussé ce doux baiser. J’ai commencé un sermon qui a ennuyé ma fille unique ; elle a levé le siège et a disparu. Nous nous sommes mis à table, et avons monté en voiture à quatre heures pour rentrer à Paris où nous sommes arrivés le dimanche soir 16 décembre.

Ni la mère, ni la fille n’ont voulu consentir à nous avancer 48 francs pour payer notre cocher de remise et autres petits frais de voyage ; un étranger, un habitant du lieu, a été forcé d’y pourvoir.

La veille de notre départ de Paris, sur les trois heures de l’après-midi, au moment où je venais d’avaler mon bouillon et mes deux jaunes d’œufs, sans autre aliment (puisqu’il y a plus de deux mois que je n’ai fait usage de pain), je me lavais la bouche, un jeune homme qui m’est inconnu est entré dans ma chambre disant qu’il venait savoir de mes nouvelles de la part de ma femme et de ma fille. Elles étaient instruites par deux billets de moi de la continuité de ma maladie. Etonné, stupéfait, émerveillé, confondu de la civilité de ces dames, à laquelle je ne suis pas accoutumé, et par un principe d’honnêteté, je me levai pour recevoir l’ambassadeur. Il en est résulté que ce petit imbécile est allé dire à ces dames que je me portais à merveille, qu’il m’avait trouvé debout, me lavant la bouche, sain comme l’enfant qui vient de naître.

Ô MON DIEU, ne laissez plus ces deux pécheresses publiques suivre le penchant qui les enchaîne, et les erreurs qui les flattent … Malheur à l’une et à l’autre, seigneur, si vous continuez de ne pas arrêter les inclinations perverses de leurs cœurs corrompus … La plus grande marque de votre colère est de les abandonner à elles-mêmes.


Envoyé cet écrit à l’imprimerie, lundi matin, 17 de décembre 1798, style de l’Eglise et de l’Europe, lendemain de mon arrivée à Paris.



Qui n’a plus qu’un moment à vivre,
N’a plus rien à dissimuler.


FIN


  1. J’ai perdu le nouveau.
  2. Sa mère malade sortait de la grande messe où elle s’était rendue à pied à sa chapelle ordinaire dans l’église paroissiale.